V Où les pirates des prairies, en cherchant un pois, trouvèrent une fève de dure digestion

Don Agostin de Sandoval avait quitté la hutte, dans laquelle il ne restait que les trois dames.

Les deux hommes se hâtèrent de rejoindre le vieillard, celui-ci, la tête basse et les bras croisés sur la poitrine, semblait plongé dans de profondes réflexions.

Le colonel remarqua avec surprise que, sauf les trois dames, le vieillard, don José et lui-même, personne n’était plus sur la plate-forme.

La colline, en apparence du moins, était complètement déserte.

Quelques minutes s’écoulèrent; un silence funèbre planait sur la savane.

Le vieillard releva sa haute taille, un éclair jaillit de son regard qu’il fixait tour à tour dans toutes les directions; soudain, le cri de la hulotte bleue s’échappa de sa bouche avec une perfection telle que l’officier français y fut pris et chercha machinalement, dans le feuillage des arbres, l’endroit où le hibou était caché.

Plusieurs cris semblables répondirent dans plusieurs directions; puis d’autres cris se croisèrent avec une rapidité vertigineuse; tous les animaux du désert semblaient s’être subitement éveillés.

Les jaguars, les coyotes, les daims, les opossums, les asshatas, les loups rouges et tant d’autres encore prenaient part à ce singulier concert.

Don Agostin tendait l’oreille, écoutait avec la plus sérieuse attention.

Parfois le silence se faisait subitement, alors don Agostin poussait un cri, un seul; tous les autres recommençaient à se croiser de nouveau.

Ce concert excentrique dura pendant près d’une demi-heure.

Soudain, le vieillard lança un cri particulier.

Alors tout se tut et rentra définitivement dans le silence.

Le vieillard laissa de nouveau tomber sa tête sur sa poitrine et s’absorba dans ses pensées, mais presque aussitôt, il se rapprocha des deux hommes le sourire sur les lèvres.

– Eh bien, mon père, demanda le jeune homme, avez-vous obtenu les renseignements dont vous aviez besoin ?

– Parfaitement, mon fils, et de plus, j’ai donné les ordres nécessaires.

– Comment, s’écria l’officier avec une indicible surprise, ces cris qui partaient de tous les points de l’horizon…

– Cette singulière cacophonie, qui devait horriblement vous agacer les nerfs, n’était autre chose qu’une langue très claire et surtout très intelligible pour ceux qui la parlent.

– Vous voulez dire la crient, cher père, dit don José en riant.

– C’est juste, répondit don Agostin sur le même ton; en somme, c’est une espèce de télégraphie qui nous rend de très grands services.

– C’est très ingénieux, dit le comte, et cela doit effectivement vous rendre de sérieux services.

– Si vous connaissiez les mœurs des Peaux-Rouges, reprit don José, vous seriez stupéfait de la finesse et de l’intelligence raffinée de ces Indiens que vous nommez dédaigneusement des sauvages, parce qu’ils ne veulent pas accepter votre civilisation et préfèrent la leur; tenez, sans aller plus loin, lorsque les guerriers d’une tribu sont sur le sentier de la guerre, il leur est défendu de prononcer un seul mot quand ils se supposent peu éloignés de l’ennemi qu’ils poursuivent ou par lequel ils se croient poursuivis; parce que les bois sont d’une sonorité dont vous ne pouvez vous faire une idée; même quand on parle à voix basse, on risque d’être entendu souvent à une assez grande distance.

– Hum ! dit le colonel, dans de telles conditions, il doit être assez difficile de donner ou de recevoir les ordres indispensables.

– Pas le moins du monde, on remplace la voix par les gestes, c’est ce que l’on nomme la langue mimée. Les Peaux-Rouges ont ainsi, quand ils sont en guerre, la langue mimée et la langue criée, que pensez-vous de ces sauvages ? ces brutes sans raison – sin razon – ainsi que les nomment les Espagnols; si vous viviez côte à côte avec eux pendant quelque temps vous seriez émerveillé de leur intelligence et de leur finesse.

– Peut-être serais-je contraint avant qu’il soit longtemps, de vivre avec les Indiens.

– Alors vous reconnaîtrez que je vous dis en ce moment la vérité.

– J’en suis convaincu, cher don José; mais permettez-moi d’en revenir à notre situation actuelle, et de prier votre père de nous dire si nous courons des risques sérieux.

– Voici ce que j’ai appris; soixante ou quatre-vingts pirates sang-mêlés appartenant à la cuadrilla du Coyote…

– Est-ce que ce misérable commande cette troupe de bandits ?

– Non, il est, paraît-il, sérieusement blessé et s’est fait remplacer par l’Urubu, son lieutenant; ce matin, paraît-il, ce lieutenant, un mauvais drôle, aussi scélérat que son chef, a attaqué don José et a subi un échec qui l’a rendu furieux; il a juré de se venger de don José, il est allé chercher des renforts, et il s’est lancé sur votre piste.

– Piste facile à suivre, car nous supposions n’avoir rien à redouter de ces drôles.

– L’Urubu feint de vouloir venger son chef, mais la vérité, la voici : son but réel est de s’emparer de doña Luisa, qu’il ne rendra, s’il réussit à l’enlever, que pour une formidable rançon. Il paraît qu’il sait à qui il a affaire, et que rien ne le fera renoncer à cet enlèvement.

– Eh ! eh ! dit don José en ricanant, je crois qu’il a tort de compter sur une autre rançon qu’une balle dans le crâne.

– Et si vous ne le tuez pas raide, je me charge de l’achever, dit le colonel avec une résolution sombre.

– Merci, mon ami, je compte sur vous comme sur moi-même.

– Et vous avez raison.

– Ainsi ils se préparent à nous assaillir.

– Mon Dieu, oui.

– Vous dites qu’ils sont une centaine, cher père.

– Un peu moins; mais, vous le savez, José, ce sont tous des bandits de sac et de corde.

– Connaissent-ils notre nombre ?

– Ils nous croient une trentaine, c’est-à-dire le chiffre que vous aviez ce matin.

– Très bien, et combien sommes-nous en ce moment ?

– Deux cent cinquante les suivent pas à pas et les enveloppent de toutes parts.

– C’est bien, père, cependant il me semble…

– Attendez, mon fils.

Le jeune homme s’inclina respectueusement.

– Une seconde troupe forte de trois cents hommes suivent pas à pas le premier détachement, afin de compléter l’investissement.

– Très bien.

– Ce n’est pas tout, reprit le vieillard, trente hommes couchés dans l’herbe, au moment convenu, enlèveront et briseront les harnais des chevaux qu’ils mettront en liberté; enfin la colline où nous nous tenons comme dans un fort, a une garnison de cent vingt hommes, qui tous ont fait leurs preuves, et sur le dévouement desquels nous pouvons compter; comment trouvez-vous ces dispositions ?

– Admirables, sur ma foi ! je vous en fais mon compliment, señor don Agostin, pas un seul des bandits n’échappera.

– Je l’espère.

– Mais cela vous encombrera de prisonniers.

Le père et le fils éclatèrent de rire.

– Comment, vous riez ? dit le comte avec étonnement.

– Certes, on ne fait pas de prisonniers quand on a affaire aux bandits, les drôles le savent; aussi, ils se battent comme des lions.

– Je le comprends, ainsi vous les fusillez.

– Non, nous les lynchons.

– C’est-à-dire que vous les pendez.

– Oui.

– Mais le résultat est le même, il me semble ?

– Oui, à peu près.

– Et vous ne faites jamais grâce à aucun de ces pauvres diables.

– Pour quoi faire ?

– Pour vous débarrasser d’eux.

– Bon ! comment cela ? dit don José.

– En essayant de la clémence, fit le colonel.

– Allons donc ! souvenez-vous du Coyote, dit don José en riant.

Le colonel se tut.

– Voici la première fois depuis plus de soixante ans que ces bandits osent s’attaquer à nous, dit don Agostino les sourcils froncés et la voix brève et sèche; je veux faire un exemple terrible et dont ils se souviendront; qu’ils pillent, rançonnent et assassinent qui bon leur semble, je plaindrai leurs victimes, mais je n’essayerai pas de les venger; dans le désert, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous; voilà quelle est la loi égoïste qui nous régit, je ne l’ai pas faite, mais j’en profite; pardonner à ces drôles serait les encourager à recommencer, au lieu qu’en leur donnant une leçon sévère, ils se le tiendront pour dit et respecteront ma famille et mes amis, ainsi qu’ils l’ont fait jusqu’à aujourd’hui; un exemple est nécessaire, tant pis pour eux.

– Et que le diable les emporte ! dit don José avec une froide colère, car il était blessé dans son amour-propre, et il était heureux d’entendre son père parler ainsi, car il avait craint un instant que don Agostin ne fit grâce à ces misérables, dont l’audace croissait de plus en plus chaque jour; il fallait donc en finir une fois pour toutes avec eux.

Le colonel comprit que toute observation sur ce sujet serait en toute perte, et il s’abstint d’insister davantage.

Et puis la présence des trois dames, réfugiées sur la colline, lui faisait envisager la situation sous un jour tout différent que si elles ne s’étaient pas trouvées exposées aux injures et aux mauvais traitements des bandits.

– Vous ne savez pas quand l’attaque commencera ? demanda le colonel.

– Soyez tranquille, señor comte, nous serons avertis assez à temps pour prendre nos précautions.

– Si vous me le permettez, señor don Agostin, don José et moi nous veillerons surtout sur les dames.

– Vous êtes mon hôte, monsieur le colonel, répondit le vieillard, vous êtes le maître de choisir le poste de combat que vous préférez; je vous remercie cordialement de vouloir bien protéger ma femme et mes filles.

– C’est moi qui vous remercie, señor, dit l’officier avec effusion, car vous me donnez une grande preuve de confiance en m’accordant la grâce que je vous ai demandée.

– Nous combattrons côte à côte, mon cher colonel, je suis fier de l’offre que vous m’avez faite.

Les deux jeunes gens se serrèrent cordialement la main, et ils attendirent avec impatience le signal de l’attaque.

La lune baissait de plus en plus à l’horizon et n’allait pas tarder à disparaître, le froid était piquant; la nuit devenait sombre; un silence lugubre pesait sur le désert, tout semblait dormir et reposer, on n’entendait que le susurrement continu, presque insaisissable, sans cause apparente et qui semble être la respiration puissante de la nature au repos.

Tous ceux qui ont fait la guerre, et malheureusement le nombre en est grand aujourd’hui après nos défaites, tous ceux-là, disons-nous, savent combien est fatigante et énervante pendant la nuit, l’attente d’une attaque que l’on sait certaine et qui ne se produit pas : les fatigues du jour écoulé, les ténèbres, le froid, les bruits mystérieux sans cause appréciable qui passent sur l’aile sombre de la brise nocturne; tous les sens sont surexcités, on essaye de percer l’obscurité, on tend l’oreille pour entendre plus vite la marche prudente et assourdie de l’ennemi que l’on croit voir apparaître à chaque seconde et qui ne vient pas; et en maugréant, on reconnaît que l’on s’est trompé, et une inquiétude sourde agace les nerfs et fait éprouver une fatigue morale qui affaiblit l’organisme et lui cause une impatience morbide que l’homme le plus fort subit malgré lui.

Tout à coup le coassement du crapaud géant se fit entendre, mais assez éloigné; un instant après le cri du maïpouri – tapir – s’éleva du milieu de la rivière, où sans doute cet animal faisait ses ablutions accoutumées. Le colonel sentit qu’on lui serrait la main, et don José lui dit à l’oreille d’une voix faible comme un souffle :

– Attention !

– Merci ! répondit l’officier sur le même ton.

Le miaulement sinistre du jaguar résonna avec une force extraordinaire.

Alors il se passa une chose étrange.

En quelques secondes à peine la colline et la savane, sur un très grand espace, se trouvèrent subitement éclairées par des milliers de torches; tandis qu’au loin aux dernières limites de l’horizon les flammes rouges d’un immense incendie formaient une ceinture sinistre et dévorante autour de la colline.

La savane était en feu !

Les pirates furent aperçus alors.

Les bandits avaient rampé pendant plusieurs heures dans les hautes herbes avec une patience et une habileté telles que lorsque les sentinelles signalèrent leur approche, ils ne les croyaient pas aussi avancés.

En effet, allongés sur les pentes abruptes de la colline, se faisant la courte échelle les uns aux autres, suspendus en grappes immondes dans l’espace et ne se soutenant dans leur escalade dangereuse que par l’appât de la riche proie qu’ils convoitaient, ils n’avaient plus que quelques mètres, deux ou trois au plus, pour prendre pied sur la plate-forme.

Rien n’était répugnant et hideux à voir comme ces bandits aux traits émaciés, grimaçants, aux regards de flammes, armés jusqu’aux dents et à peine couverts de loques immondes. Quand ils se virent découverts, ils poussèrent tous à la fois des cris terribles, s’excitant ainsi à pousser en avant quand même.

Ils se sentaient perdus, il leur fallait vaincre ou mourir; ils ignoraient le nombre de ceux qu’ils avaient voulu surprendre, quand ils reconnurent combien le nombre de leurs ennemis était écrasant pour eux, ils comprirent que l’audace seule pouvait les sauver, car la retraite ne tarderait pas à leur être coupée.

En effet l’incendie allumé par les Peaux-Rouges sur l’ordre de don Agostin se rapprochait avec une rapidité vertigineuse, avivé par la brise du matin qui commençait à souffler avec une force croissante.

Si les bandits, attaqués par les Comanches qui les harcelaient et les poussaient en avant, avaient voulu rétrograder, ce leur eût été complètement impossible, car ils étaient cernés par des forces décuples des leurs.

Ils ne songèrent pas un instant à reculer.

– En avant, mil rayos ! s’écria leur chef d’une voix de tonnerre.

Ce chef était une espèce de géant, d’une beauté mâle, de manières élégantes et semblait avoir pris un déguisement pour tenter cette funeste expédition tant ses allures, ses manières et jusqu’à sa voix et ses vêtements étaient en complet désaccord avec toutes les manières des misérables qu’il commandait.

D’un bond prodigieux il prit pied sur la plate-forme où il fut aussitôt suivi par une trentaine de bandits, dont le nombre s’augmentait à chaque instant, de sorte qu’en moins de dix minutes ils se trouvèrent plus de soixante à soixante-dix qui se groupèrent aussitôt derrière leur chef.

Celui-ci, dès qu’il avait touché le sol de la plate-forme, avait appliqué un loup de velours noir sur son visage.

Le combat commença aussitôt avec une vigueur et un acharnement effrayants.

– En avant les Coyotes ! criait le chef à chaque coup qu’il portait.

– En avant les Coyotes, en avant, Caraï ! répondaient les voix rauques des bandits.

Nous avons dit que les trois dames s’étaient réfugiées au fond de la hutte comme étant l’endroit le moins exposé à une attaque.

Mais, par un malheureux hasard, les bandits en escaladant à l’aventure les pentes de la colline s’étaient, sans le savoir, groupés sur ce point comme étant un des moins difficiles à escalader, si bien que le plus fort de la bataille devait fatalement porter dans cette direction.

Le colonel, don José, Sidi-Muley et une vingtaine d’hommes résolus s’élancèrent au secours des dames, qu’il fallait éloigner au plus vite de cette position dangereuse.

Le colonel et ses compagnons enlevèrent les dames, mais au même instant le chef masqué que le temps pressait se rua en avant tête baissée, éventra la muraille d’un coup de sa longue épée et apparut dans la hutte; d’un regard il comprit la situation.

– Aux femmes ! enlevez les femmes, cria-t-il avec un rugissement de tigre.

Les bandits se lancèrent en avant en poussant des cris terribles.

Mais devant eux ils trouvèrent le colonel et vingt hommes résolus.

L’officier fit un bond en arrière en enlevant doña Luisa entre ses bras, il la confia à don José, et rapide comme la foudre il revint contre les bandits dont il tua et blessa plusieurs à coups de revolver.

Grâce à la décision du colonel, et à sa froide bravoure, les bandits reculèrent épouvantés, ce qui permit de transporter les trois dames assez loin pour qu’elles n’eussent rien à redouter provisoirement.

Le chef masqué ramena les bandits en avant, et le combat recommença avec une nouvelle énergie.

On combattait dans un espace de quelques mètres à peine, assaillants et assaillis se touchaient; presque tous les coups portaient, le sang coulait à flots; ce n’était plus une bataille, c’était un carnage, une boucherie.

Malgré eux les partisans de don Agostin étaient contraints de reculer, mais ils ne le faisaient que pas à pas et seulement pour élargir le champ de bataille trop restreint.

Ils atteignirent ainsi la plate-forme, où ils se groupèrent de façon à faire face de tous les côtés aux assaillants.

Ceux-ci étaient toujours dans la hutte dont ils ne paraissaient pas vouloir sortir.

Le colonel et ses compagnons ne comprenaient pas cette trêve que rien, en apparence, n’autorisait après les efforts léonins qu’ils avaient d’abord faits.

Mais bientôt cette interruption de la bataille fut expliquée.

La table n’avait pas été desservie; pendant le combat elle avait été renversée, les services d’argent et de vermeil avaient roulé sur le sol; les bandits, maîtres de la hutte, avaient découvert cette riche proie et s’étaient rués dessus sans vouloir entendre la voix de leur chef contre lequel ils étaient en pleine révolte.

Le colonel, à qui don Agostin avait donné le commandement, n’avait pas perdu un instant pour prendre avec une grande habileté les dispositions nécessaires.

Au moment où les bandits étaient encore sous le charme des trésors qu’ils s’étaient appropriés, une lueur terrible les éveilla brutalement de leurs rêves d’or.

Sur l’ordre du colonel le feu avait été mis sur plusieurs points de la hutte qui flambait comme un lugubre phare.

Les pirates abandonnèrent leur butin pour se grouper autour de leur chef dans lequel seul ils avaient confiance.

Ils s’élancèrent au-dehors avec des hurlements de rage et de terreur; mais ils furent accueillis par une fusillade bien nourrie qui les arrêta net; cependant le feu, leur plus redoutable ennemi, les gagnait et les enveloppait de toutes parts; ils firent un prodigieux effort, et réussirent à sortir de la fournaise, mais dans un état déplorable et ayant perdu leurs plus braves compagnons.

Le combat recommença sur la plate-forme.

Cette fois ils combattaient pour leur vie; ils ne songeaient plus au butin, aussi étaient-ils au paroxysme de la rage.

Le chef masqué faisait des efforts terribles pour rétablir le combat; mais d’assaillants qu’ils étaient, maintenant ils étaient assaillis de tous les côtés; des Peaux-Rouges embusqués dans le feuillage des arbres les fusillaient comme à l’affût et devant eux, une vaillante phalange ne cessait pas son feu.

La situation était critique, les rangs des bandits s’éclaircissaient dans des proportions effrayantes.

Le chef masqué fit quelques pas en arrière, et appelant les plus braves de ses hommes il leur dit rapidement quelques mots auxquels ils répondirent par des cris d’assentiment et, se pressant autour de leur chef ils s’élancèrent en avant. Malgré l’intrépidité des Peaux-Rouges, les bandits réussirent à faire une large trouée dans leurs rangs.

L’élan des pirates avait été irrésistible, la bataille recommençait plus acharnée qu’elle n’avait été jusque-là.

Tout à coup des cris déchirants se firent entendre; le chef masqué s’était emparé de doña Luisa et un autre bandit avait saisi doña Santa, la sœur de don José.

Les deux pirates suivis de leurs compagnons poussaient en avant, se servant des deux malheureuses jeunes filles comme de boucliers.

La situation devenait critique.

Les Peaux-Rouges étaient atterrés; ils n’osaient se servir de leurs armes de peur de blesser les jeunes filles; les bandits avançaient toujours, ils n’avaient plus que quelques mètres à franchir pour gagner la sente qui les conduirait dans la savane où ils auraient alors de grandes chances de s’échapper sains et saufs.

Don José, fou de douleur, s’élança sur les bandits, celui qui enlevait sa plus jeune sœur suivait son chef pas à pas, le jeune homme se précipita sur lui, le bandit leva son machète, c’en était fait de lui; le colonel s’élança en avant et d’un coup de revolver il tua raide le ravisseur. Don José prit sa sœur dans ses bras et s’éloigna en courant pour la mettre en sûreté.

Le chef masqué s’élança alors sur le colonel, l’épée haute.

– Celle-ci ! tu ne me la prendras pas, dit-il d’une voix rauque.

– C’est ce que nous verrons ! répondit nerveusement le colonel.

– Essaye ! dit-il en grinçant des dents.

Et ils s’attaquèrent avec rage.

– Prends garde, de Villiers, dit le chef masqué en lui portant un coup terrible.

– Ah ! tu me connais, lâche ! répondit le colonel en parant et attaquant à son tour.

– Lâche ? dit le chef, est-ce que je ne me bats pas bien ?

– Lâche ! reprit le colonel, car tu caches ton visage ! c’est que tu trembles.

– Oui, je tremble, parce que je suis ton ennemi, et c’est pour toi que je suis ici.

– Eh bien, tu y resteras, dit le colonel d’un accent terrible, et d’abord voyons ton visage de traître.

Et d’un bond de tigre, il se rua sur le pirate, fit sauter son épée au loin, et il lui arracha son masque.

Le bandit laissa échapper doña Luisa.

– Ah ! dit le colonel avec mépris, c’est toi, Gaspard de Mauvers, je ne veux pas faire œuvre de bourreau, va ! nous nous reverrons.

Et il lui donna un coup de pommeau de son épée sur le crâne.

Et enlevant la jeune fille dans ses bras, il s’ouvrit passage.

À peine le colonel avait-il fait quelques pas, qu’il roula sur le sol.

Le bandit lui avait plongé son poignard dans la poitrine.

– Meurs, s’écria le chef avec un rire de démon, meurs comme un chien, je suis vengé !

Le colonel avait perdu connaissance, mais sans lâcher la jeune fille évanouie.

Le bandit essaya de ressaisir sa proie.

Mais les Peaux-Rouges, conduits par don José, s’élancèrent en avant.

Les bandits entourèrent leur chef et s’élancèrent sur la sente.

– Tiens, scélérat ! s’écria Sidi-Muley, tu te souviendras de moi.

Et il déchargea un revolver sur lui presque à bout portant.

Le chef masqué qui avait remis presque aussitôt son loup, poussa un hurlement de colère; il chancela et tomba sans essayer de se retenir.

– Je suis mort ! murmura-t-il en tombant, ah ! maudit.

Ce fut tout.

Les pirates le relevèrent et disparurent dans les méandres de la sente.

Mais en arrivant dans la savane, ils se trouvèrent en face d’une nouvelle troupe de Comanches commandés par le Nuage-Bleu.

Il y eut une dernière lutte acharnée, mais elle ne fut pas longue.

Les quatre-vingts pirates qui avaient tenté cette néfaste expédition avaient été tués, pas un seul n’avait échappé.

Les Peaux-Rouges scalpèrent les bandits, et, sur l’ordre de don Agostin, tous furent pendus aux arbres de la colline et leurs cadavres abandonnés aux coyotes et aux urubus.

On fit les recherches les plus minutieuses pour découvrir le corps du chef masqué, il fut impossible de le retrouver.

– Il est évident que le diable, son compère et son ami particulier, s’est hâté de l’emporter, dit Sidi-Muley en ricanant; d’ailleurs, qui vivra verra.

Une heure plus tard, la colline était déserte, il ne restait que les cadavres des pirates balancés aux caprices de la brise nocturne.

Sans compter le colonel, dont la vie était en danger, les Comanches avaient perdu vingt-sept guerriers, deux chefs et comptaient encore une quinzaine de blessés légèrement.

L’affaire avait été chaude.

Mais la leçon donnée par don Agostin aux pirates des Prairies avait été terrible.

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