Près de deux mois s’étaient écoulés depuis les événements rapportés dans notre précédent chapitre.
Un matin du commencement du mois d’août, une heure à peine après le lever du soleil, un cavalier bien monté sur un superbe mustang des Prairies et semblant venir du nord et se diriger vers l’est, après avoir traversé à gué le rio Sila, s’engagea dans les contreforts de la sierra de Pajaros.
Ce voyageur semblait avoir fait une longue traite, ses vêtements très simples étaient usés jusqu’à la corde et par place laissaient voir de regrettables solutions de continuité : seules ses armes étaient en excellent état : il portait un rifle américain passé en bandoulière, son zarape de facture indienne retombait sur ses armes d’eau, à son côté pendait un machète sans fourreau passé dans un anneau en fer, sa reata roulée avec soin était attachée à droite sur la selle, il avait des fontes dans lesquelles il avait sans doute des pistolets ou des revolvers; il était muni d’alforjas très gonflés et renfermant sans doute ses provisions de bouche et d’autres menus objets indispensables en voyage : de formidables éperons de fer à six pointes acérées comme des poignards résonnaient à chaque mouvement qu’il faisait; une blouse de chasse, en toile écrue et un sombrero à larges ailes, recouvert d’une toile cirée comme le portent les vaqueros, complétaient son accoutrement.
Le sombrero de cet homme était rabattu de telle sorte sur ses yeux que, sauf une longue barbe qui tombait en éventail sur sa poitrine, il était impossible de rien apercevoir de son visage, soit que le soleil l’incommodât ou, ce qui était probable, qu’il voulût conserver l’incognito si par hasard, un passant quelconque croisait sa route.
Il suivait une sente étroite de bêtes fauves et en parcourait les méandres au galop de chasse.
Les Peaux-Rouges et les vaqueros ne connaissent que deux allures, le pas et le galop, qu’ils activent plus ou moins, selon qu’ils le jugent nécessaire.
Arrivé à un certain endroit où la sente se séparait en deux, l’une continuant vers le rio Puerco et l’autre s’enfléchissant dans la direction de la sierra de Pajaros, il suivit cette dernière et bientôt il s’engagea dans les pentes de plus en plus rudes de la montagne, que son cheval gravissait avec une désinvolture qui prouvait qu’il était de bonne race.
Le voyageur monta ainsi pendant un laps de temps assez long; enfin il atteignit un de ces brûlis que l’on rencontre si souvent dans les montagnes.
Arrivé là, il fit une halte et sembla étudier le terrain avec une sérieuse attention, comme s’il cherchait certains repères destinés à lui indiquer son chemin qu’il ne retrouvait pas.
Cependant, après une recherche minutieuse, il poussa un cri de satisfaction; une pierre assez grosse était posée sur une maîtresse branche d’un liquidembar.
– C’est cela, murmura-t-il entre ses dents.
Alors il s’approcha à toucher l’arbre, et il regarda; à cinquante pas au plus, sur un autre arbre, un acajou cette fois, il y avait une seconde pierre; il continua alors sa route si singulièrement jalonnée.
Cela dura ainsi pendant près d’une heure; les points de repère avaient cessé.
Cette absence d’indication ne semblait plus l’inquiéter le moins du monde, il continuait à s’enfoncer dans la montagne d’un air délibéré.
Il arriva après une vingtaine de minutes à un fourré excessivement touffu qui lui barrait complètement le passage.
L’inconnu mit alors pied à terre et imita le cri du coyote à deux reprises.
Le même cri se fit entendre presque subitement à quelques pas de lui à peine.
– Eh ! dit une voix goguenarde, sans que l’on vît personne, est-ce que vous êtes égaré, mon maître ?
– Oui, à la recherche des Coyotes, répondit le voyageur.
– Combien sont-ils donc ? reprit la voix.
– Trois, s’écria avec énergie et un sombre ressentiment le voyageur, mais ces trois suffiront pour venger les morts.
– Soyez le bienvenu, vous qui venez au nom de la vengeance ! dit l’invisible interlocuteur, et il ajouta : côtoyez le fourré jusqu’à ce que vous rencontriez un sablier à votre gauche; arrivé là vous attendrez.
– C’est bien, à bientôt.
– À bientôt.
Le voyageur se remit en selle et s’éloigna dans la direction qu’on lui avait indiquée.
Au bout de vingt-cinq minutes à peine, il aperçut un énorme chaos de rochers et, à quelques pas de là, il vit un majestueux et gigantesque sablier, qui semblait être le roi de la forêt.
– Voilà le sablier, dit le voyageur à voix haute, mais je ne vois pas de passage ?
– Parce que vous ne regardez pas bien, señor, dit un individu qui s’élança du milieu des rochers.
– Ah ! s’écria le voyageur, c’est toi, mon brave Matatrès, je te croyais mort comme les autres et pourtant il m’avait semblé reconnaître ta voix quand nous avons échangé les mots de passe.
– C’est flatteur pour moi, mon maître, mais, puisque cela vous intéresse, je vous annonce qu’il reste encore trois de nos compagnons sans me compter.
– Qui donc ? s’écria-t-il vivement.
– Navaja, el Tunaute et el Piccaro.
– Oh ! ce sont de nos plus braves et de nos plus habiles.
– Merci, maître, vous vous y connaissez.
– Où sont-ils ?
– Ici même, vous les verrez dans un instant.
– Alors hâtons-nous.
– Suivez-moi.
– Et mon cheval ?
– Conduisez-le par la bride.
– Très bien, allons.
Ils s’enfoncèrent alors dans un inextricable labyrinthe dont les tours et les détours sans nombre étaient, presque à chaque pas, coupés par des sentes formait un dédale qui augmentait les difficultés de se diriger dans ce fouillis sans point de repère en apparence, et dont il était complètement impossible de sortir à moins de le bien connaître. La marche se continua pendant près d’un quart d’heure toujours à l’air libre, puis, soudain, les deux hommes se trouvèrent à l’entrée d’une large grotte, ou plutôt d’un immense souterrain.
Le guide et son compagnon rencontrèrent alors les mêmes difficultés qu’au-dehors et plus redoutables encore à cause du jour crépusculaire qui seul éclairait ce souterrain.
Arrivés à un certain endroit, ils furent arrêtés net par un lac souterrain qui leur barra le passage.
Ce lac sombre et limpide dont il était impossible de voir la fin devait s’étendre fort loin.
– Que faisons-nous ? demanda le voyageur.
– Attendez, dit Matatrès.
Il s’éloigna; on entendit un bruit de pagaies, et le guide reparut s’approchant dans une pirogue indienne.
– Caraï, s’écria le voyageur, quelle forteresse !
– Elle est inexpugnable, dit Matatrès en ricanant.
– C’est vrai, mais s’il n’y a qu’une sortie on risque bien…
– Il y a quatre sorties, sans compter plusieurs autres que nous n’avons pas eu encore le temps de rechercher et de découvrir.
– Quatre sont plus que suffisantes.
– Oui, d’autant plus que toutes débouchent au-dehors dans des directions différentes.
– Et qui a découvert cet admirable souterrain, dont j’ignorais l’existence ?
– Ce souterrain a été trouvé par hasard, il y a quelques mois, par l’Urubu.
– Par l’Urubu ?
– Oui, mais il avait gardé le secret de ce souterrain, qui, avait-il dit, pouvait servir un jour.
– C’est admirable.
– Mais comment sais-tu cela ?
– J’étais avec l’Urubu, quand il l’a découvert.
– Sommes-nous loin encore ?
– Dix minutes au plus.
– Bon ! Alors je me remets en selle ?
– Gardez-vous-en bien ! s’écria vivement Matatrès.
– Pourquoi donc cela ?
– D’abord parce que l’eau, non seulement est glacée, mais elle est très profonde; vous seriez mouillé jusqu’à la selle.
– Vere dios ! que faire alors ?
– Vous embarquer, vous tiendrez la bride, et le cheval suivra en nageant.
– Caraï ! tu aurais bien dû prendre un autre chemin que celui-ci.
– Ce n’était pas possible, embarquez.
– Allons, puisqu’il le faut.
Et il sauta dans la pirogue qui s’éloigna aussitôt; le cheval nageait à l’arrière.
Matatrès suivait lentement les parois du souterrain; bientôt une large excavation apparut, le guide appuya sur la gauche et s’engagea résolument dans ce nouveau chemin.
Le voyageur s’aperçut après quelques minutes que cette excavation se rétrécissait, et que la voûte s’abaissait d’une façon presque inquiétante, deux ou trois minutes plus tard, le cheval cessa de nager, il avait pris pied; en effet, les deux hommes quittèrent bientôt la pirogue, ils n’avaient de l’eau que jusqu’à la cheville à peine.
Ils reprirent leur marche.
Après deux ou trois détours, le voyageur aperçut à une courte distance la lueur d’un feu.
– Nous approchons, dit le voyageur.
– Dans cinq minutes, nous serons près de l’Urubu; nous sommes bien cachés ici, hein ? dit Matatrès, je défie bien le plus habile batteur d’estrade de découvrir cette retraite si bien aménagée par le hasard.
Le voyageur eut un mouvement d’épaules.
– Hum ! dit-il d’un air de doute, il ne faut jamais jurer de rien, le hasard vous a fait découvrir ce souterrain, qui nous a dit qu’un autre hasard ne le fera pas découvrir demain, par un coureur des bois, un batteur d’estrade ou un de ces maudits Peaux-Rouges qui furètent partout et connaissent toutes les cachettes du désert.
– C’est vrai, maître, vous avez raison, on n’est jamais sûr de rien dans ce monde; enfin, espérons que nous conserverons le secret de notre retraite.
– Oui, espérons, reprit le voyageur en ricanant, cela n’engage à rien et est consolant.
Les deux hommes auraient été bien désagréablement surpris, s’ils avaient su qu’ils avaient dit, tout en causant, la vérité, sans s’en douter.
En effet, au moment où ils avaient quitté le sablier, un Peau-Rouge embusqué derrière le tronc de l’énorme végétal, avait suivi à quelques pas en arrière leur piste, que les pieds du cheval rendaient très facile à suivre.
Arrivé au lac, ce Peau-Rouge, qui était jeune et semblait être un chef, jeta bas ses vêtements, et malgré la basse température de l’eau, se mit résolument à l’eau, et nagea sans se presser à quelques mètres en arrière de la pirogue; il suivit ainsi le voyageur et son guide, jusqu’à ce qu’il fût en vue du feu qui dénonçait le campement de ces hommes qui, d’après leurs propres observations, attachaient un très grand prix à ce que leur singulière demeure ne fût pas connue par d’autres que par eux.
Le jeune chef, jugeant inutile de pousser plus loin ses recherches, revint sur ses pas, en ayant soin de laisser de distance en distance des jalons, que seul il pouvait reconnaître; il traversa de nouveau le lac, reprit ses vêtements et s’éloigna rapidement, sans oublier de jalonner sa route, jusqu’à ce qu’il eût atteint de nouveau le point où il avait commencé à prendre la piste si facile à suivre pour un batteur d’estrade.
– Pourvu que ces maudits n’aient pas découvert…, murmura-t-il, mais il n’acheva pas, et la phrase commencée resta interrompue.
Le Peau-Rouge hésita un instant.
– À la grâce de Dieu ! murmura-t-il, et puis ils ont d’autres choses plus importantes à faire, quant à présent, nous ne leur laisserons pas le temps de…
Il s’arrêta de nouveau et, reprenant sa course, il disparut presque aussitôt dans l’épaisseur du bois.
Chose singulière et digne de remarque, les quelques mots prononcés par le jeune chef indien l’avaient été en excellent castillan avec le pur accent espagnol.
Les Peaux-Rouges ont une haine invétérée pour la langue de leurs conquérants et ne la parlent qu’à leur corps défendant et généralement très mal.
Il est probable que celui-ci faisait exception.
Cependant les deux hommes avaient continué paisiblement leur marche et n’avaient pas tardé à atteindre le but de leur longue course.
Ils se trouvaient dans une espèce de carrefour où venaient se croiser plusieurs galeries; ce carrefour était fort large; avec des planches on avait construit un appartement de plusieurs pièces assez grandes, garnies de quelques meubles d’une facture rudimentaire, mais suffisante.
Dans une des chambres de cette espèce de hutte, un homme était étendu sur un lit fait de feuilles et d’herbes odoriférantes et recouvertes d’épaisses fourrures, qui, partout autre part, auraient valu un prix élevé.
L’homme étendu sur ce lit était d’une pâleur terreuse, il était excessivement maigre; ses yeux éteints et ses lèvres décolorées étaient agitées par des spasmes nerveux.
En apercevant le voyageur, il eut un sourire de bienvenue, et il se mit sur son séant, en invitant le nouveau venu à s’asseoir sur un crâne de bison, seul siège qu’il eût à sa disposition.
Le malade ouvrait la bouche pour faire une question sans doute, mais il s’arrêta net : le nouvel arrivé avait posé un doigt sur ses lèvres.
– Ces drôles, dit-il en voyant que le malade l’interrogeait du regard, ces drôles se préparent sans doute à écouter notre conversation, je ne me soucie que médiocrement de voir mes secrets courir les champs.
– C’est juste, dit le malade, parlons allemand.
– À la bonne heure, nous pourrons ainsi causer à notre aise.
Sans doute que le voyageur avait deviné juste, car les quatre bandits, ce n’était pas autre chose, s’étaient rapprochés doucement afin de mieux écouter; mais en entendant causer en allemand, ils retournèrent s’asseoir auprès du feu.
– Comment te trouves-tu ? demanda le voyageur.
– Je suis guéri complètement, répondit le malade.
– Tu es bien pâle et bien maigre.
– J’ai failli mourir, j’ai été sauvé par miracle.
– Allons donc, dit l’autre en ricanant, quelle fatuité ! ne parle pas de miracle; Dieu sans doute t’a oublié, voilà pourquoi tu n’es pas mort, crois-moi, ne te rappelle pas à son souvenir, son premier soin serait de te foudroyer.
– C’est possible, après tout; ce qui est certain, c’est que je suis guéri. Je ne souffre plus de ma blessure qui est fermée; seules, mes forces ne reviennent que très lentement : cependant j’ai pu me lever aujourd’hui et rester debout pendant trois heures.
– Très bien; ainsi tu crois que dans quelques jours…
– Dans quinze jours, je pourrai monter à cheval.
– Bravo !
– Et le colonel ?
– Je n’en ai pas entendu parler, il doit être mort.
– Pourquoi serait-il mort, puisque moi je suis guéri ?
– C’est une raison, je le veux bien, mais elle ne me semble pas péremptoire.
– Peut-être; je crains qu’il soit mort.
– Bah ! tu le hais, cependant.
– Plus que tu ne peux l’imaginer.
– Et tu désires qu’il soit vivant !
– Certes, s’il était mort il m’aurait volé ma vengeance que j’ai payée si cher.
– Que prétends-tu donc faire ?
– C’est mon secret.
– Soit, à ton aise, tes affaires te regardent seul, dit-il d’un air piqué.
– Ne te mets pas martel en tête pour rien; laisse-moi agir à ma guise; quand le moment en sera venu, je te dirai tout.
– Comme il te plaira, ami Urubu; singulier nom que tu as choisi là !
– Tu te nommes bien le Coyote.
– C’est juste, à cette différence, cher ami, que tu as choisi ce nom sinistre et que le mien m’a été imposé malgré moi, ce dont j’enrage.
– As-tu réuni une nouvelle cuadrilla pour remplacer celle…
– Que tu as fait massacrer par ces Sandoval maudits, dit le Coyote avec ressentiment.
– On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs.
– Ah si tu appelles cela casser des œufs, caraï ! une si admirable cuadrilla !
– Ne te l’ai-je pas payée ?
– Cinquante mille francs, c’est vrai ! moi qui t’avais si bien averti de ne pas t’attaquer à ces Sandoval, ils sont de trop dure digestion pour toi.
– Mais que sont donc ces Perez de Sandoval dont on parle tant ?
– Ce sont des démons, ni chair ni poisson; avec les Blancs ils sont blancs, avec les Indiens ils sont des Peaux-Rouges.
– Je ne te comprends pas.
– C’est pourtant bien simple.
– Je ne dis pas le contraire, mais je te répète que je ne comprends pas.
– Eh bien, sache donc que les Sandoval sont de race inca, ils ont toujours été protégés et défendus par les Peaux-Rouges dont ils sont adorés, surtout par les Comanches, et sont tout-puissants; quant à leur fortune, elle dépasse toutes les limites du possible; on dit, je ne l’ai pas vu, je ne parle que par ouï-dire; donc on dit qu’ils possèdent, non loin d’ici, une cité, une ville de refuge, où il y a des merveilles, des monceaux d’or, d’argent, de diamants, que sais-je, qui éblouissent; les plus adroits coureurs de bois ont essayé de découvrir cette ville sans jamais y réussir; les Indiens la connaissent, mais ils gardent religieusement le secret. Tous ceux qui se sont attaqués à ces Sandoval ont toujours reçu des leçons terribles; ils se sont faits les justiciers du désert; il fallait un fou comme toi pour tenter une expédition si mal entendue; aussi ils t’ont fort échaudé, et peut-être ne s’en tiendront-ils pas là, et ce sera terrible; que diable ! on ne va pas si bêtement agacer un lion dans son antre, il fallait un fou comme toi pour s’attaquer avec quatre-vingts hommes aux Sandoval qui disposent de toutes les tribus indiennes qui se feraient hacher avec joie pour eux.
– Que faire alors ?
– Ne plus leur chercher querelle.
– Mais si le colonel est leur protégé ?
– Il faut en prendre notre parti, il n’y aura rien à faire.
– Bon ! nous verrons cela, il y a toujours moyen de tourner les difficultés quand on est adroit.
– Peut-être; mais jusqu’à présent permettez-moi de vous le dire franchement vous n’avez pas été heureux dans vos conceptions, toutes ont échoué.
– Ayez donc la franchise de m’avouer que vous ne voulez plus…
– Vous allez toujours d’un extrême à l’autre, interrompit vivement le Coyote; je le devrais car depuis que je vous connais je n’ai éprouvé que des déboires.
– Oh ! oh ! vous allez trop loin.
– Non pas, je dis la vérité; tant pis si elle vous semble amère.
– À quoi bon récriminer ?
– Je ne récrimine pas, mais je me plains avec raison de votre façon d’agir envers moi; vous m’avez toujours trouvé prêt à vous servir sans hésitation comme sans exigences d’aucune sorte…
– Je me plais à le reconnaître, vous vous êtes en toutes circonstances, conduit en ami dévoué, et m’avez rendu de grands services.
– Comment avez-vous reconnu ces services dont vous êtes contraint de convenir ? Vous avez reconnu toutes ces preuves d’une amitié sincère et dévouée par la défiance la plus blessante, me considérant pour ainsi dire comme un subordonné, dont le devoir strict est d’obéir et d’exécuter les ordres qu’il reçoit de son supérieur.
– Ah ! fit l’Urubu avec ironie; c’est donc là où le bât vous blesse.
– Parfaitement, il ne saurait me convenir plus longtemps de jouer à votre profit ce rôle ridicule et surtout trop dangereux pour moi.
– Je vous avoue que je ne vous comprends pas, dit l’Urubu avec hauteur, je vous prie donc de vous expliquer catégoriquement, afin que je sache ce que j’aurai à faire.
– Ce qu’il vous plaira, dit le Coyote avec une sourde colère : mais je vous déclare que vous n’avez plus à compter sur moi en quoi que ce soit; il ne me convient pas d’être plus longtemps un pantin dont vous tiendrez les fils et retirerez tous les avantages tandis que moi, je n’aurai que les ennuis, vous avez fait sottement massacrer ma cuadrilla, en vous attaquant malgré tout ce que je vous ai dit, à des hommes tout-puissants et dont vous n’auriez dû sous aucun prétexte vous faire des ennemis, qui vous écraseront sans pitié et moi avec par ricochet.
– Ah ! fit-il avec dédain, vous revenez là-dessus ?
– Certes; savez-vous ce que m’ont valu vos belles combinaisons ?
– Cinquante mille francs d’abord, ce qui est un beau denier, il me semble, reprit-il avec ironie.
– Oui et l’anéantissement complet de la plus brave cuadrilla de toute l’Apacheria. Je vous l’avais prêtée et non vendue, n’équivoquons pas, puis à votre prière j’ai tendu une embuscade à un coureur des bois, que je ne connaissais pas, mais qui, paraît-il, vous gênait ?
– Ah ! Sans-Traces ! Eh bien ?
– Eh bien, c’est lui qui a failli me tuer, et du coup j’ai perdu les papiers que vous m’aviez confiés.
– Comment, s’écria l’Urubu avec colère, ces papiers ?…
– Sont passés de mes mains dans celles du Canadien qui m’a enlevé mon portefeuille et tout ce qu’il contenait.
– Oh ! oh !
– C’est comme cela; il est inutile de vous tordre les bras, cela n’y fera rien; de plus j’ai été garrotté sur un arbre et condamné à mourir de faim.
– Comment ce coureur des bois ?…
– Est un rude gaillard dont je ne vous souhaite pas de faire la connaissance.
– En somme, dans tout cela vous avez eu plus de peur que de mal.
– Ah ! vous trouvez, maître Urubu; eh bien, écoutez ce que j’ai encore à vous dire, ce ne sera pas long.
– Soit ! fit-il en haussant les épaules.
Le Coyote feignit de ne pas apercevoir ce mouvement dédaigneux, mais un mauvais sourire releva les coins de ses lèvres.
Il continua froidement.
– Après avoir passé une nuit épouvantable, le Canadien eut sans doute pitié de moi, car il enleva le bâillon qui m’étouffait et me fit boire à sa gourde.
– C’est attendrissant, dit l’Urubu en ricanant; où diable allez-vous chercher ces pauvretés ridicules ?
– Je ne sais, dit le Coyote avec un accent glacé, mais le Canadien m’a rendu un signalé service, en me donnant à boire et ensuite en ne me remettant pas le bâillon, ce qui me permit de crier et d’appeler au secours.
– C’est attendrissant ! répéta-t-il en ricanant, et l’on vous délivra sans doute, puisque j’ai le plaisir de causer avec vous.
– Merci, je fus sauvé en effet, reprit-il avec ressentiment, par des Indiens Apaches.
– Hum ! les Apaches ! cela m’étonne : ils ne passent généralement pas pour des philanthropes.
– Cependant ils m’ont sauvé, mais…
– Ah ! il y a un mais.
– Oui, regardez, dit-il en enlevant brusquement son chapeau, ils n’ont pas voulu me tuer, mais ils m’ont enlevé la chevelure.
– Scalpé ! s’écria-t-il avec horreur en apercevant ce crâne dénudé, pas complètement guéri encore, et dont l’aspect était horrible à voir.
– Oui, scalpé, riez donc maintenant.
– Oh ! c’est épouvantable, fit-il avec horreur.
– Dieu vous préserve d’une aussi atroce torture, vous ne vous imaginerez jamais les effroyables douleurs qu’il m’a fallu endurer pendant plus de six semaines.
– Je vous plains, car en effet vous avez dû souffrir comme un damné.
– Le mot est juste, j’ai eu ainsi un avant-goût de ce que j’aurai à souffrir quand je serai en enfer, ajouta-t-il avec un sourire plein d’amertume, il me restait certaines économies, j’ai été contraint de les dépenser pour me reconstituer une cuadrilla, qui ne vaudra jamais celle que j’ai perdue par votre faute.
L’Urubu tressaillit à ces dernières paroles.
Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et sembla s’abîmer dans de profondes réflexions.
Le Coyote l’examinait avec un sourire d’une expression énigmatique qui aurait épouvanté l’Urubu s’il avait pu le voir.
Le silence se prolongeait.
Le Coyote se leva; au bruit, l’Urubu releva la tête.
– Un instant encore, dit-il avec un geste de la main droite.
– Soit, répondit le Coyote.
Et il reprit place sur le crâne de bison.