L’Urubu se redressa sur son lit, alluma un cigare et se tournant un peu de côté de façon à bien voir le Coyote en face, il se pencha en avant et dit enfin d’une voix sourde dans laquelle on sentait les derniers efforts d’une émotion maîtrisée par une volonté fiévreuse :
– Vous allez tout savoir.
– Il est temps encore de retenir sur vos lèvres le secret que peut-être, dans quelques heures, vous regretterez de m’avoir confié; je vous ai adressé certains reproches, et j’avais raison, vous le sentez maintenant, puisque vous vous décidez enfin à rompre votre silence trop prolongé.
– Mais…
– Pardon, si je vous interromps; je tiens à ce que vous sachiez bien que je me soucie fort peu de ce que vous voulez m’apprendre; ces confidences m’auraient sans doute intéressé il y a quelques jours encore, mais aujourd’hui tout est changé; je ne me suis rendu à votre appel que pour rompre toutes relations avec vous. C’est une résolution bien arrêtée dans mon esprit, tout ce que vous pourrez me dire ne changera rien à ce que j’ai décidé.
– Alors à quoi bon, puisqu’il en est ainsi, ces reproches dont vous m’avez accablé ?
– Parce que je voulais vous prouver que je n’étais pas votre dupe et que je savais fort bien que vous ne m’aviez jamais considéré que comme un instrument qu’on brise quand on n’en a plus besoin.
– Ainsi, dit l’Urubu en fronçant le sourcil, c’est une rupture entre nous ?
– Définitive, dit nettement le Coyote.
– Alors nous sommes ennemis ?
– Non, je ne vous connais plus, voilà tout; nous reprenons chacun notre liberté d’action et nous devenons étrangers l’un à l’autre; je ne vous hais pas, quant à présent; le désert est grand, il y a de la place pour vous et pour moi, sans que nous nous gênions l’un l’autre.
– C’est votre dernier mot ?
– Oui.
Il y eut un silence plein d’orage : les deux hommes échangeaient des regards sinistres, la colère gonflait leur cœur.
Tout à coup, l’Urubu bondit hors de son lit et se dressa devant le Coyote.
– Je ne suis pas aussi faible que vous le croyez sans doute, mon maître, dit l’Urubu d’une voix hachée par son émotion intérieure.
– Vous vous trompez, répondit le Coyote en ricanant.
– Ah ! vous le saviez ?
– Parfaitement, les hommes qui vous entourent ne sont-ils pas à moi ?
– C’est juste.
– Vous jouez admirablement la comédie.
– Peut-être; un mot encore.
– Parlez.
– Je vous avais confié des papiers précieux; est-ce vrai ?
– Oui.
– Quand on rompt une association loyalement et d’un commun accord, dit l’Urubu d’une voix calme, chacun rentre dans ce qui lui appartient.
– Évidemment, cela n’admet pas d’hésitation.
– Vous le reconnaissez ?
– Pardieu !
– Alors faites-moi le plaisir de me remettre les papiers que je vous ai confiés.
– Je vous ai dit que le coureur des bois Sans-Traces me les a pris.
– Rien ne me le prouve.
– Doutez-vous de ma parole ?
– Non, mais si cela est comme vous le dites, reprenez-les à Sans-Traces et rendez-les-moi.
– Cela m’est impossible.
– C’est ce que nous verrons.
– C’est tout vu; qui sait en quelles mains sont maintenant ces papiers ?
– Tant pis pour vous, il ne fallait pas les laisser prendre; je saurai vous obliger à me les rendre.
– Je ne crois pas, fit le Coyote en ricanant.
– Si vous étiez encore mon associé, je pourrais peut-être attendre, mais dans la situation où nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre, il faut en finir au plus vite. Je vous donne huit jours pour me restituer ces papiers.
– Pas plus dans huit jours que dans un an, fit le Coyote en éclatant de rire.
– C’est ce qui vous trompe, répondit froidement l’Urubu, mes précautions sont prises.
– Tant mieux pour vous.
– Je vous connais de longue date, compagnon, dit-il d’un accent glacé; je sais ce que tout le monde ignore dans le désert.
– Que pouvez-vous savoir ?
– Tout.
– C’est bien vague, dit le Coyote en haussant les épaules.
– Je sais votre histoire sur le bout du doigt.
– Ah ! alors, reprit le bandit avec ironie, vous devez avoir appris des choses bien édifiantes sur mon compte; hein ? fit-il en redoublant de sarcasmes.
– Mais oui, reprit paisiblement l’Urubu, entre autres ce qui m’a fort édifié ainsi que vous dites, c’est l’histoire de votre fille, le seul être que vous aimiez; n’est-ce pas Marguerite qu’elle se nomme ?
Le Coyote était d’une pâleur cadavéreuse, tout son corps était secoué par un tremblement nerveux, malgré ses efforts pour paraître indifférent.
– Je vous croyais un bandit sans foi ni loi, je me trompais, il vous restait une corde sensible dans un coin ignoré de votre cœur; votre amour paternel pour votre fille est admirable; je vous fais mes compliments les plus sincères : vous volez et vous assassinez sans pitié et sans remords pour faire élever noblement mademoiselle Marguerite de Sternitz dans un couvent où l’on n’est pas admis si l’on n’est issu de vieille souche guerrière; la jeune fille chaste, sainte et candide prie donc chaque jour pour son père qui travaille là-bas en Amérique pour lui amasser une dot princière.
– Où voulez-vous en venir ? murmura-t-il d’une voix éteinte.
Le bandit était maté, il avait peur, il sentait que sous cette ironie froide se cachait quelque horrible malheur.
– Dame ! fit l’Urubu toujours glacial, vous n’avez pas voulu écouter mon histoire, je vous raconte la vôtre, n’est-ce pas qu’elle est intéressante ?
Le Coyote lui lança un regard affreux, mais il ne répondit pas; il s’était levé, une sueur froide perlait à ses tempes, il souffrait une agonie effroyable; appuyé contre un rocher il ne se soutenait que par un effort gigantesque de volonté.
– À propos, dit l’Urubu, y a-t-il longtemps que vous n’avez reçu des nouvelles d’Allemagne, monsieur le comte de Sternitz ?
Le Coyote voulut répondre, mais il n’en eut pas la force; il ne réussit qu’à balbutier quelques mots indistincts.
– Non, n’est-ce pas ? J’en ai reçu moi, il y a quelques jours; tenez je m’en souviens, ce fut le matin du jour où j’ai tenté la malheureuse expédition que vous savez; voulez-vous que je vous lise le passage où l’on parle de votre fille ?
Le Coyote tendit le bras.
– Vous préférez lire vous-même ? à votre aise, mon maître.
Et il prit dans son portefeuille un papier qu’il présenta au bandit.
Celui-ci le saisit et essaya de lire.
Tout à coup il poussa un cri terrible et roula sans connaissance sur le sol.
Les pirates s’élancèrent au-devant de leur chef.
– Pauvre ami ! dit l’Urubu avec commisération.
– Qu’est-il donc arrivé ? demanda Matatrès.
– Une bien triste nouvelle que je lui ai annoncé maladroitement et sans le préparer à la recevoir.
– Caraï ! dit Navaja, il est comme mort !
– Eh ! fit un autre, il paraît qu’il a été rudement sanglé le cher señor.
– Que faire ? s’écrièrent tous les bandits avec inquiétude.
– Attendez ! dit l’Urubu, laissez-moi l’examiner un peu; peut-être n’est-ce qu’un spasme.
Il se pencha sur le Coyote, et il l’examina avec une sérieuse attention pendant deux ou trois minutes et se relevant vivement :
– Vive Dios ! dit-il avec inquiétude, hâtons-nous, c’est une attaque d’apoplexie; il n’y a pas une seconde à perdre.
Il choisit une lancette dans une trousse qu’il portait sur lui, et il piqua la veine, pendant que les pirates frictionnaient le malade au creux de l’estomac et aux poignets avec de l’eau glacée.
Le sang ne partit pas immédiatement; enfin, après un instant, une goutte d’un sang noir parut à la lèvre de la piqûre, puis vint une seconde, puis une troisième, et alors le sang commença à couler noir et écumeux.
– Il est sauvé, dit l’Urubu mais il était temps.
Le Coyote commençait à être agité de frissons nerveux, ses paupières battaient, il n’allait pas tarder à reprendre connaissance.
L’Urubu renvoya les bandits.
– Retournez auprès du feu, leur dit-il, peut-être le Coyote en vous voyant autour de lui ne serait que médiocrement flatté d’apprendre que vous l’avez vu s’évanouir comme une femme.
– Caraï ! il ne nous le pardonnerait pas, dit Matatrès.
Le Coyote respirait plus facilement, de ses yeux encore clos s’échappaient des larmes.
– Comme il l’aime ! murmura l’Urubu; le choc a été rude; j’ai frappé trop fort, c’est vrai; mais pouvais-je supposer qu’un tel scélérat avait encore un bon sentiment dans son cœur pétrifié par les vices qui lui forment une auréole sinistre ? cet amour paternel dévoué à toute outrance, reste seul debout comme un diamant pur au milieu de cette fange. Quel mystère sublime ! cela seul prouverait l’existence de Dieu, si la conscience la plus bourrelée ne l’attestait pas positivement.
Tout en philosophant si singulièrement, l’Urubu, qui probablement ne valait pas mieux que son associé, s’occupait avec beaucoup d’adresse et de dextérité à bander la saignée qu’il avait faite.
Presque aussitôt le Coyote ouvrit les yeux; il y avait encore un peu d’égarement dans son regard.
– Que m’est-il donc arrivé ? murmura-t-il en regardant autour de lui avec hésitation.
La mémoire est celle de nos facultés qui nous abandonne le plus vite et qui revient le plus promptement.
Tout à coup le bandit se redressa.
– Ah ! s’écria-t-il avec désespoir, je me souviens.
Et il chercha le papier qu’il avait laissé échapper en tombant.
– Ne cherchez pas, dit froidement l’Urubu, j’ai repris cette lettre.
– C’est donc vrai ? dit-il d’une voix sourde, elle a été enlevée du couvent !
– Oui, par mes ordres, et mise dans un autre couvent.
– Pourquoi ce rapt odieux ?
– J’avais besoin d’un otage; avec un homme de votre trempe, mon cher maître, il faut tout prévoir; vous voyez que j’ai eu raison de me mettre sur mes gardes; je vous l’ai dit, toutes mes précautions sont prises contre vous; votre fille croit que c’est vous qui l’avez fait changer de couvent; elle ignore tout; et il en sera ainsi, tant que j’aurai besoin de vous, tenez-vous-le pour dit.
– Oh ! dit-il avec ressentiment, si quelque jour je vous tiens dans mes serres comme vous me tenez aujourd’hui dans les vôtres…
– Vous vous vengerez, c’est entendu; vous aurez raison si je vous laisse faire.
– Où est-elle ?
– Voilà sur ma foi une question plus que naïve.
– Dites-moi seulement si elle est restée en Europe.
– Qui sait ? peut-être oui, peut-être non; vous le saurez plus tard, si vous vous conduisez loyalement avec moi pendant que nous vivrons côte à côte.
– Et vous me la rendrez ?
– Je vous le jure.
– Et elle ignorera tout ?
– Je vous le promets; croyez-moi, Coyote, entre bandits de notre sorte on doit toujours avoir une honnêteté relative; si les coquins n’agissent pas loyalement entre eux, ils deviennent méprisables à leurs propres yeux et ne réussissent à rien.
– Vous avez raison, comptez sur moi, vous avez ma parole.
– J’ai votre fille aussi, ne l’oubliez pas; cela vaut pour moi plus que toutes les paroles que vous pourriez me prodiguer.
– Cette affaire durera-t-elle longtemps ?
– C’est selon, cela dépend de certaines considérations indépendantes de notre volonté, cela peut donc durer un an, comme nous pouvons terminer tout en un mois.
– Mais de quoi s’agit-il en somme ? je ne sais rien, moi.
– Ah ! voilà, vous n’avez pas voulu m’écouter quand j’ai voulu vous raconter tout ce qu’il était important que vous sachiez.
– Bon, ce n’a été qu’un retard; parlez, je suis prêt à vous prêter la plus sérieuse attention.
– Malheureusement le temps nous manque, j’en ai long à vous dire.
– Qui vous empêche ?
– Le temps.
– Il est à peine deux heures de la tarde.
– C’est précisément cela; j’attends une visite.
– Une visite ?
– Oui.
– Qui donc ?
– Un Peau-Rouge.
– Hum ! fit-il en hochant la tête.
– Bon ! vous n’avez pas confiance.
– Règle générale, je n’ai confiance en personne.
– C’est un excellent principe.
– Oui, mais je me méfie surtout des Peaux-Rouges.
– Pourquoi cela ? ce sont des hommes comme les autres, il me semble ?
– Vous êtes nouveau au désert, vous ne connaissez pas ces démons; ils détestent les Faces Pâles, comme ils nous nomment, et ils ne sont contents que lorsqu’ils peuvent nous jouer de mauvais tours.
– Bah ! vous exagérez.
– Peut-être; le connaissez-vous ce Peau-Rouge ?
– Certes.
– Où avez-vous fait sa connaissance ?
– Il y a deux mois à peu près, je l’ai rencontré dans une chasse aux bisons; je l’ai revu plusieurs fois et nous nous sommes liés autant qu’un Blanc peut se lier avec un Indien.
– Est-ce un Indien bravo ?
– Oui, c’est un Indien Comanche.
– Ah, Caraï !
– Qu’y a-t-il donc ? est-ce parce que cet homme est comanche ?
– Positivement.
– Vous ne les aimez pas ?
– Je déteste tous les Indiens, cependant je hais moins les Comanches.
– Eh bien, alors ?
– Les Comanches sont dévoués aux Sandoval.
– Je le sais; mais celui-ci a eu à se plaindre d’eux, et il a abandonné sa tribu pour cesser tous rapports avec eux.
– C’est le Comanche qui vous a raconté cette histoire ?
– Non pas, il ne m’a pas dit un seul mot de ses discussions avec les Sandoval.
– Qui donc vous a si bien instruit alors ?
– Vous savez que je suis prudent, n’est-ce pas ?
– Oui et même parfois vous l’êtes trop.
L’Urubu sourit.
– J’ai interrogé, reprit-il.
– Des Indiens ?
– Deux ou trois.
– Hum ! et puis.
– Des trappeurs et des coureurs de bois, vous savez qu’ils passent pour honnêtes.
– Passent est bien dit, qu’avez-vous appris sur le compte de cet homme.
– Tous ceux que j’ai interrogés m’ont dit la même chose, c’est-à-dire que dans ce qui s’est passé tous les torts sont aux Sandoval, que l’Oiseau-de-Nuit…
– Il se nomme l’Oiseau-de-Nuit ?
– Oui, le connaissez-vous ?
– Un peu.
– Eh bien ?
– Je le crois honnête, il s’est retiré chez les Corbeaux.
– C’est cela.
– On m’a dit comme à vous qu’il est honnête, mais qu’il en veut beaucoup aux Sandoval et que, si l’occasion lui était offerte de se venger d’eux, il ne la laisserait pas échapper.
– C’est textuellement ce qui m’a été dit; que pensez-vous de tout cela ?
– Je pense qu’on peut voir, mais sans se découvrir.
– Vous avez raison, il est toujours bon d’être prudent.
– Et vous l’attendez ?
– Oui, il sera ici dans quelques instants.
– Vous avez eu tort de lui donner rendez-vous dans le souterrain.
– Soyez tranquille, vous verrez quelles précautions j’ai cru devoir prendre.
Un signal éloigné se fit entendre.
– Notre homme arrive, dit l’Urubu.
– À la grâce de Dieu ! dit le Coyote, jouons serré; ces démons sont bien fins.
– Rapportez-vous-en à moi pour cela, reprit l’Urubu.
Un bruit de pas qui augmentait rapidement se fit entendre.
Bientôt on aperçut Matatrès et Navaja qui tenaient un homme enveloppé dans un zérapé, et cela de telle sorte qu’il ne pouvait voir ni entendre.
– C’est bien, mais si loin qu’on ait été le chercher…
– Vous en demandez trop; il a fait ainsi enveloppé plus de trois lieues à travers des tentes impossibles.
– Oui, oui, tout cela est bien, mais qui vous prouve que cet homme n’avait pas aux environs des complices qui se sont mis sur sa piste ?
– Ah ! pardieu ! avec des raisonnements pareils, on ne finirait jamais rien.
– Cela vaudrait mieux, reprit le Coyote en hochant la tête.
Les deux bandits avaient, en un tour de main, démailloté le Peau-Rouge.
Celui-ci se secoua pour rétablir l’harmonie de ses vêtements, et il s’approcha des deux chefs des pirates qu’il salua avec grâce en s’inclinant et en prononçant ce seul mot :
– Sago !
Ce Comanche paraissait jeune, il était admirablement fait, sa physionomie était ouverte, douce, et un peu naïve; il n’avait pas ses peintures de guerre, ce qui permettait relativement de voir son visage; il portait une plume d’aigle au milieu de sa touffe de guerre, justifiant ainsi ses prétentions au titre de chef.
Les deux hommes lui rendirent son salut.
– Parlez, dit l’Urubu à son compagnon, mieux que moi, vous savez comment il faut traiter avec les Indiens.
Le comanche regarda les deux hommes avec surprise, il n’avait pas compris ce qu’avait dit l’Urubu; il est vrai que celui-ci avait parlé en allemand.
– Mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, est le bien venu, dit le Coyote, mon frère est un chef, il excusera la façon dont on l’a conduit ici.
– L’Oiseau-de-Nuit est un chef, reprit le Peau-Rouge avec emphase, il sait ce que la prudence exige.
– Mon frère acceptera-t-il un cornet d’eau de feu avec son ami ?
– L’Oiseau-de-Nuit remercie son frère face pâle, le chef appartient à la grande nation des Comanches des lacs, il est sobre, les liqueurs des faces pâles rendent fous les Peaux-Rouges; les Comanches ne boivent que de l’eau.
Le Coyote s’inclina.
– Mon frère, l’Oiseau-de-Nuit, fumera-t-il le calumet de paix autour du feu du conseil ?
– L’Oiseau-de-Nuit fumera, répondit le chef.
Les trois hommes prirent alors place autour du feu.
Les quatre bandits subalternes s’étaient éloignés hors de portée de la voix.
Le chef bourra son calumet de morriche, tabac très doux légèrement mêlé d’opium, et que les Indiens considéraient comme sacré, le chef alluma son calumet et après avoir aspiré deux fois la fumée, il passa le calumet à l’Urubu qui fit de même et le passa au Coyote.
Le calumet fit ainsi trois fois le tour du feu, sans qu’un seul mot fût échangé entre les trois hommes.
Il y eut un autre silence pour allumer alors les pipes, les calumets ou les cigares, et, après un instant, le Coyote, plus au courant des mœurs indiennes et plus accoutumé que l’Urubu à causer avec les Peaux-Rouges, prit la parole entre deux bouffées de fumée.
– Mon frère l’Oiseau-de-Nuit, dit-il d’un ton conciliant, a demandé à ses amis les visages pâles de s’entretenir avec eux en fumant le calumet en conseil à propos de choses très intéressantes pour eux et pour lui; l’Urubu sachant que le chef n’a pas la langue fourchue, ils se sont hâtés de lui accorder l’entretien qu’il avait demandé; les chefs pâles ont ouvert leurs oreilles pour entendre les paroles que prononcera leur jeune ami, le chef comanche.
L’Indien s’inclina avec grâce devant les deux pirates et, après avoir semblé réfléchir pendant quelques instants, il prit à son tour la parole.
– Le cœur de l’Oiseau-de-Nuit, dit-il, est jeune d’âge, mais son expérience est grande; son cœur est rouge et n’a aucune peau qui le sépare; ses intentions seront donc franches, et les paroles que soufflera sa poitrine et qui monteront à ses lèvres seront loyales et droites; les Comanches sont des hommes, des guerriers vaillants, et marchent toujours sans détours au but qu’ils se proposent d’atteindre; le Wacondah, le puissant maître de la vie, les aime. L’Oiseau-de-Nuit n’a plus de tribu, il erre à l’aventure, cherchant les atepelts de sa nation, et il ne peut pas les retrouver, parce que ses ennemis ont élevé un brouillard épais entre le chef et ses villages; des hommes qui ne sont ni Peaux-Rouges ni faces pâles ont rempli les bois de mensonges et ont donné des jupons aux Comanches; ils en ont fait des femmes sans courage et ils sont dominés par ces hommes qui leur ont bouché les oreilles pour les empêcher de réclamer leur liberté qu’ils se sont laissé enlever; l’Oiseau-de-Nuit gémit de cet aveuglement de tout un peuple si vaillant au temps de ses pères, qui chassent dans les prairies bienheureuses de l’Eskenn’ahnn; mais l’Oiseau-de-Nuit est seul, il est faible comme un enfant, et ne peut rien pour son peuple.
Le jeune chef fit une courte pause, comme s’il était accablé de douleur.
Les deux pirates écoutaient avec la plus grande attention, ne sachant pas encore où l’Indien voulait en venir; d’autant plus qu’ils ne comprenaient que difficilement ce discours que le chef comanche semblait rendre obscur de parti pris.
Il reprit :
– Le chef se désespérait de cette abjection de son peuple quand le Wacondah vint à son aide en lui soufflant un bon conseil à l’oreille; les guerriers faces pâles qui errent dans les prairies et les hautes savanes ont été insultés par les maîtres puissants des Comanches; les Sandoval, ainsi qu’ils se font appeler, ont attaqué sans cause les guerriers faces pâles, ils leur ont tendu une embuscade, les ont fait tomber dans un guet-apens, et ils ont tué sans pitié tous les guerriers faces pâles et, après les avoir scalpés, ils les ont accrochés comme des chiens crevés, aux branches des arbres, et ils ont abandonné leurs cadavres pour être dévorés par les oiseaux de proie, qui s’abattent sur eux en poussant des cris joyeux en se repaissant de leur chair pantelante et bleuie. L’Oiseau-de-Nuit est-il un imposteur, sa langue est-elle fourchue, a-t-il menti, que mes frères les visages pâles répondent, l’Oiseau-de-Nuit a-t-il dit la vérité ?
– Oui, répondirent les deux hommes d’une voix sourde.
– Est-ce que les chefs des visages pâles laisseront ainsi leurs guerriers sans vengeance ? La loi du désert ne dit-elle pas œil pour œil, dent pour dent ?
– Oui, reprirent les deux hommes.
– Pourquoi ne se vengent-ils pas de l’affront qu’ils ont subi; mes amis faces pâles ont-ils donc peur de leurs ennemis ?
– Non, chef, nous n’avons pas peur, répondit le Coyote avec ressentiment, mais nos amis sont peu nombreux et nos ennemis disposent de forces formidables.
– Qu’importe ! s’écria le Peau-Rouge avec énergie, les Comanches ne comptent leurs ennemis que lorsqu’ils sont morts.
– Nous ne voulons pas, dit l’Urubu, nous exposer à une nouvelle défaite.
– Êtes-vous donc seuls, vos guerriers sont-ils tous morts ?
– Oui, dit l’Urubu.
– Ah ! fit l’Indien.
– Mais, ajouta le Coyote, d’autres guerriers plus nombreux ont remplacé ceux qui ont été tués dans la dernière affaire.
– Alors qu’attendez-vous ?
– Une occasion; nous ne voulons pas nous exposer à une nouvelle défaite, je vous l’ai dit déjà, chef.
Il y eut un nouveau silence.
– Que mes frères pâles ouvrent les oreilles, un chef va parler, dit tout à coup l’Indien avec emphase.
Les deux pirates relevèrent la tête et fixèrent leurs yeux sur le Peau-Rouge.
Celui-ci continua :
– Ce qui fait la force des ennemis de mes frères pâles, c’est qu’ils possèdent un fort inexpugnable.
– C’est vrai, dit le Coyote en hochant la tête.
– Vous en avez entendu parler ? demanda l’Indien dont le regard lança un éclair.
– Oui, répondit le Coyote, depuis que je parcours le désert, souvent le soir autour du feu de veille, j’ai entendu dire qu’il existait dans les prairies du Far West, cinq cités antiques et mystérieuses dont personne ne connaît l’emplacement, sauf les sagamores et les grands chefs des Peaux-Rouges, qui en conservent religieusement le secret; ces cinq villes ont été bâties par les vaillants Incas lorsque les Espagnols s’emparèrent du Mexique; on ajoute que les Incas, vaincus par les Blancs, se retirèrent dans ces villes en emportant avec eux des richesses innombrables, en or, argent et diamants; souvent je me suis mis à la recherche de ces villes, dont tout le monde parle et que personne n’a vues.
– Mon frère a sans doute découvert une de ces villes ? dit l’Indien avec un accent singulier.
– Non, j’ai eu le sort de bien d’autres qui, comme moi, se sont mis à leur recherche, je n’ai rien découvert; et de guerre lasse, j’ai renoncé à chercher davantage, convaincu qu’elles n’existent pas et que probablement elles n’ont jamais existé. Si grand que soit le désert, cinq villes populeuses n’auraient pu y exister sans qu’on les découvrît; je suis donc convaincu que cette légende est fausse, que ces villes n’ont jamais existé, et que c’est un conte inventé par les Indiens comme ils en inventent tant d’autres.
Le jeune chef sourit.
– Mes amis faces pâles se trompent, ces villes existent, elles regorgent de richesses, l’Oiseau-de-Nuit les a vues et les a habitées.
– Il serait vrai, s’écria le Coyote avec convoitise.
– Pourquoi les Sandoval apparaissent-ils à l’improviste et disparaissent-ils sans qu’on sache où ils se réfugient ? mes frères pâles ont-ils fait jamais attention à cela ? dit l’Indien avec ironie.
– Il serait vrai, s’écrièrent les pirates.
– Tout est vrai; les Peaux-Rouges n’ont rien inventé; les faces pâles sont aveugles, ils ne voient rien; que mon frère l’Urubu se souvienne.
– De quoi ? demanda le pirate.
– La nuit où l’Urubu était embusqué dans la prairie avec ses guerriers, lorsque les Sandoval eurent établi leur campement sur la colline, n’ont-ils pas lancé des feux de plusieurs signaux.
– Oui, je me rappelle ce fait, dit l’Urubu.
– Bon ! reprit l’Indien, mon frère pâle n’a-t-il pas entendu un coup de Canon ? Boum ! le tonnerre des Blancs ?
– Comment, c’était un coup de canon ? je croyais que c’était le roulement du tonnerre dans les mornes.
– C’était le canon, une face pâle doit savoir cela, fit l’Indien avec ironie; puis, une heure plus tard, l’Urubu n’a-t-il pas vu une nombreuse cavalcade arriver sur la colline ?
– C’est vrai, je m’en souviens, je ne me rendais pas compte de l’arrivée de cette cavalcade.
– Mon frère pâle comprend-il maintenant ?
– Mais alors, s’écria le Coyote avec un accent singulier, il y a donc une ville inconnue près d’ici.
– Peut-être, dit l’Indien en haussant les épaules; le Coyote peut recommencer ses recherches, il ne trouvera rien.
– Pardieu ! j’en aurai le cœur net ! dit le bandit avec une sombre décision.
– Le Coyote a un moyen plus simple de découvrir cette ville comme il l’appelle; du moins s’il tient à se venger de ses ennemis.
– Parlez, chef, donnez-moi les moyens de me venger et vous verrez si j’hésiterai au moment d’agir.
– Bon ! l’Oiseau-de-Nuit dispose de tous les guerriers des Corbeaux et des Kenn’as; ces guerriers, joints à ceux de mes frères pâles, seront très forts, mais il leur manque des fusils, de la poudre et des balles. Le Coyote a-t-il des armes ?
– Combien faut-il de fusils pour armer vos Peaux-Rouges ?
– Trois fois six caisses de fusils…
– Hum ! c’est beaucoup; cela fait dix-huit caisses de fusils, chaque caisse contient douze fusils, ce qui donne un total général de deux cent seize fusils; mais ce n’est pas tout, où trouver tant de fusils ?
– Oh ! très facilement.
– Comment cela, chef ?
– Un trafiquant yankee est arrivé ce matin à Tubac, il partira demain pour Paso del Norte; il a beaucoup de fusils, et de couteaux à scalper.
– Soit, dit le Coyote en échangeant un regard d’intelligence avec son compagnon, mais que me donnez-vous pour cela ? Rien pour rien, vous savez ?
– Bon ! le chef s’engage à guider ses amis pâles et à les faire pénétrer dans la ville des Sandoval, mais l’Urubu et le Coyote s’engagent de leur côté à aider l’Oiseau-de-Nuit à s’emparer de ses ennemis.
– Vous les torturerez ?
– Oui, les prisonniers sont attachés au poteau.
– C’est vrai, je tiens à ce qu’ils souffrent longtemps.
– Bon ! c’est facile.
– Très bien, nous n’aurons pas de discussion à ce sujet.
– Quand l’Oiseau-de-Nuit aura-t-il les fusils ?
– Bientôt. Où campent les Corbeaux en ce moment ?
– Sur le rio Gila, près de la hutte de Moctekuzoma.
– C’est bien, vous aurez bientôt de mes nouvelles.
– Sago.
Les pirates saluèrent le chef comanche; celui-ci fut enveloppé dans un serapé et deux pirates l’emportèrent.
– Vous avez oublié de stipuler la part qui nous reviendra sur les richesses…
– Je m’en suis bien gardé; j’entends m’approprier toutes ces richesses, d’autant plus qu’elles sont inutiles à ces pauvres diables de Peaux-Rouges.
– À la bonne heure; comment trouvez-vous l’Oiseau-de-Nuit ?
– Il est très intelligent, mais il a pour moi un grand défaut.
– Lequel ?
– Il fait de trop longs discours.
Et ils éclatèrent de rire.
Ils étaient, en apparence du moins, en très bonne intelligence.
Il est vrai que l’intérêt les attachait l’un à l’autre, mais dans leur for intérieur, il est probable qu’ils se haïssaient cordialement.
Il était presque impossible qu’il en fût autrement.