IX Où le général Coulon de Villiers raconte son histoire

La porte s’ouvrit : Sidi-Muley souleva la portière et annonça de sa plus belle voix :

– Messieurs Perez de Sandoval.

Puis il laissa retomber la portière, et il disparut.

Don Estevan de Sandoval était plus âgé de cinq ou six ans que son frère don José, mais il était impossible en les voyant près l’un de l’autre de ne pas les reconnaître au premier coup d’œil, tant leur ressemblance était complète; sauf la différence de l’âge, on les aurait pris pour des jumeaux tant cette ressemblance était extraordinaire.

Le colonel se leva pour recevoir ses hôtes, mais don Agostin et don Estevan ne voulurent pas le souffrir, et ils obligèrent le convalescent à reprendre place dans son fauteuil ou, pour mieux dire, dans sa chaise longue.

Les premiers compliments furent échangés de la façon la plus cordiale; ils furent presque une effusion du cœur entre don Estevan et le colonel; ils s’étaient plu au premier regard et avant de prononcer un mot, ils se sentaient amis sincères.

Une connaissance faite dans ces conditions devait tout de suite devenir intime; ce fut ce qui arriva.

Don Agostin et don José se sentaient heureux de cette entente qui, du premier coup, s’était établie entre les deux hommes.

On prit place, et la conversation s’engagea sur le pied de l’intimité; la glace s’était rompue, sans qu’on s’en aperçût.

– Mon cher colonel, dit don Estevan, je suis véritablement heureux de vous remettre ces dépêches, qui sans doute vous seront agréables.

– En connaissez-vous donc le contenu ? demanda le colonel en souriant et prenant les dépêches que lui tendait don Estevan.

– Je le crois, répondit-il.

– C’est-à-dire que vous en êtes sûr, n’est-ce pas ? reprit l’officier en souriant.

– Ma foi, oui, dit don Estevan avec humour; vous n’êtes pas curieux de les lire ?

– À quoi bon, puisque vous les connaissez, vous m’en direz le contenu, et elles me paraîtront plus agréables en passant par votre bouche.

– Faites mieux, général, reprit don Estevan, parcourez ce journal officiel et vous saurez à quoi vous en tenir en un instant.

– Croyez-vous ?

– Certes.

– Bien; mais vous m’avez appelé général, est-ce par courtoisie ?

– Non pas, lisez l’Officiel : tenez là, ajouta-t-il en indiquant l’endroit du doigt.

L’officier y jeta un regard.

– Eh quoi ! s’écria-t-il avec émotion, je suis nommé général de brigade ! Merci à vous, cher don Estevan, qui m’avez fait cette charmante surprise.

– Mais ce n’est pas tout.

– Comment, que voulez-vous dire ?

– Regardez là, tenez.

– Eh quoi ! grand officier de la Légion d’honneur.

– À la bonne heure; j’ajouterai, si cela peut vous être agréable, que les promotions dont vous avez été l’objet ont été acceptées avec joie : on était d’accord pour dire que l’on n’avait fait que vous rendre justice.

– Vous êtes un charmant esprit, cher don Estevan, vous doublez pour moi le plaisir que m’ont causé ces nouvelles par la façon gracieuse dont vous me les avez annoncées.

La conversation continua pendant assez longtemps sur ce ton amical, et peut-être aurait duré plusieurs heures ainsi; mais le docteur Guérin veillait lorsqu’il jugea qu’il était temps de faire faire un crochet à la conversation, il donna un coup de boutoir ainsi qu’il en avait l’habitude.

– Tout cela est très bien, dit-il, mais nous oublions, il me semble, le but de notre réunion, il est temps que nous y revenions.

– C’est ma foi vrai, dit don José, je n’y songeais plus.

– Ni moi non plus, dit don Agostin.

– Je suis dans le même cas, dit don Estevan; c’est si bon de causer ainsi, sans avoir besoin de chercher ses mots ni de polir ses phrases.

– Et de laisser la folle du logis s’ébattre sans gêne, dit don José en riant.

– C’est possible, reprit le docteur, mais vous oubliez, mon cher don José, que nous perdons un temps précieux.

– C’est juste, et nos ennemis ne s’endorment pas eux.

– Vous avez cent fois raison, mon ami, dit don Agostin, hâtons-nous donc, peut-être demain serons-nous obligés…

– Oh ! non, mon père, dit don José, nous n’en sommes pas là encore, vous savez que mes précautions sont prises.

– C’est vrai, mais avec de tels misérables, il faut s’attendre à tout.

– Raison de plus pour nous entendre au plus vite, dit le docteur.

– Je vous avoue, messieurs, fit le général, que je ne comprends rien à ce que vous vous dites; mais je suppose que vous avez l’intention de me rendre un grand service, ce dont je vous remercie sincèrement à l’avance.

– Tout vous sera expliqué en temps et lieu, général, vous reconnaîtrez alors que la curiosité n’entrait pour rien dans notre désir d’obtenir de vous une confidence franche des actes les plus importants de votre vie intime. Quant à votre vie de soldat, elle est trop bien connue pour que nous ayons à nous en préoccuper, si ce n’est pour admirer sincèrement vos beaux états de service, dit don Agostin d’un accent tout cordial, qu’un sourire sympathique accompagnait.

– Je suis convaincu, señor don Agostin, reprit l’officier, que vos intentions sont bonnes, je vous raconterai de ma vie seulement ce que le monde ignore, c’est bien cela, n’est-ce pas, señores ?

– Pardieu ! s’écria le docteur.

Les trois Sandoval firent un geste d’assentiment et, sans plus attendre, le général prit la parole, avec une facilité d’élocution qui prouvait péremptoirement que tout ce qu’il dirait serait vrai, car il parlait, comme on dit vulgairement, d’abondance et sans chercher ses mots.

– Caballeros, dit-il en espagnol, langue qu’il parlait fort bien, Caballeros, mon récit ne sera qu’une rapide biographie. Et d’abord laissez-moi vous dire qui je suis : ma famille date de la bataille de Bouvines, gagnée par le roi Philippe Auguste contre Othon IV, empereur d’Allemagne, en 1214; la bataille fut acharnée, les communes flamandes firent des prodiges de valeur; elles réussirent à isoler le roi de France de ses capitaines et, avec de longs crochets, ces braves gens parvinrent à le jeter à bas de son cheval; ils cherchaient quelque défaut dans l’armure du monarque pour lui donner la mort, lorsqu’un homme, armé d’un énorme fléau, se fit jour au milieu des ennemis et besogna si bien qu’il réussit, quoique perdant son sang par plusieurs blessures, à remettre le roi en selle, et, après lui avoir rendu son épée qu’il avait laissé tomber, il s’éloignait au plus vite lorsque le roi lui ordonna de s’arrêter.

« Les capitaines et toute la noblesse étaient désespérés; ils croyaient leur maître tué ou prisonnier.

« Aussi la joie fut grande quand on aperçut le roi, monté sur son cheval de guerre et tenant son épée à la main.

« – Qui es-tu, et comment te nommes-tu ? demanda Philippe Auguste à son sauveur.

« – Monseigneur le roi, répondit respectueusement le soldat, je suis serf et vassal du comte évêque de Rhodez, je me nomme Coulon.

« – Agenouille-toi, fit le roi.

« Le serf obéit.

« – Je te fais chevalier, reprit le roi en le touchant de son épée, tu es libre dans la montagne et dans la vallée; tu jouiras de tous les droits appartenant à la noblesse, je te donne pour toi et pour tes descendants le château de Villiers, avec toutes les terres et droits qui y sont attachés; désormais tu te nommeras Coulon, comte de Villiers, et je te nomme, dans ma garde, capitaine d’une compagnie de cent hommes d’armes dont je ferai les frais. Je ne veux pas que tu t’éloignes de moi, et je ne m’en tiendrai pas là.

« Et le roi Philippe Auguste tint si bien sa parole que le pauvre serf devint un des premiers gentilshommes du royaume.

« Voilà comment ma famille fut anoblie, et voilà pourquoi, étant d’épée, nous avons toujours servi la France dans ses armées; avec le temps notre famille se sépara en deux branches : les Coulon de Villiers et les de Jumonville.

« Le premier Jumonville était le frère du Coulon de Villiers; les deux frères étaient, en 1758, au Canada, capitaines tous deux dans le régiment de royal-marine; le vicomte de Jumonville fut assassiné en guet-apens par les Anglais, son frère le vengea; il prit soin du fils de son frère et l’éleva à ses frais, ne faisant pas de différence entre ses enfants et le fils de son frère.

« Malheureusement ce jeune homme, oubliant tout ce qu’il devait à son oncle, devint son pire ennemi.

« Cette rupture arriva à la suite d’une discussion à propos d’une concession de terres achetée par le comte de Villiers, à des Indiens comanches par l’entremise d’un coureur des bois canadien, dévoué à notre famille; bien que le comte poussât la condescendance jusqu’à montrer ses titres de propriété parfaitement en règle, son neveu ne voulut rien entendre, et les choses en vinrent à un tel point que le comte fut contraint de chasser son neveu, qu’il ne revit jamais.

« À la suite de cet événement, les deux branches de notre famille furent complètement séparées et devinrent étrangères l’une à l’autre; la branche cadette poussa la haine jusqu’à quitter le nom si glorieusement honorable de Jumonville, pour prendre celui de Mauvers qui, du reste, lui appartient au même titre que le nom qu’ils rejetaient.

« La Révolution française ruina totalement notre famille, aussi bien la branche aînée que la cadette.

« La situation était terrible, il fallait trouver un remède même héroïque : mon grand-père et mon grand-oncle se firent soldats; mon père devint colonel, mon grand-oncle ne dépassa pas le grade de capitaine et fut tué en 1830, à la prise d’une barricade; il était dans la garde royale, mon père commandait le 16e régiment de ligne.

« Je me trouvai à Saint-Cyr avec Gaspard de Mauvers, mon cousin. Nous étions jeunes tous deux, nos haines de familles semblaient être sinon oubliées, du moins bien amorties; mon cousin et moi nous étions pauvres, et nous vivions en assez bonne intelligence; j’agissais franchement avec mon parent, je croyais qu’il en était de même de son côté; je me trompais, j’en eus bientôt la preuve : Gaspard de Mauvers me haïssait; tous ses semblants d’amitié cachaient les plus odieuses machinations.

« Je sortis de Saint-Cyr avec le numéro deux, mon cousin ne sortit que dans les derniers numéros : sa haine en augmenta. Il y avait une espèce de fatalité sur ce jeune homme; rien ne lui réussissait, tout tournait contre lui : dans son for intérieur, il m’accusait de cette malchance.

« Entrés ensemble dans le 4e régiment de dragons, j’étais arrivé au grade de chef d’escadron, tandis que mon cousin était resté lieutenant. Cependant il était instruit, bon soldat, attaché à ses devoirs, cité pour son exactitude et reconnu pour un excellent officier; je souffrais de le voir ainsi. Nous étions toujours bien en apparence; mais, malgré moi, la différence des grades nous séparait plus que je ne l’aurais cru; je voulus changer cette position désagréable pour nous, je demandai à passer en Afrique, à permuter en un mot; le ministre de la Guerre, à qui j’avais fait part de mon désir, m’envoya au 2e régiment de spahis; deux mois après mon arrivée en Afrique, à la suite de je ne sais quelle razzia dont j’avais été chargé de punir les coupables, je reçus ma nomination de lieutenant-colonel.

« À ma grande surprise, ce fut mon cousin qui m’apporta cette nomination : il avait été nommé capitaine; le gouverneur de l’Algérie l’avait attaché à sa personne en qualité d’aide de camp.

« Mon cousin ne savait pas ce que contenait le paquet qu’il me remettait : en l’apprenant il devint vert et me lança un regard qui me fit tressaillir tant il était chargé de haine.

« Lors de l’expédition du Mexique, je fis partie du premier détachement qui s’embarqua pour la Veracruz.

« Sept ou huit mois s’écoulèrent.

« Un jour, à Mozelia, où je commandais la ville, je vis à ma grande surprise arriver mon cousin plus sombre et plus jaune que jamais : il me fit de grands compliments, outra les témoignages d’amitié; il était toujours capitaine.

« Lorsque l’ordre fut donné de la concentration de l’armée sur Mexico, mon cousin disparut subitement; et je fus contraint de faire un rapport au maréchal; Gaspard de Mauvers avait déserté avec armes et bagages.

« En arrivant à la Veracruz, dix minutes avant de m’embarquer pour la France, Sans-Traces que vous connaissez, Jean Berger ce Canadien dévoué à ma famille, me remit une lettre.

« – De qui est cette lettre ? lui demandai-je.

« – De M. de Mauvers, me dit-il.

« C’était vrai.

« Je lus cette lettre; elle était courte, il m’avouait sa haine pour moi et m’avertissait que la concession volée, le mot était en toutes lettres, que cette concession était enfin rentrée en son pouvoir et que ses précautions étaient prises pour que je ne pusse point la ravoir.

« Je fus atterré, je ne comprenais rien à cette lettre : comment mon cousin s’était-il emparé de cette concession que j’avais confiée à ma mère; mais le temps pressait, il fallait agir, je donnai mes instructions détaillées à Sans-Traces, je lui signai un pouvoir bien en règle pour me remplacer en tout et pour tout; je l’avertis que je lui écrirais de France; que probablement je ne tarderais pas à revenir au Mexique et, que ma première visite serait pour lui. Il me remit son adresse aux Trois Rivières et je m’embarquai.

« Je dois déclarer que tout ce qu’il fallait faire, Sans-Traces le fit avec une adresse, une finesse et une connaissance des affaires litigieuses que je ne lui soupçonnais pas et qui m’étonna fort.

– Pourquoi donc ? interrompit le docteur Guérin d’une voix railleuse; Sans-Traces est d’origine normande; bon chien chasse de race.

On rit de cette boutade, et le général continua son récit, que les messieurs de Sandoval écoutaient avec une très sérieuse attention.

– J’étais assez inquiet de la suite à donner à cette affaire; mais, peu à peu, je me fis une raison, et je pris assez facilement mon parti de ce vol honteux. La traversée m’avait rendu tout mon sang-froid, débarquant en France, c’est à peine si je pensais encore à cette désagréable affaire; mais, en arrivant à Paris, j’appris une nouvelle qui m’atterra : ma mère avait laissé sa petite fortune, deux cent cinquante mille francs au plus, entre les mains de son notaire, malgré le conseil que je lui avais donné à plusieurs reprises d’acheter de la rente, placement sûr et qui ne l’exposait à aucunes pertes à moins que l’État fit faillite, ce qui n’était pas admissible; or il était arrivé que le notaire chez lequel elle avait placé sa fortune avait disparu subitement en emportant tout l’argent de ses clients; du jour au lendemain ma mère se trouva complètement ruinée, ainsi que ma sœur, dont la dot de quatre-vingt mille francs avait été engloutie dans le naufrage.

« La situation de ma mère et de ma sœur était très précaire, mes appointements de colonel étaient insuffisants pour faire vivre même modestement ces deux êtres sur lesquels j’avais concentré toutes mes affections; ma mère se désolait, elle s’en voulait de ne pas avoir suivi mes conseils; mais il était trop tard, le mal était fait et presque irréparable.

« Ce fut alors que je regrettai avec des larmes de rage, le vol dont mon misérable cousin m’avait rendu victime; je me désolais sans oser parler à ma mère de la disparition de la concession, qui m’aurait peut-être tiré d’affaires. La pauvre femme était trop douloureusement frappée par la perte de sa fortune sans que je songeasse à lui adresser des reproches inutiles.

« Mais, à ma grande surprise, ce fut ma mère qui me parla la première de cette concession en m’engageant à essayer d’en tirer parti; je la regardai avec une stupéfaction qui l’inquiéta.

« – Qu’as-tu donc ? me demanda-t-elle; tu m’as dit plus de cent fois que cette concession achetée par notre arrière-grand-père devait représenter aujourd’hui une somme énorme, plusieurs millions.

« – Certes, répondis-je en étouffant un soupir.

« – Qui t’empêche de t’en servir ? Figure-toi, ajouta-t-elle, que Laure, quelques jours avant la fuite du notaire, insista pour que je retirasse cette concession, que je n’avais pas voulu conserver chez moi et que, pour la mettre en sûreté, j’avais confiée à cet odieux maître X… C’est donc par miracle qu’elle n’a pas été perdue, miracle que tu dois à ta sœur seule.

« Ma mère pouvait parler aussi longtemps que cela lui plairait, je ne l’écoutais plus, je songeais à ce que je devais faire.

« – Ah ! çà, demanda ma mère en me secouant le bras, est-ce que tu dors ?

« – Non, répondis-je en tressaillant, je ne serais pas fâché de voir cette fameuse concession.

« – La voici, mon frère, me dit Laure en me la remettant.

« C’était bien elle, je la reconnus au premier coup d’œil.

« Deux jours plus tard, après avoir obtenu un congé d’un an, je m’embarquai au Havre pour les États-Unis.

« Je m’étais muni de lettres de recommandations pour les personnes les plus influentes et les plus haut placées aux États-Unis et au Mexique.

« Dans ces deux républiques je reçus l’accueil le plus cordial et le plus sympathique.

« Mon indigne parent, ainsi que je l’appris, avait essayé de se servir de la concession qu’il avait fabriquée.

« Il avait formé une société de gens tarés et d’hommes d’affaires véreux, à la tête de laquelle il avait mis un drôle de la pire espèce qui se faisait appeler le comte de Sternitz, un Prussien, me dit-on, qui, lors de l’expédition française au Mexique, avait servi d’espion aux Mexicains et aux Français, avait trompé et trahi les deux partis et avait été par eux mis hors la loi et condamné à mort; voilà quel était l’homme que mon odieux cousin avait pris pour gérant; des actions avaient même été mises à la Bourse et habilement lancées; elles avaient été cotées avantageusement; mais cette ignoble machination fut dévoilée en pleine Bourse; la société sombra; mon cousin et le soi-disant comte de Sternitz furent décrétés de prise de corps; mais ils réussirent à s’échapper et à se réfugier dans les prairies du Far West, refuge ordinaire de tous les déraillés de la civilisation; depuis on n’a plus entendu parler de ces misérables.

« Il paraît que la concession achetée par mon arrière-grand-père a été depuis longtemps défrichée et que trois villes importantes ont été bâties dessus.

« Le gouvernement de Washington s’est admirablement conduit avec moi, il a reconnu la validité de ma créance à propos de ma concession de territoire; il m’offrit une somme de deux millions et une autre concession aussi étendue que celle que je réclamais, sur les territoires aurifères de l’ancienne province mexicaine de l’Arizona, les placers de ces contrées sont, paraît-il, d’une incalculable richesse.

« À la seule condition de former une compagnie sérieuse dont je serais le chef; je serais astreint à exploiter immédiatement ma concession, à défricher la terre, à faire des villages où habiteraient mes ouvriers et mes colons, à construire des forteresses et à chasser par tous les moyens les Indiens bravos et les pirates qui infestent toute cette contrée.

« Le gouvernement de Washington s’engagerait en sus à me fournir à prix débattus, au-dessous du prix courant, les armes, munitions, vêtements et vivres, pour armer, vêtir et nourrir une troupe de huit cents hommes au moins, aguerris et bien montés; les enrôlements seraient faits à mon nom, mais seraient payés par les États-Unis, et seraient en réalité au service de la grande république du Nord.

« Ces conditions me semblaient excessivement avantageuses; cependant, sur certaines observations de mon ami Sans-Traces, je ne m’engageai que conditionnellement avec le gouvernement de Washington, c’est-à-dire que je demandai un délai de six mois avant de signer le contrat que l’on me proposait, afin de visiter en détail l’Arizona et de me faire une opinion juste de ce pays que je ne connaissais pas, et dont j’ignorais complètement les ressources, en un mot d’étudier le terrain et de savoir si la colonisation était possible dans cette contrée; car ce que me demandait le gouvernement de Washington n’était autre chose que faire affluer les colons dans ce pays, de les y établir solidement et de ravir ainsi cette admirable province à la barbarie.

« La chose ne pouvait pas être traitée à la légère, elle demandait, au contraire, de sérieuses réflexions pour être menée à bien; l’Arizona est immense et presque encore ignorée ! Entre nous soit dit, messieurs, malgré l’immense avantage que doit me rapporter dans quelques années cette affaire, j’hésite à l’entreprendre, car j’entrevois déjà des difficultés presque insurmontables.

« Et puis, officier dans l’armée française, toute ma famille et mes intérêts de cœur sont en France, et pour rien au monde je ne consentirais à me fixer en Amérique, m’offrît-on des tonnes d’or.

« Il est probable que je me contenterai des deux millions que m’offrent les États-Unis, ce qui est un fort beau denier, sans m’engager dans des complications qui peut-être deviendraient inextricables, et dont je ne réussirais pas à sortir à mon honneur, en supposant même que j’en sortisse jamais.

« Voilà, caballeros, le récit que vous m’aviez demandé; je l’ai fait aussi court que cela m’a été possible, tout ce que je vous ai dit est vrai; j’ai tenu à vous bien faire connaître ma position telle qu’elle est, et mes désirs les plus secrets, sans fausse honte et en loyal soldat que je me flatte d’être.

Le général se fit un verre d’eau sucrée et alluma paisiblement un excellent cigare de La Havane.

– Monsieur le général, répondit don Agostin, mes fils et moi, nous sommes heureux de vous avoir entendu, ainsi que vous-même l’avez dit, en loyal et honnête soldat, vous nous avez donné une preuve précieuse de condescendance qui nous honore et dont nous vous serons éternellement reconnaissants; cette affaire que le gouvernement de Washington vous propose en vous faisant, en apparence, de si grands avantages, nous touche, sans que vous vous en doutiez, beaucoup plus qu’elle ne vous intéresse vous-même.

– Vous ? caballeros, s’écria le général avec surprise.

– Mon Dieu ! oui, reprit don Agostin avec une bonhomie charmante, ainsi vont les choses de ce monde; je ne ferai pas de diplomatie avec vous, monsieur le général, je vous dirai franchement que votre acceptation des conditions que l’on vous propose ne tend à rien moins qu’à nous ruiner et, par conséquent, à vous rendre, bien contre notre volonté, notre ennemi le plus acharné.

– Que voulez-vous dire ? caballero. Je vous avoue que je ne comprends rien à cette supposition, qui, je l’espère, ne saurait être sérieuse.

– Malheureusement, ce que je vous dis est strictement vrai, général.

– Veuillez vous expliquer au plus vite, je vous en prie; et, tout d’abord, laissez-moi vous dire que je renoncerai plutôt dix fois à cette affaire que de briser, pour de mesquins intérêts d’argent, une amitié que j’ai su apprécier et qui, bien que nouvelle, m’est plus chère que vous ne pouvez supposer.

– Et nous, s’écria don José avec effusion, croyez-vous donc, général, que, après tout ce que nous vous devons, il nous sera jamais possible de vous traiter en ennemi ?

– Messieurs, dit le docteur Guérin en intervenant avec un bon sourire, calmez-vous, je vous prie; tout s’arrangera, j’en suis convaincu, à la satisfaction générale, il ne s’agit que de trouver un moyen de tourner la situation; d’ailleurs, vous le savez, le monde est agencé de telle sorte, qu’il y a remède à toutes choses, il n’y a qu’à le trouver; tant que l’âme tient au corps on doit espérer. Sauf la mort, je le répète, il y a remède à tout, je dois le savoir, moi qui suis médecin, ajouta-t-il en riant, ce qui ne veut pas dire que je sauve tous mes malades.

– Merci, docteur, dit don Estevan avec bonne humeur, il n’y a que vous pour trancher carrément les questions; je partage entièrement votre avis; cette affaire, si sérieuse en apparence, se dénouera toute seule, j’en suis convaincu, sans que ni le général ni nous recevions la plus légère éclaboussure; tandis que ceux qui ont voulu jouer au fin avec nous en seront pour leurs frais de diplomatie, seront battus et ne récolteront que la honte de leurs agissements plus que suspects.

– Vous savez, messieurs, dit le général, que vous parlez par énigmes, et que plus nous causons et moins je comprends.

– C’est juste ! s’écria don José, ne vaut-il pas mieux s’expliquer tout de suite : nous n’avons à dire que des choses honorables pour nous, en somme.

– Qu’en pensez-vous, mon père ? dit don Estevan en se tournant vers le vieillard.

Don Agostin réfléchissait.

– Je le voudrais, dit-il en hochant la tête, mais ce n’est pas ici que cette explication, fort courte, peut être donnée au général.

– Pourquoi donc ? demanda don José.

– Parce que, il faut que les choses soient éclaircies de façon à ne laisser aucun doute, si léger qu’il soit, dans l’esprit loyal du général; pour cela, il faut lui montrer des preuves indiscutables; qu’il touche, comme l’on dit, les choses du doigt, nous le devons à notre honneur et à celui du général; or ces preuves je ne les ai pas ici, il est donc inutile de prolonger davantage une discussion qui n’aboutirait à rien de sérieux.

– Vous avez raison, señor don Agostin, vous avez parlé en honnête homme, ce dont je vous remercie; j’attendrai donc le jour que vous jugerez convenable.

– Il faut couler cette question à fond, le plus tôt possible, dit nettement le docteur Guérin.

– Le général peut-il monter à cheval ? demanda don Agostin.

– Oui, mais non sans grandes fatigues, répondit le médecin, où voulez-vous aller ?

– Chez moi dans l’Arizona.

– Hum ! c’est bien loin, dit le docteur en hochant la tête.

– Vous voyez, fit le vieillard.

– Attendez, reprit vivement le docteur, j’ai trouvé le moyen.

– Voyons, je l’accepte d’avance, dit le général.

– Aujourd’hui, vous expédierez un mozo là-bas, vous ferez atteler la litière…

– Je comprends, dit vivement don José, la litière nous attendra à un endroit que je désignerai, le général fera ainsi le trajet sans fatigue.

– Eh ! je vous accompagnerai, je ne veux pas abandonner ainsi mon malade, ajouta le docteur en riant.

– Bravo ! dit don Estevan.

– Est-ce convenu, général ? demanda don José.

– Certes, cher don José, je suis aux ordres de votre père.

– Alors, à demain, dit le vieillard.

– À demain, oui, señor don Agostin.

Alors, comme d’un accord tacite, la conversation fit un crochet et l’on ne parla plus que de choses indifférentes.

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