Nous laisserons pendant quelque temps les bandits que nous retrouverons bientôt, et nous reviendrons à certains personnages de notre récit, beaucoup plus intéressants et surtout plus sympathiques.
Dans une chambre très vaste, meublée avec un luxe princier et dont des rideaux épais, soigneusement tirés, ne laissaient pénétrer qu’un jour presque crépusculaire, deux hommes causaient à voix contenue.
Le premier, étendu sur une chaise longue, était le colonel comte Coulon de Villiers; il avait les traits émaciés, son visage amaigri était fort pâle; mais son regard ferme et plein d’éclairs prouvait que l’officier était au commencement d’une convalescence qui s’était longtemps fait attendre et exigeait encore les soins les plus attentifs et les plus dévoués.
En effet le colonel avait été dangereusement malade des suites de sa blessure; pendant plusieurs jours il avait été entre la vie et la mort; on avait même désespéré de le sauver.
Mais il était jeune, il possédait une constitution vigoureuse; cette constitution après une lutte terrible avait pris le dessus et la nature avait fait un miracle en sa faveur.
Il est vrai qu’elle avait été grandement aidée par un médecin comme on en rencontre peu non seulement en Amérique, mais encore en Europe.
Ce médecin se nommait le docteur Henri Guérin; c’était un savant, un bourru bienfaisant qui grondait son malade, le maltraitait en paroles bien entendu, et le soignait comme aurait pu le faire un ami dévoué.
Le colonel n’avait pas tardé à percer à jour le caractère excentrique du médecin, et ne répondait à ses coups de boutoir que par des sourires sympathiques, ce dont le docteur Guérin enrageait en apparence, car dans son for intérieur il adorait son malade.
L’homme qui causait avec le colonel était Sidi-Muley métamorphosé en garde-malade, fonctions qu’il avait conquises de haute lutte, et dont il s’acquittait dans la perfection.
Le digne spahi avait nettement déclaré que personne autre que lui ne donnerait des soins à son colonel dont il connaissait mieux que personne les goûts, les habitudes et surtout le caractère; d’ailleurs son colonel lui avait sauvé la vie, et il voulait lui rendre la pareille.
Il ne voulut pas en démordre et, de guerre lasse, on le laissa faire et l’on n’eut qu’à s’en féliciter; par une espèce d’intuition qui s’expliquait par son dévouement à toute épreuve, d’un regard, d’un mot, d’un geste il comprenait ce que désirait le malade.
Une mère n’aurait pas fait mieux pour un enfant aimé; et toujours rieur, gai, hâbleur et sachant faire éclore un sourire sur les lèvres pâles de l’officier, que les saillies du soldat avaient le privilège de dérider, même dans le plus fort des crises affreuses qu’il subissait; et l’empêchaient ainsi de songer à certaines choses, qui, dans l’état où il avait été longtemps, l’auraient peut-être tué sans le brave soldat.
– Ainsi j’ai été très malade ? dit le colonel en souriant.
– Bigre ! à moins de mourir !
– J’ai été si bas que cela ?
– Plus bas encore, mon colonel; mais malgré ce qu’ils disaient tous, je savais bien que vous en reviendriez.
– Ainsi tu n’as jamais désespéré ?
– Moi ! jamais de la vie ! Est-ce que vous êtes venu en Amérique pour y mourir ? Allons donc ! un vieil Africain ? trop coriace pour cela ! La carline le savait bien, aussi elle a pris son sac et, au lieu de s’obstiner, elle a fait ses adieux et est partie du pied gauche au pas gymnastique, et vous voilà sur vos pieds.
– Hum ! pas tout à fait encore, dit M. de Villiers en jetant un regard triste autour de lui.
– Baste ! ce n’est plus qu’une affaire de temps.
– Bien long sans doute.
– Le major Guérin, qu’on appelle docteur, je ne sais pas pourquoi par exemple, mais ça ne fait rien, dit que dans quinze jours vous pourrez monter à cheval.
– Quinze jours ! murmura tristement le malade.
– Bon ! j’ai parlé avec le major pour huit jours.
– Ah ! que t’a répondu le docteur ?
– Il m’a appelé vieil âne ! ce n’est pas la politesse qui l’étouffe, faut lui rendre justice.
– Depuis quand suis-je étendu sur ce lit ?
– C’est aujourd’hui le soixante-neuvième jour.
– Comment soixante-neuf jours !
– Ni plus ni moins, mon colonel, même que pour ne pas me tromper, tous les matins j’efface un jour sur l’almanach; il n’y a pas de tricherie possible.
Il y eut un silence, le colonel réfléchissait.
– Sidi, dit-il après un temps, où sommes-nous ici ?
– Dame, vous le voyez, mon colonel, dans une chambre à coucher et qui est bien meublée, je m’en flatte.
– Ce n’est pas cela que je te demande.
– Quoi donc alors ? expliquez-vous, je ne peux pas deviner.
– Je veux savoir où je suis et chez qui ?
– Quant à cela, j’en ignore, mon colonel.
– Comment tu l’ignores ?
– Complètement, mon colonel; nous sommes arrivés ici de nuit, il faisait noir comme dans un four, je n’ai regardé ni à gauche ni à droite, je suis entré au hasard dans cette chambre où je vous ai mis sur un lit; depuis, je n’ai pas quitté cette chambre, et j’avais bien d’autres choses à penser qu’à m’occuper de savoir chez qui nous sommes; mais ce doit être chez des braves gens, c’est sûr, ajouta le soldat d’un air goguenard.
– Dis-moi donc nettement que tu ne veux me rien dire.
– C’est possible, mon colonel, mais si c’est une consigne que m’a donnée le major, je ne dois pas l’oublier. Pourquoi n’interrogez-vous pas le docteur ? il saura que vous répondre, au lieu que moi, bernique sansonnet !
– Tu as raison; j’interrogerai le docteur.
– C’est ça, il saura que vous répondre; avez-vous appétit ?
– Oui, j’ai faim.
– C’est une bonne maladie et facile à guérir, je vais…
– Non, attends un peu; j’ai à te dire…
– Quoi donc ?
Le colonel hésita.
Le spahi regardait sournoisement son chef.
– Voyons, reprit enfin l’officier, aide-moi donc un peu que diable ?
– Je ne demande pas mieux, mon colonel, mais à quoi ?
– Ah ! fit-il avec impatience, tu sais bien ce que je veux dire ?
– Moi ?
– Oui, toi !
– Vrai, mon colonel, je ne comprends pas du tout.
– Parce que tu ne veux pas.
– Oh ! mon colonel, si l’on peut dire, fit le soldat avec reproche.
– Tu m’as dit que tu n’as pas quitté cette chambre une seconde depuis que je l’habite.
– Pas une seconde, mon colonel, je vous le jure.
– Alors tu les as vues !
– Vu qui, mon colonel ?
– Deux anges, deux fées, deux péris, deux femmes, que sais-je moi, qui se penchaient à mon chevet, les yeux pleins de larmes, me faisaient prendre les remèdes ordonnés par le docteur et me parlaient d’une voix si douce et si harmonieuse.
– Vous avez vu cela, mon colonel ? s’écria le spahi, d’un air ahuri.
– Certes, et tu le sais bien.
– Moi, en fait de femmes je n’ai vu que le docteur.
– Ah ! çà, tu te moques de moi, drôle !
– Je ne suis pas un drôle, vous le savez, mon colonel; si j’avais vu les personnes dont vous me parlez, je vous le dirais; qu’est-ce que cela me ferait, je vous le demande ?
Le colonel examinait le visage du soldat avec une expression singulière.
Le spahi ne broncha pas, bien que les regards étincelants du malade fussent rivés sur lui avec une fixité étrange.
Enfin l’officier ferma les yeux à demi, ses paupières battirent, deux larmes tracèrent leur sillon brûlant sur ses joues pâles et amaigries, et il laissa tomber sa tête sur les oreillers, en étouffant un soupir, et en murmurant avec découragement.
– J’ai donc rêvé ?
– Pour sûr, mon colonel, reprit le soldat d’une voix contenue.
Le malade ne parut pas avoir entendu.
– Coquin de sort ! grommela Sidi-Muley en se donnant sur le crâne un coup de poing à assommer un bœuf, et ne pouvoir pas…
Mais la phrase resta inachevée.
– Voulez-vous déjeuner, mon colonel ? reprit le soldat après un temps.
– Je n’ai pas faim, laisse-moi tranquille, répondit l’officier de mauvaise humeur et sans ouvrir les yeux.
– C’est bien fait pour moi, dit le soldat d’un air dépité, je n’ai que ce que je mérite.
– Hein ! fit l’officier en se redressant, que dis-tu ?
– Je dis que je suis un imbécile, ce n’est pas nouveau, mon colonel.
– Ah ! je savais bien que tu me cachais quelque chose !
– Moi ? mon colonel.
– Oui, toi, tu t’es trahi sans le savoir.
– Allons bon ! fit-il avec dépit, voilà que cela recommence.
– Tu ne me tromperas plus; va-t’en, je ne veux plus te voir, sors, je te chasse.
– Mon colonel !
– Tais-toi et pars.
– Ah ! mais, ah ! mais, fit-il en frappant du pied avec chagrin, je ne sais…
En ce moment une porte s’ouvrit, une portière fut soulevée, et don José parut l’air riant.
– Le colonel a raison, dit-il de bonne humeur, va chercher le déjeuner que j’ai fait préparer, hâte-toi, je ferai ta paix avec le colonel.
– Il m’a chassé, moi ! s’écria-t-il avec une colère douloureuse, lui, le seul homme que j’aie jamais aimé de ma vie. Eh bien, ça m’a bien réussi ! coquin de sort !
– Va et ne t’inquiète pas, reprit don José en le poussant doucement vers la porte, hâte-toi, ajouta-t-il, nous mourons de faim.
Le soldat sortit en grommelant entre ses dents; il avait le cœur gros le pauvre spahi !
– Mon cher colonel, dit don José en serrant la main que le malade lui tendait, vous avez tort.
– Moi ?
– Oui, vous êtes soldat; Sidi-Muley obéissait à la consigne que je lui avais donnée, vous ne devez pas le traiter comme vous l’avez fait; le pauvre diable est désespéré.
– Mais pourquoi cette consigne ? demanda l’officier curieusement.
– Tout simplement, mon cher colonel, parce que j’avais supposé qu’il vous serait plus agréable d’apprendre par moi ce qui s’est passé depuis que vous avez été blessé, et de vous donner certains détails des faits qui se sont passés pendant votre maladie, et que le pauvre soldat ne peut pas savoir aussi bien que moi; je me suis trompé, excusez-moi, colonel, mais, je vous en prie, pardonnez à ce pauvre Sidi-Muley, que vous avez si cruellement blessé dans son affection pour vous.
Le malade sourit.
– Vous serez content de moi, et d’abord acceptez, je vous prie, mes sincères remerciements et excusez-moi, mais je ne savais où vous prendre, je vous croyais très loin, que sais-je ? et puis, bien qu’en pleine convalescence, ma tête est toujours faible.
– Vous n’auriez eu qu’à me demander par Sidi-Muley, et vous m’auriez vu arriver au bout de deux minutes.
– Bon, comment cela ?
– Avez-vous oublié que je vous ai offert mon pied-à-terre de Paso del Norte ?
– Oui, je crois me rappeler, mais cela est un peu confus dans mes souvenirs.
– Après vous avoir donné les premiers soins, je vous ai fait transporter à Paso del Norte, où je vous ai installé.
– Comment, je suis… ?
– Chez moi, oui mon ami, mais je ne suis pas seul ici, votre état exigeait des soins incessants; mon père n’a pas voulu me laisser seul avec vous; bref, mon père, ma mère et mes sœurs se sont installés ici.
– Ah ! je savais bien que…
– Vous n’aviez pas fait un rêve; tranquillisez-vous, c’était une réalité, les dames se relayaient pour vous veiller.
– Et il aurait été impossible d’avoir des gardes-malades aussi dévouées, s’écria-t-il avec cœur.
– Elles vous ont de trop grandes obligations pour…
– Aurai-je l’honneur de les voir et de les remercier ? interrompit le colonel.
– Quand il vous plaira.
S’il l’avait osé l’officier aurait dit : Tout de suite, mais il se retint.
Don José sourit en lui serrant la main.
Au même instant, une table toute servie fut apportée par deux peones indiens.
– Où faut-il placer la table ? demanda Sidi-Muley d’un air rogue.
Le soldat gardait rancune à son officier; tout en faisant son service de maître d’hôtel, il faisait une moue atroce.
– Laisse la table où elle est, dit le colonel; aide-moi à me lever.
Les peones étaient sortis sur un geste de don José.
– Voyons grognon, reprit le colonel, ne fais pas cette figure à mener le diable en terre, tu sais bien que je t’aime. J’ai eu tort, donne-moi la main et que tout soit oublié, veux-tu ?
– Je le crois bien; ah ! mon colonel, si vous saviez…
– Je sais tout, bourru, don José m’a prouvé…
– Rien du tout, mon colonel, interrompit-il vivement, du moment que vous n’êtes pas fâché contre moi, je me moque du reste.
– À la bonne heure, voilà parler; aide-moi à me lever, je meurs de faim.
– Bravo !
Cinq minutes plus tard, don José et le colonel étaient assis à table en face l’un de l’autre.
Le déjeuner était admirablement ordonné, tout était exquis. Don José avait bon appétit; quant au colonel, il avait une faim de convalescent, c’est-à-dire qu’il dévorait.
Don José était un charmant convive, gai, spirituel et plein d’entrain, il était impossible de s’ennuyer avec lui.
Le repas fut très agréable.
Lorsque le dessert eut été placé sur la table, le colonel envoya Sidi-Muley déjeuner, et les deux amis restèrent tête à tête.
La conversation, d’abord légère, frivole et pétillante de traits railleurs sur la vie parisienne changea peu à peu; elle devint plus sérieuse et surtout plus intime.
Il fut bientôt évident pour les deux hommes qu’ils avaient chacun sur les lèvres une question qu’ils retenaient à grand-peine; la conversation, toujours intéressante, était pour ainsi dire devenue un tournoi où chacun, dans son for intérieur, essayait, sans le laisser deviner, de contraindre son interlocuteur à rompre la glace en s’expliquant franchement; mais il paraît que la chose était difficile à dire et surtout à formuler en question.
Ils tournaient ainsi autour de ce qu’ils voulaient dire sans avancer d’un pas, et sans doute cela aurait duré longtemps si le docteur Guérin n’était entré à l’improviste.
Les deux amis accueillirent le docteur avec une joie véritable, sa présence devait évidemment donner un autre tour à la conversation.
– Eh ! eh ! dit-il en riant, mon malade est en train de bien faire, il me semble ? parbleu ! j’en suis charmé.
– Et moi donc, docteur, dit l’officier sur le même ton; le fait est que je ne me suis jamais senti aussi bien depuis longtemps; je suis tout à fait guéri.
– Oui, grâce à Dieu, dit le médecin, mais la cure a été longue; j’espère que vous tuerez le drôle qui vous avait si piteusement arrangé.
– Rapportez-vous-en à moi pour cela, docteur; si jamais je le retrouve…
– Vous le retrouverez, dit don José en hochant la tête, et plus tôt peut-être que vous ne le supposez.
– Tant mieux, dit le colonel en riant, je n’aime pas les dettes, surtout de ce genre.
– Ah ! çà, il me semble que j’arrive pour le café ? reprit le médecin.
– Voyez, docteur, voici Sidi-Muley qui l’apporte.
– Très bien; une tasse, Sidi.
– Oui, major, je sais que vous l’aimez sans sucre, n’est-ce pas ?
– Pardieu, les véritables gourmets le boivent ainsi…
Le docteur Guérin était un homme de haute taille, aux traits sympathiques et intelligents, son regard pétillait de finesse et de bonté; il avait presque la quarantaine, mais sa chevelure, qu’il portait longue, n’avait pas un cheveu blanc; il avait les dents belles, les lèvres un peu grosses, la bouche grande et gourmande.
Ses manières dénotaient l’homme du monde. Il était né à Paris, où il avait fait toutes ses études, y compris ses cours; il avait été interne à l’Hôtel-Dieu, où il était adoré.
Le docteur Guérin était non seulement un savant, mais surtout un sachant; il se serait fait une belle position à Paris s’il avait voulu, mais c’était un original; un jour, sans avertir personne et sans que l’on sût pourquoi, il vendit tout ce qu’il possédait et il partit pour l’Amérique en déclarant nettement que jamais il ne reviendrait en France.
Ses amis, et ils étaient nombreux, atterrés par cette résolution subite, se creusèrent vainement la cervelle pour découvrir les causes de ce départ; mais ils ne découvrirent rien qui justifiât un parti si extraordinaire : en somme, si le docteur avait un secret, ce secret fut bien gardé, personne ne le découvrit.
Il était au Mexique depuis huit ans au moins; au lieu de se fixer à Mexico, il était allé tout droit s’installer en Sonora sur la frontière indienne. Le docteur y passait pour être très riche; il l’était plus encore qu’on le supposait, malgré les nombreuses aumônes qu’il distribuait et le bien qu’il faisait sans en rien dire; les Mexicains et les Indiens l’adoraient, il pouvait aller de jour et de nuit où bon lui plaisait sans qu’il eût rien à redouter des bandits de toute sorte, Indiens, pirates, etc., qui pullulent au désert.
Le docteur Guérin à certaines époques disparaissait subitement et pendant un mois, quelquefois deux, sans qu’il fût possible de savoir où il allait ainsi. Puis tout à coup on le voyait reparaître un peu pâle, un peu amaigri, le regard triste; mais peu à peu ses traits reprenaient leur harmonie habituelle, et il revenait à ses habitudes.
Les Mexicains ne sont pas curieux, ils laissent chacun vivre à sa guise, sans s’inquiéter des affaires de leurs amis ou de leurs connaissances; ce qui est une grande qualité; le docteur vivait donc comme cela lui plaisait sans qu’on essayât de savoir pourquoi il vivait seul comme un loup avec un vieux domestique qui l’avait vu naître, et pourquoi il disparaissait pour reparaître après un laps de temps plus ou moins long.
– Eh bien, mon cher colonel, reprit le docteur en dégustant son café à petits coups, quand monterez-vous à cheval ?
– Dès que vous me le permettrez, docteur, répondit le colonel, car je vous avoue que je suis pressé, et j’ai fort à faire.
– Oui, oui, il faut attendre encore au moins quatre jours.
– Tant que cela ?
– Je vous trouve charmant sur ma parole, dit le médecin en riant, je vous ai sauvé sans savoir comment, car cette cure ne m’appartient pas; si Dieu n’avait fait un miracle en votre faveur vous seriez mort, mon cher colonel, tenez-vous-le pour dit.
– Oui, mais je sais les soins dévoués que vous avez eus pour moi.
– Pardieu ! la belle affaire, tout le monde ici a rivalisé : hommes et femmes; et même de charmantes jeunes filles se sont improvisées vos gardes-malades, plaignez-vous donc !
– Bien loin de là, dit-il avec chaleur, je sais que j’ai contracté de grandes obligations envers les excellents amis qui m’entourent, et vous tout le premier, docteur.
– Bon ! je vous répondrai comme le fit Ambroise Paré à propos du grand duc de Guise : « Je le pansai, Dieu le guérit. » C’est précisément ce qui est arrivé à propos de vous; mais je ne veux pas vous taquiner plus longtemps, je sais combien il est important que vous soyez sur pied.
– Comment ! que voulez-vous dire, docteur ? je ne vous comprends pas.
Le docteur sourit avec finesse en échangeant un regard d’intelligence avec don José.
– Vous me comprenez fort bien, mon cher colonel, mais puisque vous m’y obligez je vous mettrai les points sur les i; la fièvre est une bavarde implacable : le secret le mieux gardé elle le laisse échapper.
– Ah ! fit le colonel en pâlissant.
– Colonel, pourquoi vous chagriner ainsi ? José et moi seuls nous avons, non pas votre secret, mais une partie seulement.
– Ah !
– Oui, un médecin et un ami comme don José sont des confesseurs.
– C’est vrai, docteur, dit-il en tendant les deux mains que les deux hommes serrèrent avec effusion; je craignais que d’autres eussent entendu.
– Non, rassurez-vous; dans vos moments de crise où don José ou moi restions seuls à votre chevet; Sidi-Muley, si dévoué qu’il vous soit, ne sait rien; nous avons toujours eu le soin de l’éloigner.
– Vous savez quelle consigne sévère je lui avais donnée.
– Oui, mais je suis étonné qu’il vous ait obéi si ponctuellement, il n’est pas facile à mater, ce n’est pas pour rien qu’on le nomme Muley.
Les trois hommes se mirent à rire.
– Je vais faire cesser votre étonnement, c’est simple comme deux et deux font quatre : avant que vous ayez retrouvé votre homme, il avait été sous mes ordres pendant près de trois ans; il m’est aussi dévoué qu’il peut vous l’être à vous-même; une mauvaise honte l’a empêché de s’adresser à moi, quand il fut dans la triste situation dont vous l’avez retiré, mon cher colonel; vous comprenez maintenant ce qui a dû se passer entre nous quand je l’ai retrouvé à votre suite.
– En effet, maintenant tout s’explique.
– Laissons maintenant le brave Sidi-Muley, et revenons à nos moutons, dit nettement le docteur qui, en toutes choses, allait toujours droit au but.
– Que voulez-vous dire docteur ?
– Laissez-moi passer la parole à don José Perez de Sandoval.
– Comment ?
– Laissez-le parler, mon cher colonel, pour bien se comprendre il faut attaquer franchement les questions; vous devez savoir cela mieux que personne vous, un vieux soldat, fit-il en riant.
– Soit ! dit le colonel sur le même ton; il paraît que je suis sur la sellette.
– Oui, jusqu’à un certain point, mais je me hâte de vous dire que vous descendrez de cette sellette quand cela vous conviendra; ce n’est pas une curiosité malsaine qui nous engage à vous parler comme nous le faisons, mais, seul, le désir de vous être utile, si cela nous est possible.
– Je le sais, messieurs; aussi ne supposez pas que je me blesse de cette demande; peut-être en somme vaut-il mieux que, possédant une partie de mon secret, vous le connaissiez tout entier; d’autant plus qu’il est d’une loyauté indiscutable.
– Ceci ne fait pas de doute, dit le docteur.
– Il est possible que, sans que vous vous en doutiez, on fasse de vous une patte de chat pour retirer les marrons du feu pour les Yankees, ajouta don José en riant.
– Hein ! que voulez-vous dire ?
– Un peu de patience mon ami, dit affectueusement le jeune homme, je connais beaucoup mieux les Anglo-Saxons que vous pouvez les connaître.
– C’est probable, mon cher José, car je vous avoue que je ne les connais pas du tout.
– Je le savais.
– C’est un grand peuple, dit le docteur.
– Oui, dit don José avec amertume, il est surtout pratique comme on dit, mais, à mon avis, il pousse si loin cette qualité qu’il en a fait un défaut.
– Il en est toujours ainsi, reprit le docteur, les hommes ne savent jamais s’arrêter dans les limites logiques.
– Mais laissons cela, d’autant plus que nous y reviendrons; félicitons-nous, quant à présent, de l’arrivée si à point du docteur, pour nous sortir de l’embarras inextricable dans lequel nous nous trouvons.
– Ah ! bah ! comment cela ? dit le docteur en se frottant les mains.
L’officier sourit.
– Figurez-vous, dit don José, que, au moment où vous êtes arrivé, le colonel et moi nous jouions aux propos interrompus : chacun de nous avait sur les lèvres une question qu’il n’osait pas laisser tomber de ses lèvres; le colonel craignait les indiscrétions de la fièvre, et moi je désirais le rassurer, car je le voyais inquiet et cela me chagrinait fort.
– Ah ! fit en riant le docteur, je vois l’effet d’ici, vous deviez être à peindre.
– Nous étions surtout fort embarrassés, dit le colonel en riant.
– Et cela aurait probablement duré longtemps ainsi, dit don José de bonne humeur, et sans aboutir à rien, si heureusement vous n’étiez entré et, comme un sanglier, vous n’aviez d’un de ces coups de boutoir que vous réussissez si bien, fait en une seconde cesser notre embarras.
– Aussi nous vous remercions, car nous ne savions plus que faire, dit le colonel.
– Bon ! vous voyez que parfois la brusquerie est bonne à quelque chose; donc, tout est bien entendu maintenant; allumons des cigares et en avant !
– Je ne demande pas mieux, mais auparavant je désire adresser une demande à mon ami José.
– C’est accordé d’avance, de quoi s’agit-il ? répondit le jeune homme.
– Le señor don Agostin Perez de Sandoval, votre père, mon ami, est ici, m’avez-vous dit ?
– Oui, mon cher colonel, mon père est ici, mais très heureux et tout à son amour paternel.
– Que voulez-vous dire ?
– Que mon frère don Estevan de Sandoval, l’aîné de notre famille, est arrivé il y a deux heures à peine à Paso del Norte.
– Ah ! fit le docteur, don Estevan est arrivé de France ?
– Oui; pour des raisons particulières, il a demandé à être relevé de ses fonctions de chargé d’affaires; le gouvernement lui a accordé sa demande.
– Tant mieux pour lui, il sera plus heureux au milieu de sa famille.
– C’est son avis; mais ce qui est curieux, c’est que lorsque nous avons annoncé votre présence ici, mon frère m’a dit : Cela tombe admirablement, à la chancellerie française à Mexico, sachant que je venais en Sonora, on m’a prié de remettre au colonel, comte Coulon de Villiers, un paquet de dépêches qui a été apporté par le transatlantique sur lequel j’avais pris passage; mon frère s’est chargé des dépêches qu’il désire vous remettre.
– Eh mais, dit le docteur, cela sera facile.
– D’autant plus facile, dit l’officier, que voici ce que j’attends de vous, cher José.
– Parlez, mon ami.
– Je tiens à ce que votre père assiste au récit que je vais vous faire.
– Mon père ! dit don José avec une surprise joyeuse, ce sera un grand honneur pour lui, mon cher colonel.
– Il y a un peu d’égoïsme dans mon fait, reprit l’officier avec un fin sourire, don Agostin et un homme d’expérience, il connaît admirablement ce pays, ses conseils par conséquent me seront très profitables.
– Merci, mon ami, dit le jeune homme en se levant.
– Pardon, un mot encore.
– Parlez.
– Votre frère, que je n’ai pas l’honneur de connaître, doit cependant être mon ami.
– Oui, mon ami, il sait ce que nous vous devons.
– Encore ! fit-il en riant.
– Toujours, reprit donc José sur le même ton.
– Priez donc votre frère d’accompagner votre père, je serai très honoré de le voir près de vous.
– L’honneur sera pour nous, dit le jeune homme; je ne vous demande que cinq minutes.
– Allez, mon ami.
Don José sortit.
– Don Estevan est un homme d’élite, d’une intelligence hors ligne et homme de cœur, ce qui ne gâte jamais rien, dit le docteur.
– J’en ai entendu parler en fort bons termes à Paris.
– Tant mieux; vous verrez qu’il vous plaira.
– Il me plaît déjà, mon cher docteur.
Et il alluma un cigare.