XVIII. Amour

Une heure plus tard, les chasseurs arrivés au sommet d’une colline aperçurent, à un mille à peu près en face d’eux, un grand village indien devant lequel trois cents guerriers étaient rangés en bataille.

À la vue des blancs, les guerriers s’élancèrent au galop en faisant caracoler et danser leurs chevaux, et en déchargeant leurs fusils en l’air.

Ils poussaient leur cri de guerre et déployaient leurs robes de bison, exécutant, en un mot, toutes les évolutions accoutumées dans une réception amicale.

Valentin fit signe à ses compagnons d’imiter les Indiens ; et les chasseurs, qui ne demandaient pas mieux que de montrer leur adresse, descendirent la colline comme un tourbillon, en criant et en déchargeant leurs rifles, aux hurlements de joie des Peaux Rouges, émerveillés de cette arrivée triomphale chez eux.

Après les saluts d’usage et les souhaits de bienvenue, les Comanches se formèrent en demi-cercle devant les chasseurs, et Pethonista s’avança vers Valentin et lui tendit la main en lui disant :

– Mon frère blanc est un fils adoptif de la nation, il est chez lui ; les Comanches sont heureux de le voir. Plus il restera parmi eux, avec les personnes qui l’accompagnent, plus il leur fera de plaisir. Un calli est préparé pour mon frère et un autre pour le Lis blanc de la vallée ; un troisième pour ses amis. Nous avons tué beaucoup de bisons, mon frère les mangera avec nous. Quand mon frère nous quittera, nos cœurs se gonfleront de tristesse. Que mon frère reste donc avec ses amis comanches le plus longtemps possible, s’il veut les voir heureux.

Valentin, fort au fait des coutumes indiennes, répondit gracieusement à ce discours, et les deux troupes se confondant en une seule, firent leur entrée dans le village au bruit des chichikoués, des conques et des instruments indiens, mêlés aux cris des femmes, des enfants et aux hurlements des chiens, ce qui produisait la plus effroyable cacophonie qui se puisse imaginer.

Parvenu sur la place du village, le chef conduisit ses hôtes dans les huttes qui avaient été disposées pour les recevoir, et qui étaient situées les unes près des autres.

Ensuite le chef les engagea à se reposer, avec une politesse qu’aurait pu envier un homme plus civilisé que lui, et se retira en les avertissant qu’à la douzième heure on les viendrait chercher pour assister à son repas.

Valentin remercia Pethonista des attentions et des soins dont il entourait lui et ses compagnons ; puis, après avoir installé doña Clara dans une hutte avec le Rayon-de-Soleil, il entra dans la sienne, recommandant aux chasseurs la plus grande prudence envers les Comanches, qui, de même que tous les Indiens, sont minutieux, irascibles et susceptibles au suprême degré.

Curumilla s’était couché sans prononcer une parole, tel qu’un bon chien de garde, en travers de la hutte habitée par doña Clara.

Dès que les deux femmes furent seules, le Rayon-de-Soleil vint se placer aux pieds de doña Clara, et fixant sur elle un regard clair et empreint de tendresse, elle lui dit, d’une voix douce et caressante.

– Ma sœur le Lis blanc de la vallée est-elle satisfaite de moi ? Me suis-je bien acquittée de l’obligation que j’avais prise envers elle ?

– Quelle obligation avais-tu prise envers moi, folle ? répondit la jeune fille en badinant et en lui passant la main dans ses longs cheveux noirs qu’elle s’amusa à lisser.

– Celle de vous sauver, ma sœur, et de vous conduire en sûreté aux callis de ma nation.

– Oh ! oui, pauvre fille, dit-elle avec tendresse, ton dévouement pour moi a été sans bornes, je ne sais comment je pourrai jamais le reconnaître.

– Ne parlons pas de cela, dit l’Indienne en secouant sa charmante tête d’un air mutin ; maintenant que ma sœur n’a plus rien à redouter, je vais la quitter.

– Tu veux me quitter, Rayon-de-Soleil ! s’écria doña Clara avec inquiétude, pourquoi donc ?

– Oui, répondit la jeune femme, dont les sourcils se froncèrent et dont la voix devint grave, il me reste un devoir à accomplir J’ai fait un serment, ma sœur le sait, un serment est sacré, il faut que je parte !

– Mais, où veux-tu aller, pauvre enfant ? D’où provient cette pensée subite de me quitter ? Que comptes-tu faire ? Quel est le point vers lequel tu dirigeras tes pas ?

– Que ma sœur ne m’interroge pas, ses questions ne feraient que m’affliger ; je ne pourrais lui répondre.

– Ainsi tu as des secrets pour moi, Rayon-de-Soleil ? tu ne veux pas m’accorder ta confiance ? Folle ! Crois-tu donc que j’ignore ce que tu veux faire ?

– Ma sœur connaît mon projet ? interrompit l’Indienne, dont l’œil étincela et dont un tremblement convulsif agita tous les membres.

– Eh ! mon Dieu, oui, reprit la jeune fille en souriant : l’Unicorne est un guerrier renommé, ma sœur a hâte de le rejoindre sans doute ?

L’Indienne secoua négativement la tête.

– Non, dit-elle, le Rayon-de-Soleil suit sa vengeance.

– Oh ! oui, pauvre enfant, s’écria doña Clara en serrant la jeune femme dans ses bras, je sais de quelle affreuse catastrophe vous a sauvé don Valentin.

– Koutonepi est un grand guerrier, Rayon-de-Soleil l’aime ; mais Stanapat est un chien, fils d’une louve apache.

Les deux jeunes femmes pleurèrent quelques minutes en silence, confondant leurs larmes ; mais l’Indienne, surmontant sa douleur, sécha d’un geste violent ses yeux rougis, et s’arrachant des bras qui la retenaient :

– Pourquoi pleurer ? dit-elle, seuls les lâches et les faibles pleurent et gémissent ! Les femmes indiennes ne pleurent pas, quand on les insulte elles se vengent ! ajouta-t-elle avec un accent rempli d’une résolution étrange. Que ma sœur me laisse partir ! Je ne lui suis plus utile maintenant, et d’autres soins me réclament.

– Va donc, pauvre fille, agis comme ton cœur te l’ordonne, je ne me reconnais le droit ni de te retenir ni de t’empêcher de faire à ta guise.

– Merci, fit l’Indienne, ma sœur est bonne ; le Wacondah ne l’abandonnera pas.

– Ne peux-tu me confier ce que tu veux faire ?

– Je ne le puis.

– Dis-moi au moins de quel côté tu diriges tes pas ?

L’Indienne secoua la tête avec découragement.

– La feuille de l’arbousier détachée de sa branche par un grand vent sait-elle dans quelle direction il l’emporte ? Je suis la feuille de l’arbousier, que ma sœur ne m’interroge donc pas davantage.

– Tu le veux, je me tairai ; mais avant de nous séparer pour toujours peut-être, laisse-moi te faire un cadeau qui me rappellera à ton souvenir lorsque je serai loin de toi.

Le Rayon-de-Soleil posa la main sur son cœur par un geste charmant.

– Ma sœur est là ! dit-elle avec émotion.

– Écoute, reprit la jeune fille, cette nuit je t’ai donné un bracelet, voici le second ; ces parures me sont inutiles, je serais heureuse qu’elles te plussent.

Elle détacha le bracelet qu’elle portait au bras et l’agrafa à celui de l’Indienne.

Celle-ci la laissa faire, puis, après avoir baisé le bracelet à plusieurs reprises, elle releva la tête, et tendant la main à la jeune Mexicaine :

– Adieu, lui dit-elle d’une voix émue. Que ma sœur prie son Dieu pour moi ; on dit qu’il est puissant, peut-être me viendra-t-il en aide !

– Espère, pauvre enfant ! répondit doña Clara en la serrant dans ses bras.

Rayon-de-Soleil secoua tristement la tête, et faisant un dernier signe d’adieu à sa compagne, elle bondit comme une biche effarouchée, s’élança vers la porte et disparut.

La jeune Mexicaine demeura longtemps pensive après le départ de Rayon-de-Soleil.

Les demi-mots de l’Indienne, sa contenance embarrassée avaient excité sa curiosité au dernier point.

D’un autre côté, l’intérêt qu’elle ne pouvait se refuser de porter à cette femme extraordinaire qui lui avait rendu un service signalé la plongeait dans une vague inquiétude, ou, pour mieux dire, un sombre pressentiment l’avertissait que le Rayon-de-Soleil la quittait pour accomplir une de ces hasardeuses expéditions que les Indiens ont à cœur de mener à bien sans aide et sans secours d’aucune sorte.

Deux heures environ se passèrent. La jeune fille, la tête penchée sur la poitrine, repassait dans son esprit les événements étranges qui, d’incidents en incidents, l’avaient amenée au lieu où elle se trouvait.

Tout à coup un soupir étouffé parvint à son oreille.

Elle releva la tête avec étonnement ; un homme se tenait debout et humble, appuyé contre un poteau du calli et fixant sur elle un regard d’une expression indéfinissable.

Cet homme était Schaw, le fils du Cèdre-Rouge.

Doña Clara rougit et baissa les yeux toute confuse.

Schaw gardait le silence, les yeux fixés sur elle, s’enivrant du bonheur de la voir, de la contempler à son aise.

La jeune fille, seule, assise dans cette misérable hutte indienne, devant cet homme qui, plusieurs fois déjà, avait risqué si noblement sa vie pour elle, tomba dans de profondes et sérieuses méditations.

Un trouble étrange s’empara d’elle ; sa poitrine se soulevait sous l’effort de ses émotions ; elle ne comprenait rien aux sensations délicieuses qui, parfois, la faisaient tressaillir. Son regard, voilé d’une douce langueur, s’arrêtait malgré elle avec expression sur cet homme, beau comme l’Antinoüs antique, au regard fier, au caractère indomptable, qui se tenait courbé devant elle, et qu’un froncement de ses sourcils faisait pâlir, lui, ce sauvage enfant du désert, qui n’avait jamais connu d’autre maître que sa volonté.

En le voyant si beau et si brave, elle se sentait attirée vers lui par toutes les forces de son âme.

Bien qu’elle ignorât le mot amour, depuis quelque temps une révolution s’était faite à son insu dans son esprit : maintenant elle commençait à comprendre cette union divine de deux âmes qui se confondent en une seule, dans une communion éternelle de pensées de joie et de peines.

En un mot, elle allait aimer !

– Que me voulez-vous, Schaw ? lui demanda-t-elle timidement.

– Je veux vous dire, señorita, répondit-il d’une voix brusque, mais empreinte d’une tendresse inouïe, que quoi qu’il arrive, quand vous aurez besoin d’un homme pour se faire tuer pour vous, il ne faudra pas chercher, parce que je serai là.

– Merci, répondit-elle en souriant malgré elle de la bizarrerie de l’offre, et surtout de la façon dont elle était faite : mais ici nous n’avons rien à craindre.

– Peut-être, répondit-il ; nul ne sait ce que demain lui réserve.

Les femmes ont un goût prononcé pour dompter les bêtes féroces.

Comme toutes les natures essentiellement nerveuses, la femme est un être de sensation, dont la passion réside plutôt dans la tête que dans le cœur.

L’amour pour la femme n’est qu’une affaire d’orgueil ou de lutte à soutenir ; comme elle est faible, elle veut toujours vaincre et surtout dominer en commençant, afin plus tard de se faire plus complètement l’esclave de celui qu’elle aime, lorsqu’elle lui aura prouvé sa force en le tenant haletant à ses pieds.

À cause de cette éternelle loi des contrastes qui régit le monde, une femme n’aimera jamais que l’homme qui, soit pour une cause, soit pour l’autre, flattera son orgueil.

Du moins il en est ainsi au désert. Je ne prétends nullement parler de nos charmantes femmes d’Europe, qui sont un composé de grâces et d’attraits, et qui, comme les anges, n’appartiennent à l’humanité que par le bout de leur aile mignonne qui frôle à peine la terre.

Doña Clara était Mexicaine ; sa position exceptionnelle au milieu des Indiens, les dangers auxquels elle était exposée, l’ennui qui la minait, toutes ces causes réunies devaient la disposer en faveur du jeune sauvage dont, avec cette intuition dont sont douées toutes les femmes, elle avait deviné l’ardente passion.

Elle se laissa aller à lui répondre et à l’encourager à parler.

Était-ce un jeu ? Était-elle de bonne foi ? Nul ne saurait le dire ; le cœur des femmes est un livre dans lequel jamais un homme n’a pu épeler un mot.

Alors commença entre les deux jeunes gens une de ces longues et douces causeries pendant lesquelles, bien que le mot amour ne soit jamais prononcé, il expire à chaque instant sur les lèvres et fait palpiter le cœur qu’il enivre et qu’il plonge dans ces divines extases oubliées par l’âge mûr, mais qui rendent si heureux ceux qui les éprouvent.

Schaw, mis à son aise par la complaisante bonté de doña Clara, ne fut plus le même homme ; il trouva dans son cœur des expressions qui malgré elle faisaient tressaillir la jeune fille et la plongeaient dans un trouble qu’elle ne pouvait expliquer.

À l’heure indiquée par Pethonista, un guerrier comanche parut à la porte du calli et rompit brusquement l’entretien.

Cet homme était chargé de conduire les étrangers auprès du chef pour assister à son repas.

Doña Clara sortit aussitôt, suivie de Schaw, dont le cœur se gonflait de bonheur dans sa poitrine.

Cependant que lui avait dit doña Clara ?

Rien !

Mais elle l’avait laissé parler, elle l’avait écouté avec intérêt, souriant parfois à ses paroles.

Le pauvre jeune homme n’en demandait pas davantage pour être heureux, et il l’était comme jamais encore il ne lui avait été donné de l’être.

Valentin, don Pablo et les deux Indiens attendaient doña Clara.

Dès qu’elle parut, tous se dirigèrent à grands pas vers le calli du chef, précédés par le guerrier comanche qui leur servait de guide.

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