XVII. L’Hospitalité indienne

Non seulement la tentative des chasseurs pour s’échapper n’était pas aussi désespérée qu’on pourrait être porté à le croire, mais elle offrait même jusqu’à un certain point de grandes chances de réussite.

Les Apaches, lorsqu’ils sont campés en vue de l’ennemi, ne se gardent jamais, à moins qu’ils ne forment un faible détachement de guerriers et qu’ils se trouvent opposés à des forces de beaucoup supérieures, mais alors même leurs sentinelles sont si peu vigilantes qu’il est extrêmement facile de les surprendre, ce qui, du reste, leur arrive fréquemment sans pour cela les rendre plus sages.

Dans le cas dont nous parlons, à quelques milles à peine de leur village, formant un effectif de plus de huit cents guerriers résolus, ils ne pouvaient supposer que cinq hommes réfugiés dans une île, sans moyen de transport pour en sortir, tentassent ce hardi coup de main.

Aussi après leur surprise contre les blancs, voyant leur attente trompée, ils s’étaient remis à dormir les uns autour des feux, les autres sous les tentes dressées par leurs femmes, attendant patiemment le jour pour livrer à leurs ennemis de tous les côtés à la fois un assaut auquel il leur serait impossible de résister.

Cependant les chasseurs avançaient toujours vers le rivage, cachés par le brouillard qui les enveloppait comme d’un linceul et dérobait leurs mouvements aux yeux intéressés à les épier.

Ils arrivèrent ainsi en vue des feux dont les lueurs incertaines devenaient de plus en plus faibles, et ils virent leurs ennemis couchés et endormis.

La Plume-d’Àigle, sur les indications du Rayon-de-Soleil, dirigea la pirogue un peu sur la droite au pied d’un rocher dont la masse imposante dominait le fleuve d’une trentaine de mètres, et leur offrait sous son ombre un abri propice pour débarquer avec sécurité.

Aussitôt qu’ils eurent mis pied à terre, les chasseurs prirent la file indienne, et le rifle en arrêt, les yeux et les oreilles au guet, ils s’avancèrent à pas de loup vers le camp, s’arrêtant par intervalles pour jeter autour d’eux des regards inquiets ou pour prêter l’oreille à quelque bruit suspect.

Puis, lorsque tout redevenait tranquille, ils reprenaient leur marche hasardeuse, rasant les tentes et parfois enjambant par-dessus les dormeurs étendus devant les feux et que le moindre mouvement mal calculé aurait suffi pour réveiller.

Il est impossible de se faire une idée juste d’une marche semblable, à moins de l’avoir faite soi-même.

Un homme doué de l’âme la plus énergique et la plus fortement trempée ne pourrait une heure de suite en supporter les émotions terribles.

La poitrine oppressée, l’œil hagard, les membres agités d’un mouvement fébrile et convulsif, les chasseurs passaient au milieu de leurs féroces ennemis, sachant d’avance que s’ils étaient découverts c’en était fait d’eux, qu’ils périraient dans les plus horribles supplices.

Arrivés presque à l’extrême limite du camp, un Indien, couché en travers du chemin que suivaient les fugitifs, fit tout à coup un mouvement et se dressa sur les genoux en saisissant instinctivement sa lance.

Un cri et les chasseurs étaient perdus !

Curumilla marcha droit à l’Indien stupéfait de la vue de cette procession funèbre et fantastique à laquelle il ne comprenait rien, suivi de ses compagnons dont le pas était si léger qu’ils semblaient glisser sur le sol sans le toucher.

L’Apache effrayé de cette apparition que, dans ses superstitieuses croyances, il attribuait aux puissances célestes, croisa les bras sur la poitrine et baissa silencieusement la tête.

La troupe passa.

L’Indien ne prononça pas un mot, ne fit pas un geste.

À peine les chasseurs avaient-ils disparu à quelques pas derrière un pli de terrain, que l’Apache se hasarda à lever les yeux.

Alors il fut convaincu qu’il avait eu une vision, et, sans chercher à approfondir ce qu’il avait aperçu, il se recoucha et se rendormit tranquillement.

Les chasseurs étaient enfin sortis du camp.

– Maintenant, dit Valentin, le plus fort est fait.

– Au contraire, répondit don Pablo, notre position est plus précaire que jamais, puisque nous sommes au milieu de nos ennemis et que nous n’avons pas de chevaux.

Curumilla lui posa la main sur l’épaule, et le regardant doucement :

– Que mon frère soit patient, dit-il, bientôt il en aura.

– Comment cela ? demanda le jeune homme.

– Rayon-de-Soleil, continua le chef aucas, doit savoir où sont les chevaux de cette tribu.

– Je le sais, répondit laconiquement celle-ci.

– Très bien ; ma sœur me guidera.

– Chef, un instant ! Que diable ! s’écria Valentin, je ne vous laisserai pas seul courir ce nouveau danger ; il y aurait déshonneur pour ma peau blanche.

– Que mon frère vienne !

– C’est justement ce que je comptais faire Don Pablo restera ici, avec Schaw et la Plume-d’Aigle, auprès de doña Clara, tandis que nous tenterons cette expédition. Qu’en pensez-vous, don Pablo ?

– Je pense, mon ami, que votre plan ne vaut rien.

– Vous croyez ?

– Voici pourquoi : nous sommes ici à deux pas des Apaches ; l’un d’eux peut s’éveiller d’un moment à l’autre. Il y a un instant, nous n’avons échappé que par miracle ; qui sait comment tournera votre entreprise ? Si nous nous séparons, peut-être ne pourrons-nous plus nous rejoindre. Je suis d’avis que nous allions tous ensemble, à la recherche des chevaux ; cela évitera surtout une perte de temps en allées et venues inutiles, et nous donnera ainsi une avance considérable.

– C’est juste, répondit Valentin ; allons donc tous, de cette façon nous aurons plus tôt fait.

Rayon-de-Soleil prit alors la direction de la petite troupe.

Mais au lieu de rentrer dans le camp, ainsi que les chasseurs le redoutaient, elle se borna à le côtoyer dans une certaine longueur ; puis, faisant signe à ses compagnons de s’arrêter et de l’attendre, elle s’avança seule à la découverte.

Son absence fut courte.

Au bout de cinq minutes elle était de retour.

– Les chevaux sont là, dit-elle en désignant du doigt un point dans le brouillard ; ils sont entravés à l’amble et gardés par un guerrier qui se promène de long en large auprès d’eux. Que feront mes frères pâles ?

– Tuer l’homme, et nous emparer des chevaux dont nous avons besoin, dit don Pablo ; nous ne sommes pas dans une situation à faire de la sensiblerie.

– Pourquoi tuer ce pauvre homme, si l’on peut s’en débarrasser autrement ? dit doña Clara d’une voix douce.

– C’est vrai, appuya Valentin ; nous ne sommes pas des bêtes féroces, que diable !

– Le guerrier ne sera pas tué, dit Curumilla de sa voix grave ; que mes frères blancs attendent.

Et, saisissant le laço qu’il portait toujours avec lui, l’Aucas s’étendit sur le sol et s’éloigna en rampant dans les hautes herbes ; bientôt il disparut dans le brouillard.

La sentinelle apache se promenait à petits pas, assez insouciante, lorsque tout à coup Curumilla se dressa derrière elle, et lui saisissant le cou avec les deux mains, il le lui serra tellement fort que l’Apache, pris à l’improviste, n’eut pas le temps de pousser un cri.

En un tour de main il fut renversé et garrotté, et cela si promptement, qu’il resta suffoqué autant à cause de cette attaque subite que par la terreur qui s’était emparée de lui.

Le chef chargea son prisonnier sur ses épaules et vint le déposer aux pieds de doña Clara en lui disant :

– Le désir de ma sœur est accompli, cet homme est sain et sauf.

– Je vous remercie, répondit la jeune femme avec un charmant sourire.

Curumilla rougit de plaisir.

Sans perdre de temps, les chasseurs s’emparèrent des sept meilleurs chevaux qu’ils rencontrèrent.

Ils furent sellés, puis on garnit leurs pieds avec du cuir de bison, afin d’éviter le bruit de leurs sabots sur le sol, et chacun sauta en selle.

Cette fois, Valentin reprit la direction de la petite troupe.

Aussitôt que les chevaux furent lancés au galop, toutes les poitrines, oppressées sous le poids des émouvantes péripéties de cette lutte qui durait depuis si longtemps, se dilatèrent, l’espoir rentra dans tous les cœurs.

Les chasseurs étaient enfin dans le désert.

Devant eux ils avaient l’espace, de bons chevaux, des armes, des munitions.

Ils se crurent sauvés.

Ils l’étaient en effet jusqu’à un certain point, puisque leurs ennemis dormaient encore sans se douter de leur fuite audacieuse.

La nuit était à la moitié de son cours.

Le brouillard cachait les fugitifs dans ses sombres plis de brume ; ils avaient au moins six heures devant eux. Ils en profitèrent.

Les chevaux, lancés à fond de train, firent dix lieues d’une seule traite.

Aux premières lueurs du jour, le brouillard se fondit sous les rayons ardents du soleil levant.

Instinctivement, les chasseurs levèrent la tête.

Le désert était calme, rien ne troublait sa majestueuse solitude.

Au loin, quelques bisons et quelques elks paissaient l’herbe de la prairie, indice certain de l’absence des Indiens que ces intelligents animaux éventent à des distances considérables.

Valentin, autant pour faire souffler les chevaux que pour reprendre haleine lui-même, fit diminuer l’allure de cette course effrénée, sans but désormais.

La région dans laquelle se trouvaient les chasseurs ne ressemblait en rien à celle qu’ils avaient quittée quelques heures auparavant.

Çà et là, la monotonie du paysage était coupée par des bois de hautes futaies ; à droite et à gauche s’étendaient de hautes collines. Parfois ils traversaient à gué quelques-unes de ces innombrables rivières sans nom qui tombent des montagnes, et après les plus capricieux méandres vont se perdre dans le Rio-Gila.

Vers huit heures du matin, Valentin signala, un peu sur la gauche, un léger nuage de fumée bleuâtre qui montait en spirale vers le ciel.

– Qu’est-ce-là ? demanda don Pablo avec inquiétude.

– Un camp de chasseurs sans doute, répondit Valentin.

– Non, fit Curumilla ; cela n’est pas un feu de chasseurs blancs, c’est un feu d’Indiens.

– Comment diable voyez-vous cela, chef ? il me semble que tous les feux sont les mêmes et produisent de la fumée, dit don Pablo.

– Oui, observa Valentin, tous les feux produisent de la fumée ; mais il y a une grande différence entre les fumées, n’est-ce pas, chef ? ajouta-t-il en s’adressant à Curumilla.

– Oui, répondit laconiquement celui-ci.

– Tout cela est fort bien, reprit don Pablo en insistant ; mais pouvez-vous m’expliquer, chef, à quoi vous voyez que cette fumée est produite par un feu de Peaux Rouges ?

Curumilla haussa les épaules sans répondre. La Plume-d’Aigle prit la parole :

– Les blancs, lorsqu’ils font du feu, dit-il, prennent le premier bois qu’ils trouvent.

– Pardieu ! fit don Pablo.

– Le plus souvent ils prennent du bois vert ; alors ce bois, qui est mouillé, dégage en brûlant une fumée blanche et épaisse, très difficile à cacher dans la prairie ; au lieu que les Indiens ne se servent que de bois sec dont la fumée est légère, bleue, presque impalpable, et se confond vite avec le ciel.

– Décidément, dans le désert, repartit don Pablo d’un accent convaincu, les Indiens sont plus forts que nous ; jamais nous n’arriverons à leur hauteur.

– Hum ! fit Valentin, si vous vivez quelque temps avec eux, ils vous en apprendront bien d’autres.

– Tenez, reprit la Plume-d’Aigle, que vous disais-je ?

Effectivement, pendant cette conversation les chasseurs avaient toujours marché, et à cet instant ils n’étaient qu’à cent pas au plus de l’endroit où brûlait le feu qu’ils avaient aperçu et qui avait donné lieu à tant de commentaires.

Deux Indiens complètement armés et équipés en guerre se tenaient debout devant les voyageurs, agitant leurs robes de bison en signe de paix.

Valentin tressaillit de joie en les reconnaissant.

Ces hommes étaient des Indiens comanches, c’est-à-dire des amis et des alliés, puisque le chasseur était un enfant adoptif de leur nation.

Valentin fit arrêter la petite troupe, et rejetant insoucieusement son rifle en arrière il piqua des deux, et en quelques minutes eut rejoint les Indiens toujours immobiles.

Après avoir échangé les différentes questions que l’on s’adresse toujours en pareil cas dans la prairie touchant l’état des chemins et l’abondance du gibier, le chasseur, bien qu’il le sût pertinemment, demanda aux Indiens à quelle nation ils appartenaient.

– Comanches ! répondit un des guerriers avec orgueil, ma nation est la reine des prairies.

Valentin s’inclina d’un air convaincu.

– Je le sais, dit-il, les Comanches sont des guerriers invincibles, qui peut leur résister ?

Ce fut au tour des Indiens à s’incliner avec un sourire de satisfaction à ce compliment à brûle-pourpoint.

– Mon frère est un chef ? demanda encore Valentin.

– Je suis Pethonista (l’Aigle), dit l’Indien en regardant le chasseur en homme persuadé qu’il va produire une profonde impression.

Il ne se trompait pas.

Ce nom de Pethonista était celui de l’un des chefs les plus révérés de la nation comanche.

– Je connais mon frère, répondit Valentin, je suis heureux de le rencontrer.

– Que mon frère parle, je l’écoute ; le grand chasseur blanc n’est pas un étranger pour les Comanches qui l’ont adopté.

– Quoi ! s’écria le chasseur, me connaissez-vous donc aussi, chef ?

Le guerrier sourit.

– L’Unicorne est le plus puissant sachem des Comanches, dit-il, en quittant le village il y a douze heures, il a averti son frère Pethonista qu’il attendait un grand guerrier blanc adopté par la tribu.

– C’est vrai, fit Valentin, l’Unicorne est une partie de moi-même, sa vue dilate mon cœur. Personnellement je n’ai rien à vous dire, chef, puisque le sachem vous a instruit ; mais j’amène avec moi des amis et des femmes au nombre de deux : l’une est le Rayon-de-Soleil, l’autre le Lis blanc de la vallée.

– Le Lis blanc de la vallée est la bienvenue chez mon peuple ; mes fils se feront un devoir de la servir, répondit l’Indien avec noblesse.

– Merci, chef, je n’attendais pas moins de vous. Permettez-moi de rejoindre mes compagnons qui s’impatientent sans doute, pour leur faire part de l’heureuse rencontre dont le maître de la vie m’a favorisé.

– Bon. Que mon frère retourne auprès de ses amis, moi j’irai en avant jusqu’au village, afin de prévenir mes jeunes gens de l’arrivée d’un guerrier de ma nation.

Valentin sourit à cette parole.

– Mon frère est le maître, dit-il.

Après avoir salué le chef indien, il revint auprès de ses compagnons qui ne savaient à quoi attribuer sa longue absence.

– Ce sont des amis, dit Valentin en désignant Pethonista qui, monté sur un mustang que son compagnon lui avait amené, s’éloignait à toute bride. L’Unicorne, en quittant son village, a chargé le chef à qui je viens de parler de nous en faire les honneurs jusqu’à son retour ; aussi regardez, don Pablo, comme il se hâte d’aller annoncer notre arrivée aux gens de sa tribu.

– Dieu soit loué ! s’écria le jeune homme, nous allons enfin pouvoir nous reposer en sûreté. Piquons ! voulez-vous ?

– Gardons-nous-en bien, mon ami ; au contraire, si vous m’en croyez, nous ralentirons le pas : les Comanches nous préparent sans doute une réception, ce serait les désobliger que d’arriver trop vite.

– Qu’à cela ne tienne, répondit don Pablo. Au fait, nous ne craignons plus rien maintenant, continuons donc notre route au trot.

– Oui, car rien ne nous presse ; dans une heure au plus nous serons arrivés.

– Que Dieu soit béni pour la protection qu’il a daigné nous accorder ! dit le jeune homme en dirigeant vers le ciel un long regard de reconnaissance.

La petite troupe continua à s’avancer au petit trot dans la direction présumée du village.

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