XIX. La Danse des Vieux Chiens

Pethonista reçut ses convives avec tous les raffinements de la courtoisie indienne, étant aux petits soins et les obligeant à manger dès qu’il croyait s’apercevoir que ce qu’on avait placé devant eux était de leur goût.

Ce n’est pas toujours agréable pour un blanc que d’assister à un repas indien.

Chez les Peaux Rouges, l’étiquette exige que l’on mange tout ce qui est offert, sans en laisser une parcelle devant soi. Agir autrement serait offenser gravement l’amphitryon. Aussi la position de certains convives petits mangeurs est-elle souvent fort désagréable. Ils se trouvent, à cause de la vaste capacité des estomacs indiens, dans la dure nécessité de se donner une indigestion ou de s’attirer une querelle qui peut avoir souvent de graves conséquences.

Dura lex, sed lex.

Heureusement il n’arriva rien de semblable cette fois, et le repas se termina sans encombre, à la satisfaction générale.

Lorsqu’on eut fini de manger, Valentin se leva, et saluant l’assemblée à deux reprises différentes, il dit au chef :

– Je remercie mon frère, pour mes compagnons et pour moi, de son gracieux accueil. Dans mille lunes le souvenir n’en sera pas effacé de mon cœur. Mais des guerriers ne doivent pas continuellement manger lorsque de graves intérêts les réclament. Mon frère Pethonista veut-il entendre les nouvelles que j’ai à lui annoncer ?

– Mon frère a-t-il une communication secrète à me faire, ou bien son message intéresse-t-il toute la tribu ?

– Mon message intéresse toute la tribu.

– Ooah ! que mon frère prenne patience. Demain, dans quelques heures peut-être, l’Unicorne, notre grand sachem, sera de retour, mon frère lui parlera.

– Si l’Unicorne était ici, reprit vivement Valentin, deux mots suffiraient ; mais il est absent, le temps presse : pour la seconde fois je prie mon frère de m’entendre.

– Bon, puisque mon frère le veut, dans un instant tous les chefs seront réunis dans la grande loge de médecine, au-dessus du souterrain où brûle le feu de Montecuhzoma.

Valentin s’inclina en signe d’acquiescement.

Nous donnerons ici, à propos de ce feu de Montecuhzoma, quelques renseignements qui ne manquent pas d’intérêt et dont le lecteur, nous n’en doutons pas, nous saura gré.

Cette coutume singulière s’est, jusqu’à ce jour, perpétuée d’âge en âge, surtout parmi les Comanches.

Ils racontent qu’à l’époque de la conquête, quelques jours avant sa mort, Montecuhzoma ayant un pressentiment du sort qui le menaçait, alluma un feu sacré et ordonna à leurs ancêtres de l’alimenter sans jamais le laisser éteindre jusqu’au jour où il reviendrait délivrer son peuple du joug espagnol.

La garde de ce feu sacré fut confiée à des guerriers d’élite.

Ce feu fut placé dans un souterrain, au fond d’un bassin de cuivre, sur une espèce de petit autel, où il couve perpétuellement sous une épaisse couche de cendres.

Montecuhzoma avait annoncé en même temps qu’il reviendrait avec le soleil, son père ; aussi, aux premières lueurs du jour, beaucoup d’Indiens montent sur le toit de leurs callis dans l’espérance de voir enfin apparaître leur souverain bien-aimé accompagné de l’astre du jour.

Ces pauvres Indiens, qui caressent toujours au fond de leur cœur l’espoir de leur régénération future, sont convaincus que cet événement s’accomplira, à moins que, à cause d’une raison impossible à prévoir, le feu ne vienne à s’éteindre.

Il y a à peine cinquante ans, ceux qui étaient chargés d’entretenir le feu sacré se relayaient tous les deux jours.

Ils passaient ainsi quarante-huit heures, sans boire, sans manger et sans dormir.

Il arrivait souvent que ces malheureux, asphyxiés par le gaz carbonique de l’étroit espace dans lequel ils se tenaient, et affaiblis par cette longue diète, succombaient à leur religieux dévouement.

Alors, disent les Indiens, leurs corps étaient portés dans la grotte d’un serpent monstrueux qui les dévorait.

Aujourd’hui, cette croyance étrange commence à tomber en désuétude, bien que dans presque tous les pueblos on trouve encore le feu de Montecuhzoma ; mais on ne suit plus aussi rigoureusement l’ancienne coutume, et le serpent est obligé de pourvoir d’une autre façon à sa nourriture.

J’ai connu au Paso del Norte un riche hacendero d’origine indienne qui bien qu’il ne voulût pas en convenir et affichât des façons et des croyances fort avancées, conservait précieusement le feu de Montecuhzoma dans un souterrain qu’il avait, à grands frais, fait construire pour cet usage seul.

Les Comanches se divisent en une quantité de petites tribus qui toutes sont placées sous les ordres d’un chef spécial.

Quand ce chef est vieux ou infirme, il abandonne à celui de ses fils qui s’est le plus distingué par sa bravoure le pouvoir militaire, ne se conservant que la juridiction civile. Plus tard, à la mort de son père, le fils arrive à la souveraineté complète.

Nous l’avons dit, les plus terribles ennemis des blancs sont les Comanches, qui s’intitulent orgueilleusement nation reine des prairies, et ne considèrent les autres Indiens que comme leurs tributaires.

Les Comanches, plus sages que les autres Peaux Rouges, ont toujours, malgré les instances des Nord-Américains et des Espagnols, fui le danger des liqueurs fortes et repoussé loin d’eux toute espèce de spiritueux.

Cette tempérance si exemplaire et en même temps si politiquement habile est une des premières causes de la supériorité de ces Indiens et de leur pouvoir.

Sans plus longue digression, nous reprendrons notre récit.

Le chef appela un vieil Indien qui se tenait appuyé contre le mur de la hutte et lui donna l’ordre de convocation.

Dans les villages comanches, les vieillards incapables de services actifs et que leur mérite n’a pas élevés au rang de chef remplissent l’office de crieur. Ce sont eux qui sont chargés d’annoncer les nouvelles à la population, de transmettre les ordres du sachem, d’organiser les cérémonies et de convoquer le conseil.

Ce sont tous des hommes doués d’une voix forte. Ils montent sur le rebord d’un calli, et du haut de cette chaire improvisée ils s’acquittent de leur devoir avec un luxe inouï de cris et de gestes.

Lorsque la convocation fut faite, Pethonista conduisit lui-même ses hôtes à la loge du conseil, nommée grande loge de médecine.

C’était une vaste hutte complètement privée de meubles, au milieu de laquelle brûlait un énorme brasier.

Vingt et quelques chefs étaient réunis et gravement accroupis en cercle ; ils gardaient un profond silence.

Ordinairement, nul étranger n’est admis au sein du conseil, mais en cette circonstance on dérogea à l’usage à cause de la qualité de fils adoptif de la tribu que possédait Valentin.

Les nouveaux venus prirent place. Un siège de nopal sculpté avait été préparé dans un coin de la hutte pour doña Clara qui, par un privilège sans précédent dans les mœurs indiennes, et grâce à sa double qualité de blanche et d’étrangère, assistait au conseil, ce qui n’est permis à une femme indienne que dans le cas excessivement rare où elle a le rang de guerrier.

Aussitôt que chacun se fut accommodé le moins mal possible, le porte-pipe entra dans le cercle en tenant dans la main le grand calumet qu’il présenta tout allumé à Pethonista.

Le chef inclina le calumet vers les quatre points cardinaux et fuma quelques secondes ; puis, tout en conservant le godet dans sa main, il présenta le calumet à chacun des assistants qui l’imitèrent. Lorsque tous eurent fumé à leur tour, le chef rendit le calumet au porte-pipe qui vida le godet dans le feu en prononçant quelques paroles mystérieuses adressées au soleil, ce grand dispensateur de tous les biens de ce monde, et sortit à reculons du cercle dans lequel il était resté jusqu’alors.

– Nos oreilles sont ouvertes, que mon frère le grand chasseur pâle prenne la parole. Nous avons enlevé la peau de notre cœur, et les mots que soufflera sa poitrine seront recueillis par nous avec soin. Nous attendons impatiemment les communications qu’il a à nous faire, dit le chef en s’inclinant avec courtoisie devant Valentin.

– Ce que j’ai à dire sera court, répondit le chasseur. Mes frères sont-ils toujours les alliés fidèles des Visages Pâles ?

– Pourquoi ne le serions-nous plus ? interrompit vivement le chef. Les grands cœurs pâles ont été constamment bons pour nous ; ils nous achètent nos peaux de castor et nos robes de bison, en nous donnant en échange de la poudre, des balles et des couteaux à scalper ; lorsque nous sommes malades, nos amis pâles nous soignent et nous fournissent tout ce dont nous avons besoin. Quand l’hiver est rude, que les bisons sont partis, que la disette se fait sentir dans les villages, les blancs viennent à notre secours ; pourquoi ne serions-nous plus leurs alliés ? Les Comanches ne sont point ingrats, ils ont le cœur noble et généreux ; jamais ils n’oublient un bienfait. Nous serons amis des blancs tant que le soleil éclairera le monde.

– Merci, chef, répondit le chasseur ; je suis heureux que vous m’ayez parlé de la sorte, car l’heure est venue de nous prouver votre amitié.

– Que veut dire mon frère ?

– Les Apaches ont déterré la hache contre nous ; leurs détachements de guerre sont en marche pour cerner le Blood’s Son, notre ami. Je viens demander à mes frères s’ils veulent nous aider dans cette circonstance à repousser et à battre nos ennemis.

Il y eut un instant de silence.

Les Indiens paraissaient sérieusement réfléchir aux paroles du chasseur.

Enfin Pethonista prit la parole après avoir du regard consulté les membres du conseil :

– Les ennemis de mon frère et du Blood’s Son sont nos ennemis, dit-il d’une voix haute et ferme ; mes jeunes gens iront au secours des Visages Pâles. Les Comanches ne souffriront pas qu’une insulte soit faite à leurs alliés. Que mon frère se réjouisse du résultat de sa mission ; l’Unicorne, j’en suis convaincu, n’aurait pas répondu autrement que je le fais, s’il avait assisté au conseil. Demain, au lever du soleil, tous les guerriers de la tribu se mettront en marche pour aller au secours du Blood’s Son. J’ai dit. Ai-je bien parlé, chefs puissants ?

– Notre père a bien parlé, répondirent les chefs en s’inclinant, il sera fait comme il le désire.

– Ooah ! reprit Pethonista, que mes fils se préparent à célébrer dignement l’arrivée de nos amis blancs dans notre village, et montrer que nous sommes des guerriers sans crainte. Les Vieux Chiens danseront dans la loge de médecine.

Des cris de joie et des trépignements de plaisir accueillirent ces paroles.

Les Indiens, que l’on suppose si peu civilisés, ont une foule d’associations ayant de grands rapports avec la franc-maçonnerie. Ces associations se distinguent par leurs chants, leurs danses et certains signes de ralliement. Avant de faire partie de l’une de ces associations, il y a plusieurs épreuves à subir et plusieurs degrés à passer.

Les Comanches comptent onze associations pour les hommes et trois pour les femmes.

La danse du scalp ou de la chevelure est en dehors de ces associations.

Nous ne parlerons ici que du Wachuk-ke-eckké, c’est-à-dire de la bande des Vieux Chiens, association dont ne peuvent faire partie que les guerriers les plus renommés de la nation, et dont la danse n’a lieu que lorsqu’une expédition se prépare, afin d’implorer la protection de Natohs.

Les étrangers montèrent sur le rebord de la loge du conseil avec une foule d’Indiens, et lorsque tous les spectateurs furent placés, la cérémonie commença.

Avant même qu’ils parussent, on entendait déjà le sifflement de leurs ihkochekas ou sifflets de guerre, faits de tibias humains. Enfin, quatre-vingt-dix Vieux Chiens arrivèrent couverts de leurs plus beaux costumes.

Une partie était vêtue de belles robes ou de chemises de cuir de bighorn ; d’autres avaient des chemises de drap rouge, ou bien des uniformes bleus et rouges, que les Américains du Nord leur avaient donnés lors de leurs visites aux forts de la frontière. Quelques-uns avaient le haut du corps nu, et leurs exploits ou coups, peints en rouge-brun sur la peau, d’autres, les plus renommés, portaient sur la tête un bonnet colossal de plumes de corbeau, aux pointes desquelles étaient adaptées de petites touffes de duvet. Ce bonnet leur retombait jusque sur les reins.

Au milieu de cette masse informe de plumes était placée la queue d’un coq d’Inde sauvage faisant la roue, et celle d’un aigle royal.

Autour du cou, les principaux Vieux Chiens portaient une longue bande de drap rouge qui descendait par derrière jusqu’aux mollets, et qui formait un nœud vers le milieu du dos. Ils avaient, sur le côté droit de la tête, une touffe épaisse de plumes de chat-huant, signe distinctif de la bande. Tous avaient au cou leurs longs ihkochekas et sur le bras gauche leur arme, fusil, arc ou casse-tête.

Dans la main droite ils tenaient le chichikoué destiné à la bande.

Le chichikoué est un bâton orné de grains de verre bleus et blancs, complètement garni de sabots d’animaux, ayant à l’extrémité supérieure une plume d’aigle, et à l’inférieure un morceau de cuir brodé en grains de verre et orné de chevelures ou scalps.

Les guerriers formèrent un large cercle au milieu duquel on plaça un tambour que cinq hommes mal vêtus battirent ; en sus de ces cinq hommes, il y en avait encore deux autres qui se tenaient debout auprès d’eux et jouaient d’une espèce de tambourin.

Aux coups prompts et forts des tambours, les Vieux Chiens répondaient alternativement sur leurs sifflets de guerre, en phrases courtes, semblables et souvent répétées ; après quoi ils commencèrent la danse.

Ils laissèrent tomber leurs robes derrière eux.

Quelques-uns dansaient dans le cercle, le haut du corps penché en avant, et sautant en l’air, les deux pieds à la fois.

Les autres Chiens dansaient sans ordre, le visage tourné vers le cercle, la plupart rassemblés en une masse serrée, et baissant de temps en temps, tous à la fois, la tête et le haut du corps. Pendant ce temps-là, les sifflets de guerre, les tambours et les chichikoués faisaient un vacarme effroyable.

L’ensemble de cette scène offrait un aspect des plus intéressants et des plus originaux.

Ces hommes bruns, leurs costumes variés, leur chant, leurs tambours, leurs cris et les bruits de toute espèce produits par la population émerveillée, qui battait des mains avec des grimaces et des contorsions impossibles à décrire, au milieu de ce village indien, près d’une sombre et mystérieuse forêt vierge, à quelques pas du majestueux Rio-Gila, dans ce désert où le doigt de Dieu se marque en caractère indélébile, tout cela saisissait l’âme et la plongeait dans une mélancolique rêverie.

La danse durait depuis longtemps déjà et se serait probablement prolongée longtemps encore, lorsque le cri de guerre des Apaches résonna, strident et terrible. Des coups de feu se firent entendre, et des cavaliers apaches fondirent comme la foudre sur les Comanches en brandissant leurs armes et en poussant des hurlements terribles.

Le Chat-Noir, à la tête de plus de cinq cents guerriers, avait surpris les Comanches.

Le village était envahi par les Apaches.

Alors ce fut un désordre, un pêle-mêle et un chaos affreux.

Les femmes, les enfants couraient éperdus dans tous les sens, poursuivis par leurs féroces ennemis qui les scalpaient et les massacraient sans pitié, pendant que les guerriers se réunissaient à grand’peine, mal armés pour la plupart, afin de tenter une résistance désespérée, mais presque impossible.

Les chasseurs, placés, ainsi que nous l’avons dit, sur le rebord d’une hutte d’où ils avaient assisté à la danse, se trouvaient dans une situation on ne peut plus critique ; heureusement pour eux, grâce à leurs vieilles habitudes de coureurs des bois, ils n’avaient pas quitté leurs armes.

Valentin jugea la position du premier coup d’œil.

Il comprit que, à moins d’un miracle, ils étaient tous perdus.

Se plaçant avec ses compagnons devant la jeune fille éperdue pour lui faire un rempart de son corps, il arma résolument son rifle, et, s’adressant à ses amis :

– Enfants ! leur dit-il d’une voix ferme, il ne s’agit pas de vaincre, il faut nous faire tuer ici !

– Faisons-nous tuer ! répondit fièrement don Pablo.

Et d’un coup de crosse il assomma un Apache qui cherchait à escalader la hutte sur laquelle lui et ses compagnons étaient réfugiés.

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