XXIII. Apaches et Comanches

Au point du jour une quarantaine de cavaliers, en tête desquels marchaient le Blood’s Son, don Miguel Zarate et le général Ibañez, prirent la route du village des Comanches, guidés par l’Unicorne.

Au milieu de cette troupe se trouvait Ellen étroitement surveillée.

Harry, le brave chasseur canadien, n’avait pas voulu s’éloigner d’elle et galopait à ses côtés.

La jeune fille avait deviné, malgré les soins dont on l’entourait, et peut-être même à cause de ces soins, qu’elle était considérée plutôt comme prisonnière que comme amie par ces hommes qui l’environnaient ; aussi, au départ du téocali, avait-elle, d’un regard suppliant, demandé à Harry de rester auprès d’elle.

Ce regard, le chasseur l’avait compris, et malgré tout ce que le Blood’s Son avait pu lui dire pour l’engager à se placer avec lui en tête de la caravane, il s’était obstinément tenu à la droite d’Ellen.

Par une coïncidence étrange, pendant que les partisans, commandés par l’Unicorne, quittaient le téocali pour aller chercher au village des Comanches des nouvelles de leurs amis, ceux-ci exécutaient leur fuite miraculeuse, quittaient l’îlot sur lequel ils s’étaient si courageusement défendus, et, après avoir audacieusement traversé le camp des Apaches, se dirigeaient, eux aussi, bien que par un chemin différent, vers le même village.

La marche d’une troupe nombreuse dans le désert est ordinairement moins rapide que celle de quelques hommes.

Cela se comprend facilement.

Deux ou trois hommes allant de compagnie passent facilement partout, glissant dans les taillis et suivant les sentes de bêtes fauves ; mais une quarantaine d’individus contraints d’adopter la file indienne, c’est-à-dire de marcher à la suite les uns des autres dans des chemins problématiques, à peine assez larges pour laisser passer un seul cavalier de front, sont contraints de ralentir leur course et de n’avancer qu’avec des précautions extrêmes, surtout dans une expédition du genre de celle que les partisans entreprenaient.

Aussi, malgré toute la diligence qu’ils faisaient, ils n’avançaient que lentement. Cependant le disque rougeâtre du soleil descendait rapidement à l’horizon, l’ombre des grands arbres s’allongeait de plus en plus, la brise du soir commençait par intervalles à faire frissonner les cimes houleuses des forêts vierges qui s’étendaient à perte de vue à droite des voyageurs, et, sur la rive du fleuve, les alligators quittaient d’un pas lourd les bancs de vase dans lesquels ils s’étaient jusqu’alors paresseusement vautrés aux chauds rayons du soleil pour regagner les eaux profondes du Gila.

Les chevaux et les voyageurs, harassés par les fatigues d’une longue route, se traînaient avec peine, lorsque tout à coup l’Unicorne, qui devançait la troupe d’une centaine de pas environ, tourna bride et rejoignit au galop ses compagnons.

Ceux-ci firent halte pour l’attendre.

– Qu’y a-t-il ? demanda le Blood’s Son dès que le chef fut auprès de lui. Mon frère a-t-il vu quelque chose qui l’inquiète ?

– Oui, répondit laconiquement l’Indien.

– J’attends que mon frère s’explique.

– Le désert n’est pas calme, reprit le chef d’une voix grave, les vautours et les aigles à tête blanche volent en longs cercles, les daims et les bisons courent effarés, les asshathos bondissent dans tous les sens, et les antilopes fuient de toute la vitesse de leurs jambes dans la direction du Nord.

Le Blood’s Son fronça les sourcils et resta un instant sans répondre.

Les Mexicains l’examinaient avec inquiétude.

Enfin il releva la tête.

– Que concluez-vous de ces signes ? dit-il au chef comanche.

– Ceci : les Apaches parcourent la prairie ; ils sont nombreux, car le calme est troublé sur une vaste étendue de terrain.

– Pourquoi les Apaches plutôt que d’autres ? reprit le Blood’s Son ; des coureurs des bois ne peuvent-ils causer, de même que les Indiens, la perturbation dont vous vous êtes aperçu ?

Le guerrier comanche secoua négativement la tête.

– Ce sont des Apaches, reprit-il péremptoirement : nous ne sommes pas dans la saison des grandes chasses, les animaux ne sont pas troublés par l’homme à cette époque de l’année ; ils le savent et l’évitent sans le fuir d’une course désespérée, ils sont certains de ne pas être poursuivis.

Les coureurs des bois marchent isolément ou seulement trois ou quatre ensemble, usant de précautions pour ne pas effrayer le gibier. Mais les Apaches sont des chiens ignorants qui, de même que les coyotes auxquels ils ressemblent, se réunissent continuellement en troupes nombreuses, et, au lieu de marcher comme des hommes ou des guerriers, passent comme un ouragan sur la prairie en brûlant, détruisant et dévastant tout sur leur passage.

– C’est vrai, murmura le Blood’s Son, votre sagacité ne vous a pas trompé, chef ; les Apaches seuls doivent être près d’ici.

– Bon ; et que fera mon frère ? demanda le Comanche.

L’œil de l’inconnu lança un sombre éclair.

– Nous les combattrons, dit-il.

L’Indien fit un mouvement imperceptible des épaules.

– Non, dit-il, cela ne vaut rien ; il ne faut pas combattre en ce moment.

– Parlez alors, au nom du diable ! s’écria l’inconnu avec impatience, et expliquez-nous votre projet.

L’Indien sourit.

– Mon frère est vif, dit-il.

Le Blood’s Son, honteux de l’emportement auquel il s’était laissé entraîner, avait déjà repris son sang-froid.

– Pardonnez-moi, chef, répondit-il. J’ai tort.

Et il lui tendit la main ; l’Unicorne la saisit et la serra cordialement.

– Mon frère est sage, reprit-il ; je sais qu’il n’a pas voulu insulter un ami.

– Parlez, chef, l’heure se passe ; expliquez-moi votre plan.

– Derrière cette colline s’élève le village de l’Unicorne, dit le chef ; les guerriers resteront ici pendant qu’il s’avancera seul, afin de savoir ce qui se passe.

– Bon ; mon frère peut aller, nous attendrons.

Dans le désert, les longues conversations ne sont pas de mise ; les instants sont trop précieux pour les perdre en vaines paroles.

L’Indien piqua son cheval et s’éloigna.

Bientôt il disparut aux regards de ses compagnons.

– Que pensez-vous de ce que vient de nous dire le chef ? demanda le général.

– C’est fort grave, répondit l’inconnu. Les Indiens sont extraordinaires pour savoir ce qui se passe dans le désert ; ils ont pour cela un instinct infaillible qui ne les trompe jamais. Celui-ci est un des plus intelligents que je connaisse.

Je ne sais que deux hommes au monde capables de lutter avec lui, cet affreux coquin de Cèdre-Rouge et don Valentin, ce chasseur français que les Indiens eux-mêmes ont surnommé le chercheur de pistes.

– Ah ! fit don Miguel ; ainsi votre opinion est…

– Que nous devons attendre le résultat de la démarche que l’Unicorne tente en ce moment ; son village n’est qu’à une heure de marche tout au plus du lieu où nous nous trouvons.

– Mais alors pourquoi nous arrêter ?

– Un Indien ne rentre jamais chez lui sans s’assurer que tout est en ordre ; qui peut prévoir ce qui s’est passé pendant son absence ?

– C’est juste ; attendons donc, reprit l’hacendero en étouffant un soupir.

– Attendons, murmura le général.

Près d’une heure s’écoula ainsi ; tous les partisans, fièrement campés sur leur selle, le doigt placé sur la détente de leur fusil ou de leur rifle, l’œil et l’oreille au guet, restaient immobiles comme des statues de bronze florentin.

Cependant le soleil avait disparu dans un flot de vapeurs flamboyantes, l’ombre tombait rapidement du ciel et s’étendait peu à peu sur le désert comme un épais linceul ; déjà dans le bleu sombre les étoiles s’allumaient les unes après les autres.

L’Unicorne ne revenait pas.

Les chasseurs n’échangeaient pas une parole ; chacun, intérieurement persuadé que la position était grave, réfléchissait profondément.

Aucun bruit ne troublait le silence de mort qui planait sur la prairie, si ce n’est, par intervalles, les glapissements lointains des coyotes qui se mêlaient aux rauques rugissements des cougouars et des panthères, et le frémissement sourd et continu des eaux du Rio-Gila sur les galets et les rochers qui bordent ses rives.

Soudain le Blood’s Son, dont l’œil était opiniâtrement resté fixé dans la direction où le Comanche avait disparu, tressaillit légèrement et murmura doucement à l’oreille de don Miguel ces deux mots :

– Le voilà !

En effet, le galop d’un cheval résonna dans le lointain, se rapprocha rapidement, et le chef apparut.

– Eh bien ? lui cria l’inconnu.

– Koutonepi et la vierge pâle sont au village, dit-il ; le chasseur a délivré la jeune fille.

– Ah ! s’écria don Miguel, Dieu soit loué !

L’Unicorne le regarda d’un œil triste.

– Les Apaches les poursuivent, dit-il ; en ce moment le village est attaqué, mais nos amis se défendent bravement.

– Volons à leur secours ! s’écrièrent les Mexicains.

Le Blood’s Son se tourna vers eux.

– Patience, dit-il ; laissez le chef s’expliquer.

– Mon frère pâle, continua le Comanche, avec la moitié de ses guerriers tournera la colline et entrera dans le village par le nord, tandis que moi, avec l’autre moitié, j’entrerai par le sud.

– Bon ! fit le Blood’s Son ; mais nous sommes loin encore, peut-être nos amis ne pourront-ils pas tenir jusqu’à notre arrivée.

L’Unicorne sourit avec dédain.

– Les Apaches sont des chiens poltrons, dit-il ; les Comanches se défendront : ils ne savent pas fuir.

Sans répondre, le partisan partagea sa troupe en deux parties.

Il prit le commandement de la première et confia celui de la seconde au guerrier comanche.

Tous ces hommes étaient des Indiens habitués de longue main à une guerre d’embûches et de surprises : ce hardi coup de main était pour eux une bonne aubaine ; l’œil étincelant, les lèvres frémissantes, bien qu’impassibles en apparence, ils attendaient avec impatience le signal du départ.

– Allons ! s’écria le Blood’s Son en brandissant son rifle au-dessus de sa tête.

Tous se courbèrent sur le cou de leurs chevaux et s’élancèrent.

Arrivées au pied de la colline, les deux troupes se séparèrent ; l’une prit à gauche, l’autre à droite.

Ellen était restée en arrière sous la garde de quelques guerriers et du chasseur canadien, qui n’avait pas voulu se séparer d’elle.

Cette petite troupe s’avançait doucement en arrière-garde.

Cependant les partisans arrivaient sur le village avec une rapidité vertigineuse.

Il était temps qu’ils parussent, le village, enveloppé de flammes, semblait un volcan. À la lueur de l’incendie, on voyait des ombres bondir effarées courant çà et là, et des cris de douleur et de rage mêlés à des décharges d’armes à feu s’élevaient sans interruption de ce foyer incandescent.

Les partisans se précipitèrent dans cette horrible fournaise en rugissant leur cri de guerre et en brandissant leurs armes.

La mêlée devint effroyable.

Les Apaches, attaqués ainsi de deux côtés à la fois, eurent un moment de stupeur qui se changea bientôt en une panique et une déroute complète, à la vue de ces adversaires nouveaux qui semblaient surgir de terre pour les anéantir et changer leur triomphe en défaite.

Mais la fuite n’était pas facile. Toute la population du village était en armes ; les femmes, les enfants, se joignant aux guerriers, et électrisés par leur exemple, se précipitèrent avec rage sur les Apaches, qui, voyant leur coup de main échoué, ne cherchaient plus qu’à regagner la campagne.

Pendant un quart d’heure le massacre fut horrible.

Enfin les Apaches guidés par Stanapat et le Chat-Noir, qui faisaient vainement des prodiges de valeur afin de rétablir le combat, réussirent à faire une trouée dans la masse de leurs ennemis, et ils s’élancèrent dans toutes les directions suivis de près par les Comanches qui les abattaient à coups de massue et les scalpaient sans pitié.

Une seule troupe résistait encore.

Adossés aux palissades qu’ils n’avaient pas eu le temps de franchir, les pirates, portant au milieu d’eux le corps de leur Gazelle chérie, avaient reculé pas à pas devant les ennemis qui les enveloppaient de toutes parts, revenant contre leurs adversaires et les obligeant parfois à reculer à leur tour.

Mais la lutte était trop inégale. Une plus longue résistance était impossible désormais.

Les pirates, profitant habilement d’un moment de désordre, prirent leur course chacun d’un côté différent, pensant de cette façon échapper plus facilement.

Sandoval avait chargé sur ses fortes épaules le corps de la jeune fille, et, par un effort inouï que le désespoir seul pouvait faire réussir, il avait sauté dans la campagne où il espérait s’échapper au milieu des hautes herbes.

Peut-être y serait-il parvenu, mais il avait affaire à quatre individus qui semblaient s’être donné la tâche de s’emparer de lui.

Au moment où il se relevait après le saut qu’il venait de faire, Valentin et ses compagnons se jetèrent sur lui sans lui laisser le temps de se défendre, et, malgré sa résistance désespérée et ses hurlements de bête fauve, ils le garrottèrent solidement.

Le vieux pirate, en se voyant prisonnier, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et, lançant un regard chargé de tristesse sur celle qu’il n’avait pu sauver, il poussa un profond soupir, et une larme brûlante coula silencieuse sur ses joues hâlées.

Au même instant, Ellen entrait dans le village, au milieu de son escorte.

En l’apercevant, Valentin tressaillit.

– Oh ! murmura-t-il, où donc est doña Clara ?

– Ma fille ! ma fille ! s’écria l’hacendero apparaissant tout à coup devant le chasseur, les vêtements en désordre et le front pâle.

Le malheureux père, depuis qu’il était entré dans le village, ne s’était occupé que d’une chose :

Chercher sa fille !

Suivi pas à pas par le général, il s’était enfoncé au plus épais de la mêlée, demandant sa fille à tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, écartant du bras les armes qui le menaçaient, ne songeant pas à la mort qui, à chaque pas, se dressait devant lui sous toutes les formes. Protégé comme par un charme invisible, il avait parcouru tout le village, était entré dans toutes les huttes que l’incendie avait respectées, ne voyant rien, n’écoutant rien, n’ayant qu’un seul but, trouver son enfant.

Hélas ! ses recherches avaient été vaines.

Doña Clara avait disparu. Depuis que Valentin l’avait confiée à Schaw, nul ne savait ce qu’elle était devenue.

L’hacendero tomba dans les bras de son ami en éclatant en sanglots déchirants.

– Ma fille ! s’écria-t-il d’une voix navrante ; Valentin, rendez-moi ma fille !

Le chasseur le serra sur sa loyale poitrine.

– Courage ! pauvre père, lui dit-il, courage !

Mais l’hacendero ne l’entendait plus, la douleur l’avait enfin vaincu.

Il était évanoui.

– Oh ! fit Valentin, Cèdre-Rouge ! race de vipère, ne parviendrai-je donc pas, un jour, à vous poser le talon sur la poitrine !

Aidé par le général et par don Pablo, il transporta don Miguel dans la loge de médecine que l’incendie n’avait pu atteindre, et il l’étendit sur un lit de feuilles sèches.

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