XXIV. La Danse du Scalp

Le combat terminé, les Comanches s’occupèrent à réparer les dégâts causés par l’attaque des Apaches.

Bien que leurs pertes fussent grandes, elles ne l’étaient pourtant pas autant qu’on aurait pu le supposer, parce que, comme la saison était déjà avancée, ils avaient expédié la plus grande partie de ce qu’ils possédaient à leur village d’hiver.

Nous ferons remarquer ici, une seconde fois, que les Indiens du Far West, en général, habitent l’été dans des villages construits pour la plupart sur les rives des fleuves ; mais dès que le froid commence à se faire sentir, ils se retirent sous le dôme inexploré des forêts vierges, et là, dans l’épaisseur des bois, sur des pointes de rochers inaccessibles, résident dans ce qu’ils nomment leurs villages d’hiver.

Cette circonstance toute fortuite sauva la plus grande partie des richesses des Comanches.

D’un autre côté, les Apaches avaient été tellement pressés, la défense s’était si promptement organisée, elle avait été si opiniâtre, qu’ils n’avaient pas eu le temps de piller.

Il est vrai que tous les callis étaient réduits en cendres, mais ce dommage était minime et pouvait en quelques jours être réparé.

Ce qu’il y avait de plus sérieux, c’était la perte de vingt et quelques guerriers qui s’étaient courageusement fait tuer en défendant leurs foyers. Quelques femmes et quelques enfants avaient aussi succombé, mais les Apaches avaient éprouvé des pertes autrement importantes : sans compter plus de quatre-vingts guerriers tués surtout pendant la déroute, le Chat-Noir et six autres guerriers apaches étaient tombés vivants au pouvoir de leurs adversaires.

Un sort horrible leur était réservé.

– Que veut faire mon frère de ses prisonniers ? avait demandé l’Unicorne à Valentin.

– Que mon frère ne s’inquiète pas d’eux, avait répondu celui-ci ; ce sont des blancs, je tiens à en disposer à mon gré.

– Il sera fait ainsi que mon frère le désire.

– Merci, chef ; je voudrais seulement, si cela est possible, que vous mettiez à ma disposition un ou deux guerriers pour les garder.

– C’est inutile, interrompit Sandoval ; je vous donne ma parole d’honneur, pour moi et mon compagnon, de ne pas chercher à fuir avant vingt-quatre heures.

Valentin fixa sur lui un regard qui semblait vouloir sonder ses plus secrètes pensées.

– C’est bien, lui dit-il au bout d’un instant, j’accepte votre parole.

– Est-ce que vous allez laisser ce pauvre enfant sans secours ?

– Vous l’aimez ?

– Comme mon fils, sans cela m’auriez-vous pris ?

– Très-bien, on tâchera de le sauver ; mais peut-être vaudrait-il mieux qu’il mourût en ce moment.

– Peut-être, répondit le vieux pirate en hochant la tête et comme se parlant à lui-même.

– Dans quelques instants commencera la danse du scalp, mon frère y assistera-t-il ? demanda l’Unicorne.

– J’y assisterai, répondit Valentin, qui, bien que se souciant fort peu de cette cérémonie, comprit qu’il serait impolitique de ne pas y paraître.

Nous avons dit plus haut que la fille du squatter était, elle aussi, arrivée au village. En l’apercevant, don Pablo sentit son cœur tressaillir dans sa poitrine, et un frisson agita tous ses membres.

Ellen, dont le regard errait à droite et à gauche, sans but, jeta par hasard les yeux sur lui ; soudain elle rougit et abaissa comme un rideau ses paupières pour cacher l’éclair de plaisir qui avait à sa vue jailli malgré elle de son regard.

Instinctivement elle s’était sentie rassurée en sachant auprès d’elle ce jeune homme que pourtant elle connaissait à peine, et qui une fois ou deux seulement lui avait adressé la parole ; un cri de joie expira sur ses lèvres.

Don Pablo s’avança vers elle ; déjà il avait appris par quel concours de circonstances singulières elle se trouvait entre les mains des partisans.

– Vous êtes libre, mademoiselle, lui dit-il ; désormais vous n’aurez plus rien à redouter ici, car vous êtes sous ma sauvegarde.

– Et sous la mienne, dit Harry d’un ton bourru, en toisant avec hauteur don Pablo ; seul, je suffis pour défendre miss Ellen de toute insulte.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard d’une expression indéfinissable.

Au premier mot, chacun d’eux avait reconnu dans l’autre un rival.

– Je ne prétends nullement soustraire miss Ellen à votre protection, caballero, répliqua froidement le Mexicain ; seulement, comme vous êtes étranger dans ce village où je me trouve au milieu d’amis dévoués, je crois que mon appui ne lui sera pas inutile et je le lui offre, voilà tout.

– Je l’accepte avec reconnaissance, caballero, répondit-elle avec un charmant sourire. Soyez assez bon, je vous prie, pour user de votre influence afin de me procurer un abri sous lequel je puisse prendre quelques instants d’un repos dont j’ai le plus grand besoin.

– Veuillez me suivre, répondit le jeune homme en s’inclinant, vos désirs vont immédiatement être satisfaits.

Ellen se tourna alors vers Harry.

– Merci, frère, lui dit-elle en lui tendant cordialement la main. Pensez à vous maintenant ; à bientôt. Et elle ajouta en s’adressant à don Pablo : Je vous suis, caballero.

Le chasseur canadien resta un instant abasourdi de ce leste congé, mais relevant bientôt la tête :

– Hum ! murmura-t-il, c’est ainsi qu’elle me renvoie !… Pourquoi lui en vouloir ? toutes les femmes sont les mêmes !… et puis, j’ai juré de la défendre ! puis-je donc l’obliger à m’aimer !

Et après ces réflexions philosophiques qui lui avaient rendu toute sa tranquillité d’esprit, il plaça son rifle sur l’épaule et alla tranquillement se mêler aux partisans du Blood’s Son.

Don Pablo, cependant, avait conduit la jeune fille dans un calli miraculeusement préservé de l’incendie.

Au moment où ils entraient, ils furent rejoints par Valentin.

– Oh ! fit-il gaiement, une femme ! Tant mieux.

Et faisant étendre la Gazelle blanche sur des peaux de bison :

– Tenez, continua-t-il en souriant, permettez-moi, madame, de confier à vos soins ce jeune homme que mon ami Curumilla a à demi assommé ; c’est presque un enfant, nous allons tâcher tous ensemble de le rappeler à la vie.

Pedro Sandoval, dès qu’il avait eu donné sa parole d’honneur, bien qu’on lui eût enlevé ses armes, avait été débarrassé de ses liens ; il était donc libre.

– Compañero, dit-il, laissez la señora faire ce qu’il faut, elle s’en acquittera mieux que nous. Nous sommes de trop ici, sortons, votre prisonnier est une femme.

– Une femme ! s’écrièrent les deux hommes avec étonnement.

– Pauvre enfant ! murmura Ellen avec compassion. Oh ! soyez tranquilles, messieurs, j’en aurai soin.

– Merci, madame, merci, dit le vieux pirate en saisissant et en baisant à plusieurs reprises la main de la jeune fille, je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour la voir me sourire encore une fois.

– Est-ce donc votre fille ? demanda Ellen avec intérêt.

Le pirate secoua la tête avec tristesse.

– Nous n’avons ni enfants, ni famille, nous autres, les maudits de la civilisation, dit-il d’une voix sombre ; mais presque depuis sa naissance j’ai veillé sur cette pauvre fille, je l’aime comme nous sommes susceptibles d’aimer ; je lui ai toujours servi de père, ma plus grande douleur aujourd’hui est de la voir souffrir sans pouvoir la soulager.

– Laissez-moi ce soin, j’espère que bientôt vous entendrez sa voix et qu’elle vous sourira.

– Oh ! faites cela, madame, s’écria-t-il avec exaltation ; et moi qui jamais n’ai cru à rien, je vous adorerai à deux genoux comme un ange du ciel !

La jeune fille émue d’un amour si dévoué et si naïf dans une nature abrupte comme celle du pirate, lui renouvela l’assurance de prodiguer à la prisonnière tous les soins que réclamait sa position, et les deux femmes restèrent seules dans la tente.

Cependant un nouveau village semblait, comme par enchantement, sortir des ruines de l’ancien.

En quelques heures, des tentes de bison avaient été dressées de toutes parts. C’est à peine s’il restait quelques traces du sanglant combat dont le jour même ce lieu avait été le théâtre.

Un feu avait été allumé sur la grande place, et les prisonniers apaches, attachés à des poteaux plantés exprès pour eux, attendaient impassibles qu’on décidât de leur sort.

Tout se préparait pour la danse du scalp, que les Comanches nomment zishdi-arichi.

Une foule d’hommes, grands, beaux, bien parés, envahirent bientôt tous les recoins de la place.

Ils s’étaient noirci le visage, ainsi que l’Unicorne et Pethonista, qui tous deux les conduisaient ; puis les femmes âgées et les enfants arrivèrent en procession et se placèrent derrière les hommes.

D’autres femmes vinrent ensuite en colonne serrée, deux à deux et occupèrent le centre de la place.

Leur pas était court et lent.

Sept guerriers de la bande des Vieux Chiens formaient la musique ; eux aussi s’étaient peint le visage en noir ; trois d’entre eux portaient des tambours, les quatre autres des chichikoués.

Les guerriers, enveloppés dans leurs robes de bison, avaient la tête découverte, généralement ornée de plumes de chat-huant ou d’autres oiseaux, qui retombaient par derrière.

Le visage des femmes était peint aussi, les unes en noir, chez les autres en rouge, elles portaient des robes de bison, ou des couvertures de laine de différentes couleurs.

Deux ou trois femmes des principaux chefs avaient des robes de bison blanc et portaient sur la tête une plume d’aigle posée perpendiculairement.

Comme le Rayon-de-Soleil, femme de l’Unicorne, était absente, la première femme de Pethonista la remplaçait, et seule, en sa qualité de chefesse, était coiffée du grand bonnet sacré, de plumes, nommé mahchsi-akoub-acheka.

Toutes les autres femmes tenaient en main des casse-têtes ou des fusils ornés de drap rouge et de petites plumes, dont elles frappaient la crosse à terre en dansant.

Nous ferons observer ici que dans la danse du scalp ce sont les femmes qui portent les armes et le costume de guerre à l’exclusion des hommes.

La chefesse se tenait à l’extrémité droite de la bande. Elle avait à la main un long bâton, au haut duquel étaient suspendues quatre chevelures encore dégouttantes de sang, surmontées d’une pie empaillée les ailes éployées ; un peu plus bas, sur le même bâton, se trouvaient cinq autres chevelures.

En face de la chefesse se tenait une autre femme qui portait huit scalps ou bidaru de la même façon ; la plupart des autres en avaient soit un, soit deux.

Les femmes se formèrent en demi-cercle ; les musiciens, placés à droite, commencèrent leur bruit assourdissant en tapant de toutes leurs forces sur les tambours, en chantant leurs exploits ou coups et en secouant les chichikoués.

Alors les femmes se mirent à danser. Elles faisaient de petits pas en se balançant à droite et à gauche ; les deux extrémités du cercle avançaient et reculaient alternativement ; les danseuses chantaient à tue-tête d’une voix glapissante et formaient un effroyable concert qui ne se peut comparer qu’au miaulement furieux d’une multitude de chats.

Les guerriers apaches faits prisonniers dans le combat étaient attachés à des poteaux au centre du cercle. Chaque fois que dans leurs évolutions les femmes se rapprochaient d’eux, elles les accablaient d’injures, leur crachaient au visage, les traitant de lâches, de lièvres, de lapins, de chiens sans cœur.

Les Apaches souriaient à ces insultes auxquelles ils ne répondaient qu’en énumérant les pertes qu’ils avaient fait éprouver aux Comanches et les guerriers qu’ils leur avaient tués.

Lorsque la danse eut duré à peu près une heure, les femmes, brisées de fatigue, furent contraintes de se reposer.

Les guerriers s’avancèrent à leur tour et prirent place devant les prisonniers.

Parmi eux, il y en avait un que Valentin aurait voulu sauver.

C’était le Chat-Noir.

Le chasseur résolut de s’interposer et d’user de toute son influence sur l’Unicorne pour obtenir la vie du chef apache.

Valentin ne se dissimulait pas les difficultés d’une telle entreprise avec des gens pour lesquels la vengeance est le premier devoir, et dont il craignait surtout de s’aliéner l’esprit ; mais de fortes raisons le poussaient à agir ainsi qu’il allait le faire, et il résolut de tenter l’aventure.

Il s’avança, sans hésiter, vers l’Unicorne qui dirigeait les apprêts du supplice des prisonniers, et lui touchant légèrement le bras :

– Mon frère est le premier sachem des Comanches, lui dit-il.

Le chef s’inclina silencieusement.

– Son calli, continua Valentin d’une voix insinuante, disparaît sous les scalps de ses ennemis, tant ils sont nombreux, car mon frère est plus terrible que la foudre dans le combat !

L’Indien regarda le chasseur avec un orgueilleux sourire.

– Que désire mon frère ? demanda-t-il.

– L’Unicorne, reprit Valentin, n’est pas moins sage au feu du conseil qu’il n’est intrépide dans la bataille ; il est le plus expérimenté et le plus vénéré des guerriers de sa nation.

– Que mon frère, le grand chasseur pâle, s’explique clairement afin que je le comprenne, répondit le sachem avec une nuance d’impatience.

– Que mon frère m’écoute un instant, reprit impassiblement Valentin : plusieurs guerriers apaches sont tombés vivants entre ses mains.

– Ils vont mourir ! dit le chef d’une voix sourde.

– Pourquoi les tuer ? ne vaut-il pas mieux les mettre à rançon et les renvoyer dans leur tribu, afin de prouver aux Apaches que les Comanches sont de grands guerriers qui ne les redoutent point ?

– Les Faces Pâles n’entendent rien à la guerre ; un homme mort n’est plus à craindre. Si l’on pardonne à un ennemi, on s’expose à ce qu’il vous prenne la chevelure le lendemain. Les Apaches doivent mourir. Ils ont brûlé mon village, tué les femmes et les enfants de mes jeunes hommes ; le sang veut le sang. Dans une heure, ils auront vécu.

– Très bien, répondit le chasseur qui comprit que s’il s’obstinait à vouloir sauver tous les prisonniers il ne réussirait pas et qui à contre-cœur consentit à faire des concessions, les guerriers doivent mourir, c’est la loi de la guerre, je ne cherche pas à m’y opposer ; mais parmi eux, il en est un pour lequel mon cœur se gonfle de pitié !

– Les prisonniers apaches sont à moi, objecta l’Unicorne.

– Sans contredit, et mon frère a le droit d’en disposer comme il lui plaît sans que je puisse le trouver mauvais ; aussi est-ce une grâce que je demande à mon frère.

Le chef fronça imperceptiblement le sourcil.

Valentin continua sans paraître s’apercevoir du mécontentement tacite du Comanche.

– J’ai un grand intérêt à sauver cet homme, dit-il.

– Mon frère est blanc. Les Faces Pâles ont la langue dorée, ils savent trouver des paroles qui disent tout ce qu’ils veulent. Mon frère sait que je n’ai rien à lui refuser : quel est le guerrier qu’il désire sauver ?

– Mon frère m’assure-t-il que, quel que soit l’homme dont je lui demanderai la vie, cet homme ne périra pas ?

Le chef comanche garda un instant le silence, fixant un regard profond sur le chasseur qui, de son côté, l’examinait avec attention.

– L’Unicorne est mon ami, continua Valentin ; j’ai un rifle tout neuf, s’il plaît à mon frère, je le lui donnerai.

À cette insinuation, un léger sourire éclaira le visage du chef.

– Bon ! j’accepte le fusil, répondit-il ; c’est une bonne arme pour un Sachem. Mon frère a ma parole : quel est le guerrier qu’il veut sauver ?

– Le Chat-Noir.

– Ooah ! je m’en doutais ; enfin, n’importe, mon frère peut être tranquille, le Chat-Noir sera sauvé.

– Je remercie mon frère, dit Valentin avec effusion ; je vois que son cœur est loyal, c’est un grand guerrier.

Puis, après avoir serré affectueusement la main du chef, Valentin regagna sa place en étouffant un soupir de satisfaction.

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