XXII. Explications

Nous sommes contraint de faire rétrograder notre histoire de quelques pas, afin d’expliquer au lecteur l’arrivée du secours qui, en un instant, avait changé la face du combat et avait sauvé Valentin et ses amis de la captivité et peut-être de la mort.

L’Unicorne surveillait avec soin les mouvements du Cèdre-Rouge et de sa troupe ; depuis l’entrée du pirate dans le désert, il ne l’avait pas un instant perdu de vue.

Caché derrière les épais taillis du fleuve, il avait assisté, spectateur invisible, à la lutte du bandit avec les chasseurs ; mais avec cette circonspection qui fait le fond du caractère indien, il avait laissé à ses amis entière liberté d’agir à leur guise, se réservant d’intervenir si besoin était.

Lorsqu’il eut vu le pirate désarmé et réduit aux abois, il jugea inutile de le suivre plus longtemps, et se dirigea vers son village, afin de convoquer ses guerriers et d’aller à leur tête attaquer le camp des chasseurs de chevelures.

Le chef comanche était seul avec sa femme, le Rayon-de-Soleil, dont il ne se séparait presque jamais.

Tous deux galopaient en suivant les bords du Gila, tout en ayant soin de rester cachés derrière les fourrés de lianes de la rive, lorsque soudain des cris assourdissants, mêlés à des coups de feu et au galop précipité d’un cheval, frappèrent leurs oreilles.

L’Unicorne fit signe à sa compagne de s’arrêter et mit pied à terre.

Puis, rampant avec précaution dans les buissons, il se glissa comme un serpent dans les hautes herbes jusqu’à la lisière du bois taillis qui l’abritait.

Arrivé là, il se redressa avec précaution sur les genoux, tendit la tête en avant et regarda.

Un homme, portant en travers devant lui une femme évanouie, accourait à toute bride.

Dans le lointain, plusieurs guerriers indiens, fatigués sans doute d’une inutile poursuite, s’éloignaient à petits pas et allaient disparaître derrière une colline.

Cependant le fugitif approchait rapidement.

L’Unicorne le reconnut au premier coup d’œil pour un blanc.

Cet homme, arrivé à une légère distance de l’endroit où le chef comanche se tenait en embuscade, tourna plusieurs fois la tête en arrière avec inquiétude ; puis, après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, il descendit de cheval, prit dans ses bras la femme évanouie, l’étendit avec précaution sur l’herbe, et courut en toute hâte emplir son chapeau à la rivière.

Cet homme était Harry, le chasseur canadien ; la femme était Ellen.

Dès qu’il se fut éloigné, l’Unicorne s’élança de sa cachette en faisant signe à sa femme de le suivre, et tous deux s’approchèrent de la jeune fille qui gisait sur le sol privée de sentiment.

Le Rayon-de-Soleil s’agenouilla auprès de l’Américaine, souleva doucement sa tête, et se mit en devoir de lui prodiguer ces soins intelligents dont les femmes seules ont le secret.

Presque aussitôt, Harry revint en courant ; mais à la vue de l’Indien, il poussa un cri de surprise et laissa tomber son chapeau en saisissant vivement un pistolet à sa ceinture.

– Ooah ! fit impassiblement l’Unicorne, que mon frère pâle ne tourmente pas ses armes, je suis un ami.

– Un ami ? répondit Harry d’un ton de mauvaise humeur ; guerrier peau rouge peut-il donc être l’ami d’un blanc ?

Le chef croisa ses bras sur sa large poitrine et s’avança résolument vers le chasseur.

– J’étais embusqué à dix pas dans les hautes herbes, dit-il ; si j’étais ton ennemi, le visage pâle serait mort maintenant.

Le Canadien secoua la tête.

– C’est possible, fit-il. Dieu veuille que vous parliez franchement, car la lutte que je viens de soutenir pour sauver cette pauvre femme m’a tellement épuisé que je ne pourrais la défendre contre vous.

– Bon ! reprit l’Indien, elle n’a rien à redouter : l’Unicorne est chef de sa nation, lorsqu’il donne sa parole on doit y croire.

Et il tendit loyalement la main au chasseur.

Celui-ci hésita un instant, mais prenant soudain sa résolution, il serra cordialement cette main en disant :

– Je vous crois, chef, votre nom m’est connu ; vous avez la réputation d’un homme sage et d’un brave guerrier, je me fie à vous ; mais, je vous en supplie, aidez-moi à secourir cette malheureuse jeune fille.

Le Rayon-de-Soleil releva doucement la tête, et fixant sur le chasseur ses yeux, que jusque-là elle avait tenus fixés sur Ellen, elle lui lança un regard chargé d’une douce compassion et lui dit, de sa voix harmonieuse :

– La jeune vierge pâle ne court aucun danger, dans quelques instants elle reviendra à elle ; que mon frère se rassure.

– Merci ! merci ! jeune femme, dit chaleureusement le Canadien ; l’espérance que vous me donnez me comble de joie : je pourrai donc à présent m’occuper de venger mon pauvre Dick.

– Que veut dire mon frère ? demanda le chef surpris de l’éclair de haine qui avait jailli de l’œil noir du chasseur.

Celui-ci, rassuré sur le compte de sa compagne et séduit par l’accueil franc et loyal que lui avait fait l’Indien, n’hésita pas à lui confier non seulement ce qui venait de lui arriver, mais encore les causes qui l’avaient conduit dans cette contrée déserte, à la suite de la jeune fille.

– Maintenant, dit-il en terminant, je ne forme plus qu’un désir, mettre en sûreté cette jeune fille, puis après venger mon ami !

L’Indien avait écouté, impassible, sans l’interrompre une seule fois, le long récit du chasseur. Lorsqu’il fut terminé, il parut réfléchir quelques instants, et répondit au Canadien en posant la main sur son épaule :

– Ainsi mon frère veut se venger des Apaches ?

– Oui, s’écria le chasseur ; dès que cette jeune femme sera en lieu sûr, je me mettrai sur leurs traces.

– Oh ! fit l’Indien en secouant la tête, un homme seul ne peut se mesurer contre cinquante.

– Peu m’importe le nombre de mes ennemis, pourvu que je puisse les atteindre.

L’Unicorne lança au hardi jeune homme un regard d’admiration.

– Bon, dit-il, mon frère est brave, je l’aiderai à se venger.

En ce moment Ellen ouvrit faiblement les yeux.

– Où suis-je ? murmura-t-elle.

– Rassurez-vous Ellen, répondit le chasseur ; pour le moment du moins vous n’avez rien à craindre, vous êtes entourée d’amis.

– Doña Clara, où est-elle donc ? je ne la vois pas, reprit-elle faiblement.

– Plus tard je vous dirai ce qui est arrivé, Ellen, fit le chasseur.

La jeune fille poussa un soupir et se tut.

Elle avait compris que Harry ne voulait pas lui annoncer un nouveau malheur dans l’état de faiblesse où elle se trouvait.

Cependant, grâce aux soins incessants de Rayon-de-Soleil, Ellen ne tarda pas à reprendre complètement connaissance.

– Ma sœur sent-elle ses forces revenir ? lui demanda l’Indienne avec sollicitude.

– Oh ! fit-elle, je suis bien maintenant.

L’Unicorne fixa sur elle un regard profond.

– Oui, dit-il, à présent ma sœur est en état de marcher. Il est temps de partir, notre route est longue ; le Rayon-de-Soleil donnera son cheval à la vierge pâle, afin qu’elle puisse nous suivre.

– Où donc voulez-vous nous conduire, chef ? demanda le chasseur avec une inquiétude mal dissimulée.

– Mon frère ne m’a-t-il pas dit qu’il voulait se venger ? répondit le Comanche.

– Oui, je l’ai dit.

– Eh bien, qu’il me suive, et je le mènerai près de ceux qui l’aideront dans sa vengeance.

– Hum ! murmura le Canadien, je n’ai besoin de personne pour cela.

– Mon frère se trompe, il lui faut des auxiliaires, car l’ennemi qu’il a à combattre est puissant.

– C’est possible, mais encore serait-il bon que je les connusse ces auxiliaires ; je ne suis pas d’humeur à me liguer avec des bandits sans foi ni loi, qui pullulent dans le désert et déshonorent notre couleur. Vrai Dieu ! je suis un franc et honnête chasseur, moi.

– Mon frère a bien parlé, répondit le chef en souriant ; qu’il se tranquillise, il peut avoir toute confiance dans ceux auprès desquels je le conduis.

– Qui sont-ils donc alors ?

– L’un est le père de la femme dont se sont emparés les Apaches, les autres…

– Arrêtez, chef, s’écria vivement le chasseur, cela me suffit, je n’ai pas besoin de connaître les autres, nous partirons quand vous le voudrez, je vous suivrai n’importe où.

– Bien. Que mon frère prépare les chevaux, tandis que je donnerai quelques instructions indispensables à ma ciuatl (femme).

Harry s’inclina en signe de consentement et s’acquitta prestement de cette tâche, tandis que le Comanche prenait sa femme à part et causait quelques instants à voix basse avec elle.

– Maintenant, partons, dit le Comanche en revenant auprès du chasseur.

– Est-ce que le Rayon-de-Soleil ne nous accompagne pas ? demanda Ellen.

– Non, répondit laconiquement le chef.

La jeune indienne fit une gracieuse inclination de tête à la fille du squatter, lui sourit doucement, et se glissant furtivement parmi les arbres, elle disparut presque instantanément aux regards des assistants.

Ceux-ci montèrent à cheval et s’éloignèrent au galop dans une direction opposée.

Nous connaissons les instructions que l’Unicorne avait données au Rayon-de-Soleil ; nous les lui avons vu exécuter, nous ne la suivrons donc pas.

Le guerrier comanche croyait savoir où trouver Valentin et ses compagnons, il se dirigea en ligne droite sur le téocali.

Après le départ du chercheur de pistes, don Miguel et les autres personnages de cette histoire, demeurés à la forteresse du Blood’s Son, avaient continué à dormir paisiblement pendant plusieurs heures encore.

Lorsqu’ils se réveillèrent le soleil était déjà haut à l’horizon.

L’hacendero et le général, fatigués par les émotions du jour précédent et peu habitués à la vie du désert, s’étaient laissés aller au sommeil en hommes qui ont besoin de reprendre des forces. Lorsqu’ils ouvrirent les yeux, un copieux repas les attendait.

Plusieurs jours se passèrent sans incident. L’inconnu, malgré la cordialité de son accueil, se tenait sur une certaine réserve avec ses hôtes, ne parlant avec eux que lorsqu’il le fallait absolument, mais ne cherchant en aucune façon à entamer de ces causeries pendant lesquelles on s’oublie peu à peu et où on arrive insensiblement aux confidences.

Il y avait dans les façons de cet homme étrange quelque chose de glacial dont on ne pouvait se rendre compte, mais qui empêchait toute relation amicale.

Un soir, au moment où don Miguel et le général se préparaient à s’étendre sur les peaux de bêtes fauves qui leur servaient de lit, leur hôte s’approcha d’eux.

Ce jour-là, les deux gentilshommes avaient remarqué une certaine agitation parmi les habitants du téocali. Un mouvement inusité avait eu lieu ; évidemment le Blood’s Son allait tenter une de ces audacieuses expéditions dont il avait l’habitude.

Bien que les deux Mexicains désirassent vivement connaître les projets de leur hôte, ils étaient trop hommes du monde pour l’interroger, et ils avaient renfermé leur curiosité, attendant patiemment une explication qu’il ne tarderait pas sans doute à leur donner.

– Bonne nouvelle, caballeros, leur dit-il en les abordant.

– Oh ! oh ! murmura le général, c’est du fruit nouveau ici.

Don Miguel attendit que leur hôte s’expliquât.

– Un de mes amis, continua le Blood’s Son, est arrivé ce matin ici, en compagnie d’un chasseur canadien et de la fille du Cèdre-Rouge.

À cette révélation imprévue, les deux Mexicains bondirent d’étonnement et de joie.

– Ah ! fit don Miguel, cette femme sera pour nous un précieux otage !

– C’est ce que j’ai pensé, reprit le Blood’s Son. Du reste, la pauvre enfant est complètement innocente des crimes de son père, et si en ce moment elle se trouve en notre pouvoir, ce n’est que parce qu’elle a voulu sauver votre fille, don Miguel.

– Que voulez-vous dire ? demanda l’hacendero avec un frémissement intérieur.

– Vous allez me comprendre, reprit le Blood’s Son.

Alors, sans plus de préambule, il raconta, dans tous leurs détails, à ses hôtes, les divers incidents de la fuite des jeunes filles, incidents que le lecteur connaît déjà.

Lorsqu’il eut terminé son récit, il y eut un instant de silence.

– La position est grave, fit le général en hochant la tête.

– Il faut sauver nos amis, coûte que coûte, s’écria impétueusement don Miguel.

– C’est mon intention, dit le Blood’s Son. Quant à présent, la position s’est plutôt améliorée.

– Comment cela ? demanda l’hacendero.

– Parce qu’il vaut mieux pour doña Clara être prisonnière des Apaches que du Cèdre-Rouge.

– C’est juste, observa don Miguel.

– Hum ! Comment la leur reprendre ? dit le général.

– Cela ne m’inquiète pas, fit le Blood’s Son. Demain, au point du jour, nous nous mettrons en route avec tout notre monde, nous nous rendrons au village de l’Unicorne, qui joindra ses guerriers aux nôtres, et de là nous irons assiéger les Apaches dans leur village.

– Fort bien ; mais qui nous dit que dans ce village nous trouverons ma fille ?

– Au désert, tout se voit, tout se sait. Croyez-vous que don Valentin soit resté inactif depuis qu’il nous a quittés ? Soyez persuadé qu’il est depuis longtemps sur la piste de la jeune fille, si déjà il ne l’a délivrée.

– Dieu le veuille ! soupira tristement le père. Mais qui nous avertira de ce qu’il a fait ?

– Lui-même, soyez-en bien convaincu. Seulement, comme ici nous sommes fort loin du village où probablement votre fille est retenue, il faut nous hâter de nous rapprocher d’elle ; ainsi, mes hôtes, prenez des forces, car la journée de demain sera rude, je vous en avertis. Maintenant, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit et de vous quitter afin de donner les derniers ordres pour le départ.

– Un mot encore, je vous prie.

– Parlez.

– Que comptez-vous faire de cette jeune fille qu’un hasard étrange a fait tomber entre nos mains ?

– Je ne sais ; les événements décideront de son sort : je réglerai ma conduite sur celle de notre ennemi commun.

– Oh ! fit don Miguel, vous l’avez dit vous-même, caballero, cette jeune fille est innocente des crimes de son père.

Le Blood’s Son lui lança un regard d’une expression indéfinissable.

– Ne savez-vous pas, don Miguel, lui répondit-il d’une voix sourde, que, dans ce monde, les innocents payent toujours pour les coupables ?

Et, sans ajouter une parole ; il s’inclina profondément devant les Mexicains et s’éloigna à pas lents.

Les deux hommes le suivirent longtemps des yeux pendant qu’il s’enfonçait dans les sombres profondeurs du téocali ; puis, lorsqu’il eut disparu, ils se laissèrent tomber avec accablement sur leurs lits, sans oser se communiquer les tristes pensées qui les oppressaient.

Share on Twitter Share on Facebook