XXVII. Schaw

Nous avons dit que doña Clara avait disparu.

Au moment où la lutte était la plus acharnée, Valentin, saisissant doña Clara dans ses bras, s’était élancé du rebord de la hutte d’où jusqu’alors il avait combattu, avait confié la jeune fille à Schaw, et s’était rejeté dans la mêlée, à la tête des Comanches, qui, revenus de la terreur causée par l’attaque imprévue de leurs implacables ennemis les Apaches, s’étaient peu à peu ralliés à la voix toute-puissante de leur chef, Pethonista.

– Veille sur elle, avait dit Valentin au fils du Cèdre-Rouge, veille sur elle et, quoi qu’il arrive, sauve-la !

Schaw saisit la jeune fille dans ses bras robustes, la jeta sur ses épaules, et, l’œil étincelant, les lèvres frémissantes, brandissant de la main droite sa hache, cette terrible arme des squatters, qu’il n’abandonnait jamais, il se précipita, tête baissée, au milieu des Apaches, résolu à se faire tuer ou à rompre la barrière humaine qui se dressait menaçante devant lui.

Alors, tel que le sanglier acculé dans son fort, il poussa tout droit devant lui, brisant et renversant sans pitié tout ce qui, homme, femme ou enfant, semblait s’opposer à son passage.

Catapulte vivante, il s’avançait pas à pas sur un monceau de cadavres, baissant incessamment sa hache, qu’il relevait ruisselante de sang.

Il n’avait plus qu’une pensée, une seule, sauver doña Clara ou mourir !

En vain les Apaches se pressaient de toutes parts autour de lui, faucheur implacable, bûcheron fatal, il les abattait comme des épis mûrs ; riant de ce rire sec et strident, contraction nerveuse qui saisit l’homme arrivé au paroxysme de la rage ou du délire.

En effet, en cet instant suprême, Schaw n’était plus un homme, c’était un démon.

Piétinant les corps palpitants qui roulaient en râlant sous les coups terribles de sa hache, sentant sur son épaule frémir le corps délicat de celle pour le salut de laquelle il combattait, il luttait, luttait toujours, sans s’arrêter, dans cette tâche impossible, mais résolu à trouer, quand même, ce mur humain sans cesse renaissant devant lui.

Schaw était un homme d’un courage éprouvé, habitué de longue main aux combats, sans pitié contre les Peaux Rouges. Mais seul, dans cette nuit, éclairée seulement par les reflets sanglants de l’incendie, entouré d’ennemis implacables, cerné comme dans un cercle fatal, il sentait malgré lui la peur l’envahir ! Il respirait avec effort, ses dents étaient serrées, une sueur glacée inondait son corps, et il fut sur le point de se laisser choir.

Tomber, c’était mourir !

Il aurait immédiatement disparu, sous l’implacable avalanche d’Indiens féroces qui hurlaient autour de lui.

Ce découragement n’eut que la durée d’un éclair. Le jeune homme, soutenu par l’espoir, si ancré dans le cœur de l’homme, et, disons-le, par son amour pour doña Clara, se prépara à continuer, quand même, cette lutte inégale.

Bondissant comme un jaguar, il se rejeta dans la mêlée.

Cette lutte d’un homme seul contre une foule d’ennemis avait je ne sais quoi de grandiose et de poignant.

Schaw, comme dans un cauchemar horrible, se débattait en vain contre des nuées d’assaillants sans cesse renaissants. En lui, tout sentiment intime du moi s’était évanoui, il ne pensait plus ; sa vie, pour ainsi dire, était devenue toute physique, ses mouvements étaient automatiques, et son bras se levait et se baissait avec la rigide régularité d’un balancier.

Il était parvenu, sans savoir comment, à franchir l’enceinte fortifiée du village ; à quelques pas de lui seulement, le Rio-Gila coulait silencieusement et lui apparaissait, aux rayons de la lune, comme un immense ruban d’argent.

S’il pouvait arriver au fleuve il était sauvé !

Mais il est une limite que les forces humaines, quelque grandes qu’elles soient, ne peuvent dépasser.

Schaw comprit que cette limite il venait de l’atteindre.

Il jeta un regard égaré autour de lui ; de toutes parts les Apaches l’enveloppaient.

Il poussa un soupir, car il pensa qu’il allait mourir !

Alors, à cette seconde solennelle où tout allait lui faillir, un cri suprême s’élança de sa poitrine.

Cri d’agonie et de désespoir, d’une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos, dominant pour un instant tous les bruits du combat : cri, dernière protestation de l’homme fort qui s’avoue enfin vaincu par la fatalité, et qui, avant de tomber, appelle son semblable à son secours ou implore l’aide de Dieu.

Il cria !

Un cri répondit au sien !

Schaw, étonné, n’osant compter sur un miracle, ses amis trop éloignés de lui et trop occupés d’eux-mêmes ne pouvant lui venir en aide, se crut sous l’impression d’un rêve ou d’une hallucination ; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa poitrine, sentant se rallumer l’espérance dans son âme, il jeta un second cri plus éclatant, plus vibrant que le premier.

– Courage !

Cette fois ce n’était pas l’écho qui lui répondait.

– Courage !

Ce seul mot arriva sur l’aile du vent, faible comme un soupir, et, malgré les horribles clameurs des Apaches, fut distinctement entendu du jeune homme !

C’est que dans ces minutes de délire où l’homme est réduit aux abois, les sens acquièrent une perfection dont lui-même ne saurait se rendre compte.

Semblable au géant Antée, Schaw se redressant, sembla reprendre des forces et renaître à la vie qui lui échappait déjà.

Il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis, et parvint enfin à rompre la barrière qu’ils lui opposaient.

Plusieurs chevaux apparurent galopant dans la plaine, des coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons se ruèrent à l’improviste au plus épais des Apaches qui revenaient à la charge, et en firent un carnage horrible.

Les Peaux Rouges, surpris par cette attaque subite, se précipitèrent vers le village en poussant des hurlements de frayeur.

Leur proie leur échappait !

Schaw avait lutté ferme et debout comme un roc jusqu’au dernier moment ; lorsque ses ennemis eurent disparu, il s’affaissa sur lui-même et roula sur le sol.

Il était évanoui !

Combien de temps resta-t-il sans connaissance ?

Il n’aurait pu le dire.

Lorsqu’il reprit ses sens, il faisait nuit. Il crut d’abord que quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis la lutte terrible qu’il avait soutenue.

Il jeta autour de lui un regard interrogateur.

Il était couché auprès d’un feu dans le centre d’une clairière.

Doña Clara était étendue à peu de distance de lui, faible et pâle comme un spectre.

Schaw poussa un cri de surprise et d’effroi en reconnaissant les hommes qui l’entouraient, et qui probablement avaient répondu à son appel suprême et l’avaient sauvé.

Ces hommes étaient ses deux frères, Nathan et Sutter, Fray Ambrosio, Andrès Garote et une dizaine de gambusinos.

Par quel étrange hasard se trouvait-il réuni à ses compagnons, qu’en ce moment il avait tant d’intérêt à fuir ?

Quel mauvais sort les avait jetés sur son passage ?

Le jeune homme laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et se plongea dans une triste et sombre rêverie.

Du reste, ses compagnons, couchés ainsi que lui autour du feu, gardaient le plus obstiné silence et ne semblaient nullement pressés de l’interroger.

Nous profiterons du moment de répit laissé à Schaw par ses compagnons pour expliquer ce qui s’était passé dans l’île depuis que nous avons laissé la troupe du squatter poursuivre doña Clara, Ellen et les deux chasseurs canadiens.

Jusqu’au lever du soleil, nul dans le camp ne s’aperçut de la fuite des jeunes filles.

À l’heure du déjeuner, Nathan et Sutter, étonnés de ne pas voir paraître leur sœur, se hasardèrent à entrer dans la cabane en feuillage qui servait d’abri aux deux femmes.

Là tout leur fut expliqué.

Ils retournèrent furieux auprès de Fray Ambrosio lui annoncer ce qu’ils avaient découvert.

Le moine compléta la nouvelle qu’ils lui donnaient en leur annonçant à son tour la fuite de la Plume-d’Aigle et celle de Dick et Harry, les deux chasseurs canadiens.

La fureur des deux frères n’eut plus de bornes.

Ils voulaient immédiatement lever le camp et se mettre à la poursuite des fugitifs.

Fray Ambrosio et son digne ami Garote eurent une peine infinie à leur faire comprendre que cela n’aboutirait à rien, que les chasseurs avaient une avance considérable ; que, de plus, ils avaient pour guide un Indien parfaitement au courant de la topographie du pays, qui en connaissait à fond tous les repaires, et qu’il y aurait folie à supposer que ceux qui s’étaient échappés n’avaient pas combiné leur fuite de façon à déjouer toutes les tentatives que l’on ferait pour s’emparer d’eux.

Une autre raison plus forte les obligeait à rester dans l’île, raison péremptoire, à laquelle les fils du squatter furent obligés de se rendre, c’est qu’en partant le Cèdre-Rouge avait ordonné que, sous aucun prétexte, on ne s’éloignât du poste qu’il avait choisi ; qu’il avait donné là rendez-vous à sa troupe, et que, si elle le quittait, il lui serait impossible de la rejoindre, puisqu’il ignorait de quel côté elle se serait dirigée.

Les jeunes gens furent forcés de convenir que Fray Ambrosio avait raison ; mais, pour l’acquit de leur conscience, ils se mirent à la tête de quelques hommes résolus ; traversèrent la rivière et battirent tous les environs.

Il va sans dire qu’ils ne trouvèrent rien.

À une lieue au plus des rives du Gila, les traces se perdaient pour ne plus reparaître.

Les jeunes gens étaient désespérés. Fray Ambrosio, au contraire, était ravi. Il n’avait qu’un désir, c’était de voir la troupe débarrassée de doña Clara, qui, à son avis, entravait ses mouvements et l’empêchait de marcher avec la célérité que les circonstances exigeaient ; et voilà qu’au lieu d’une femme, deux étaient parties !

Le digne moine ne se tenait plus de joie ; il écoutait d’un air narquois, avec des consolations banales, les avis et les plaintes de ses compagnons sur cette fuite extraordinaire ; mais au fond du cœur il était ravi.

Cependant, comme il n’existe pas dans ce monde de bonheur parfait, qu’il faut toujours que l’absinthe se mêle au miel, un incident imprévu vint tout à coup troubler la béatitude dont jouissait Fray Ambrosio au moment où il y pensait le moins.

En partant, le Cèdre-Rouge, tout en cachant le but de son voyage, avait laissé entrevoir à ses compagnons qu’il leur amènerait des auxiliaires ; de plus, il leur avait annoncé que son excursion ne durerait que trois ou quatre jours au plus.

Dans le désert, surtout dans le Far West, il n’existe aucune route tracée ; les voyageurs sont obligés, la plupart du temps, de marcher la hache à la main et de s’ouvrir passage de vive force. Les gambusinos savaient cela par expérience ; aussi ne furent-ils pas étonnés de ne pas voir revenir le Cèdre-Rouge à l’époque que lui-même avait fixée.

Ils patientèrent, et comme les vivres commençaient à leur manquer, ils se dispersèrent de chaque côté de la rivière et organisèrent de grandes chasses afin de renouveler leurs provisions.

Mais les jours s’écoulèrent sans que le Cèdre-Rouge revînt ; un mois s’était passé déjà sans qu’aucune nouvelle et aucun indice vinssent apprendre aux gambusinos s’il reparaîtrait bientôt.

Après ce premier mois, quinze jours s’écoulèrent encore sans apporter de changement dans la position des chercheurs d’or.

Peu à peu le découragement se mit dans la troupe ; bientôt, sans que l’on sût comment, les nouvelles les plus sinistres circulèrent, d’abord à voix basse, puis, enfin, l’on arriva à acquérir la quasi-certitude que le squatter, surpris dans une embuscade par les Peaux Rouges, avait été massacré et que, par conséquent, comme il était mort, il était inutile de l’attendre plus longtemps.

Ces bruits, auxquels dans le principe Fray Ambrosio attacha peu d’importance, devinrent bientôt tellement forts que malgré lui il s’en inquiéta et chercha à les dissiper ; mais cela était difficile, pour ne pas dire impossible. Fray Ambrosio, pas plus que les autres, ne savait rien sur le compte du Cèdre-Rouge ; son appréhension était au moins aussi grande que celle de ses compagnons, et, quoi qu’il fît, il fut forcé de convenir qu’il n’avait aucune bonne raison à leur donner, et qu’il ignorait complètement le sort de leur chef commun.

Un matin, les gambusinos, au lieu de partir pour la chasse comme ils le faisaient chaque jour, se réunirent en tumulte devant la hutte en feuillage qui servait de quartier général au moine et aux deux fils du squatter, et ils leur signifièrent nettement qu’ils avaient attendu assez longtemps le Cèdre-Rouge ; que puisque depuis deux mois il n’avait pas donné de ses nouvelles, c’est qu’il était mort ; que conséquemment l’expédition était manquée et que, comme ils ne se souciaient nullement de tomber, un jour ou l’autre, entre les mains de leurs ennemis les Peaux Rouges, ils allaient immédiatement reprendre le chemin de Santa Fé.

Fray Ambrosio eut beau leur faire observer qu’en supposant que le Cèdre-Rouge fût mort, ce qui n’était pas prouvé, bien que ce fût un malheur, pour cela l’expédition n’était pas manquée, puisque lui seul avait le secret du placer et qu’il se faisait fort de les y conduire.

Les gambusinos, qui n’avaient aucune confiance dans ses talents comme guide, et surtout dans son courage comme partisan, ne voulurent rien entendre, et, quoi qu’il pût faire pour les retenir, ils montèrent à cheval et s’éloignèrent.

De l’île où il était resté avec les fils du Cèdre-Rouge, Andrès Garote et cinq ou six hommes qui seuls lui étaient demeurés fidèles, Fray Ambrosio les vit aborder en terre ferme, piquer des deux et s’enfoncer dans les hautes herbes, où bientôt ils disparurent.

Le moine se laissa tomber sur le sol avec accablement ; il voyait détruits sans retour ses projets de fortune, projets qu’il caressait depuis si longtemps et qui étaient anéantis au moment même où il croyait les voir se réaliser.

Tout autre homme que Fray Ambrosio, après un tel désastre, se serait abandonné au désespoir ; mais cet homme était doué d’une de ces natures énergiques que les difficultés ne font qu’exciter au lieu de les abattre, et, au lieu de renoncer à ses projets, il résolut de les poursuivre coûte que coûte.

Prenant carrément le commandement que Sutter et Nathan dédaignèrent de lui disputer, il résolut, puisque le Cèdre-Rouge ne revenait pas, de se mettre à sa recherche et de quitter l’île au plus tôt.

Une heure plus tard, la petite troupe se mettait en marche.

Par une coïncidence extraordinaire, ils s’étaient justement mis en route le jour où les Apaches se dirigeaient vers le village des Comanches, et, comme lorsque le hasard s’en mêle il ne fait rien à demi, il les conduisit aux environs du village, au moment où se livrait le combat acharné que nous avons décrit dans les précédents chapitres.

Leur instinct d’oiseau de proie les engagea à se rapprocher du village, à la faveur des ténèbres, dans le but, fort lucratif pour eux, de récolter quelques chevelures indiennes.

Ce fut alors que les gambusinos entendirent le cri d’appel de Schaw, cri d’appel auquel ils répondirent en accourant à toute bride.

Ils s’élancèrent résolument dans la mêlée, enlevèrent le jeune homme et le précieux fardeau qu’il n’avait pas lâché ; puis, après avoir égorgé quelques Indiens qu’ils scalpèrent consciencieusement, comme ils jugèrent qu’il n’était pas prudent pour eux de s’aventurer trop loin, ils repartirent aussi vite qu’ils étaient venus, et gagnèrent une forêt dans laquelle ils s’embusquèrent, se réservant de demander à Schaw, dès qu’il serait en état de leur répondre, comment il se faisait qu’il se trouvait à l’entrée de ce village, tenant doña Clara dans ses bras et combattant seul contre une nuée d’Indiens.

Le jeune homme était resté la journée tout entière sans connaissance. Bien que les blessures qu’il avait reçues ne fussent pas dangereuses, la grande quantité de sang qu’il avait perdue et les efforts extraordinaires qu’il avait été obligé de faire l’avaient plongé dans un état de prostration telle, que plusieurs heures s’écoulèrent encore, après qu’il fut revenu à lui, avant qu’il parût avoir remis assez d’ordre dans ses idées pour pouvoir rendre compte des événements qui s’étaient passés devant lui et dans lesquels il avait joué un rôle si important.

Fray Ambrosio fut donc d’avis de lui laisser le temps de bien rappeler ses souvenirs avant de commencer son interrogatoire ; voilà d’où provenait l’indifférence affectée des gambusinos à son égard, indifférence dont il profitait pour chercher, dans son esprit, les moyens de leur fausser compagnie en leur enlevant une seconde fois doña Clara, si fatalement retombée entre leurs mains.

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