XXVI. Deux cœurs de femmes

Ellen s’était sentie émue de pitié à la vue de cette jeune femme si belle, qui gisait sur le sol de la hutte, et que la vie semblait avoir abandonnée pour toujours.

Elle éprouvait pour elle, bien qu’elle ne se rappelât pas l’avoir vue antérieurement, une sympathie dont elle ne pouvait se rendre compte et qui l’attirait instinctivement.

Quelle était cette femme ? Comment se trouvait-elle, si jeune encore, mêlée à ces scènes de meurtre et affiliée pour ainsi dire à ces hommes fauves de la prairie pour lesquels tout être humain est un ennemi, toute richesse une proie ?

D’où provenait l’étrange ascendant qu’elle paraissait exercer sur ces hommes sans foi ni loi qu’elle faisait pleurer comme des enfants ?

Toutes ces idées tourbillonnaient dans le cerveau d’Ellen et augmentaient encore, s’il est possible, l’intérêt qu’elle éprouvait pour l’inconnue.

Et pourtant au fond de son cœur une crainte vague, un pressentiment indéfinissable, l’avertissait de prendre garde, que cette femme, douée d’un caractère étrange, d’une beauté fatale, était une ennemie qui détruirait à jamais son bonheur.

Comme Ellen était une âme d’élite pour laquelle les sentiments mauvais n’existaient pas, qu’elle avait pour principe d’obéir en toute occasion aux impulsions de son cœur sans s’occuper des circonstances qui pourraient en résulter plus tard, elle fit taire ce sentiment de révolte qui était en elle et se pencha sur la Gazelle blanche.

Avec ce tact exquis, inné chez la femme, elle s’assit à côté de la malade, posa sa tête charmante sur ses genoux, desserra son corsage et lui prodigua tous ces soins empressés dont son sexe seul possède le secret.

Ces deux jeunes filles, ainsi groupées sur le sol raboteux de cette misérable hutte indienne, offraient un aspect ravissant.

Toutes deux délicieusement belles, mais d’une beauté différente, puisque Ellen avait les cheveux du plus beau blond cendré qui se puisse voir, tandis que la Gazelle avait, au contraire, le teint chaud des Espagnoles et les cheveux d’un noir bleuâtre, présentaient le type complet, dans deux races différentes, du beau idéal de la femme, de cet être incompris et incompréhensible pour lui-même comme pour l’homme : ange déchu dans le sein duquel Dieu semble avoir laissé tomber un rayon glorieux de sa divinité, et qui conserve un vague souvenir de l’Éden qu’il nous a fait perdre.

La femme américaine, ce tout si complet, pétrie de grâces agaçantes, de passions volcaniques et furieuses, ange et démon qui aime et hait à la fois, et fait connaître en une seconde à l’homme qu’elle préfère les joies du paradis et les désespoirs sans nom de l’enfer !

Qui pourra jamais analyser cette nature impossible, dans laquelle les vertus et les vices, bizarrement amalgamés, semblent personnifier les terribles convulsions du sol qu’elle habite et qui l’a créée ?

Longtemps les soins d’Ellen furent infructueux ; la Gazelle restait pâle et froide entre ses bras.

La jeune fille commençait à s’effrayer ; elle ne savait plus à quel moyen avoir recours, lorsque l’étrangère fit un léger mouvement, et une faible rougeur colora ses joues. Elle poussa un profond soupir, ses paupières se soulevèrent péniblement ; elle jeta autour d’elle un regard étonné et referma presque aussitôt les yeux.

Au bout d’un instant, elle les rouvrit de nouveau, porta la main à son front comme pour dissiper les nuages qui obscurcissaient sa pensée, fixa les yeux sur la personne qui lui donnait des soins, et, les sourcils froncés, les lèvres frémissantes, se redressant d’un mouvement brusque, elle se dégagea des bras qui l’enlaçaient, et, bondissant comme une panthère, elle se réfugia dans un des angles de la hutte sans cesser de regarder fixement la jeune Américaine effrayée de ces façons sauvages, et qui ne comprenait rien à ces gestes désordonnés.

Les deux jeunes filles demeurèrent ainsi quelques secondes face à face, se dévorant du regard sans échanger une parole.

On n’entendait d’autre bruit, dans la hutte, que celui de la respiration haletante des deux femmes.

– Pourquoi me fuyez-vous ? demanda enfin Ellen de sa voix douce et harmonieuse comme un chant d’oiseau. Est-ce que je vous fais peur ? ajouta-t-elle en souriant.

L’Espagnole l’écouta comme si elle n’eût pas saisi le sens des paroles qui lui étaient adressées, et, secouant la tête d’un air mutin, mouvement qui fit se rompre le ruban retenant ses cheveux, dont les épaisses boucles tombèrent en désordre sur ses blanches épaules, qu’elles voilèrent :

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix saccadée, avec un accent de menace et de colère.

– Qui je suis ? répondit Ellen d’une voix ferme, dans laquelle perçait cependant un léger accent de reproche, je suis celle qui vient de vous sauver la vie !

– Et qui vous a dit que je voulusse être sauvée ? reprit la jeune fille.

– En le faisant, je n’ai consulté que mon cœur.

– Ah ! oui, je comprends, répondit la Gazelle avec ironie, vous êtes une de ces femmes que dans votre pays on nomme des quakeresses, et qui passent leur vie à prêcher.

– Je ne suis pas une quakeresse, dit Ellen avec douceur, je suis une femme qui souffre, ainsi que vous, et que votre malheur touche.

– Oh ! oui, s’écria l’Espagnole en se tordant les mains avec désespoir et en fondant en larmes, je souffre tous les tourments de l’enfer.

Ellen la contempla un instant avec compassion, et, marchant vers elle :

– Ne pleurez pas, pauvre enfant, lui dit-elle, se méprenant sur la cause qui lui faisait verser des larmes, vous êtes en sûreté ici, nul ne vous fera de mal.

L’Espagnole redressa vivement la tête.

– Craindre ! dit-elle fièrement ; croyez-vous donc que je ne suis pas en état de me défendre si j’étais insultée ? Qu’ai-je besoin de votre protection ?

Et, saisissant brutalement le bras d’Ellen, elle le secoua vivement en lui disant :

– Qui êtes-vous ? que faites-vous ici ? Répondez donc !

– Vous, qui étiez avec les bandits qui ont attaqué le village, vous devez me connaître ! dit sèchement Ellen.

– Oui, je vous connais, reprit, au bout de quelques secondes, l’Espagnole d’une voix saccadée ; vous êtes cette femme que le génie du mal a jetée sur mon passage pour me ravir toutes mes joies et mon bonheur ! Ce n’était pas ici que je croyais vous trouver, je suis heureuse de vous y rencontrer ; je puis donc enfin vous dire combien je vous hais ! ajouta-t-elle en frappant du pied avec colère ; oui, je vous hais !

Ellen était intérieurement effrayée de l’exaltation de l’étrangère ; elle cherchait en vain à s’expliquer ses paroles incompréhensibles.

– Vous me haïssez ! répondit-elle avec bonté. Pour quelle raison ? Je ne vous connais pas. Voici la première fois que le hasard nous place en face l’une de l’autre ; jusqu’à ce jour nous n’avons jamais eu, ni de près ni de loin, aucun rapport ensemble.

– Vous le croyez ? reprit l’Espagnole avec un sourire incisif. En effet, ajouta-t-elle, jamais nous n’avons eu aucun rapport ensemble. Vous avez raison, et pourtant je vous connais bien, miss Ellen, fille du squatter, du chasseur de chevelures, du bandit, enfin, nommé le Cèdre-Rouge, et qui osez aimer don Pablo de Zarate, comme si vous n’apparteniez pas à une race maudite ! En ai-je oublié ? Sont-ce bien là tous vos titres ? Voyons, répondez donc ! fit-elle en approchant son visage enflammé de colère de celui de la jeune fille et en lui secouant le bras avec force.

– Je suis, en effet, la fille du Cèdre-Rouge, répondit froidement Ellen, mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire en me parlant de don Pablo de Zarate.

– Aurais-je menti, par hasard ? reprit l’Espagnole avec ironie.

– Et quand cela serait ? répondit l’Américaine avec une certaine hauteur, que vous importe ? de quel droit m’en demanderiez-vous compte ?

– De quel droit ? fit l’Espagnole avec violence ; mais, s’arrêtant tout à coup et se mordant les lèvres jusqu’au sang, elle se croisa les bras sur la poitrine, et toisant la jeune fille d’un regard chargé du plus écrasant mépris : En effet, dit-elle d’un ton plein de sarcasme, vous, vous êtes un ange de pureté et de douceur ; votre existence s’est écoulée calme et douce au foyer béni de parents honnêtes et respectables qui ont su vous inculquer de bonne heure toutes les vertus qu’ils pratiquent si bien !… Ah ! ah ! n’est-ce pas ce que vous voulez dire ?… Tandis que moi…, moi qui suis une femme affiliée à des brigands, moi dont toute la vie s’est passée dans la prairie, moi qui ne comprends rien aux étroites exigences de votre civilisation mesquine, moi qui toujours ai respiré l’air âcre et sauvage de la liberté, de quel droit viendrais-je déranger vos combinaisons de famille et m’interposer dans vos chastes amours, dont les sentimentales et insipides péripéties sont toutes si bien réglées par pieds, pouces et lignes ? Vous avez raison, je ne puis, avec mes mœurs sauvages et mon cœur brûlant, venir me jeter en travers de votre amour, et détruire pour un caprice toutes vos combinaisons. Je suis folle, en vérité, ajouta-t-elle, en repoussant rudement la jeune fille.

Elle croisa ses bras sur sa poitrine, s’appuya contre les parois de la hutte et garda le silence.

Ellen la considéra quelques instants, puis elle lui dit d’une voix douce et conciliatrice :

– Je cherche vainement à comprendre vos paroles, madame ; mais si elles font allusion à un fait effacé de ma mémoire ; si, malgré moi, dans une circonstance que je ne me rappelle pas, je vous ai offensée, vous me voyez prête à vous faire toutes les excuses que vous exigerez. Notre position au milieu de ces Indiens féroces est trop critique pour que je ne cherche pas par tous les moyens à resserrer entre nous, seuls représentants de la race blanche parmi eux, les liens d’amitié et de confiance qui seuls peuvent nous rendre forts, nous mettre en état d’échapper aux pièges tendus sous nos pas, et de résister aux attaques qui nous menacent.

Le visage de l’Espagnole avait perdu l’expression haineuse et méchante qui le défigurait. Ses traits s’étaient rassérénés.

Maintenant qu’elle avait réfléchi, elle se repentait des paroles imprudentes qu’elle avait prononcées dans un premier mouvement de colère.

Elle aurait voulu ne pas laisser ainsi son secret arriver à ses lèvres. Cependant, elle espéra qu’il n’était pas encore trop tard pour le ressaisir, et, avec cette astuce qui est innée chez la femme, et qui la rend si redoutable en certaines circonstances, elle chercha à donner le change à sa compagne, et à effacer de son esprit la mauvaise impression que son fol emportement avait dû y laisser.

Aussi ce fut en souriant et de sa voix la plus câline qu’elle répondit à l’Américaine :

– Vous êtes bonne, madame ; je ne suis digne, ni des soins que vous avez daigné me donner, ni des douces paroles que vous m’adressez, après ce que j’ai osé vous dire. Mais je suis plus malheureuse que méchante. Pauvre enfant abandonnée, recueillie par les bandits avec lesquels vous m’avez vue, les premiers sons qui ont frappé mon oreille ont été des cris de mort, les premières lueurs qui ont brillé à mes yeux ont été les flammes des incendies. Ma vie s’est écoulée dans le désert, loin de ces villes où, dit-on, on apprend à devenir meilleur. Je suis un enfant volontaire et mutin ; mais croyez-le, madame, mon cœur est bon : je sais apprécier un bienfait et m’en souvenir. Hélas ! une jeune fille, dans ma position, est plus à plaindre qu’à blâmer.

– Pauvre enfant ! répondit Ellen attendrie malgré elle, si jeune et déjà si malheureuse !

– Oh ! oui, bien malheureuse, reprit l’Espagnole. Jamais je n’ai connu la douceur des caresses d’une mère, et la seule famille que j’aie jamais eue se compose des brigands qu’accompagnaient les Indiens apaches qui vous ont attaqués.

Les deux jeunes filles s’étaient assises côte à côte, les bras entrelacés et la tête sur l’épaule, comme deux colombes timides. Elles causèrent longtemps, se racontant leur vie. Ellen, avec cette candeur et cette franchise qui faisait le fond de son caractère, laissait surprendre un à un à l’étrange créature qui avait fini par la séduire complètement tous ces délicieux secrets de vingt ans qui font trouver la vie si belle, ne s’apercevant pas que la femme dangereuse qui la tenait sous le charme de ses câlineries irrésistibles l’excitait continuellement à la confiance, tout en restant vis-à-vis d’elle dans la plus grande réserve.

Les heures passèrent ainsi avec rapidité. La nuit s’écoula presque entière dans ces confidences, qui ne cessèrent que lorsque le sommeil, qui ne perd jamais ses droits sur les natures jeunes et vivaces, vint clore les paupières appesanties de l’Américaine.

L’Espagnole ne dormait pas, elle.

Lorsque la tête de la jeune fille, vaincue par le sommeil, tomba souriante sur son sein, elle la souleva avec précaution et la posa délicatement sur les peaux et les fourrures disposées pour servir de lit ; puis, à la lueur tremblotante et incertaine de la torche de bois de pin fichée en terre qui éclairait la hutte, elle dévora des yeux, longtemps et attentivement, la fille du squatter.

Son visage avait perdu son masque placide, pour prendre une expression de haine dont on aurait cru d’aussi jolis traits incapables ; les sourcils froncés, les dents serrées et les joues pâlies, debout devant la jeune fille, on l’aurait prise pour le génie du mal se préparant à s’emparer de la victime qu’il tient fascinée et haletante sous son regard mortel.

– Oui, dit-elle d’une voix sourde, elle est belle cette femme, elle a tout ce qu’il faut pour être aimée d’un homme ! Elle m’a dit vrai : il l’aime !… Et moi, ajouta-t-elle avec un mouvement de rage, pourquoi ne m’aime-t-il pas ? je suis belle aussi, plus belle qu’elle peut-être ! Comment se fait-il que vingt fois il s’est trouvé près de moi sans que jamais son cœur ait tressailli au feu qui jaillissait de mes yeux à son approche ? D’où vient que jamais il ne m’a remarquée, que toutes mes avances pour me faire aimer de lui sont restées vaines, et que jamais il n’a songé qu’à cette femme qui dort là, qui est en mon pouvoir et que je pourrais tuer si je le voulais ?

En prononçant ces mots, elle avait sorti de sa ceinture un mignon stylet, à la lame effilée comme la langue d’un cascabel.

– Non ! ajouta-t-elle après un instant de réflexion, non ! ce n’est pas ainsi qu’elle doit mourir ; elle ne souffrirait pas assez ! Oh ! non ! je veux qu’elle endure toutes les souffrances qui me déchirent. Je veux que la jalousie lui torde le cœur, comme elle me le tord depuis si longtemps ! Voto a Dios ! je me vengerai comme une Espagnole doit le faire ! Eh bien ! s’il me méprise, s’il ne veut pas m’aimer, nulle de nous ne l’aura. Toutes deux nous souffrirons ; ses douleurs me consoleront des miennes. Oh ! oh ! dit-elle en ricanant et en marchant à grands pas autour de la jeune fille endormie, avec ce mouvement saccadé des bêtes fauves, blonde fille au teint de lis, tes joues, couvertes de l’incarnat velouté de la pêche, seront avant peu aussi pâles que les miennes, et tes yeux, rouges de fièvre, ne trouveront plus de larmes !

Elle se pencha sur la jeune femme, écouta attentivement le bruit régulier de sa respiration, et, certaine qu’elle était plongée dans un profond sommeil, elle se dirigea tout doucement du côté du rideau de la hutte, le souleva avec précaution, et, après avoir lancé un regard autour d’elle dans l’obscurité, rassurée par le calme et le silence qui l’environnaient, elle passa par-dessus le corps de Curumilla, couché en travers de l’entrée, et s’éloigna à pas précipités, mais si légers, que l’oreille la plus exercée n’aurait pu en percevoir le bruit.

Le guerrier indien s’était donné la tâche de veiller sur les deux femmes.

La danse du scalp terminée, il était revenu s’installer au poste qu’il avait choisi lui-même, et, malgré les observations de Valentin et de don Pablo, qui l’avaient vainement assuré que les deux femmes étaient en sûreté et qu’il était inutile qu’il restât là, rien n’avait pu le faire renoncer à sa résolution.

Secouant flegmatiquement la tête aux observations de ses amis, il s’était, sans répondre, dépouillé de sa robe de bison ; il l’avait étendue sur le sol et s’était couché dessus en leur souhaitant le bonsoir d’un geste bref, mais péremptoire.

Ceux-ci voyant la résolution immuable de l’Araucan en avaient philosophiquement pris leur parti et s’étaient éloignés en haussant les épaules.

Curumilla ne dormait pas.

Aucun des mouvements de la jeune Espagnole ne lui avait échappé ; à peine avait-elle fait dix pas qu’il était sur ses traces, la surveillant avec soin.

Pourquoi faisait-il cela ? Il l’ignorait lui-même.

Un secret pressentiment l’avertissait de suivre l’étrangère et de tâcher de savoir pour quelle raison, au lieu de dormir, elle parcourait si tard ce camp dans lequel elle était prisonnière, où par conséquent elle s’exposait à heurter à chaque pas un ennemi qui l’aurait tuée avec une joie féroce.

Il fallait que la raison qui lui faisait braver un danger si imminent fût bien forte : c’est cette raison que le guerrier indien voulait connaître.

La jeune fille avait peine à se diriger dans ce dédale inextricable de huttes et de tentes, contre lesquelles elle donnait à tout instant.

La nuit était sombre ; la lune, cachée sous d’épais nuages noirs, ne montrait qu’à de longs intervalles son disque sans clarté ; aucune étoile ne brillait au ciel.

Parfois la jeune fille s’arrêtait dans sa course, tendant la tête pour écouter un bruit suspect, ou bien elle revenait brusquement sur ses pas, tournant dans le même cercle sans jamais s’éloigner beaucoup de la hutte où reposait Ellen.

Il était évident pour Curumilla que la prisonnière cherchait sans pouvoir la rencontrer une tente qui renfermait une personne à laquelle elle voulait parler.

Enfin, désespérant sans doute de réussir dans cette recherche où nul fil ne la guidait, la jeune fille s’arrêta et imita à deux reprises le hurlement saccadé des coyotes blancs du Far West.

Ce signal, car c’en était un évidemment, réussit mieux qu’elle ne l’espérait.

Deux hurlements semblables, partis de deux points diamétralement opposés, lui répondirent presque aussitôt.

La jeune fille hésita une seconde ; une nuance de contrariété assombrit son visage ; mais, se remettant immédiatement, elle répéta le signal.

Deux hommes parurent en même temps à ses côtés.

L’un, qui paraissait surgir de terre, était le Cèdre-Rouge, le second était Pedro Sandoval.

– Dieu soit loué ! dit l’Espagnol en serrant les mains de la jeune fille, vous êtes sauvée, niña, je ne crains plus rien alors ! Canario ! vous pouvez vous flatter de m’avoir fait une belle peur !

– Me voici, dit le Cèdre-Rouge, puis-je vous être bon à quelque chose ? Nous sommes à deux pas d’ici, embusqués avec deux cents Apaches ; parlez, que faut-il faire ?

– Rien, quant à présent, dit la Gazelle en répondant aux serrements de mains de ses amis. Après notre mauvaise réussite de ce soir, toute tentative serait prématurée et échouerait. Au point du jour, d’après ce que j’ai entendu dire, les Comanches se mettront en marche pour prendre votre piste. Ne perdez pas de vue leur détachement de guerre ; il est possible que sur la route j’aie besoin de votre aide, mais d’ici là ne vous montrez pas ; agissez avec la plus grande prudence et tâchez, surtout, que vos mouvements soient ignorés de vos ennemis.

– Vous n’avez pas d’autre recommandation à me faire ?

– Pas d’autre ; ainsi retirez-vous, les Indiens ne tarderont pas à s’éveiller ; il ne ferait pas bon pour vous s’ils vous surprenaient.

– J’obéis.

– Surtout, faites ce que je vous ai dit.

– C’est convenu, dit encore le Cèdre-Rouge.

Il glissa dans l’ombre et disparut au milieu des huttes.

Curumilla eut la velléité de le suivre et de le tuer dans sa fuite ; mais, après une courte hésitation, il le laissa s’échapper.

– À vous, continua la Gazelle en s’adressant à Sandoval, j’ai un service à vous demander.

– Un service, niña, dites un ordre à me donner ; ne savez-vous pas que je suis heureux de vous complaire en tout ?

– Je le sais, et je vous en suis reconnaissante, Pedro ; mais cette fois, ce que j’ai à vous demander est tellement important, c’est une chose si sérieuse, que, malgré moi, j’hésite à vous dire ce que j’attends de vous.

– Parlez sans crainte, mon enfant, et quoi que ce soit, je vous jure que je l’accomplirai.

– S’il s’agissait de la vie d’un homme ? dit-elle avec un regard clair et fixe comme celui d’une bête fauve.

– Tant pis pour lui, je le tuerais !

– Sans hésiter ?

– Sans hésiter. Quelqu’un vous aurait-il insultée, mon enfant ? montrez-le-moi alors, afin que vous soyez plus tôt vengée.

– Ce que je vous demande est pis que de tuer un homme.

– Je ne vous comprends pas.

– Je veux, vous entendez bien, n’est-ce pas, mon bon Pedro ? je veux que, sur le chemin, nous nous échappions.

– S’il n’y a que cela, c’est facile.

– Peut-être ! mais ce n’est pas tout.

– J’écoute.

– Il faut qu’en nous échappant vous enleviez et vous emmeniez avec nous la jeune fille à laquelle vous m’avez confiée ce soir.

– Que diable en voulez-vous faire ? s’écria le pirate, abasourdi de cette proposition singulière, à laquelle il était loin de s’attendre.

– Cela me regarde, répondit rudement la Gazelle.

– Certainement, cependant il me semble…

– Au fait, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? Il existe, n’est-ce pas, dans une contrée assez éloignée de celle-ci, une peuplade sauvage et féroce que l’on nomme les Sioux ?

– Oui, et ce sont de mauvais garnements, je vous assure, niña ; mais je ne saisis pas bien quel rapport…

– Vous allez le voir, interrompit-elle brusquement : je veux que cette femme, que vous enlèverez demain, soit livrée, comme esclave, aux Sioux.

Cette proposition était si monstrueuse, que Pedro Sandoval ne put s’empêcher de jeter un regard de stupeur sur l’Espagnole.

– M’avez-vous entendu ? reprit-elle.

– Oui, reprit le pirate, mais je préfère la tuer. Cela sera plus tôt fait, et la pauvre enfant souffrira moins.

– Ah ! vous la plaignez ! fit-elle avec un rire de démon ; le sort que je lui réserve est donc bien atroce ? Eh bien, voilà justement ce que je veux ; il faut qu’elle vive et qu’elle souffre longtemps.

– Cette femme vous a donc bien grièvement offensée ?

– Plus que je ne puis le dire !

– Réfléchissez à l’horrible supplice auquel vous la condamnez.

– Toutes mes réflexions sont faites, reprit la jeune fille d’une voix incisive, je le veux !

Le pirate courba silencieusement la tête.

– M’obéirez-vous ? dit-elle.

– Il le faudra bien ; est-ce que je ne suis pas votre esclave ?

Elle sourit avec orgueil.

– Prenez garde, niña ! j’ignore ce qui s’est passé entre cette jeune fille et vous, mais je sais, moi, que la vengeance produit souvent des fruits bien amers. Peut-être vous repentirez-vous un jour de ce que vous faites aujourd’hui !

– Qu’importe ! je serai vengée ! Cette pensée me rendra forte et me donnera le courage de souffrir !

– Ainsi, vous êtes bien résolue ?

– Irrévocablement.

– J’obéirai.

– Merci, mon bon père, dit-elle avec effusion, merci de ton dévouement !

– Ne me remerciez pas, répondit tristement le pirate, peut-être me maudirez-vous un jour.

– Oh ! jamais !

– Dieu le veuille !

Sur ces dernières paroles, les deux complices se séparèrent.

Pedro rentra dans la tente qui lui avait été assignée ; la Gazelle rejoignit Ellen qui dormait toujours de son tranquille sommeil, en souriant aux songes heureux qui la berçaient.

Curumilla était couché à l’entrée de la tente.

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