XXV. La Torture

Les Apaches, attachés depuis longtemps déjà aux poteaux où ils devaient être torturés, considéraient les terribles préparatifs de leur atroce supplice d’un œil calme et sans qu’un muscle bougeât sur leurs visages impassibles et indifférents.

On aurait dit, tant leur insouciance était grande, ou du moins le paraissait, qu’ils ne devaient figurer que comme spectateurs dans la sinistre tragédie qui se préparait, et dans laquelle cependant ils étaient appelés à jouer un rôle si terrible.

Dès que Valentin l’eut quitté, l’Unicorne ordonna que les tortures commençassent.

Mais, faisant comme s’il se ravisait tout à coup :

– Mes fils, dit-il en s’adressant aux guerriers comanches et en désignant le Chat-Noir, celui-ci est un chef, en cette qualité il a droit à une mort exceptionnelle dans laquelle il puisse montrer à tous sa constance et son courage dans les souffrances. Envoyons-le dans les prairies bienheureuses de façon à ce que les guerriers de sa nation qu’il rencontrera dans l’autre vie lui fassent une réception digne de lui. Demain les vieillards et les chefs se réuniront autour du feu du conseil, afin d’inventer un supplice qui le satisfasse. Détachez-le du poteau.

Les Indiens applaudirent avec frénésie ces paroles, qui leur promettaient pour le lendemain un spectacle si attrayant.

– Les Comanches sont des femmes vantardes et bavardes, répondit le Chat-Noir, ils ne savent pas torturer les guerriers. Je les défie de me faire pousser une plainte, le supplice dût-il durer un jour entier.

– Les chiens apaches savent aboyer, dit froidement l’Unicorne ; mais si leur langue est longue leur courage est court : demain le Chat-Noir pleurera comme une fille des Visages Pâles.

Le Chat-Noir haussa les épaules avec dédain.

Les Comanches redoublèrent leurs applaudissements frénétiques.

– Détachez-le, commanda une seconde fois l’Unicorne.

Plusieurs guerriers s’approchèrent du chef apache, tranchèrent les liens qui le retenaient au poteau, puis ils le lièrent étroitement et le jetèrent au pied d’un arbre, sans que le Chat-Noir daignât faire un geste ou un signe qui dénotât la moindre irritation.

Après avoir échangé un regard avec Valentin, l’Unicorne se mit à la tête d’une troupe de guerriers qui formèrent un demi-cercle autour des prisonniers.

La chefesse se plaça en face de lui avec les femmes.

Alors la musique reprit plus bruyante, et le supplice commença.

Les femmes et les guerriers dansaient en tournant autour des prisonniers, et, en passant devant eux, chacun, homme ou femme, leur enlevait un lambeau de chair avec des couteaux à scalper longs et effilés.

En faisant ces blessures, les Comanches usaient des plus grandes précautions pour que les couteaux n’entamassent pas trop profondément les chairs, afin que les victimes ne courussent pas le risque de mourir de suite, ce qui aurait modifié désagréablement les intentions des Indiens en les privant d’un spectacle dont ils se promettaient tant de plaisir.

Les Apaches souriaient à leurs bourreaux et excitaient encore leur fureur en leur disant qu’ils n’entendaient rien à torturer leurs ennemis ; que leurs blessures n’étaient que des piqûres de moustiques ; que les Apaches étaient bien plus adroits, et que les nombreux prisonniers comanches qu’ils avaient faits avaient dans leur tribu enduré des souffrances bien plus atroces.

Les malheureux étaient dans un état à faire pitié ; leurs corps n’étaient plus qu’une plaie dont le sang ruisselait de toutes parts.

Les Comanches s’excitaient graduellement ; la rage s’emparait d’eux en entendant les insultes de leurs prisonniers ; une espèce de frénésie les agitait.

Une femme se précipita tout à coup sur un des prisonniers dont les paroles étaient plus âcres et plus mordantes, et avec ses ongles crochus et tranchants, elle lui arracha les yeux, qu’elle avala aussitôt en lui disant :

– Chien, tu ne verras plus le soleil !

– Tu m’as arraché les yeux, mais tu m’as laissé la langue ! reprit le prisonnier avec un sourire rendu plus hideux par les deux orbites vides et sanglants de ses yeux. C’est moi qui ai dévoré palpitant le cœur de ton fils l’Eau qui court ! lorsqu’il s’est introduit sous mon calli pour voler mes chevaux. Fais ce que tu voudras, je suis vengé d’avance !

La femme, exaspérée par cette dernière injure, se jeta sur lui et lui plongea son couteau dans le cœur.

L’Apache poussa un rire strident qui se changea subitement en râle d’agonie, et tomba mort en prononçant ces paroles :

– Je disais bien que vous ne savez pas torturer vos prisonniers, chiens, lapins, voleurs !

Les Comanches redoublèrent d’acharnement sur leurs malheureuses victimes, les frappant à coups redoublés, et bien que la plupart fussent morts déjà, ils continuèrent à les déchiqueter jusqu’à ce que les cadavres ne conservassent plus figure humaine et ne fussent plus qu’un amas immonde et confus de lambeaux de chair et d’os.

Alors le scalp fut enlevé et les victimes jetées enfin dans le brasier préparé pour elles.

Les Comanches dansèrent en hurlant autour du feu, jusqu’à ce que la voix et les forces leur manquant, ils tombèrent épuisés, malgré l’excitation des tambours et des chichikoués.

Bientôt hommes et femmes étendus pêle-mêle sur le sol s’endormirent plongés dans cette ivresse étrange causée par la senteur du sang versé pendant cet horrible carnage.

Valentin malgré le dégoût presque insurmontable que lui avait occasionné cette scène, n’avait pas voulu s’éloigner afin de sauvegarder le Chat-Noir, qu’il craignait de voir massacrer par les Comanches dans un moment de folle rage.

Cette précaution ne fut pas inutile ; plusieurs fois, s’il ne s’était résolument interposé entre le prisonnier et ses bourreaux, le chef apache aurait, lui aussi, été sacrifié à la haine de ses ennemis arrivés à un paroxysme de fureur impossible à décrire.

Lorsque le camp fut plongé dans le silence, que tout le monde dormit, Valentin se dirigea avec précaution du côté où gisait attaché le guerrier apache.

Celui-ci le regardait venir en fixant sur lui ses petits yeux gris avec une expression indéfinissable.

Sans dire un mot, le chasseur, après s’être assuré d’un regard que nul ne surveillait ses mouvements, trancha toutes les cordes qui le retenaient.

L’Apache bondit comme un jaguar, mais il retomba aussitôt sur le sol.

Les cordes avec lesquelles il était attaché avaient été tellement serrées qu’elles lui étaient entrées dans les chairs.

– Que mon frère soit prudent, murmura doucement le Français, je veux le sauver.

Alors il prit sa gourde et versa quelques gouttes d’eau-de-vie sur les lèvres blêmies du chef qui, peu à peu, revint à lui, et finit enfin par se redresser tout à fait.

Alors fixant un regard interrogateur sur l’homme qui lui prodiguait si généreusement ces soins auxquels il était loin de s’attendre :

– Pourquoi le chasseur pâle veut-il me sauver ? demanda-t-il d’une voix rauque.

– Parce que, répondit Valentin sans hésiter, mon frère est un grand guerrier dans sa nation et qu’il ne faut pas qu’il meure : il est libre.

Et tendant la main au chef, il l’aida à se soutenir et à marcher.

L’Indien le suivit sans résistance, mais sans prononcer une parole.

Arrivés à l’endroit où les chevaux de la tribu étaient parqués, Valentin en choisit un, le sella et l’amena à l’Apache.

Celui-ci, pendant la courte absence du chasseur, était demeuré immobile à la même place.

– Que mon frère monte ! dit-il.

Le guerrier était encore si faible, que Valentin fut contraint de l’aider à se mettre en selle.

– Mon frère pourra-t-il se tenir à cheval ? lui demanda-t-il avec une tendre sollicitude.

– Oui, répondit laconiquement l’Apache.

Le chasseur prit le fusil, l’arc et le carquois de panthère du chef, ainsi que son couteau qu’il avait apporté avec lui, et les lui présentant :

– Que mon frère reprenne ses armes, lui dit-il doucement ; un grand guerrier comme lui ne doit pas retourner dans sa tribu comme une femme peureuse ; il faut qu’il puisse abattre un daim s’il en rencontre un sur sa route.

L’Indien saisit les armes.

Un tremblement convulsif agita tous ses membres ; la joie l’emporta sur l’impassibilité indienne.

Cet homme, qui avait envisagé sans tressaillir et sans changer de visage une mort horrible, fut vaincu par la noble conduite du Français.

Son cœur de granit s’amollit dans sa poitrine ; une larme, la première sans doute qu’il eût jamais versée, s’échappa de ses yeux brûlés de fièvre et un sanglot étouffé déchira sa poitrine.

– Merci ! dit-il d’une voix brève et entrecoupée, dès que la parole put se faire jour et monter à ses lèvres, merci ! Mon frère est bon, il a un ami.

– Mon frère ne me doit rien, répondit simplement le chasseur, j’agis comme mon cœur et ma religion me l’ordonnent.

L’Indien resta un moment pensif.

Au bout d’un instant, il reprit la parole :

– Oui, murmura-t-il en secouant la tête avec doute, je l’avais entendu dire déjà par le père Séraphin, le chef de la prière des Visages Pâles, leur Dieu est tout puissant, il est surtout miséricordieux ; est-ce un bien ?…

– Souvenez-vous, chef, interrompit vivement Valentin, que c’est au nom du père Séraphin, que vous semblez connaître, que je vous sauve la vie.

L’Apache sourit doucement.

– Oui, fit-il, voilà ses paroles : Rends le bien pour le mal.

– Souvenez-vous de ces divins préceptes que je mets en pratique aujourd’hui, s’écria vivement Valentin, ce sont eux qui vous soutiendront dans la douleur.

Le Chat-Noir secoua la tête.

– Non, dit-il, le désert a ses lois qui sont immuables : les Peaux Rouges sont d’une nature autre que les Visages Pâles ; leur loi, à eux, est une loi de sang, ils ne peuvent la changer. Cette loi dit « œil pour œil, dent pour dent ; » cette maxime vient de leurs pères, ils sont contraints de s’y soumettre et de la suivre ; mais les Peaux Rouges n’oublient jamais ni une injure ni un bienfait. Le Chat-Noir a la mémoire longue.

Il y eut un silence de quelques minutes pendant lequel les deux hommes se considérèrent attentivement.

Enfin l’Apache reprit encore une fois la parole :

– Que mon frère me prête sa gourde, dit-il.

Le chasseur la prit et la lui donna.

L’Apache la porta vivement à ses lèvres et but une gorgée de ce qu’elle contenait, puis il la rendit à Valentin. Se penchant ensuite vers le chasseur, il lui posa les deux mains sur les épaules et l’embrassa sur les lèvres en faisant couler dans la bouche du Français une partie de la liqueur qu’il avait conservée dans la sienne.

Dans les prairies du Far West, cette cérémonie est une espèce de mystérieuse initiation ; c’est la plus grande marque d’attachement qu’un homme puisse donner à un autre.

Lorsque deux hommes se sont une fois embrassés ainsi, ils sont désormais l’un à l’autre sans que rien puisse les séparer jamais jusqu’à la mort, contraints de se venir en aide en toutes circonstances sans jamais hésiter.

Valentin le savait.

Aussi, malgré le dégoût qu’il éprouva intérieurement, il ne s’opposa pas à l’action du chef apache.

Il s’y prêta au contraire avec joie, comprenant les avantages immenses qu’il retirerait plus tard de cette alliance indissoluble avec un des plus influents sachems des Apaches, ces alliés du Cèdre-Rouge dont il avait juré de tirer une éclatante vengeance.

– Nous sommes frères, dit le Chat-Noir d’une voix grave. Maintenant soit de nuit, soit de jour, en quelque lieu du désert que le grand chasseur pâle dirige ses pas, un ami veillera constamment sur lui.

– Nous sommes frères, répondit le chasseur ; toujours le Chat-Noir me trouvera prêt à lui venir en aide.

– Je le sais, fit le chef. Adieu, je retourne auprès des guerriers de ma tribu.

– Adieu ! dit Valentin.

Et fouettant vigoureusement son cheval, le chef apache s’éloigna à toute bride et disparut bientôt dans les ténèbres.

Valentin écouta pendant quelques instants le bruit retentissant des sabots du cheval sur la terre durcie des sentiers, puis il regagna tout pensif le calli dans lequel Ellen donnait des soins à la Gazelle blanche.

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