XXI. Le Vengeur

Pour la complète intelligence des faits qui vont suivre, nous sommes contraint de rapporter ici un événement qui s’était passé vingt ans environ avant l’époque où commence notre histoire.

À l’époque éloignée où remontent les événements que nous allons rapporter, le Texas appartenait sinon de fait, au moins de droit, au Mexique.

Merveilleusement situé au fond du golfe du Mexique, doué d’un climat tempéré, d’un sol fécond, disposé à tout produire, le Texas est assurément une des contrées les plus riches du nouveau monde.

Aussi le gouvernement, devinant l’avenir de cette province, fit-il tout ce qu’il put pour la peupler.

Malheureusement, incapable déjà de peupler le Mexique même, il ne réussit que très imparfaitement.

Cependant un nombre assez considérable de Mexicains vinrent s’y fixer.

Au nombre des hommes qui se laissèrent tenter par les magiques promesses de ce sol vierge, se trouvèrent deux frères, nommés don Stefano et don Pacheco de Irala, appartenant à une des meilleures familles de la province de Nuevo-Leon. La part active qu’ils avaient prise à la guerre de l’indépendance les avait ruinés, et ne trouvant pas chez les libéraux, après le triomphe de leur cause, la récompense qu’ils étaient en droit d’attendre pour les services qu’ils avaient rendus, don Gregorio de Irala, leur père, ayant même payé de sa vie son attachement à ses principes, ils n’eurent plus d’autre ressource que celle de s’établir au Texas, pays neuf, dans lequel ils avaient l’espoir de refaire promptement leur fortune.

Grâce à leurs connaissances approfondies en agriculture et à leur intelligence, ils avaient bientôt donné une extension considérable à leur établissement, qu’en dépit des Peaux Rouges, des bisons, des tempêtes et des maladies, ils voyaient avec joie prospérer de jour en jour davantage.

L’hacienda del Papagallo (ferme du Perroquet), habitée par les deux frères, était, comme toutes les habitations de ce pays continuellement exposées aux incursions des sauvages, une espèce de forteresse bâtie en pierre de taille, ceinte de murs épais et crénelés, garnis à chaque angle d’une pièce de canon ; elle s’élevait sur le sommet d’une colline assez élevée et dominait au loin la plaine.

Don Pacheco, l’aîné des deux frères, s’était marié et avait deux filles charmantes, petites créatures de deux à trois ans à peine, dont les cris joyeux et les ravissants sourires remplissaient de gaieté l’intérieur de l’hacienda.

À trois lieues à peine de cette ferme, s’en élevait une autre possédée par des Américains du nord, espèces d’aventuriers, aux allures plus qu’équivoques, venus on ne sait comment dans la contrée, et qui, depuis qu’ils l’habitaient, menaient une existence mystérieusement problématique, qui avait donné naissance aux bruits les plus étranges et les plus contradictoires sur leur compte.

On disait tout bas que, sous l’apparence de paisibles cultivateurs, ces hommes entretenaient des relations avec les bandits de toutes sortes qui pullulent dans ces contrées, et qu’ils étaient les chefs occultes d’une association redoutable de malfaiteurs qui, depuis plusieurs années déjà, désolaient impunément la contrée.

Plusieurs fois les deux frères avaient eu maille à partir avec ces dangereux voisins pour des bestiaux disparus ou autres peccadilles du même genre. Bref, ils vivaient avec eux sur le pied d’une paix armée.

Quelques jours avant l’époque où commence ce chapitre, don Pacheco avait eu avec l’un de ces Nord-Américains, nommé Wilke, une vive altercation, à propos de quelques esclaves que l’Américain avait tenté de faire évader de l’hacienda, altercation à la suite de laquelle don Pacheco, naturellement vif, avait, dans un moment de colère, cravaché d’importance l’Américain.

Celui-ci avait dévoré l’affront sanglant qu’il avait reçu sans chercher à se venger ; mais il s’était retiré en proférant à demi-voix contre don Pacheco les plus horribles menaces.

Cependant, ainsi que nous l’avons dit, cette affaire n’avait pas eu de suites. Près d’un mois s’était passé, les deux frères n’avaient pas entendu parler de leurs voisins.

Le soir du jour où nous prenons notre récit, don Stefano, monté sur un mustang, se préparait à quitter l’hacienda pour se rendre à Nacogdoches, où l’appelaient des affaires importantes.

– Ainsi, dit don Pacheco, tu pars ?

– À l’instant ; tu sais que j’ai, autant qu’il m’a été possible, retardé ce voyage.

– Combien comptes-tu rester absent ?

– Quatre jours, au plus.

– Bon ; nous ne t’attendrons pas avant ce temps là alors.

– Eh ! il serait bien possible que je revinsse plus tôt, fit don Stefano en hochant la tête.

– Pourquoi donc ?

– Te l’avouerai-je ? je ne suis pas tranquille.

– Que veux-tu dire ?

– Je ne sais, j’ai le cœur serré ; bien des fois je t’ai quitté, frère, pour des voyages plus longs que celui que j’entreprends aujourd’hui…

– Eh bien, interrompit don Pacheco…

– Eh bien, jamais je n’ai éprouvé ce que j’éprouve en ce moment.

– Tu m’effrayes, frère ; que se passe-t-il donc en toi ?

– Je ne saurais te l’expliquer ; j’ai comme le pressentiment d’un malheur ; malgré moi, mon cœur se serre en te quittant.

– C’est étrange, murmura don Pacheco devenu rêveur tout à coup ; je n’osais te l’avouer, frère ; ce que tu éprouves, je l’éprouve aussi ; ce pressentiment qui t’épouvante me serre de même le cœur, j’ai peur sans savoir pourquoi.

– Frère, répondit don Stefano d’une voix sombre, tu sais combien nous nous aimons ; depuis la mort de notre père, joies et douleurs, fortune ou revers, nous avons constamment tout partagé ; frère, ce pressentiment nous vient de Dieu, un grand danger nous menace.

– Peut-être, fit tristement don Pacheco.

– Écoute, frère, dit résolument don Stefano, je ne pars pas.

Et il fit un mouvement pour mettre pied à terre.

Son frère l’arrêta.

– Non, dit-il, nous sommes des hommes, nous ne devons pas nous laisser ainsi dominer par de folles rêveries qui ne sont que des chimères enfantées par notre imagination malade.

– Non, je préfère rester quelques jours encore.

– Tu l’as dit toi-même, de graves intérêts réclament ta présence à Nacogdoches ; pars, mais reviens le plus tôt possible.

Il y eut un silence.

Les deux frères réfléchissaient.

La lune se levait pâle et mélancolique à l’horizon.

– Ce Wilke est un scélérat, reprit don Stefano, qui sait s’il n’attend pas mon départ pour tenter contre l’hacienda une de ces expéditions terribles dont il a, dit-on, l’habitude.

Don Pacheco se mit à rire, et tendant la main du côté de l’hacienda, dont les murs blancs tranchaient fièrement sur l’azur sombre du ciel :

– Le Papagallo a les côtes trop dures pour ces bandits ; frère, dit-il, pars tranquille, ils n’oseraient.

– Dieu le veuille ! murmura don Stefano.

– Oh ! ces hommes sont des lâches, j’ai infligé à celui-ci le châtiment qu’il méritait.

– D’accord.

– Eh bien ?

– C’est justement parce que ces hommes sont lâches que je les redoute, canarios ! je sais aussi bien que toi qu’ils n’oseront pas se hasarder à t’attaquer franchement.

– Que puis-je craindre alors ? interrompit don Pacheco.

– Une trahison, frère.

– Eh ! n’ai-je pas dans l’hacienda cinq cents peones dévoués ? Pars sans crainte, te dis-je.

– Tu le veux ?

– Je l’exige.

– Adieu donc, dit Stefano en étouffant un soupir.

– Adieu donc, frère, à bientôt.

– À bientôt.

Don Stefano enfonça les éperons dans le ventre de son cheval et s’élança au galop sur le versant de la colline.

Longtemps don Pacheco suivit des yeux la longue silhouette du cavalier sur le sable du chemin, puis le bruit des pas cessa de se faire entendre, l’ombre disparut à un tournant de la route et don Pacheco rentra dans l’hacienda en étouffant un soupir.

Cependant don Stefano, stimulé par l’inquiétude vague qui le dévorait, ne s’arrêta que le temps strictement nécessaire à Nacogdoches pour terminer ses affaires et se hâta de reprendre le chemin de l’hacienda deux jours à peine après son départ.

Chose extraordinaire, plus don Stefano s’approchait de l’hacienda, plus son inquiétude croissait, plus il sentait son cœur se serrer dans sa poitrine, sans qu’il lui fût possible de s’expliquer ce qu’il éprouvait.

Autour de lui tout était calme, c’était la nuit.

Le ciel, plaqué d’un nombre infini d’étoiles étincelantes, étendait au-dessus de sa tête son dôme d’un bleu sombre.

Par intervalles, les hurlements des coyotes se mêlaient aux rauques bramements des bisons, ou aux rugissements sourds des jaguars en quête de quelque proie.

Don Stefano avançait toujours, courbé sur le cou de son cheval, le front pâle et la poitrine haletante, prêtant l’oreille aux bruits multiples de la solitude, et cherchant à percer d’un regard ardent les ténèbres qui lui voilaient le point vers lequel il courait emporté comme par un tourbillon.

Après six heures d’une course d’une rapidité vertigineuse, tout à coup le Mexicain poussa un cri de douleur, en tirant avec force la bride de son cheval ruisselant de sueur, qui s’arrêta sur ses jarrets tremblants.

Devant lui, l’hacienda del Papagallo apparaissait enveloppée d’une ceinture de flammes.

Cette magnifique habitation n’était plus qu’un monceau informe de ruines fumantes, qui teignait au loin le ciel de reflets sanglants et sinistres.

– Mon frère ! mon frère ! s’écria don Stefano avec désespoir.

Et il s’élança dans la fournaise.

Un silence lugubre planait sur l’hacienda ; à chaque pas, le Mexicain trébuchait sur des cadavres à demi consumés par le feu et horriblement mutilés.

Fou de douleur et de rage, les cheveux et les habits brûlés par les flammes qui incessamment s’attachaient après lui, don Stefano continua ses recherches.

Que cherchait-il dans cet ossuaire maudit ?

Il ne le savait pas lui-même, mais il cherchait toujours !

Pas un cri, pas un soupir ! partout le silence de la mort !

Ce silence terrible qui fait bondir le cœur, et comme un souffle glacé, fait frissonner de crainte l’homme le plus brave !

Que s’était-il donc passé pendant l’absence de don Stefano ?

Quel était l’ennemi qui avait, en quelques heures à peine, amoncelé ces ruines ?

Les premières teintes de l’aurore commençaient à nuancer l’horizon de leurs fugitifs reflets d’opale, le ciel prenait peu à peu ces teintes rougeâtres qui annoncent le lever du soleil ; la nuit tout entière s’était écoulée pour don Stefano dans de vaines et stériles recherches ; il avait eu beau interroger les ruines, les ruines étaient restées muettes.

Le Mexicain, vaincu par la douleur, obligé de reconnaître son impuissance, lança vers le ciel un regard de reproche et de désespoir, et, se laissant tomber sur le sol calciné, il cacha son visage dans ses mains et pleura !

C’était un spectacle navrant que celui de cet homme jeune, fort, au courage de lion, qui pleurait silencieusement sur ces décombres fumants auxquels il n’avait pu arracher leur secret !

Tout à coup don Stefano se redressa, l’œil brillant, le visage empreint d’une énergie indomptable.

– Oh ! s’écria-t-il d’une voix qui ressemblait à un rugissement de bête fauve, vengeance ! vengeance !

Une voix qui paraissait sortir de la tombe répondit à la sienne.

Don Stefano se retourna en tressaillant.

À deux pas de lui, pâle, défiguré, sanglant, son frère, appuyé sur les débris d’une muraille, se dressait comme un spectre.

– Ah ! s’écria le Mexicain en se lançant vers lui.

– Tu viens trop tard, frère ! murmura le blessé d’une voix entrecoupée par le râle de l’agonie.

– Oh ! je te sauverai, frère ! s’écria don Stefano avec désespoir.

– Non, répondit don Pacheco en secouant tristement la tête ; je vais mourir, frère, tes pressentiments ne t’avaient pas trompé.

– Espère !

Et enlevant son frère dans ses bras robustes, il se mit en devoir de lui prodiguer les soins que son état semblait exiger.

– Je vais mourir, te dis-je ; tout est inutile, reprit don Pacheco dont la voix s’affaiblissait de plus en plus, écoute-moi.

– Parle.

– Tu me vengeras, n’est-ce pas, frère ? dit le mourant, dont l’œil vitré lança un éclair fauve.

– Je te vengerai, répondit don Stefano, je le jure par Notre Seigneur !

– Bien. J’ai été assassiné par des hommes revêtus du costume des Indiens apaches, mais parmi eux j’ai cru reconnaître…

– Qui ?

– Wilke le squatter, et Samuel son complice.

– Bien. Où est ta femme ?

– Morte ! Mes filles ! mes filles ! sauve mes filles ! s’écria don Pacheco.

– Où sont-elles ?

– Enlevées par les bandits.

– Oh ! je les découvrirai, quand elles seraient cachées dans les entrailles de la terre. N’as-tu reconnu personne autre ?

– Si… si… un encore… fit le mourant d’une voix presque inintelligible.

Don Stefano se pencha vers son frère, afin de mieux entendre.

– Qui ?… dis-moi… Qui ? Frère… parle, au nom du ciel !

Le blessé fit un effort suprême.

– Il y avait encore un homme, un ancien péon à nous.

– Son nom ? fit don Stefano d’une voix haletante.

Don Pacheco s’affaiblissait de plus en plus, son visage avait pris des teintes terreuses, ses yeux étaient sans regard.

– Je ne me souviens plus, murmura-t-il d’une voix qui ressemblait à un souffle.

– Un mot, un seul, frère.

– Oui, écoute… C’est Sand… Ah !

Il se renversa brusquement en arrière, poussa un cri terrible en saisissant fortement le bras de son frère, se débattit un instant dans une convulsion suprême, puis ce fut tout.

Don Pacheco était mort !

Don Stefano s’agenouilla auprès du corps de son frère, l’embrassa tendrement, lui ferma pieusement les yeux et se releva.

Avec son machete, au milieu des décombres fumants de l’hacienda, il creusa une tombe, coucha dedans le corps de don Pacheco et combla sa fosse.

Lorsque ce devoir sacré fut accompli, il adressa à Dieu une ardente prière pour celui qui allait comparaître devant lui, puis étendant le bras sur la tombe :

– Dors en paix, frère, dit-il d’une voix haute et profondément accentuée, dors en paix, je te promets une belle vengeance !

Don Stefano descendit lentement la colline, chercha son cheval qui avait passé la nuit à brouter les jeunes pousses des arbres, se mit en selle et partit au galop, après avoir jeté un dernier regard à ces ruines, au fond desquelles tout son bonheur était englouti.

Nul n’entendit plus parler de don Stefano au Texas.

Était-il mort, lui aussi, sans atteindre cette vengeance qu’il avait juré d’accomplir ?

Nul ne put le dire.

Les Américains avaient disparu depuis cette nuit funeste, sans laisser de traces.

Dans les pays primitifs, on oublie vite ; la vie s’écoule si ardente, si échevelée, si remplie de péripéties étranges, que les événements du lendemain font oublier à jamais ceux de la veille.

Bientôt, dans l’esprit des habitants du Texas, il ne resta plus aucun souvenir de cette catastrophe terrible.

Seulement tous les ans un homme arrivait sur la colline où avait été l’hacienda et dont la végétation luxuriante de ces contrées avait promptement caché les ruines, cet homme s’asseyait sur ces ruines muettes et passait la nuit entière le visage caché dans ses mains.

Que faisait là cet homme ?

D’où venait-il ?

Qui était-il ?

Ces trois questions restaient toujours sans réponse, car arrivé le soir, au point du jour l’inconnu repartait, emporté par son cheval, pour ne revenir que l’année d’ensuite, toujours la nuit anniversaire de cette effroyable catastrophe.

On avait constaté seulement un fait étrange, c’est qu’après chaque visite de cet homme, on trouvait gisant sur le sol de la colline soit une, soit deux, quelquefois trois têtes humaines horriblement mutilées !

Quelle œuvre du démon accomplissait ainsi cet être incompréhensible ?

Était-ce don Stefano qui poursuivait sa vengeance ?

Peut-être le saurons-nous un jour.

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