XVI. Le Rayon-de-Soleil

La situation des fugitifs était des plus critiques.

Ainsi que les Indiens l’avaient annoncé, le chiffre de leurs guerriers croissait à chaque instant.

Des deux côtés de l’île, sur les deux rives du fleuve, ils avaient des camps considérables indiqués par des feux nombreux.

La journée se passa pourtant sans qu’il y eût attaque.

Aucun incident ne troubla la tranquillité des chasseurs jusqu’au lendemain vers le milieu de la nuit. À ce moment, les ténèbres étaient épaisses, aucune étoile ne brillait au ciel ; la lune, voilée par les nuages, ne montrait qu’à de longs intervalles son disque pâle et sans lumière.

Un de ces brouillards intenses comme il en règne toujours à cette époque sur le Rio-Gila était tombé et avait fini par confondre tous les objets : les bords du fleuve avaient disparu aux regards ; les feux des Indiens n’étaient même plus visibles.

Les chasseurs, assis en cercle, gardaient le plus profond silence. Chacun se livrait au flot d’amères pensées qui lui montait au cœur.

Tout à coup, dans le silence de la nuit, un bruit confus et indistinct se fit entendre, ressemblant vaguement au choc d’une rame dans un canot.

– Eh ! que signifie cela, dit Valentin, les Apaches songeraient-ils à nous surprendre ?

– Voyons toujours, répondit don Pablo.

Les cinq hommes se levèrent et se glissèrent silencieusement dans les halliers, en rampant comme des serpents, dans la direction du bruit qui leur avait donne l’éveil.

Arrivé à une certaine distance, Valentin s’arrêta pour prêter l’oreille.

– Je ne me suis pourtant pas trompé, se disait-il à lui-même : c’est bien le son que rend une pagaie tombant dans une pirogue que j’ai entendu. Qui peut venir nous visiter ? Serait-ce encore quelque diablerie indienne ?

Et de cet œil perçant et infaillible qu’il possédait, le chasseur sonda les ténèbres autour de lui.

Tout à coup il lui sembla qu’un objet se mouvait dans le brouillard.

Il s’avança encore, puis, après avoir attentivement examiné cette chose qui d’instant en instant se faisait plus distincte, il se leva, et s’appuyant sur son rifle :

– Que diable venez-vous faire ici à cette heure, Rayon-de-Soleil, ma chère enfant ? demanda-t-il à voix basse.

La jeune Indienne, car c’était bien elle que le chasseur avait ainsi brusquement interpellée, posa un doigt sur sa bouche pour recommander la prudence à son interlocuteur.

– Suivez-moi, Koutonepi, lui dit-elle si doucement que sa voix ressemblait à un soupir.

Après une marche de quelques instants, la jeune fille se baissa, et faisant signe au chasseur de l’imiter :

– Voyez ! lui dit-elle en lui montrant une de ces longues et légères pirogues que creusent les Indiens dans des arbres immenses et dans lesquelles dix personnes peuvent tenir à l’aise ; voyez !

Valentin, malgré son empire sur lui-même, eut peine à retenir un cri de joie.

Il tendit avec effusion la main à la jeune femme en lui disant :

– Brave fille !

– Le Rayon-de-Soleil se souvient, répondit l’Indienne avec un doux sourire, que Koutonepi l’a sauvée, le cœur du Lis blanc est bon, le Rayon-de-Soleil veut les sauver tous.

Le premier moment d’émotion passé, le chasseur, qui connaissait à fond l’astuce et la fourberie des Peaux Rouges, lança à la jeune femme un regard investigateur.

Le visage de l’Indienne avait une expression de loyauté qui commandait la confiance.

Valentin descendit dans la pirogue.

Elle était garnie de pagaies, contenait des vivres, et ce qui lui fit plus de plaisir que tout, six grandes cornes de bison pleines de poudre et deux sacs de balles.

– Bien, dit-il, ma fille est reconnaissante, le Wacondah la protégera.

Le visage de Rayon-de-Soleil s’épanouit à ces paroles.

En ce moment, don Pablo et les autres chasseurs rejoignirent Valentin.

Ils apprirent avec joie ce qui venait de se passer, la vue de la pirogue leur rendit toute leur énergie.

Schaw resta à la garde de la pirogue ; Valentin, suivi de ses compagnons et de Rayon-de-Soleil, retourna auprès de doña Clara, que l’inquiétude tenait éveillée.

– Voici une nouvelle amie que je vous présente, dit le chasseur en démasquant la jeune Indienne, qui se tenait timidement derrière lui.

– Oh ! je la connais, répondit doña Clara en embrassant la jeune Indienne toute confuse de ces caresses.

– Mais, reprit Valentin au bout d’un instant, comment se fait-il que vous soyez venue ici, Rayon-de-Soleil ?

L’Indienne sourit avec orgueil.

– L’Unicorne est un grand guerrier, répondit-elle, il a le regard de l’aigle, il sait tout ce qui se passe dans la prairie ; il a vu le danger que courait son frère le grand chasseur pâle, et son cœur a tressailli de tristesse.

– Oui, fit Valentin, le chef m’aime.

L’Indienne continua.

– L’Unicorne cherchait un moyen de venir en aide à son frère ; il errait sur les bords du fleuve lorsque le brouillard lui a fourni ce moyen qu’il désirait tant ; il a placé Rayon-de-Soleil dans une pirogue, lui a ordonné de venir, et Rayon-de-Soleil est venue avec joie, en se moquant des chiens apaches, dont les yeux de taupe n’ont pas su l’apercevoir quand elle est passée devant eux.

– Oui, cela doit être ainsi, dit Valentin. Mais pourquoi le chef, au lieu de vous envoyer, n’est-il pas venu lui-même avec quelques guerriers ?

– L’Unicorne est un sachem, répondit l’Indienne ; il est sage et prudent comme le castor : les guerriers étaient demeurés au village, le chef était seul avec Rayon-de-Soleil.

– Dieu veuille que vos paroles soient sincères, et que nous n’ayons pas à nous repentir de vous avoir accordé notre confiance ! dit don Pablo.

– Rayon-de-Soleil est une femme comanche ! répondit fièrement l’Indienne. Son cœur est rouge et sa langue n’est pas fourchue.

– Je réponds d’elle, fit doña Clara avec élan, elle ne voudrait pas nous tromper.

– Je le crois, dit Valentin, mais, dans tous les cas, nous verrons. Il y a de l’honneur chez les Peaux Rouges ; du reste, nous serons prudents. Maintenant je suppose que, de même que moi, vous avez hâte de quitter cette île, n’est-ce pas ? Je suis d’avis que nous profitions au plus tôt de la pirogue que cette jeune femme nous a amenée.

– C’est donc vrai ! s’écria avec joie doña Clara en se levant vivement.

– Oui, répondit Valentin, une magnifique pirogue, dans laquelle nous serons parfaitement à notre aise, et, qui plus est, est abondamment fournie de vivres et de munitions ; seulement je pense que nous ne ferons pas mal de nous servir du brouillard pour nous esquiver sans donner aux Indiens le temps de se reconnaître.

– Soit, dit don Pablo, mais une fois en terre ferme, quelle route suivrons-nous, les chemins sont-ils sûrs ? Nous manquerons de chevaux. Voyons, Rayon-de-Soleil, pouvez-vous nous renseigner à cet égard ?

– Écoutez, dit la jeune femme, les Apaches préparent une grande expédition, ils ont appelé aux armes tous leurs frères, plus de trois mille guerriers parcourent en ce moment la prairie dans tous les sens. Leurs détachements de guerre cernent tous les sentiers ; deux nations seules n’ont pas voulu répondre à l’invitation des chefs apaches, ce sont les Comanches et les Navajoés ; les villages de ma tribu ne sont pas fort éloignés, je puis essayer de vous y conduire.

– Très-bien, répondit don Pablo. D’après ce que vous nous apprenez, les rives du fleuve sont gardées. Remonter le Gila dans une pirogue est impossible, par la raison que d’ici à deux heures nous serions inévitablement scalpés ; je suis donc d’avis que nous nous rendions par la route la plus courte au plus prochain village des Comanches ou des Navajoés. Mais pour cela il faut des chevaux, car notre marche doit être prompte.

– Un seul chemin est ouvert, dit fermement Rayon-de-Soleil.

– Lequel ? demanda don Pablo.

– Celui qui traverse le camp des Apaches.

– Hum ! murmura Valentin, cela me paraît bien scabreux ; nous ne sommes que sept, dont deux femmes.

– C’est vrai, observa la Plume-d’Aigle, qui jusqu’à ce moment avait gardé le silence, mais c’est aussi la route qui réunit les plus grandes chances de succès.

– Voyons votre plan alors, demanda Valentin.

– Les Apaches, reprit le sachem, sont nombreux ; ils nous croient accablés et démoralisés par la position critique dans laquelle nous sommes. Ils ne supposeront jamais que cinq hommes aient l’audace de s’introduire dans leur camp ; cette sécurité dans laquelle ils sont fait notre force.

– Oui, mais des chevaux ! des chevaux ! reprit le capitaine en insistant.

– Le Wacondah y pourvoira, répondit le chef ; il n’abandonne jamais les hommes de cœur qui mettent en lui leur confiance.

– Allons, dit Valentin, et à la grâce de Dieu.

– Je crois, dit doña Clara, qui avait écouté la discussion avec une attention profonde, je crois que le conseil de notre ami le guerrier indien est bon et que nous devons le suivre.

La Plume-d’Aigle s’inclina, tandis qu’un sourire de satisfaction errait sur son visage.

– Qu’il soit fait comme vous le désirez, dit le chasseur en se tournant vers la jeune Mexicaine : partons donc sans plus tarder.

Le cri de la pie retentit à deux reprises différentes.

– Holà ! reprit le chasseur, que nous arrive-t-il encore de nouveau ? voilà Schaw qui nous appelle.

Chacun saisit son arme et se dirigea en toute hâte du côté où le signal était parti.

Doña Clara et Rayon-de-Soleil restèrent seules, blotties dans les buissons.

Sans pouvoir approfondir quel était le mobile qui faisait agir l’Indienne, doña Clara avait cependant compris au premier mot, avec cette intuition que possèdent les femmes, que Rayon-de-Soleil était de bonne foi, que dans cette circonstance elle agissait sous l’impression d’une bonne pensée et leur était, soit pour une raison, soit pour une autre, entièrement dévouée. Aussi lui prodiguait-elle les plus affectueuses caresses.

Connaissant, en outre, l’instinct de rapine et d’avarice qui fait généralement le fond du caractère de la race rouge, elle ôta un bracelet en or qu’elle portait au poignet droit et l’attacha au bras de l’Indienne, dont la joie et le bonheur furent portés au comble par ce charmant cadeau.

Séduite par cette munificence inattendue, bien que déjà dévouée à Valentin à cause des services que celui-ci lui avait rendus, elle s’attacha à doña Clara complètement et sans arrière pensée.

– Que la vierge pâle soit sans inquiétude, dit-elle de sa voix douce et timbrée, elle est ma sœur je la sauverai avec les guerriers qui l’accompagnent.

– Merci, répondit doña Clara ; ma sœur est bonne, c’est la femme d’un grand chef, je serai toujours son amie ; dès que j’aurai rejoint mon père, je lui ferai des cadeaux bien plus beaux que celui-ci.

La jeune Indienne frappa, en signe de joie, ses deux mignonnes mains l’une contre l’autre.

– Que se passe-t-il donc ? avait demandé Valentin en arrivant auprès de Schaw, qui, couché sur le sol et le rifle en arrêt, semblait chercher à sonder les ténèbres.

– Ma foi, je ne sais pas, répondit naïvement celui-ci, mais on dirait qu’il y a quelque chose d’extraordinaire autour de nous ; je vois comme des ombres s’agiter sur la rivière, sans pouvoir rien distinguer à cause du brouillard, j’entends des bruits sourds et des clapotements d’eau ; je crois que les Indiens se préparent à nous attaquer.

– Oui, murmura Valentin comme se parlant à lui-même, c’est leur tactique favorite ; ils aiment à surprendre leurs ennemis ; veillons surtout à la pirogue.

En cet instant, une masse noire perça le brouillard, s’avançant lentement et glissant sans bruit sur la rivière.

– Les voilà ! dit Valentin à voix basse. Attention ! ne les laissons pas débarquer !

Les chasseurs s’embusquèrent derrière les buissons.

Valentin ne s’était pas trompé, c’était un radeau chargé de guerriers indiens qui arrivait.

Lorsque les Apaches ne furent plus qu’à quelques mètres de l’île, cinq coups de feu tirés presque en même temps vinrent semer la mort et le désordre parmi eux.

Les Apaches croyaient surprendre leurs ennemis au plus fort de leur sommeil.

Ils étaient loin de s’attendre à une aussi rude réception.

Voyant leur projet déjoué et qu’on était prêt au combat, ils eurent un mouvement d’hésitation ; pourtant la honte l’emporta sur la prudence et ils continuèrent d’avancer.

Ce radeau servait d’avant-garde à dix ou douze autres encore confondus dans le brouillard, attendant le résultat de la reconnaissance tentée par le premier.

Ils devaient, si les chasseurs étaient éveillés, regagner la terre sans les attaquer ; ce qu’ils firent en effet.

Le premier radeau avait la même consigne ; mais, soit qu’il fût tombé dans un courant qui le jetait sur l’île, soit, ce qui est plus probable, que les Indiens voulussent venger leurs compagnons, ils continuèrent d’avancer.

Cette fois le mot d’ordre avait été donné par Valentin.

Les Apaches mirent donc le pied sur le sol de l’île sans être inquiétés. Ils s’élancèrent en brandissant leurs casse-têtes et en poussant leur cri de guerre.

Mais ils furent reçus à coups de crosse de fusil, rejetés dans l’eau, noyés ou assommés avant qu’ils eussent seulement eu le temps de faire deux pas dans l’île.

– Maintenant, dit froidement Valentin, nous sommes tranquilles pour toute la nuit ; je connais les Indiens, ils ne recommenceront pas l’attaque. Don Pablo, veuillez prévenir doña Clara ; Schaw et le guerrier coras prépareront la pirogue ; si vous le trouvez bon nous partirons de suite.

Curumilla s’était déjà mis en devoir de pousser la pirogue dans un lieu plus convenable pour l’embarquement que le fourré de hautes herbes et de broussailles au milieu desquelles elle était cachée.

Lorsqu’il allait sauter dedans, il crut s’apercevoir qu’elle s’éloignait sensiblement du rivage.

Curumilla, étonné, se laissa glisser dans le fleuve, afin de connaître la cause de ces mouvements insolites.

La pirogue s’éloignait de plus en plus, elle était séparée déjà de l’île par une distance de cinq ou six pieds.

Complètement débarrassée des hautes herbes, elle coupait le fil de l’eau en ligne droite, d’un mouvement continu et régulier qui laissait parfaitement deviner qu’elle suivait une impulsion occulte et intelligente.

Curumilla, de plus en plus surpris, mais tenant à savoir positivement à quoi s’en tenir, se dirigea silencieusement vers l’avant de la pirogue.

Alors tout lui fut expliqué.

Un bout de corde servant à attacher l’embarcation, afin de l’empêcher d’aller en dérive, pendait en dehors ; un Apache en tenait l’extrémité serrée entre ses dents et nageait vigoureusement dans la direction du camp, entraînant la pirogue avec lui.

– Mon frère est fatigué, dit Curumilla avec ironie en touchant l’épaule du guerrier ; qu’il me laisse à mon tour le soin de diriger ce canot.

– Ohche ! s’écria l’Indien d’une voix entrecoupée.

Et, lâchant le bout de la corde, il plongea.

Curumilla plongea sur lui…

Pendant quelques instants la rivière fut agitée de remous sous-marins, puis les deux hommes reparurent à la surface.

Curumilla tenait l’Apache serré à la gorge.

Il saisit alors son couteau, l’enfonça à deux reprises dans le cœur de l’Indien, puis il lui enleva sa chevelure, et lâchant le cadavre, qui flotta inerte sur la rivière, il sauta d’un bond dans la pirogue, qui, pendant cette courte lutte, avait continué à dériver, et la ramena à l’île.

– Eh ! eh ! dit en riant Valentin, d’où diable sortez-vous, chef ? Je vous croyais perdu !

Sans prononcer une parole, Curumilla lui montra la chevelure sanglante qui pendait à sa ceinture.

– Bien, dit Valentin, je comprends : mon frère est un grand guerrier, rien ne lui échappe !

L’araucan sourit avec orgueil. La petite troupe était rassemblée.

L’embarquement eut lieu aussitôt, et les hommes, s’armant chacun d’une pagaie, commencèrent à traverser lentement et silencieusement la rivière, grâce à la précaution prise par Curumilla de garnir de feuilles les palettes des pagaies.

Le cœur de ces hommes si braves palpitait de crainte, car ils n’osaient croire encore à la réussite de leur hardi projet.

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