CHAPITRE TROISIÈME LE BANC DES QUÊTEURS

Tous les compagnons, brisés de fatigue, se réjouirent, en remarquant qu’entre temps Soma, invisible et sans faire le moindre bruit, avait garni tous les divans, canapés et sofas de literie empesée qui exhalait les parfums du basilic et du cumin de Hollande. Une demi-heure plus tard, chacun se faufila dans son nid, Prosper dans sa chambrette d’enfant mansardée, et les autres dans les quatre alcôves de la croix de Lorraine. Parées de leurs beaux abat-jour en parchemin et en soie, les lampes s’éteignaient l’une après l’autre. Pourtant, même éteintes, elles faisaient semblant de luire encore autour de la cheminée que Prosper avait nourrie de quelques nouvelles bûches.

La grande pièce ressemblait à une scène de théâtre aux rideaux grands ouverts, bâillant devant les alcôves et leurs habitants, semblables à des marionnettes gisant aux endroits où elles se trouvaient à la fin du dernier acte.

À la lumière du feu, dans l’alcôve la plus proche de la cheminée, Duc et Ampère se susurraient des mots à l’oreille, comme s’ils mijotaient une nouvelle facétie. En tout cas, c’était le sentiment de Sandrine, somnolente, qui les regardait en coulisse de son alcôve. Mais, Sandrine se trompait : après les émotions innombrables de la journée passée, Duc et Ampère étaient tout simplement sur le qui-vive et combattaient péniblement leur insomnie.

Duc avait ouvert son bloc à dessin que, bizarrement, il n’avait pas touché depuis sa descente d’avion et il s’était jeté avec avidité sur la modification d’une esquisse aux trois crayons.

Allongé à plat ventre sur le sofa voisin, Ampère guignait le sablier de tante-Agathe avec une vision qui submergeait son âme par son caractère grandiose. Il dénombrait soigneusement les secondes nécessaires pour que le sable se déplace de l’entonnoir supérieur à l’inférieur, puis, il renversait le sablier pour recommencer son jeu oiseux.

« Je suis né, citait-il à voix basse son Voltaire chéri, je vis dans le temps et je ne sais pas ce que c’est que le temps… je me trouve dans un point entre deux éternités et je n’ai nulle idée de l’éternité… je pense et je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée… je ne sais pas pourquoi j’existe… »

Duc n’écoutait Ampère que d’une oreille, errant lui-même dans ses propres réflexions.

« Comme ça, nous ressemblons aux abeilles, chuchota-t-il soudainement.

– Pourquoi aux abeilles ? murmura Ampère, à moitié hypnotisé par la longue observation du fil fluide de sable.

– Nous ressemblons à des abeilles dans une grande ruche, redit Duc.

– Vraiment ?… demanda Ampère, distrait.

– Je me pose la question, continua Duc, est-ce que les abeilles seraient des organismes autonomes, ou plutôt des organes de leur ruche. Donc, des appareils physiologiques servant à la construction, à la guerre ou à la reproduction, tout à fait comme nos membres. Si nous ressemblons aux abeilles et si cette maison joue le rôle de notre ruche, alors, dans ce cas-là, Akka serait notre maîtresse à tous, Akka disposerait de connaissances supérieures aux nôtres. »

Les paroles de Duc avaient flatté la vieille Akka, assoupie, mais elles n’aboutissaient pas aux oreilles d’Ampère.

« Qu’en penses-tu, jeune homme ? » l’interrogea Duc d’un air victorieux.

En réponse, Ampère poussa un ronflement, dormant déjà sur ses deux oreilles, entre ses deux éternités. Duc sourit paternellement, en couvrant les épaules du jeune homme d’un caban fourré et il se courba de nouveau au-dessus de son bloc à dessin.

Le moment nous paraît plus que propice pour visiter, en compagnie du lecteur, tous les protagonistes de cette histoire à laquelle la maison prédisait une triste fin.

Malgré son expérience, Akka pouvait se tromper.

Dans la grande pièce, dans les alcôves et la chambre d’hôte personne ne dormait, excepté Ampère ; tout le monde feignait d’être endormi, et, parmi les veilleurs, le plus éveillé était Duc. L’esprit tendu, éprouvant une émotion poignante, prêt à pousser un cri triomphant, au bout de six mois d’errance désespérée dans le désert blanc du papier à dessin, il se trouvait enfin au seuil d’une découverte.

Son ravissement se mêlait au mépris monté contre lui même, car il s’agissait, comme d’habitude, d’une solution archi-simple, si simple qu’elle provoquait l’aveuglement que l’on pouvait comparer à l’homme qui est en train de fouiller sa poche droite à la recherche d’une boîte d’allumettes, sans s’apercevoir qu’elle se trouve dans sa main gauche.

La raison qui faisait naître le ravissement et la colère de Duc venait de l’étude, à peine terminée, qui reposait sur ses genoux. Le dessin aux trois crayons évoquait une scène, jadis très chérie par les peintres, que l’art de la peinture avait abandonnée depuis longtemps considérant qu’elle est devenue désuète. Cependant, grâce au feu de la cheminée derrière son dos, Duc donna la preuve du contraire.

« Nom de nom d’un saint ! » chuchota-t-il dans sa barbiche, en se frottant le cou et le front avec son crayon noir.

À la lumière du feu, il avait pris l’apparence d’un charbonnier diabolique. À dire le vrai, il se sentait ainsi, car chaque trait de ses trois crayons ressemblait à une descente aux enfers.

Le dessin ombré, dans lequel nous allons jeter un coup d’œil, n’était rien de moins que la copie conforme de la Sainte Cène, copie si fidèle, que même le connaisseur le plus raffiné aurait juré qu’elle était née sous le fusain de Léonard, et non pas des trois crayons de notre artiste.

Tout était en place sur ce dessin, absolument tout jusqu’au moindre détail, jusqu’au dernier participant du fameux dîner, de la dernière miette de nourriture sur la table au moindre pli sur les habits des apôtres. Le génial faussaire polonais crayonnait par cœur de la même manière que certains musiciens jouent de mémoire de difficiles partitions tout entières.

Dans ce dessin, notre Seigneur Jésus avait dû prononcer sa prédiction :

« L’un parmi vous me trahira. »

Tout était juste et sans faute, étant en tout égal à la Cène de Léonard.

Tout, à l’exclusion du Christ.

Le Sauveur, avait disparu du tableau, comme si les apôtres, souffrant de soif et de faim, l’avaient réellement bu et mangé.

Curieusement, au premier abord, cela n’était pas perceptible, car les yeux du spectateur se tournaient toujours vers le traître Judas. La fenêtre du milieu, au fond du tableau, celle qui encadrait la tête du Christ et servait de symbole pour l’auréole de sa sainteté, était transformée en gueule béante devant le paysage paradisiaque.

Pourtant, ce sacrilège échappait à la vue du spectateur, puisque toute son attention, nous l’avons dit, était attirée par Judas et la grande ombre d’un homme aux jambes écartées qui se tenait debout à l’extérieur du tableau, en dehors du champ visuel.

Le mystérieux, faisant le grand écart, n’était autre que notre Jésus, envolé, apparemment en train de soulager sa vessie.

En examinant son haut fait et méfait, Duc ricanait à mi-voix, l’air d’un bouc infernal. À ce moment même, il aurait sacrifié toutes les richesses du monde pour pouvoir partager avec une âme sœur le triomphe de sa découverte de la beauté du diable, avec, en plus, l’explication appropriée de sa symbolique blasphématoire. Mais, par malheur, cette âme sœur reposait sur le sofa voisin dans le corps d’Ampère, endormi comme une toupie.

Curieux, le lecteur se demandera probablement : qu’aurait confié Duc à son compère s’il fut en état de veille ?

Duc lui aurait dit :

« N’oublie pas, jeune homme, que la contemplation de la Cène est avant tout la recherche de Judas et de son sinistre profil. Judas en est le meneur de jeu. En ce qui concerne Jésus, qui a sifflé un verre de vin pour se calmer, en craignant déjà l’un de ses apôtres, il est tout à fait normal qu’il quitte la grande table momentanément, pour faire pipi et se replonger dans ses pensées sentencieuses. »

Si Ampère avait été éveillé, Duc aurait ajouté :

« La vérité sur Jésus se trouve en Judas, la vérité de l’homme. Quant au dogme chrétien, je crains qu’il ne soit rien d’autre que l’ombre que Jésus disparu projette sur notre réalité, pendant qu’il se décharge dans un monde meilleur, en dehors de notre triste tableau. »

Incontestablement, Duc avait eu de la veine. Le sommeil profond d’Ampère l’avait épargné de quelques injures que son ami, jeune homme pieux, aurait proférées à l’encontre de ces paroles blasphématoires non prononcées.

Jetant un coup d’œil en direction de son camarade, Duc s’émut, il cessa de ricaner et devint tout pâle : jusqu’alors, il n’avait jamais eu l’occasion de voir Ampère dans son sommeil. Il paraissait rajeuni d’au moins vingt ans, ayant le même âge que Stanislas le jour de son accident.

« Chatouné, chuchota Duc. Cha-tou-né… »

Ampère se remua, en réagissant au surnom de Stanislas, le fils de Duc, et sourit comme Stanislas l’aurait fait.

Le bloc à dessin de Duc glissa le long de ses genoux et tomba par terre. Le bouffon, se ploya en deux, comme si une douleur insupportable lui déchirait les entrailles, puis il se recroquevilla sur son sofa en pleurant de rage.

Pendant ce temps, Ampère faisait un rêve étrange.

Il était assis à côté de Duc, non pas sur le sofa voisin mais sur le siège d’une vieille voiture de sport. La grosse ondée qui les avait surpris à la sortie de Paris, s’interrompit aussi subitement qu’elle avait commencé dès qu’ils se trouvèrent à l’orée de la forêt de Fontainebleau.

L’air rajeuni d’une vingtaine d’année, Duc est presque méconnaissable. Tel un adolescent, rayonnant de joie aux premiers rayons du soleil, il s’empresse d’ouvrir le toit de son épave de cabriolet anglais et accélère sur la chaussée, luisante après la pluie. Les pneus pleurnichent à chaque virage. Duc imite ce bruit par des cris étouffés en polonais, dont Ampère ne comprend pas un seul mot. Il le regrette, sachant bien que les onomatopées les plus joyeuses appartiennent à la langue polonaise.

Lui, Ampère, n’est pas Ampère dans ce rêve mais un jeune homme inconnu. Il a une petite boucle d’or à l’oreille et de longs cheveux ondulés qui voltigent dans le vent. Lui, Ampère, que Duc dans le rêve appelle tantôt Stanislas et tantôt Chatouné, se sent très heureux en compagnie de cet homme mûr, qui joue à l’enfant, en s’égosillant en polonais, pendant que les pneus sifflotent dans des flaques miroitantes.

Accouplé ainsi, corps et âme avec Stanislas, Ampère commence à mieux connaître et comprendre son sosie et la joie qui le submerge sur son siège en cuir, aux côtés d’un Duc, miraculeusement rajeuni.

Après le divorce de ses parents, au bout de dix ans passés auprès de sa mère en Espagne, le fils unique de Duc lui rend visite pour la première fois à Paris. Depuis trois jours, le père et le fils célèbrent leurs retrouvailles au cours d’une course folle de la place du Tertre jusqu’à Montparnasse, à travers des galeries, des bars et des brasseries, lieux de rencontres des potes de papa, aussi fêlés que lui.

À chaque pas, comme s’il avait bu un verre de trop de vin espagnol, Duc répète à tous ces inconnus :

« C’est Stanislas, mon fils, mon fils unique ! se pavane-t-il, devenu plus qu’un gendre espagnol, l’authentique Espagñol. Stanislas Gabriel Raventós, mi hijo único ! »

À côté de la voiture défilent rapidement de mystérieux rochers volcaniques noirs, enfoncés dans le sable. À l’aube des temps, ces parages reposaient au fond d’une mer disparue. En secouant ses rameaux, la forêt fait tomber les dernières gouttelettes de pluie, tout en observant avec étonnement ces deux êtres humains aux visages extasiés. L’un d’eux, le cadet, celui dont les cheveux voltigent sauvagement dans le vent, se débarrasse de sa ceinture de sécurité et grimpe sur la carrosserie de la petite décapotable, se tenant d’une seule main au pare-brise. De son autre main libre, il dessine des arabesques dans l’air, saluant ainsi le monde sous-marin qui régna ici dans la nuit des temps. C’est l’ivresse de la petite étincelle humaine au visage enluminé par ce voyage à travers des millions d’années.

L’homme au volant crie gare à son compagnon, mais trop tard, beaucoup trop tard, car au même moment, d’un sentier latéral surgit un camion, chargé de troncs d’arbres.

Les pneus hurlent sur le bitume mouillé, glissant sur la moisissure forestière, sur toutes ces minuscules créatures qui naissent et meurent en l’espace d’un seul jour. Ici, en présence de l’éternité, ne règnent que les minéraux, les vies humaines ou animales n’ont aucune valeur. Cela va être prouvé durement une fraction de seconde plus tard, au moment où la voiture de sport va heurter le gros camion, en arrachant de sa selle et en flanquant par terre le jeune chevalier qui avait eu l’audace de saluer, la main levée, rien de moins que l’éternité.

La suite de l’événement, Ampère la suit au-dehors du corps de Stanislas, d’un poste d’observation à la hauteur de la cime des arbres.

Celui qui était, un instant auparavant, un jeune homme téméraire dans la force de l’âge, ressemble maintenant à une poupée de porcelaine cassée, aux membres mutilés, le crâne béant.

Lui, Ampère, qui n’est nullement Ampère, mais l’âme de Stanislas, surveille avec embarras toute cette frénésie inutile et incompréhensible au sol : les ambulances et les voitures de police, les infirmiers et les badauds effrayés qui forment un cercle autour du mort, n’ayant pas le courage de l’approcher, consternés surtout par la conduite du deuxième protagoniste de l’accident, couvert de sang, un petit homme au bouc dérisoire, qui hurle, agenouillé devant le cadavre.

Finalement, Ampère reconnaît Duc en lui.

« C’est moi qui ai causé sa mort ! crie le malheureux comme un damné. J’ai tué mon fils unique ! »

À ce moment, Ampère est saisi d’une épouvante indescriptible. Il se débat, en se donnant beaucoup de peine pour se libérer de l’étreinte de fer de l’âme indifférente du fils de Duc qui cherche à l’entraîner, contre sa volonté, quelque part dans le passé lointain de la forêt, au fond de la mer évaporée, dans un monde parallèle qui cache jalousement les mystères de la vie après la mort.

Le fait qu’Ampère se soit trouvé enfermé dans l’âme d’autrui comme dans les habits de plomb d’un scaphandrier, reste pleinement inexplicable. Et de surcroît, enfermé dans une âme qui s’est enfuie du corps de Stanislas il y a deux décennies !

Même Akka, tirée de sa somnolence, n’avait rien compris. Le lecteur ingénieux, pourrait-il élucider pour elle cette énigme qui navigue dans les eaux troubles entre le rêve et la réalité ?

Quoi qu’il en soit, en combattant cette âme impitoyable, Ampère se réveilla ruisselant de sueur. Dans la pénombre, sur le sofa voisin, il surprit Duc en train de vider le contenu de sa gourde, bien que le jour précédent il ait juré aux amis qu’il n’y toucherait plus durant au moins une semaine. Ses dents claquaient terriblement.

La dernière gorgée ingurgitée, à l’aide d’une puissante lampe de poche au faisceau lumineux, Duc se mit à barbouiller sur le plafond quelque chose qui semblait être un mot. Quoiqu’il fût impossible de le déchiffrer, Ampère devina qu’il s’agissait du prénom de ce malheureux jeune homme, que son père n’avait pas tué à Fontainebleau. C’était plutôt le regard interdit que son fils avait jeté vers l’éternité.

Stanislas Gabriel Raventós !

Ampère savait bien que dans des circonstances pareilles le plus raisonnable était de laisser Duc tranquille pour qu’il se batte tout seul au corps à corps avec ses démons. Feignant d’être toujours endormi, il replongea insensiblement dans le sommeil. La dernière chose qu’il aperçut fut le faisceau de lumière qui avait glissé du plafond vers les alcôves obscures, où il s’était mis à ramper, tel un reptile luisant, à la recherche de la nourriture qui devrait assouvir l’éternelle faim de Duc, celle de l’invisible.

Ampère fit encore un rêve, cette fois celui qu’il connaissait par cœur, un rêve avec un très joli commencement et une fin encore plus agréable, dont l’héroïne était sa sœur Alpha, âgée d’à peine quatorze ans, qui, en cachette de ses parents, avait pris un bain dans le petit vivier derrière la maison. Craignant que le contenu de ce rêve ne pousse le jeune lecteur vers des pensées incestueuses, il nous semble qu’il serait mieux de le taire provisoirement. C’est pourquoi nous nous hâtons de retrouver le brave Duc à l’âme ravagée.

S’il y avait une seule chose au monde qui pouvait réconforter Duc dans des moments pareils, c’était un long trait de vodka Wyborowa et le regard pointé vers l’au-delà des images terrestres. Après tout ce qu’il avait bu dans l’avion et à l’arrivée dans la maison de tante-Agathe, on aurait pu dire en toute conscience, qu’il était dans le brouillard. Pour barrer le chemin aux démons du passé, Duc avait entrepris des mesures radicales. Il vidangea sa gourde jusqu’à la dernière goutte et avec sa lampe se consacra à la recherche de la vérité sur ses amis, ceux qui dormaient déjà pour de bon et ceux qui faisaient semblant de dormir.

Tout d’abord, Inès et son Yégor. Ils apparurent dans le faisceau de lumière comme sur un pâle écran de télévision. En gros plan, deux têtes collées l’une contre l’autre. Le sourire sur le visage aux yeux fermés d’Inès, qui serrait dans ses bras son nouveau favori, jurant du fond du cœur qu’elle lui serait fidèle jusqu’à la fin de ses jours terrestres. À la différence de son visage serein, celui de Yégor, aux yeux écarquillés, dirigés vers le plafond, exprimait la crainte devant son avenir incertain.

La tête sur l’épaule d’Inès, sur les rivages du Saint-Laurent, le cœur sur ses versants lointains du Caucase qui descendaient en pente abrupte vers la mer Noire, Yégor se sentait entièrement perdu, plus petit encore qu’un grain de maïs dans le moulin géant de la nuit. Yégor était envahi par des visions ténébreuses de sa petite mère Russie à tel point, qu’il ne prêta aucune attention au rayon lumineux, qui lécha son visage, vert de chagrin, avant d’aller errer vers l’alcôve suivante.

Celle-ci appartenait à Sandrine. Elle avait l’air de dormir à poings fermés. Avec son triste nez de pie sans lunettes, elle rappelait la pucelle amourachée au cœur brisé des films muets. Elle se repentait une fois de plus de ne pas avoir eu le courage de proposer à Petit Loup de partager son lit, au lieu de le laisser passer la nuit sur ce misérable banc des quêteurs. Une fois de plus, ce fut sa timidité qu’elle regretta, quoiqu’elle fût consciente qu’entre eux, tout était terminé à jamais depuis longtemps.

Au moment où le faisceau lumineux caressa son front, pour replonger dans l’obscurité, elle ressentit une douleur sourde dans le bas-ventre.

« Ah ! bientôt ça sera la pleine lune », songea-t-elle.

Depuis son âge nubile, toutes les semaines de pleine lune étaient marquées par des souffrances terribles qui l’avaient probablement poussée à se consacrer à la gynécologie.

Rendons-nous maintenant auprès d’autres hôtes du manoir, que la lampe de Duc n’avait pas encore atteint, la sœur d’Ampère dans la chambre d’hôte, Petit Loup sur le banc des quêteurs et Prosper dans sa chambrette mansardée. Nous avons déjà été témoins de l’arrivée de tout ce beau monde lorsqu’ils montèrent sur scène mais nous n’avons pas encore tout à fait compris leurs rôles dans cette danse sur corde raide au-dessus du gouffre.

Dans sa petite chambre, dont le seul ornement était un poster couvert de chiures de mouches, représentant Einstein à la langue tirée, Prosper avait le même remord que Sandrine, celui d’avoir abandonné Petit Loup sur le banc des quêteurs.

S’il avait été moins timide, il lui aurait proposé de se serrer ensemble dans la mansarde ou, tout simplement, de rejoindre Sandrine dans son alcôve. Leur merveilleuse amitié parisienne n’avait connu aucune jalousie. Si un beau jour le songe de Prosper devenait réalité, s’ils s’installaient tout les trois dans une belle ferme en Normandie, lui, Prosper, abandonnerait tout pour devenir leur fidèle serviteur.

Un peu consolé par ces songes, Prosper s’endormit.

Contrairement à lui, dans la chambre d’hôte, Alpha n’arrivait guère à trouver la paix de l’âme. La porte ouverte vers le grand séjour au rez-de-chaussée projetait pourtant de très attrayants reflets du feu de la cheminée sur sa chemise de nuit, mais même un tableau si sensuel était insuffisant pour attirer l’attention des deux messieurs silencieux dans les murs.

Peut-être, parce qu’ils n’existaient point ?

Après avoir fait deux fois de suite le tour de la pièce, l’oreille sur le stéthoscope, sans ouïr le moindre bruit sauf celui d’un ronron souterrain, Alpha prit la pose du lotus à la place même où tante-Agathe avait l’habitude de culotter sa pipe basque. La pose du lotus – tout comme la pipe de mademoiselle Agathe – représentait la vacuité bienfaisante qu’il fallait remplir de contenu ésotérique.

Une fois installée dans cette posture, couverte d’un édredon indien qui sentait la lavande, Alpha décida de veiller jusqu’à l’aube vaille que vaille. Morte de fatigue, la jeune femme entêtée bâilla et papillota mais ne céda pas, tout en pinçant son biceps pour chasser le sommeil. Les cuisses alsaciennes d’Alpha avaient souffert depuis toujours de la pose du lotus lors des cours de Mlle Sékito de l’avenue Kléber, et maintenant la sacro-sainte posture lui promettait de passer un quart d’heure plus mauvais que jamais.

Pour surmonter les douleurs lancinantes du bassin qui lui remontaient le long de la colonne vertébrale jusqu’à la nuque, Alpha répétait dans ses pensées les Saintes Écritures Ch’an que la docte demoiselle Sékito lisait régulièrement aux élèves.

De la main gauche, elle pinçait son biceps droit pour chasser la tentation, et, de sa main droite, elle l’invoquait au bas-ventre. Il s’agissait d’une habitude autant pécheresse qu’agréable qu’elle avait acquise lors de son adolescence dans le vivier déjà mentionné, celui du jardin de la maison parentale à Colmar et qui apparaissait si fréquemment dans les rêves de son frère.

L’une des plus belles des Saintes Écritures Ch’an, gravée dans sa mémoire, lui servait maintenant comme parole magique d’invocation :

Quand la droite et l’oblique

Se rencontrent et se pincent

(comme les jambes en lotus)

Merveilleusement il y a

Demande et réponse mélangées.

Hélas ! personne ne répondit à ses douces questions ; les paroles magiques de Mlle Sékito s’avérèrent inefficaces dans l’invocation destinée aux indifférents spectres canadiens, à la suite de quoi Alpha décida de ne plus appliquer ce « cautère sur une jambe de bois » et étira enfin ses propres jambes engourdies.

Lors de ce mouvement, sa vue porta tout à fait par hasard sur ses bas en nylon qu’elle avait jetés, avec sa minutie innée, par-dessus un paravent quand elle s’était introduite pour la première fois dans la chambre d’hôte. Les bas se trouvaient toujours à la même place, l’un à côté de l’autre, non pas écartés comme auparavant mais adroitement lacés en un nœud.

Alpha fit les gros yeux à la pensée que sa vue la trompait lourdement.

Toutefois ses yeux ne la trahissaient point. Les flammes de la cheminée étaient suffisantes pour éclairer cette féerie invraisemblable. Les bas étaient en réalité serrés en un nœud, qu’elle put même tâter de ses doigts tremblants. Elle fut en mesure de le toucher mais aucunement de le dénouer car il s’agissait d’un vrai cul-de-porc double, un nœud noué de la main d’un loup de mer expérimenté.

Alpha retourna au lit à petits pas, portant sa précieuse prise avec une infinie précaution. Elle alluma une bougie sur la table de nuit et à sa lumière examina de nouveau le nœud. Une fois constaté qu’il était vraiment indénouable, elle roula des yeux, perlés de larmes de gratitude.

« Merci mille fois, chers messieurs ! chuchota-t-elle solennellement, s’inclinant vers le Nord et le Sud canadien.

Elle reprit la pose du lotus, un sourire épanoui de reconnaissance aux lèvres. Elle veilla jusqu’à l’aube, en endurant courageusement des douleurs de plus en plus vives au dos, prête, au moindre bruit, à se précipiter avec son stéthoscope vers les murs sud et nord. À chaque crépitement des vétustes persiennes, à chaque craquement des bûches ardentes dans la cheminée, elle retenait un cri du cœur. Quelle déception ! Ce ne furent que des fausses alertes ; aucun des frappements d’index et cliquetis de sabre, si convoités, ne se manifestèrent cette nuit-là.

« Pauvre hère ! » se dit la maison Akka qui veillait sur Alpha, éprouvant de la pitié.

La maison porta alors son attention sur l’invité préféré de Prosper, auquel nous n’avons pas encore rendu visite, l’homme à la mèche argentée dans des cheveux châtains, celui qui était allongé sous un vieux sac de couchage sur le banc des quêteurs.

« Le plus hanté de tous », dirait Akka.

L’alcôve de Petit Loup n’était éclairée que par la glace d’une vitrine qui projetait des reflets de feu dans ce lieu sombre, des taches jaunes semblables à des yeux d’un félin.

Le banc des quêteurs se montrait plus commode que son nom ne le suggérait, si commode que l’homme qui y couchait avait décidé de lui rester fidèle durant tout son séjour dans la patrie de Prosper. À part cette commodité relative, ce banc offrait quelques avantages sur les autres couches, occupées par ses amis. Dans ce vestibule, loin de la lumière traîtresse de la cheminée, l’homme pouvait tranquillement s’abandonner à ses pensées. Il pouvait ouvrir silencieusement l’étui de sa clarinette, porter ensuite, sans le moindre bruit, le bec de l’instrument à sa bouche, avec la tendresse craintive de quelqu’un qui baise une relique, et faire tout cela sans craindre que l’un de ses compères ne s’écrie :

« Joue, Petit Loup, joue ! »

D’ailleurs, il n’avait guère l’intention de jouer mais plutôt de s’abîmer dans ses pensées en compagnie de la musique imperceptible.

C’était un vrai miracle que tout au long de la soirée, malgré l’excitation collective, personne ne lui ait demandé de jouer l’un de ces morceaux classiques qui firent de lui un magicien aux yeux de Sandrine et de ses autres amis.

Pour lui, le mot magicien était trop fort, la louange excessive. Ses bravoures à la clarinette méritaient davantage la comparaison avec les ruses d’un illusionniste de cirque qui coupe le souffle aux enfants, en sortant de son petit chapeau d’énormes objets bariolés. Étant arrivé, par exemple, au deuxième mouvement du Quintette pour clarinette et cordes, de Mozart, au lieu de suivre le thème de l’instrument à vent, il se mettait brusquement à interpréter à la clarinette la ligne musicale des violons et suscitait ainsi chez ses amis la surprise et un vif sentiment d’admiration. C’était tout, toute la magie !

Pourtant, sans le vouloir, il transformait complètement le tissu musical. Ce jeu de dissection, ce changement de rôles des artères et des veines d’un organisme vivant, faisait naître un monstre enchanteur non terrestre.

« Le plus hanté de tous », dirait Akka.

Caché dans la pénombre, il effleura du bout de sa langue le bec froid de l’instrument et sourit à la pensée que ses amis cultivaient une conception presque puérile de la musique. En admirant la musique, tous ces gens, y compris Sandrine, la transformaient en images, au lieu d’user à l’occasion d’autres sens, outre la vue que la nature leur avait offerte, du septième ou huitième sens endormis. Ceux qui servaient aux baignades dans les champs magnétiques, à la lecture, les yeux fermés, des cartes de galaxies et aux promenades féeriques le long de l’Univers.

Il sourit une fois de plus en se remémorant les mots d’esprit de Duc et d’Ampère. Sa clarinette, n’était-elle pas tout à fait semblable à l’empreinte fantomatique du corps de tante-Agathe sur son lit de mort, et, par-dessus tout, à la bouteille d’Ampère, jetée dans l’océan cosmique avec son appel au secours muet ?

Sa clarinette, son cri imperceptible.

« Hanté par la mort », se dit Akka.

À l’abri de son sac de couchage, il flatta de ses doigts les dix-huit clefs d’argent. Elles étaient aussi glaciales que le bec de l’instrument. Petit Loup ne les avait jamais caressés avec autant de crainte que cette nuit-là. Peut-être à cause de ces sacrés yeux de chat fulminants, projetés sur les murs, qui changeaient sans cesse de couleur avec le feu languissant dans la cheminée. Les iris jaunes devinrent oranges puis bruns, veillant sur lui si obstinément qu’il manquât de courage pour les regarder en face.

Il se posa une question loufoque :

« Et si c’étaient bel et bien les yeux de quelqu’un ? murmura-t-il en son for intérieur. Ses yeux appartenaient-ils à une vie différente ?

« Une hypothèse possible : Il est aveugle pour les images des astres, de même que ses amis sont sourds pour la musique des sphères ? Enfin, on est peut-être tous sourds et aveugles ? »

Pour dompter cette avalanche de pensées, le souffle retenu, il embrassa le bec de sa clarinette et se mit à jouer. Il avait déjà pratiqué ce jeu en imaginant la musique comme une auréole noire, sombre brûlure autour de l’âme.

Sans air, le son ne pouvait pas naître, mais la musique, étrangement, elle, naissait. C’était sa véritable grandeur. Elle était donc capable de vivre pleinement sa vie sans le moindre son. En outre, sans son, lui, Marie-Loup, n’était plus obligé de recourir à toutes ces acrobaties de cirque avec son instrument, en dessinant à la fois la phrase musicale et les ombres de son accompagnement. Dans le silence absolu, ses huit doigts sur les dix-huit clefs d’argent, il parvenait sans peine à faire éclore l’œuvre musicale entière, tel un jardinier magicien qui, sur une seule tige, fait bourgeonner toutes sortes de fleurs d’un jardin luxuriant.

« Somme toute, dans le monde de la musique, le souffle humain est loin d’être indispensable, car la musique arrive à subsister sans hommes.

« Alors les hommes, à quoi servent-ils ? » se demanda-t-il, un sourire moqueur aux lèvres, celui qu’il arborait parfois devant Sandrine et Prosper.

« À quoi bon les hommes, c’est toute la question ? »

Cette question il l’abordait de plus en plus fréquemment.

Depuis longtemps, il regorgeait de réponses.

Mais chacune d’elles engendrait une nouvelle question.

« À quoi bon les hommes ?

« Pour produire des sons inutiles qu’eux seuls peuvent entendre dans l’infini sourd-muet ?

« Pour bâtir des images plus fugitives que l’empreinte d’un pied sur le sable, entre deux vagues ?

« Pour construire des machines calculant le temps écoulé entre deux déluges, afin d’évaluer l’étendue des siècles qui n’existe même pas dans le sens rectiligne terrestre ?

« Pour natter le matin, dans le vide, des divinités de paille et les brûler dans la soirée, en vrais païens ?

« Pour guerroyer à cause de l’espace vide ?

« Pour se torturer mutuellement et se donner la mort au nom de faux prophètes et de dieux fabuleux ?… »

« Ne joue pas avec le feu, dirait Sandrine. De pareilles pensées te mèneraient trop loin. »

En son absence et en celle de Prosper, Petit Loup entamait avec eux des conversations imaginaires, de même qu’il jouait des sonates entières sans le moindre son. Grâce à cela, il affrontait souvent leur présence, bouche cousue – l’avantage de l’homme qui ne passe pas sa vie en regrettant des paroles irréfléchies.

« Tiens ! dirait Prosper. Ce mec est atteint d’une vieille maladie. Vous souvenez-vous des Souffrances du jeune Werther, de Gœthe, ayant une pensée pour l’humanité souffrante ? Devant nous gît Werther 2003. J’en ai connu quelques-uns qui se firent sauter la cervelle à cause de telles pensées.

– N’ayez pas peur, je n’ai pas cette intention.

– J’ai peur, dirait Sandrine. On me paie pour faire venir des gens au monde, sains et saufs.

– Tu les fais venir du creux au vide. Quelqu’un devrait l’expliquer à tes patientes, dès l’âge nubile, pour qu’elles ne gaspillent pas inutilement leurs forces. Un beau jour, j’écrirai un livre sur ce thème.

– Toi, un livre, cela ne se verra jamais, dirait Sandrine. Même à l’âge de cent ans.

– Je n’ai aucune intention de mourir centenaire. Quant à mon livre, il est peut-être déjà écrit. Tout au moins, son titre.

– J’aimerais apprendre le titre de ce fameux livre le plus court du monde, dirait Sandrine. Un livre qui ne contiendrait que son titre !

– “La mort, sa vie, son œuvre”. Voilà le titre.

– Un beau titre, dirait Prosper.

– Trop long pour un livre si serré, dirait Sandrine.

– Aussi long que la vacuité qu’il décrit », répliquerait Petit Loup.

Le même après-midi Akka avait été témoin d’un court échange de propos, cocasse en apparence, entre cet homme et la femme aux tresses nouées autour de la tête. Elle feuilletait un journal local et sourit jaune en découvrant que les pauvres du pays pouvaient louer un cercueil pour le prix dérisoire de vingt dollars. En réponse à son indignation, l’homme à l’aura maladive lui demanda – mi-moqueur mi-sérieux – la promesse de ménager ses économies si un malheur le frappait, de ne pas dépenser plus de vingt dollars pour son convoi funèbre.

«Fait moi confiance », dit la jeune femme, les yeux embués de larmes.

L’homme sur le banc glissa soigneusement sa clarinette dans l’étui et la serra sur sa poitrine à la manière d’un enfant qui embrasse son ours en velours, en attendant le passage du marchand de sable. Il plia ses jambes sur le banc trop court, en se mordant les lèvres.

« Un quêteur sur le banc des quêteurs ! » susurra-t-il.

Le banc lui allait comme un gant.

S’il n’était pas tout à fait commode pour le corps, il servait à l’esprit de poste d’observation idéal. Le regard décoché d’ici, comme celui au sommet d’une montagne, portait très loin, sur toutes ses années englouties, ses amours consumés et ses rêves trahis, reposant dans un passé marécageux. De ces années, torchées à la diable, ce regard apportait à l’observateur la vérité nue, avec le goût amer des illusions mises en poudre. D’une manière inexplicable, le banc de tante-Agathe désenivrait ses hôtes rapidement, leur faisant cadeau de cet œil impitoyable qui causait de la douleur comme une plaie envenimée.

« Des années-cendres », chuchota Petit Loup.

Durant ces deux dernières décennies, quelqu’un d’autre à sa place, n’importe quel pauvre diable, aurait écrit un livre ou élevé un enfant.

De quoi pouvait-il se vanter, lui ?

De ce long titre du livre le plus court du monde ? comme dirait Sandrine.

« La mort, sa vie, son œuvre. »

« Parmi les mille et un, pourquoi n’as-tu pas choisi un autre thème ? » se cabrerait Sandrine.

Depuis qu’une jeune mère en couches avait décédé dans ses bras, Sandrine était frappée par l’idée de la mort. Terrifiée, épouvantée, après cet accident, elle commença à la considérer comme son ennemie personnelle, une sorte de rivale malveillante qui l’avait déshonorée et humiliée par sa victoire.

« Je n’ai même pas pensé à choisir ce thème, c’est lui qui m’a choisi.

– Tu l’entends, Prosper, entends-tu ce fanfaron ?

– Je l’entends, dirait Prosper, distrait, qui laissait vaguer ses pensées chaque fois que la conversation plongeait dans des eaux troubles.

– La mort est le seul vrai thème au monde digne d’un écrivain, malgré tous ceux qui l’ont déjà décrite dans des milliers de livres. En quelque sorte, elle n’est pas un thème mais tout une galaxie inexplorée.

– Tu l’entends, Prosper, notre nouveau Colomb !

– Doucement, amis, dirait Prosper. Je vous prie de vous écarter de ce genre de thèmes en ma présence, où de les traiter avec le respect qu’ils méritent. Que notre peau serve d’exemple. Ses cellules superficielles ne sont rien d’autre que des cristaux liés entre eux par de fines couches d’huile. En une seule journée, cinq cents milliards en meurent. C’est notre armure sclérotique qui protège les fragiles tissus intérieurs. Nous sommes donc habillés de la mort, qui dispose d’une multitude de degrés. La matière vivante est en fait l’amalgame de la vie et de la mort.

– J’ai honte d’avoir pris en amitié deux nécrophiles, dirait Sandrine, l’accoucheuse.

– Tout ce que Prosper a dit vient en ma faveur.

– Ne mets pas la charrue avant les bœufs, ami, dirait Prosper. Je n’ai parlé que de la peau morte. Pourtant, la seule chose qui m’intéresse dans cette affaire c’est la vie, entêtée et orgueilleuse, au-dessous de notre peau.

– Tu as bien fait de lui tirer les oreilles, dirait Sandrine. L’homme qui contemple la vie avec un tel mépris n’est pas digne de se nommer écrivain. »

« Elle regrettera ses paroles un jour », jura Petit Loup dans ses pensées, en dépit du fait que Sandrine ne les ait jamais prononcées.

Les yeux de chat sur les murs s’étaient déjà ternis et ne lui causaient plus de crainte. Malgré un goût amer dans la bouche, il ne s’était pas senti aussi serein depuis des années, comme s’il était retourné dans sa tendre enfance, et qu’il s’y trouvait dans une étreinte protectrice.

Ce sentiment aussi, il le devait peut-être au banc magique, seul bien que Soma avait apporté au manoir.

S’abandonnant au sommeil, il prononça dans ses pensées encore quelques serments, dont il perdra le souvenir dès le matin suivant, à l’égal des écureuils qui oublient souvent les emplacements des cachettes hivernales de leurs glands. À cause de ce manque de mémoire, les écureuils rompent leur sommeil hibernal ; quant aux hommes, ils n’en ont point. Ils dorment rarement et insuffisamment, à peine un tiers de leur vie, et ils souffrent de la réalité excessive.

La maison Akka le savait depuis longtemps. C’est pourquoi elle éprouva de la joie à la vue de leurs auras, délivrées de leurs aigres corps endormis. Elles étaient réunies à proximité de la cheminée, au-dessus du brasier terni. Elles y veilleront jusqu’au petit matin, en se caressant mutuellement.

À la satisfaction d’Akka, dans cette affectueuse compagnie se remua même l’aura maladive de l’homme sur le banc des quêteurs, comme si ses amies multicolores lui avaient infusé une partie de leur ardeur étincelante.

Heureusement, nos compagnons endormis ne pouvaient pas voir la danse des auras. Des nuages laiteux de plusieurs couleurs, avec un semblant de vapeur caillée, se frottaient les uns contre les autres, s’entre-pénétraient, s’attroupaient et se séparaient, tout en jetant dans la cheminée des étincelles froides. Si quelqu’un parmi ces humains avait eu les moyens de les distinguer, il aurait probablement perdu la raison d’admiration ou d’effroi, car cette danse surpassait tout ce qu’un mortel peut imaginer de lui-même avec ses sens bornés et son esprit restreint au corps étroit. Manifestement, leur partie invisible, composée d’énergie pure, appartenait seulement partiellement à la race humaine.

« Pour la durée d’une courte vie d’un papillon de nuit qui voltige autour d’une bougie », se dit Akka.

Même Alpha, la seule personne en état de veille dans la pose du lotus, n’était pas en mesure de voir ces auras réjouies.

Si elle les avait vues, sans doute, elle aurait dit :

« Nous sommes saints et nos corps sont des temples. »

Et après ces paroles mémorables, elle se serait évanouie.

Bien qu’il ne les ait jamais vues, seul Prosper en aurait dit bien des choses, seul Prosper aurait gardé son sang froid à la vue de cette preuve irréfutable révélant que les hommes sont des animaux électriques dont le corps – selon toute apparence – est composé de cendres d’étoiles mortes.

Le docte Dr Prosper aurait dit :

« Nos yeux ne sont sensibles qu’à la lumière dont les ondes sont situées entre 380 et 760 millimicrons. Cela veut dire que tu épies le monde à travers un infime trou de serrure, ne portant ta vue que jusqu’au bout de ton nez. »

Et il aurait conclu :

« Nous sommes, avant tout, des êtres myopes, condamnés à ne jamais connaître notre vagin énergétique. »

Pour notre goût, Prosper s’exprimait parfois en savant trop pédant mais, parmi toutes les créatures sous le toit d’Akka, c’est son regard qui portait le plus loin.

C’était l’instant que même la vieille maison Akka, versée dans la magie, eut rarement l’occasion de vivre. Bouleversée et attendrie, elle était à l’écoute de tous ces cœurs d’humains et d’animaux qui faisaient du zèle, pompant le sang comme si leur courte vie était le bien le plus précieux sur les rivages du Saint-Laurent.

Dans la nuit limpide et glaciale, la lune avait argenté les tourelles d’Akka et la cime d’Ygg millénaire. Elle s’approchait de son dernier quartier et sa force attirait le sang de tous les mammifères endormis. Le sang bouillonnant, ils se roulaient sur leur couche, en faisant des rêves étranges, sans savoir qu’en ce moment même une partie de leur âme les abandonnait, celle qui resterait imprimée pour toujours sur les murs du manoir.

Ainsi donc la lune se nourrissait de créatures vivantes à l’aide de ses ventouses argentées, sans leurs causer de mal, car leur âme n’était que l’habitante passagère de leur coquille, en voyage d’une forme terrestre à l’autre, comme l’âme de tous ces êtres à sang chaud qui avaient creusé leurs abris sous le perron de la maison, écureuils, taupes, loirs et marmottes.

« Nous sommes tous hantés ! » se dit Akka, réconfortée, poussant un long soupir.

Elle veilla en mère poule sur tout ce beau monde jusqu’au petit matin.

Pendant ce temps, dans la cuisine le lait tourna et la clef de la chambre à coucher de tante-Agathe exécuta un double tour dans la serrure sans le moindre bruit, sans être touchée par une main quelconque.

« J’en accepte l’augure, se dit Akka. À la bonne heure ! »

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