CHAPITRE CINQUIÈME LA FISSURE DANS LE TEMPS

Akka se délectait de leur absence temporaire. Depuis le petit matin, la vieille maison ne songeait qu’à quelques instants de quiétude, après toute cette avalanche de paroles bruyantes, d’hilarité et de leurs auras bariolées.

« Quel manque de retenue ! » se dit-elle.

En compagnie de Sandrine, dans une automobile louée, Prosper était parti en direction d’un centre commercial pour renouveler les provisions de nourriture et de boissons. Il avait conduit Inès et Yégor jusqu’au terminal des autocars, où ils devaient rejoindre un groupe de touristes japonais, avant de se rendre dans la Réserve Nationale de Faune du Cap-Tourmente, dans l’espoir d’y assister au départ annuel retardé des oies sauvages.

Sandrine était descendue dans la Vieille ville, au Musée de la Civilisation, en vue d’y étudier des outils indiens ancestraux servant aux accoucheuses. Alpha l’avait accompagnée avec le désir ardent d’étudier les mêmes outils servant à la magie noire.

Duc et Ampère avaient fait un petit somme sur les canapés dans leur alcôve, afin d’épurer leurs vaisseaux sanguins et récupérer avant la visite d’un salon funèbre, où ils envisageaient de développer leurs connaissances de la tradition québécoise d’expositions mortuaires que Prosper, un sourire aux lèvres, leur louait depuis des années.

Après avoir demandé à Prosper la permission de fermer la maison à clef après le départ de Soma, Petit Loup, lui, sortit dans le jardin. Il y passa toute l’après-midi sur un banc, derrière un labyrinthe de buis qui le protégeait de la bise de plus en plus glaciale. Il y allumait cigarette sur cigarette et de temps en temps couchait quelques mots sur son bloc-notes, en observant en coulisse le pin blanc qu’il avait adopté.

« Kika, murmura-t-il enfin. Courage, Kika. »

Le nom qu’il avait donné à son petit pin était en fait l’un des premiers mots qu’il avait prononcé dans sa vie, le surnom de sa nourrice, qui lui tenait lieu de mère et qu’il aima comme sa propre mère.

« Courage, Kika, chuchota-t-il. Le grand méchant hiver arrive. »

Le vaste jardin qui entourait Akka abondait de toutes sortes de petits animaux, soudain fiévreux, comme à la veille d’une intempérie. En écoutant toutes ces créatures, des douzaines d’écureuils et autres rongeurs, les grimpeurs, les insectes et les oiseaux qui grouillaient autour du manoir, Petit Loup s’efforçait de saisir le sens caché de cet apparent désordre.

Il devait exister. Manifestement, ces êtres, si différents, se transmettaient mutuellement des messages, en se servant de sons et de cris empruntés aux autres espèces animales et même aux humains.

La première chose qu’il conclut était que tout ce monde bigarré vivait un moment de précipitation panique, comme juste avant un événement important dans la nature, une grande fête ou une calamité. Sa seconde conclusion fut la suivante : la communication animale se basait sur le principe de l’écho, répétition fidèle des sons, émis par les voisins.

Ainsi les corneilles communiquaient en langue des goélands, les mouettes échangeaient des messages, en glougloutant à l’instar des dindes, les écureuils cliquetaient et chantaient comme les pics, les petits oiseaux flûtaient comme les marmottes, les marmottes sifflaient comme les serpents et les corbeaux croassaient kras ! kras ! kras ! à la manière dont les hommes auraient articulé cette parole curieuse.

« Kras ? Ne serait-ce pas un message ? » se demanda-t-il.

Si ce cri était d’origine humaine, il devait avoir une certaine signification, plus profonde qu’un simple bruit dénué de sens. La question vaut un petit jeu de mots, songea-t-il en souriant.

S’agit-il de la crasse en français ?

Cela signifierait une couche de saleté ou la malpropreté, l’avarice sordide, mais aussi un mauvais tour.

Est-ce crass en anglais ?

L’obésité et l’impureté.

Ou cras en langue latine ?

Qui veut dire d e m a i n !

Un événement important dans la nature, un grand changement, un mauvais tour, une fête ou un grand malheur, auront-ils lieu demain, comme les corbeaux le prédisent ?

Cela lui rappela deux vieilles phrases latines dont il avait oublié la source depuis longtemps :

Cras, cras, corvi vox.

(Demain, demain, la voix du corbeau.)

Cras, semper cras et sic dilabitur aetas.

(Demain, toujours demain et ainsi la vie passe.)

Sans doute les animaux annonçaient-ils quelque chose d’une grande importance, les animaux ne passaient pas par hasard pour les messagers du monde invisible.

Un gros mangeur de charognes, installé confortablement sur la cime du hêtre Ygg, avait fixé ses yeux sur lui. Il croassa, sans bouger, en réponse au cri perçant que Petit Loup avait poussé pour le chasser. Il répondit pareillement à un coup de pierre qui le visa.

« Cras ! Cras ! » se moquait le devin noir.

Petit Loup frémit à ces mots, sans savoir pourquoi.

La vieille Akka, seul témoin de cette escarmouche n’avait pas eu le moyen de lui faire connaître la vérité, n’ayant pas l’habitude de s’imposer aux humains, en leur offrant des réponses à des questions non posées.

Au début de la soirée, Prosper et ses amis se retrouvèrent rassemblés autour de la cheminée. Le vent dans l’âtre produisait des sons plaintifs comme si devant la maison gémissait une bête blessée. À la fin de l’après-midi, la bise s’était transformée en vent de plus en plus violent. Il apportait du fleuve l’humidité glaciale et les amas des vapeurs congelées qui ressemblaient à des morceaux de toile souillée, arrachés des mâts d’un voilier.

Nos amis étaient accoutumés, à Paris aussi, à serrer les rangs parfois autour du feu, dans le salon d’Inès ou dans la mansarde de Duc, mais en compagnie de sons différents, entourés du murmure paisible de la fourmilière géante. Ici, en revanche, le silence de la nuit béante les menaçait de partout, des milliers de kilomètres de désert inhabité les enveloppaient et leur propre existence sous le toit d’Akka leur paraissait une sorte de miracle et d’exploit.

C’est pourquoi le moment leur semblait solennel. Ils brûlaient d’impatience d’évoquer leurs péripéties et d’échanger leurs impressions à la fin de cette riche journée dans la patrie de leur hôte.

Les plus bruyants étaient Inès et Yégor auxquels le vent et le soleil du Cap-Tourmente avaient laissé un souvenir durable sur la peau, des brûlures que Soma était obligée de frotter avec son huile animale.

Inès et Yégor rentrèrent au manoir avec le témoignage sur un dérèglement inouï des oies sauvages, que les habitants du pays n’avaient jamais vu. Il s’agissait du départ des troupes ailées en direction du sud et de leur brusque retour vers le nord, à la nouvelle d’une tempête de neige qui s’était abattue sur New York.

Cet événement incroyable, Yégor l’avait filmé avec la caméra d’Inès, prêt à vendre ce document aux télévisions du monde, en échange d’une somme rondelette. Un seul détail manquait à son coup de maître : Inès avait oublié de charger son appareil. Le couple de téléastes rentra donc, la caméra et les poches vides, mais le cœur plein de vent du nord.

Pendant que Inès et Yégor racontaient cette aventure, Alpha sourcillait sans quitter des yeux son frère. Un autre membre de la compagnie s’était assombri. Nous n’apprendrons jamais les aventures d’Alpha et de Sandrine dans la Vieille ville ni celle de Duc et d’Ampère, car l’homme au visage sombre, Prosper, proféra brusquement un sacré juron, que nous n’osons pas rapporter ici, une grossièreté qui provoqua la stupéfaction générale.

Jusqu’alors, il avait vidé ses poches, à la recherche de sa pipe et de sa blague. Après avoir aligné sur le bord de la cheminée un tas de ses brimborions, il tira enfin de sa veste le mouchoir dans lequel il avait enveloppé la clef de la petite caisse en chêne… dans laquelle il avait posé la clef du secrétaire… dans lequel reposait la clef de la chambre à coucher de tante-Agathe…

Toutes ces clefs risquent de donner le vertige au lecteur, telles les poupées russes, cachées l’une dans l'autre.

À la place de la petite clef de la caisse, Prosper découvrit la clef de la chambre à coucher.

Jusqu’à présent, personne n’avait entendu de sa bouche un tel juron.

Le premier qui reconnut la clef à la tête en forme de fleur de lis fut Yégor. Il portait toujours dans la bouche son goût amer. Yégor pâlit le premier et puis tous les autres, tous, sauf Alpha, dont le visage charnu devint radieux comme si elle avait aperçu ses fantômes chéris sur le paillasson à l’entrée de la maison.

« Et les deux autres clefs ? fit Inès d’une voix tremblante.

– Je m’en fous de ces maudites clefs ! s’écria le maître de maison. Il est grand temps de faire les colis ! »

Ces paroles à peine prononcées, un coup de vent ouvrit la porte de la chambre à coucher comme si celle-ci n’avait jamais été fermée à double tour. Sur le lit breton, naturellement, se présentait une fois de plus l’empreinte du cadavre, avec son buste en plâtre placé dans la cavité de la tête.

Au lieu d’exploser de nouveau, Prosper ravala sa salive en balbutiant quelque chose comme « le manque d’imagination », qui se rapportait, sans doute, aux messieurs Dan et Tim.

La compagnie se retira dans le coin le plus éloigné de la grande salle. Ils n’éprouvaient plus ni peur ni crainte. La seule chose qui les oppressait fut le sentiment qu’ils se trouvaient en présence d’une force entêtée dont les intentions n’étaient ni méchantes ni bienveillantes. Cette force s’exprimait dans une langue inconnue, pareille au balbutiement des nouveau-nés qui arriveraient sur la terre de très loin. Pourrions-nous les soupçonner d’être, comme les animaux, les messagers d’un monde invisible ?

Hormis Akka, seule Alpha connaissait cette langue jusqu’à un certain point. Alors, elle se hâta de blâmer Prosper dans ses pensées à cause du « manque d’imagination », imprudemment prononcé. Alpha ne perdait pas de vue les moyens de communication limités dont disposaient les gentilshommes emmurés, Alpha savait que même si les balbutiements enfantins provenaient de l’au-delà, ils représentaient un vrai exploit.

Prosper chassa toutes ces pensées d’un seul cri ardent :

« Au boulot, braves gens ! »

Son exclamation soulagea tout le monde.

Dès leur débarquement à la maison, au moment où il virent pour la première fois la collection des vieilleries européennes de mademoiselle Agathe, tous s’étaient proposés de lui donner un coup de main pour emballer ce bric-à-brac, bien avant l’arrivée des ouvriers d’une entreprise montréalaise portant le nom tonnant de « Déménageurs du Vieux et du Nouveau Monde ».

Secondé par Soma, Prosper s’était procuré dans la ville tout ce qui était nécessaire pour cette opération : une pile de vieux journaux, des cartons, des bandes autocollantes et plusieurs rouleaux de papier kraft de deux couleurs, blanc cassé et marron. Le papier clair devait servir à emballer les objets qu’il avait offerts à son frère, tandis que le papier foncé servirait pour le reste, que les déménageurs chargeront dans un conteneur afin de le transporter du Nouveau à l’Ancien Continent et le décharger dans la maison de campagne de Sandrine à Auvers-sur-Oise.

La première tâche que Prosper avait confié à ses amis fut de revêtir de papier des petits meubles, tableaux et bibelots, suivant ses instructions et les mouvements de la canne de tante-Agathe qu’il avait en main, et dont il se servait comme de la baguette d’un chef d’orchestre.

Les premiers fruits de ce travail les émerveillaient. Pendant que le papier dévorait les objets de tante-Agathe, les cubes, pyramides et cônes fantomatiques conquéraient la pénombre du rez-de-chaussée comme des envahisseurs fantastiques, des animaux géométriques d’un monde étranger. La disparition de toutes ces belles choses sous le papier rappelait irrésistiblement les contours d’un lièvre dans le ventre d’un python. Il s’agissait de l’éloignement et de la mort mais, en même temps, de leur existence ultérieure à la même place, dans un autre temps.

« Un autre temps, c’est le vrai mot ! se dit Petit Loup, que ce jeu ténébreux amusait plus que les autres. Un autre temps dans le ventre du serpent ! »

Ayant interrompu le travail, il leva la tête et rencontra les regards mélancoliques de ses amis : ils avaient tous bien compris que tante-Agathe ne mourait pour de bon qu’en ce moment.

Comme s’il exauçait la prière muette de ses compagnons, Prosper alluma une petite chandelle, l’emporta dans la chambre à coucher et la planta dans le chandelier, à côté du lit spectral. Pendant ce temps, ses amis se cachaient les uns aux autres leurs regards atones.

Il s’avérait que dans l’art de l’emballage la plus habile était Inès. Et Yégor le plus maladroit. Entraînés depuis des années dans la restauration des tapisseries, les longs doigts d’Inès revêtaient de papier tout ce qu’ils touchaient avec une grande vitesse, tout en préservant la forme primordiale des objets.

En revanche, le sculpteur, à la main lourde, se comportait comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Dès ses premiers pas dans le métier d’emballeur, il décapita une statuette en faïence, puis arracha le couvercle d’une boîte à musique. Après s’être fait réprimandé par Inès, qui lui avait ordonné de se consacrer exclusivement à la surveillance du feu, Yégor se retira en exil près de la cheminée, pour y tisonner la braise et tripoter un petit récepteur qu’Inès lui avait acheté à l’aérogare de Paris.

« Un cadeau d’Inès, le dernier cri de la technique jaune ! se vanta-t-il auprès de Duc et d’Ampère, occupés à ranger des livres dans un carton, sans précipitation, en sirotant de temps en temps un peu de vodka.

– Un clone de Singapour », se moqua Duc en l’aidant à introduire les quatre piles vierges dans le transistor.

La radio les étourdit alors d’un sifflement strident comme s’il provenait d’une théière sous haute tension.

« J’espère que cet engin ne va pas nous faire sauter, se soucia Ampère. Si Inès te l’a offert, ce n’est, peut-être, que pour se débarrasser de toi. »

Yégor lui répondit par un sourire dédaigneux et lut à haute voix quelques mots imprimés sur le dos de l’appareil.

« La marque : “P’owa Limited”. Le modèle : “Bardo Thö Dol”. L’appareil le plus coûteux de l’aéroport. »

Une fois ces mots prononcés, Ampère fit tomber sur les pieds de Duc les trois volumes de la Grande Encyclopédie Britannique de tante-Agathe, les tomes de A à CON.

Tandis que Duc proférait les pires injures en langue polonaise, Ampère se jeta vers Yégor et lui ravit sa radio.

« Qu’est-ce qui t’arrive ! s’exclama le Russe.

– Arrête ! bredouilla Ampère. Fais voir ! »

Dès qu’il vit la marque et le modèle de l’appareil, l’indignation défigura son visage et il se mit à vider son sac d’insultes :

« Sacrée canaille asiatique ! Ils n’ont même pas inscrit le nom du pays où cette saloperie a été cochonnée ! Les âmes vendues ! J’ai envie de le mettre en mille morceaux !

– Cet homme a perdu la raison ! s’écria Yégor en arrachant le transistor des mains d’Ampère, au moment où celui-ci était sur le point de le jeter dans la cheminée.

– Doucement, les mecs, s’immisça Duc en reprenant ses forces après le coup dur de l’Encyclopédie britannique. J’aimerais entendre les motifs de ce remue-ménage ?

– “P’owa. Bardo. Thö Dol !” dit Ampère d’une voix sépulcrale. Savez-vous ce que ça signifie ?

– Aucune idée, soupira Yégor.

– C’est du grec pour moi, avoua Duc.

– Ça signifie qu’un salopard, probablement de Taiwan ou de Corée, s’est servi des paroles les plus saintes du bouddhisme tibétain pour vendre aux Occidentaux pourris cette merde de transistor !

– Ce n’est pas une cause valable pour se scandaliser, sourit Duc débonnaire.

– Il existe des choses au monde qu’on ne devrait pas profaner ! pesta Ampère. Dans la technique du yoga, cher ami, le P’owa sert comme “véhicule” à l’esprit en train de se séparer de son corps. C’est un moyen d’échapper à la mort en fuyant dans un autre temps. Dans le bouddhisme tibétain, le Bardo veut dire “l’intervalle”, Thö signifie “entendre” et Dol, “la délivrance”. Somme toute, chers messieurs : “La grande délivrance dans le contexte de l’insécurité.”

– Goûte, cela te fera du bien », dit Duc, lui offrant la bouteille.

Ampère en goûta et cela lui fit du bien.

« Les enculés ! souffla-t-il, visiblement soulagé.

– Écoutons plutôt les nouveaux triomphes des Occidentaux, ricana Yégor, en tâtant les nombreux petits boutons de son transistor. Votre Europe unie marche sur des charbons ardents. »

Ampère n’arriva pas à lui répliquer, puisqu’en maniant sa radio Yégor était tombé par hasard sur une émission en langue française dont la clarté du son les surprit. Une voix, solennelle, tremblante d’émotion, s’exprimait avec un indubitable accent belge.

Nous rapportons ici fidèlement les paroles que les ondes courtes apportèrent par-dessus l’Atlantique aux oreilles de nos compagnons étonnés.

« Hier, le 29 septembre 1938 à Munich, messieurs Hitler, Daladier, Chamberlain et Mussolini ont signé un accord qui place la Tchécoslovaquie devant le fait accompli. L’Allemagne a annexé 30 000 kilomètres carrés de territoire tchèque, en incluant trois millions de Sudètes dans le grand Reich. »

« En dépit de tout ce qui laisse craindre la troisième guerre mondiale, ces cons ne cessent pas de babiller sur la deuxième ! grogna Duc.

– Il s’agit peut-être d’une dramatique radiodiffusée, comme la “Guerre des mondes” », suggéra Ampère.

L’oreille collée sur le haut parleur, Yégor dénicha encore une station européenne. Cette fois ce fut une voix de jeune femme, ornée d’un miaulement typiquement parisien, appuyé sur la dernière syllabe de chaque phrase.

« Voudriez-vous la boucler, messieurs ? » demanda Yégor.

Ces messieurs la bouclèrent à temps pour entendre de la bouche de la speakerine l’information suivante :

« L’accord d’hier à Munich est aussi vivement salué par monsieur Léon Blum. Il a déclaré : “Il n’y a en France ni femme ni homme qui refuserait à messieurs Chamberlain et Daladier leur gratitude. L’accord signé avec monsieur Hitler sauve la paix en Europe”. »

Les informations furent suivies par le générique de fin, une joyeuse musique rythmée, très à la mode dans les années trente.

« Une drôle de salade, dit Yégor.

– Je flaire là quelque chose de louche, dit Duc.

– La radio-théâtre est à nouveau en vogue, dit Ampère.

– Même si cela est vrai, s’opposa Duc, je doute que toutes les stations européennes se soient décidées à émettre en même temps une dramatique identique.

– Il s’agit probablement d’une diffusion commune, tâcha d’expliquer Ampère. Quelque chose comme l’Eurovision, l’Euroradio ou l’Europhonie, l’Europe sans frontières. »

Pendant qu’ils se cassaient la tête en cherchant une explication, le curieux petit transistor leur offrit cette fois les informations de Londres, dans la belle langue de Shakespeare.

« De retour de l’historique entretien munichois, monsieur le Premier Ministre, Neville Chamberlain, a proclamé aujourd’hui à l’aéroport de Londres que l’accord avec monsieur Hitler va assurer la paix dans le monde. Le chef du Reich garantit les nouvelles frontières à la Tchécoslovaquie. »

«Veux-tu répéter ton expression magique tibétaine ? demanda Duc à Ampère.

– La grande délivrance dans le contexte de l’insécurité.

– C’est un bâton merdeux, dit Duc en sourcillant. On ne sait pas par quel bout le prendre. »

Tout au long du dîner, Yégor et sa radio demeurèrent le centre de l’attention. Le transistor continua de semer la confusion parmi nos amis, avec de nouvelles informations, datant de la fin des années trente et du début des années quarante. Hitler avait annexé l’Autriche et fait la guerre à la Pologne puis à l’Angleterre et à la France, entreprenant l’Holocauste des Juifs.

La France était battue, de même que le Danemark et la Norvège. Pendant ce temps, Mussolini avait rattaché l’Albanie et attaqué la Grèce, juste avant l’irruption d’Hitler en URSS.

La petite machine infernale de Yégor voyageait dans le temps et franchissait à peu près un an toutes les quinze minutes, en décrivant avec une incroyable fidélité la moisson sanguinaire de la guerre, une armée de squelettes à perte de vue de l’Atlantique à l’Oural.

Chacune parmi les personnes qui s’étaient attablées autour de Yégor avait sa propre explication sur ce phénomène bizarre et chacune défendait son opinion.

« Il est, sans doute, question d’un anniversaire important de la Seconde Guerre mondiale, prétendit Ampère. Probablement, quelqu’un célèbre le souvenir du pacte germano-soviétique que la Mondovision transmet en direct.

– Ta Mondovision n’existe pas ! s’opposa Sandrine.

– Elle était peut-être crée pendant que nous nous attardions au cimetière. »

Tandis que le transistor tournait autour de la table d’une main à l’autre, chacun avança sa thèse, toutes aussi folles qu’invraisemblables. Seul Petit Loup s’abstint de tout commentaire ; son regard errait dans les ombres du plafond comme si il y cherchait l’explication du mystère.

Les plus courageuses de toutes les théories étaient celles d’Inès et de Duc. Celle qu’Inès accoucha était si inattendue, qu’elle provoqua un rire général.

« Il se peut que le commerçant à l’aéroport de Paris nous ait pigeonné. Il se peut qu’il ne s’agisse pas du tout d’une radio, conclut Inès au moment où le funeste appareil arrivait entre ses mains. Il s’agit peut-être d’un astucieux magnétophone chargé de rapports des correspondants de guerre en plusieurs langues. »

Sa théorie tomba à plat dès que Yégor desserra deux vis dans le dos du machin et ouvrit ses entrailles bourrées de microcomposants multicolores.

Ce fut le moment propice pour Duc de monter sur le devant de la scène. Il le fit en posant solennellement au milieu de la table son dessin de la Cène avec l’ombre du Jésus absent, en train de vider sa vessie à l’extérieur du tableau, dans un monde plus pacifique.

Dès qu’elle le reconnut, Inès fit son inévitable signe de croix.

« Tu ne rateras pas l’enfer ! le menaça-t-elle.

– Nous avons affaire au phénomène de l’ombre, déclara le blasphémateur, qui ne pouvait pas imaginer l’enfer plus tourmenté que l’intérieur de sa propre peau. L’ombre, continua-t-il, est l’espace derrière le corps éclairé, que la lumière ne peut pas atteindre. Une ombre est créée grâce à la propagation rectiligne de la lumière.

– Cela n’a rien à voir avec ce transistor hanté !

– Au contraire ! » dit tout haut Duc.

Son explication leur donna le vertige.

« La guerre peut être comparée à une grande éruption volcanique, une terrible libération d’énergie. Tout comme la lumière du Soleil, la guerre se propage d’une manière rectiligne à l’échelle de notre Terre, ressemblant à une brûlure dans le temps, projetant vers nous tous ces sacrés bruits et fureurs que nous venons d’entendre. »

Tous les yeux se tournèrent vers Prosper qui se taisait jusqu’alors, en fouillant dans ses poches. Le silence n’était troublé que par la louche argentée de Soma qui versait dans leurs assiettes un potage inconnu au parfum capiteux.

Juste au moment où le transistor les informait de l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, la vieille Indienne cessa de les servir. Elle leur fit une surprise, plus grande encore que celle offerte par les Japonais aux Américains. La vieille femme taciturne se mit à parler.

« L’homme sera exterminé par l’homme », dit-elle d’une voix gutturale en allant vers la cuisine.

Les amis l’accompagnèrent d’un regard craintif. Une fois disparue derrière la porte de la cuisine, au lieu de se rapetisser, son ombre menaçante s’agrandit démesurément sur la vitre laiteuse.

« Je vous prie de vous méfier du mysticisme en ma présence ! s’exclama Prosper et il arracha le transistor diabolique des mains de Duc. Il est grand temps de tirer au clair certaines choses !

– Tirons, tirons ! le brava Duc.

– Nous nous noyons littéralement dans des champs électromagnétiques ! proféra Prosper. Tout ce qui nous entoure, à partir de la plus petite montre au cadran digital jusqu’aux rails des trains électriques, émet des ondes de basses fréquences. Avions, installations militaires, lignes de haute tension, téléphones sans fil, radio-taxis, fers à repasser, fours et interphones, tout ce bazar, jour et nuit, crache sur nous ses ondes sournoises.

– C’est le prix du progrès occidental, remarqua Yégor.

– Ne crache pas dans la soupe ! » le blâma Inès.

Après ces paroles sévères, Yégor baissa l’oreille et s’inclina devant le potage de Soma, considérant que c’était le meilleur moyen pour échapper aux basses fréquences occidentales.

Alors Prosper continua son discours :

« En naissant et en mourant entre deux pôles magnétiques de notre mère Terre, nous pouvons nous nommer ses esclaves électriques. En somme, cela expliquerait le dérèglement de cerveaux collectif, la folie guerrière qui saisit parfois des nations entières.

– Je refuse la grâce d’un tel monde ! » s’échauffa soudain Petit Loup en quittant la table.

Cette phrase pathétique éclata comme un coup de fouet en suscitant des sourires embarrassés. Ses amis ne l’avaient jamais vu dans un tel état de nervosité.

« Pardonnez-moi », marmonna-t-il, en leur tournant le dos pour aller se coller contre l’une de fenêtres sud d’où les menaçait la gueule béante des ténèbres.

Tout ce qu’ils avaient exprimé était insuffisant pour expliquer la conduite du transistor de Yégor qui, dirait-on, portait à juste titre la pompeuse inscription : « La grande délivrance dans le contexte de l’insécurité. » La chose infernale ne cessait de bourdonner et de gargouiller comme un frelon, enfermé dans une boîte de conserve. Cela les poussa à la conclusion que ce poste n’avait rien à dire entre les deux guerres.

Pourtant, chaque fois qu’il arrivait à un nouveau déchaînement de férocité dans l’histoire, le récepteur les stupéfiait par ses sons cristallins, en provenance des trois continents, comme si tous ces émetteurs lointains se trouvaient à deux pas de la Côte Gilmour.

Après l’annonce de la bombe nucléaire qui fit fondre les malheureux d’Hiroshima tels des soldats de plomb, la petite boîte avait longuement roté. Il semblait qu’elle avait mal digéré ce festin abondant. Elle se rétablit au bruit des chenilles des chars à Budapest et du martèlement des bottes en Égypte. En voyageant de guerre en guerre, elle se déplaçait de plus en plus rapidement dans le temps, de Corée à Cuba, de Prague à l’Irak.

Malheureusement, ce voyage était privé de tout message. L’histoire se répétait telle le pendule d’une horloge dont chaque coup fauchait des centaines de milliers de têtes humaines, pour s’élancer vers la récolte suivante encore plus riche et sanguinaire.

Cherchant en vain une explication rationnelle au comportement de cette radio ensorcelée, qu’une main criminelle avait rempli de rugissements de l’histoire, Prosper et ses compagnons redoutaient de plus en plus sa marche, conçue par une imagination sans règle et sans frein.

En s’approchant de la fin du vingtième siècle, le transistor avait considérablement ralenti son voyage. Après les avoir informés de l’écroulement temporaire des dictatures communistes, de la guerre du Golfe et des massacres au Rwanda ainsi qu’en Bosnie, en Tchétchénie et en Algérie, il hoqueta et toussota pendant quelques instants, avant d’atterrir – si l’on peut s’exprimer ainsi – à proximité du temps de leur arrivée à Québec. Après la description du 11 septembre noir new-yorkais, le son s’affaiblissait, faute de piles à bout de forces, pendant que les voix des journalistes bourdonnaient plaintivement comme des mouches dans une toile d’araignée.

C’est à peine s’ils goûtèrent au savoureux repas que Soma leur avait préparé, le potage aux champignons, assaisonné d’une herbe aromatique, puis à l’oie rôtie de Duc et d’Ampère qui ne reverra jamais son Amazonie natale. L’un après l’autre, ils quittèrent la table en murmurant des excuses, pour se retirer vers la cheminée.

Ainsi donc, en cherchant la solitude, ils se retrouvèrent tous rassemblés, à l’exception de Petit Loup, toujours collé contre sa fenêtre, et d’Alpha, restée à table. Elle grignotait un croûton de pain, le regard morose cloué sur la porte ouverte de la chambre à coucher de tante-Agathe.

La chandelle que Prosper avait posée sur la table de nuit touchait à sa fin. Comme toute bougie agonisante, elle redoubla sa flamme, en éclairant la tête en plâtre sur le lit breton. Le jeu d’ombres fit croire à Alpha que la tête lui avait adressé un clin d’œil, un vœu que la sœur Kreitmann exauça immédiatement. Sans tarder une seconde, passant outre à ses amis surpris, elle arracha du chandelier le plus proche une bougie et se précipita vers la chambre.

Elle n’arriva devant la table de chevet qu’au dernier moment pour porter sa bougie auprès de la chandelle mourante, faisant en sorte que la flammèche désespérée, petit bourgeon orange, saute sur sa mèche.

Alors qu’Alpha insérait la nouvelle bougie dans la cire fondue, la flammèche fleurit joyeusement en provoquant sur la tête de mademoiselle Agathe un nouveau jeu d’ombres qu’Alpha ne pouvait interpréter autrement que comme un sourire reconnaissant.

En rentrant dans la grande salle, d’où ses amis, serrés autour du feu, l’observaient avec une certaine suspicion, Alpha répéta dans ses pensées les vers de Khazim-Khän que mademoiselle Sékito citait souvent, à la manière des religieux qui égrènent ainsi les perles de leur chapelet.

Je me mourus déjà par centaines fois,

ne perdant pas ma vie, telle la flamme d’une bougie.

De ce combat éternel, je sortis saine et sauve, moi,

car la flamme ne périt jamais, mais seule la bougie.

À part ces vers, elle avait encore un tas de choses à dire au sujet du satané transistor de Yégor et des tout-puissants champs électromagnétiques de Prosper. Si elle n’avait pas craint leurs railleries grossières, Alpha les aurait conduits en dehors de l’obscurité de leur ignorance, dans laquelle ils piétinaient comme des aveugles derrière leur guide Prosper, tout aussi dénué de vue pour tout ce qui était suprasensible. Si elle n’avait pas craint leurs goguenardises, Alpha aurait fait à ses amis une bonne leçon de circonstance :

« Les champs électromagnétiques omnipotents appartiennent aux morts autant qu’aux vivants et je prends la liberté de les nommer Champs-Élysées, mesdames et messieurs. Qu’est-ce au juste, une oasis paradisiaque dans l’au-delà, où nos héros se délassent des peines terrestres. Des héros comme le furent messieurs Brind’amour et MacDonald qui se sont joués toute la soirée de votre cécité par l’intermédiaire du transistor de Yégor. »

Hélas ! Alpha ne tenta pas de les faire sortir de l’obscurité vers la lumière des vérités occultes, car ce n’était pas leur destinée. Il était écrit pour eux de continuer à piétiner sans avancer dans la nuit de leur illettrisme spirite.

Le destin fut marqué plutôt par un vrombissement de voiture qui retentit devant la maison. Une minute plus tard, la clochette en laiton se mit à tinter à la porte principale.

« King Size ! se réjouirent-ils en bondissant ! Willi le Long ! »

Ils se comportaient comme des noyés que la main divine sauve des eaux profondes.

Ils ne se trompaient pas. C’était bel et bien King Size, autrement dit William de Poisson, alias Willy Pollack, ou Willi le Long, qui devait ses surnoms au fait de marcher, sa vie durant, les pieds sur la terre et la tête dans les nuages, au sens propre et figuré de ces mots. Le corps qui liait la haute tête de Willi à ses pieds ne pouvait être couvert de textile que par des tailleurs spécialisés dans l’habillement des escogriffes, girafes et autres asperges montées.

Si Willi n’existait pas, il aurait fallu l’inventer.

Armé de son optimisme inébranlable, King Size débarquait à la bonne heure pour encourager la compagnie en pleine déprime. À part ledit optimisme, il avait voituré de New York une caisse du meilleur whisky écossais, introduit en sourdine au Canada.

Ce fut la raison principale de la joie qu’Ampère et Duc exprimèrent à cette arrivée. Ils ne tardèrent pas à l’accabler de questions dingues, comme celles qu’ils lui avaient posées fréquemment à Paris avant son départ capricieux de la France pour les États-Unis.

« Le très cher Willi souffre-t-il toujours de l’air raréfié à son altitude ? demandaient-ils. Se sert-il encore de l’escabeau quand il descend pour nouer ses lacets ?… »

Willi détenait sous la main deux douzaines de réponses toutes prêtes à ce genre de questions, mais, cette fois, il se contenta de leur répliquer avec un large sourire collé à des lèvres charnues, toujours humides, qui dévoilèrent au-dessous de sa moustache deux rangées de dents splendides.

Rien au monde n’était comparable au sourire de King Size. Sur ses joues et son front scintillait toujours le reflet du soleil, comme s’il avait le visage sans cesse penché au-dessus d’une fontaine dans le parc de Versailles.

En profitant de ce feu d’artifice de saluts, de baisers et d’accolades, nous saisissons l’occasion pour présenter au lecteur le nouveau personnage qui monte sur scène, sous le toit de notre Akka, un peu embarrassée et assourdie par toutes ces paroles beaucoup trop bruyantes et par ces rires immodérés.

Le jour de sa majorité, le fils d’un noble Français appauvri et d’une riche bourgeoise américaine, William de Poisson renonça au titre de son père, prématurément décédé, et opta pour le nom de famille maternel, Pollack, avec lequel il hérita de l’extraordinaire habileté d’homme d’affaires. Après avoir doublé la fortune de sa mère grâce aux ventes fructueuses d’ambre jaune, acheté en Europe du Nord, Willi Pollack la dépensa aussi efficacement en investissant dans les citernes pour le transport de l’eau potable au Moyen Orient. Sa vie, depuis, consistait en enrichissements rapides et en faillites encore plus expéditives.

Mais rien au monde ne parvenait à briser son optimisme ni à nuire à son sourire scintillant, qui rayonnait la nonchalance de la grande aristocratie française avant la découverte de la guillotine.

Après le naufrage de son entreprise, qui devait désaltérer les Arabes assoiffés, Willi s’était aventuré dans une louche cession du château de son papa et s’était brouillé avec le fisc français, avant d’être contraint de se replier à New York, expression qu’il employait pendant ses fréquentes conversations téléphoniques avec Prosper.

Outre l’arôme de pétrole, Willi cultivait un penchant particulier pour les langues orientales, surtout l’arabe, qu’il maîtrisait à merveille après dix ans de vagabondage de Bagdad au Caire. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner du fait qu’il salua la compagnie joyeuse avec les mêmes paroles qu’il avait adressées, la semaine précédente à Dubay, à Son Excellence Taufik al Halli, l’adjoint du ministre des affaires étrangères.

« Allah akbar ! s’exclama-t-il dans les bras de ses amis.

– Quelle surprise ! lâcha quelqu’un. Nous ne t’attendions pas avant ce samedi.

– Me voilà, nous sommes samedi, sourit Willi dont la précision rigoureuse était l’héritage de son arrière-aïeul maternel, bandit à main armé au Far West. Aujourd’hui, 10 novembre, nous sommes samedi et cela va durer toute la journée. »

Ses compagnons croisèrent des regards perplexes.

« C’est impossible, balbutia Prosper. Nous sommes vendredi. Nous avons atterri jeudi.

– Aujourd’hui, nous sommes samedi, dit Willi, en les caressant de son sourire mi-moqueur, mi-compatissant.

– Nous sommes vendredi ! l’aborda Alpha d’une voix querelleuse. Je jeûne tous les vendredis et depuis ce matin je n’ai avalé qu’une miette de pain !

– Si tu as jeûné aujourd’hui, cela veut dire que tu as observé ton jeûne un samedi, répliqua Willi souriant.

– Je suis sûre qu’on est vendredi ! s’écria Alpha.

– On devrait l’être », dit Prosper d’un ton humble.

Le scientifique circonspect qu’était Prosper savait bien que même les vérités suprêmes pouvaient être mises en doute en un clin d’œil.

« Nous sommes vendredi ! tonna Alpha.

– Ne vous cassez pas la tête pour une misère, ricana Duc, ayant déjà entrepris, en compagnie d’Ampère, les travaux nécessaires à l’ouverture de la caisse de whisky.

– Vendredi ou samedi, peu importe, quand on savoure les vacances ! ajouta Ampère.

– Occupe-toi de tes oignons ! » se récria Alpha en frappant avec son poing sur la table, si violemment que la louche argentée de Soma faillit sauter de la soupière. Occupe-toi de tes… de tes… de tes… » répéta-t-elle d’une voix subitement cassée.

Il n’était possible d’expliquer ce brusque changement de sa parole que par la conduite insolite de la grande cuillère, plongée dans le potage de champignons. Au lieu de se remettre sur le bord de la soupière, où elle reposait avant le coup de poing d’Alpha, la louche se dressa toute seule et se mit à pirouetter dans le liquide, à la suite de quoi un remous brunâtre s’échappa du récipient.

Cet événement saugrenu se distingua par une bizarrerie particulière. Au lieu de respecter les lois élémentaires de la physique, en s’échappant du bol uniformément de tous les côtés, le liquide et les morceaux de champignons fondirent vers le nouveau venu, tel un essaim de grasses guêpes vengeresses. À la vue de tous les spectateurs, frappés de stupeur, la louche enragée ne s’immobilisa qu’après avoir craché dans le visage de Willi la dernière goûte de soupe. Aveuglé par ce masque gluant, le pauvre escogriffe bâilla comme une huître, en détachant les morceaux de champignons de sa moustache. Puis, il se mit à chanceler vers la salle de bain, suspendu à l’épaule de Sandrine.

« Il l’a bien mérité, dit Alpha à voix basse.

– J’aimerais savoir, pourquoi il l’a mérité ? demanda Prosper, qui ne ratait aucune occasion d’acquérir de nouvelles connaissances, même si elles provenaient de la superstitieuse mademoiselle Kreitmann.

– C’est le sort de ceux qui se servent de saluts arabes en présence d’un officier britannique ! trancha Alpha. Et cela à la veille d’une nouvelle guerre sainte.

– Tu penses à monsieur… ? » bégaya Inès.

Alpha affirma en hochant la tête et pointa son index vers la chambre d’hôte, tout en se gardant de prononcer à haute voix le nom de MacDonald.

« La guerre sainte au troisième millénaire, clama Yégor. Quel anachronisme.

– Parles-tu sérieusement, chère ? demanda Prosper.

– S’il y a la guerre, j’espère qu’on va laisser les quinquagénaires peinards », ricana Duc à côté d’Ampère.

Ce fut la louche argentée qui leur répondit à la place d’Alpha. Elle se remit debout et avec son long manche frappa trois fois sur le bord de la soupière vide, pétrifiant ainsi tous les présents et même Petit Loup, à la fenêtre sud, dont les yeux erraient jusqu’alors dans la nuit venteuse.

Ce fut le moment propice pour Alpha de les foudroyer du regard, avec la fierté d’une femme qui dispose de protecteurs plus que puissants.

« Ce n’est qu’un début, vieilles branches », dit-elle, en dévorant des yeux la porte de la chambre d’hôte.

Le silence glacial ne s’interrompit qu’avec le retour de Willi dans la grand-salle.

« Un événement mémorable ! » s’exclama-t-il.

Le sang-froid de King Size était tout aussi infrangible que son optimisme.

« Si quelqu’un m’avait raconté cette aventure, je l’aurais traité de menteur. Comment expliques-tu le comportement de cette louche démoniaque ? demanda-t-il à Prosper.

– Ce genre de choses arrive. Alpha t’expliquera, répondit Prosper, le sourire sombre. Mais, d’abord, je voudrais entendre, comment tu vas nous démontrer ton assertion et prouver que nous ne sommes pas vendredi mais samedi ?

– Rien de plus facile ! » se vanta Willi le Long, en grignotant la bribe d’un champignon qui traînait encore dans sa moustache.

Ayant prononcé ces mots, il enfonça la main dans la poche de son manteau de fourrure et en sortit un exemplaire roulé du New York Times.

Les gros titres sur la première page annonçaient les signatures de cessez-le-feu dans une dizaine de pays et des nouveaux massacres de leur population. En haut de la page figurait la date de la mise en vente.

Le journal était imprimé le samedi, 10 novembre.

Inès se signa en cachette. C’était, probablement, la première chrétienne aux Amériques qui sentit le besoin de faire le signe de croix, en lisant le titre du New York Times.

Prosper n’articula péniblement qu’un seul mot :

« Étrange.

– J’aurais juré qu’on était vendredi, dit Sandrine.

– Des conneries pareilles ne devraient pas se produire ! se fâcha Yégor, en se tordant les doigts comme un simple d’esprit pour dénombrer les jours qui les séparaient de leur arrivée dans la patrie de Prosper. Nous avons bien atterri à Montréal le jeudi, 8 novembre. Nous sommes arrivés ici en autocar le même jour. Nous avons passé la nuit ici. Le lendemain nous sommes allés visiter le cimetière. Un peu plus tard dans la journée, Inès et moi avons filmé les oies sauvages au Cap-Tourmente et nous sommes rentrés à la maison au début de la soirée.

– C’était aujourd'hui, l’interrompit Inès. Nous sommes donc le vendredi, 9 novembre. Je vais vous le prouver, si je trouve les billets du car. Ils doivent porter la date d’aujourd’hui. »

Hélas ! les coupons froissés, qu’Inès sortit enfin de son sac, ne portaient aucune date.

« Vendredi ou samedi, cela m’est parfaitement égal, à la veille d’une nouvelle guerre sainte, clama Ampère de son alcôve, où il s’était retranché aux côtés de Duc avec une bouteille de whisky de Willi. Elle leur paraissait la seule bonne certitude en ce temps de grands égarements.

– Ça ne m’est pas égal, à moi ! s’écria Inès, contaminée par l’indignation de Yégor. Ce matin, avant notre départ en excursion, j’ai pris rendez-vous chez la coiffeuse pour midi du samedi 10 novembre. Si nous sommes samedi, ma permanente est foutue.

– Ce n’est pas le pire des malheurs qui se sont abattus aujourd’hui sur le monde, dit Willi, en poussant un joyeux soupir.

– Si aujourd’hui n’est pas aujourd’hui, ricana Duc de son alcôve, alors rien de bon ni de mal ne peut arriver en ce jour dans le monde. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Il s’agit, donc, d’un espace hors du temps, d’une sorte de relâche que nous avons honnêtement méritée.

– Attends ! s’enflamma Sandrine. Je n’apprécie guère quand quelqu’un me vole une seule de mes heures. Or, ici, il est question d’une journée entière. Si aujourd’hui devient demain, et si hier est aujourd’hui, en ce cas-là demain…

– En ce cas, demain sera après-demain, donc, dimanche, s’empressa Willi de finir sa pensée, en plantant joyeusement ses dents brillantes dans une cuisse d’oie sauvage.

– Si après-demain nous sommes dimanche, alors, aujourd’hui on est vendredi, intervint Alpha.

– Ce n’était pas ma pensée, corrigea Willi le Long.

– Finalement, quelle est ta pensée, explique !

– L’étendue creuse, que Duc a nommé “espace hors du temps ou relâche”, mérite pour moi un autre terme, plus précis. Celui de fissure dans le temps.

– Fissure dans le temps ! ? »

En guise de réponse, Willi puisa dans le trésor de ses citations orientales, pour y tirer un joyau.

« Le monde, a-t-il gagné quoi que ce soit à l’heure où j’y suis arrivé ? Va-t-il changer en quoi que ce soit après mon départ ? »

Il jeta la cuisse d’oie rongée dans la soupière et leva en l’air son long index, à l’ongle impeccable.

« Le poète, Omar Khayyãm, déplore le destin d’un seul homme. Mais que dire à propos de civilisations entières qui disparurent d’une façon mystérieuse, ne nous laissant que quelques bribes de leur grandeur ? Volatilisées, avec leurs peuples et souverains, leurs guerres et monuments, leurs langues, leurs dieux et démons !… Quelqu’un parmi vous, peut-il expliquer cette énigme ? »

Un peu essoufflé, Willi se tut. Personne ne possédait d’explication ni l’envie d’interpréter quoi que ce soit.

Pendant qu’ils écoutaient sa tirade, un sourire incrédule aux lèvres, leurs yeux erraient machinalement de l’un à l’autre. À la lumière du feu mourant, l’obscurité rongeait peu à peu leurs visages blêmes sur fond de meubles spectraux, habillés de papier kraft. Ils ne s’étaient jamais sentis aussi étrangers à eux-mêmes, comme si, mélangé à leur sang, le long de leurs artères coulait un autre fluide, plein de menaces, comme si chaque cellule de leur corps et de leur cerveau renfermait une minuscule machine infernale, prête à les détruire à tout instant.

Willi, l’homme sans foi ni loi avait atteint son but. Quand il s’approcha de la cheminée, l’ombre du garde-feu tomba sur son buste, dérobant son visage souriant.

« Si cette triste histoire illustre notre futilité, dit-il, devenu pratiquement invisible, si notre présence ou notre absence ne change rien à l’état des choses, pourquoi alors pleurer une journée disparue ? »

Il sortit de l’ombre son index prédicateur et le braqua vers la braise, déjà à moitié consumée.

« C’est ce que j’appelle une fissure dans le temps, où disparaît parfois un simple vendredi de vacances ou, parfois, s’évanouissent des cultures entières. Après une nouvelle guerre, ce sera peut-être notre destin à tous. »

Pour une raison inconnue, ses dernières paroles avaient soulevé la colère de Prosper. Comme d’habitude, son crâne dégarni suait à grosses gouttes et ses oreilles transparentes se hérissaient au-dessous de deux touffes de cheveux clairsemés. Et, bien entendu, il se mit à fouiller ses poches, en toussotant nerveusement, comme s’il cherchait une arme pour se protéger de l’irrationnel.

« Je vous prie, bégaya-t-il enfin, je vous supplie de bien vouloir éviter, en ma présence, les conversations au sujet de phénomènes temporels ou de les traiter avec respect. Dans le cas contraire, ma foi, je risque de sortir de mes gonds. »

Alors qu’il prononçait ces derniers mots, son regard tomba sur la vitre laiteuse de l’entrée de la cuisine, où se dessinait l’ombre géante de l’Indienne. Il n’y avait aucun doute, elle était aux aguets.

« Soma ! l’appela Prosper. So-ma ! »

L’ombre ne bougea pas, comme si elle n’appartenait pas à l’espèce humaine, comme découpée dans du carton noir.

« Quel jour sommes-nous, Soma ? » demanda Prosper d’une voix grave.

L’ombre remua enfin, en s’éloignant de la vitre. Pendant un bref instant, elle disparut puis, resurgit sur l’écran laiteux. La porte grinça et l’Indienne se montra sur le seuil, un objet en bois plat dans les bras. Elle le tenait comme une relique, avec la précaution infinie. Ses cheveux en broussaille sur les épaules la faisaient paraître brusquement plus vieille. Dans les orbites enfoncées de son visage de momie, seuls ses yeux rayonnaient d’une curieuse ténacité.

Elle attendit que Prosper lui fasse signe d’approcher de la table, où elle déposa l’objet, leur tourna le dos et se retira dans la cuisine.

Il s’agissait d’un vieil échéancier sur un support de bois, orné de fleurs décolorées. Ils y lurent une date, couverte de chiures :

31 octobre.

C’était la date qui précédait le jour de la mort de tante-Agathe.

« Tout un chacun a droit à son calendrier et à sa propre manière de compter le temps, dit Willi, en émergeant de l’ombre deux rangées de dents brillantes.

– Revenons au thème du temps qui nous joue de vilains tours », dit Prosper en toussotant, et, à la surprise générale, il sortit de sa veste le sablier de tante-Agathe dont la place normale aurait du être en tout autre lieu que dans sa poche.

Tout promettait que le docteur ès sciences se plonge de nouveau dans un de ces discours doctes qui ont déjà mis à l’épreuve la patience du lecteur. C’est pourquoi nous suggérons à tous ceux désireux de mystère de choisir la compagnie de l’Indienne dans la cuisine.

La vieille femme avait déjà, en silence, verrouillé hâtivement la porte, pour se saisir d’un morceau de pain qu’elle allait tremper avec avidité dans des gouttelettes rouges qui avaient réapparu inexplicablement sur la planche à pâte, à l’endroit même où Alpha avait planté son couteau. Les perles rouges pouvaient être du sang tout aussi bien que de la confiture de groseilles sauvages.

Le lecteur qui opte pour la cuisine ne pourra plus qu’écouter le murmure des voix dans la grand-salle, en observant à travers la vitre laiteuse les ombres rassemblées autour des braises.

Celui qui éprouve de l’aversion pour le sang et pour tout ce qui lui ressemble, ferait mieux de rester en compagnie du savant Prosper.

Il paraissait encore plus surpris que ses amis par la découverte du sablier dans sa poche, si étonné, qu’il se mit à se tordre sauvagement une oreille.

« Bizarre, marmonna-t-il en jetant un regard soupçonneux sur Ampère. Je suis sûr de ne jamais avoir mis ce machin dans ma poche. Mais ce fait étrange nous servira peut-être à retrouver notre vendredi en fuite. »

Il ne prêta guère attention à Alpha qui s’était levée pour attraper une nouvelle bougie et se précipiter dans la chambre à coucher de tante-Agathe, où se mourait la vieille chandelle. Elle réussit à sauver la petite flamme et revint devant la cheminée à temps pour entendre le début du propos de Prosper sur le temps capricieux.

« Dans un sablier, dit Prosper, le sable file au travers des entonnoirs opposés, toujours en chute libre. Dans le sablier cosmique, si quelque chose de semblable existait, le sable aurait filé soit en haut, soit en bas ou, parfois, tout simplement, il aurait refusé de se mouvoir… »

Les conditions régnantes ne lui permirent pas d’achever son discours, car, à ce moment même, la radio de Yégor revint à la vie, en poussant un long sifflement, telle une théière dont l’eau avait atteint son dangereux point d’ébullition.

À la suite de ce bruit, l’espace se remplit de voix déchirantes en une demi-douzaine de langues qui s’entrelaçaient et s’ensuivaient comme si une main invisible tournait la commande des longueurs d’ondes du transistor, à la recherche de la plus puissante des stations émettrices.

À la fin de ce vol vertigineux d’un continent à l’autre, le planeur descendit en feuille morte pour leur cracher au visage une phrase, dont les paroles essentielles étaient écorchées par des râles, des gargouillements et autres parasites. Seuls quelques cruels mots du message étaient parvenus intacts à leur oreille.

Nous nous donnons de la peine pour créer une esquisse sonore de cette communication.

« Le premier martyr de l’agression la capitale de la est entièrement effacée exterminée anéantie fauchée, pulvérisée mise à néant ! »

Dans le silence accablant qui s’était installé, le crépitement du feu leur crevait le tympan comme le fracas des pétards.

« Cela ne vaut pas un pet de lapin, dit Willi, riant jaune.

– De mauvais goût, bégaya Inès.

– De quelle ville s’agit-il ? demanda Alpha d’une voix étouffée.

– New York, chuchota Ampère. Il me semble qu’ils ont mentionné la ville de New York.

– Ignare ! dit Alpha. New York n’est pas une capitale !

– J’ai entendu le nom de Tokyo, dit Prosper.

– Et moi, celui de Moscou, dit Petit Loup.

– Anéantie, pulvérisée, marmonna Yégor.

– Je parie qu’ils ont cité Paris, dit Alpha.

– Madrid ?

– Londres ?

– Athènes ?

– Rome ?

– Aucune importance, trancha court Sandrine. Sans aucun doute, il s’agit d’un canular.

– Je ne vais pas manger de ce pain-là ! » gronda Willi, en saisissant courageusement le transistor maléfique.

Dès qu’il effleura son interrupteur, la machine se mit à siffler telle une bombe dont la mèche allumée toucherait à sa fin. Comme brûlé au contact de l’appareil, le premier réflexe de l’escogriffe fut de jeter celui-ci dans les bras de Yégor.

Il s’avéra que ses brûlures étaient réelles, les paumes de ses mains portaient des lésions violettes bien visibles.

Dans la confusion générale, dominée par les cris aigus d’Inès, l’une des fenêtres sud s’ouvrit par un violent coup de vent qui aggrava le désordre dans le rez-de-chaussée.

La bougie dans la chambre à coucher de tante-Agathe craqua et s’éteignit. Le rouleau de papier kraft, jusqu’alors posé sur une vitrine, se déroula, en s’agitant comme une voile déchirée. Ses grandes feuilles se mirent à voltiger au-dessous du plafond comme des cerfs-volants. L’une d’elles survola la cheminée puis, en rasant le sol, lécha la braise et s’enflamma. Tandis que Prosper et Petit Loup la rouaient de coups de coussins, leurs amis, ensorcelés, observaient le calendrier de la cuisine en train de se feuilleter tout seul, pour s’immobiliser, toujours seul, à la date du 10 novembre.

Cette page portait une note, l’écriture tremblotante de tante-Agathe, qu’Ampère lut à haute voix d’une manière hésitante.

« La grande délivrance… dans le contexte de l’insécurité… »

Après les avoir informés d’une future guerre, et grillé les mains de Willi, le transistor s’était tu définitivement.

Malgré cela, personne ne se risquait plus de le toucher.

Prosper ferma la fenêtre sud. Sandrine oignit les ampoules de Willi d’une crème grasse. Yégor jeta deux bûches dans la cheminée. Duc ouvrit une nouvelle bouteille. Sans desserrer les dents, le regard angoissé, tout le monde s’assit enfin en cercle autour du feu. Ils gardèrent le silence très longtemps – durant quelques minutes où pendant des heures – qui le saurait ! – les yeux baissés comme s’ils avaient commis une faute très grave.

Après le passage du tourbillon, qui avait causé de sérieux dommages dans la grand-salle, tout ce qui les entourait était devenu saugrenu, macabre. Détachés de leur corps, ils se sentaient subitement infectés par l’haleine pestilentielle d’un spectre non terrestre.

La guerre !

La guerre des guerres !

La voix de Willi les fit revenir brutalement à la réalité.

« Je refuse ! clama Willi le Long d’une voix suraiguë, entre le rire et les pleurs. Je refuse, ça devient insupportable ! »

Qu’est-ce que King Size refuse ? se demandèrent-ils.

Willi frottait ses paumes grillées.

« Où est le téléphone ? » s’écria-t-il.

Sans dire un mot, Prosper lui montra une boîte à chapeaux, où tante-Agathe avait enterré cet engin, après s’en être servie, il y a dix ans, pour la dernière fois.

Habillé de bois d’ébène et de nombreuses parures en laiton, l’appareil était un véritable objet de musée du début du vingtième siècle, muni d’un microphone en forme d’entonnoir, d’un écouteur mobile semblable à un fond d’artichaut, et d’un grand cadran d’appel en nacre, qui gazouillait en tournant en arrière après chaque numéro choisi.

Willi l’aborda prudemment. Il enleva toute une poignée de toile d’araignée de son entonnoir et le secoua pour le vider d’une demi-douzaine de mouches séchées. Un peu dégoûté, il colla l’artichaut du récepteur contre son oreille, se pliant en deux pour faire l’appel. À en juger d’après le nombre de gazouillis, le futur interlocuteur de Willi se trouvait quelque part à l’étranger.

La singularité du téléphone de tante-Agate se fit remarquer juste après le dernier gazouillement. L’engin se mit à bêler comme si c’était lui qui recevait un appel. En même temps, de l’entonnoir en laiton émergea une voix de crécelle, d’un sexe indéterminé.

« Ici mademoiselle Brenda Melody ! Bonsoir ! Pourrais-je parler à monsieur Pollack ?

– Ici Pollack ! s’écria Willi dans l’entonnoir.

– Mademoiselle Melody, “Pollack and Company” ! brailla mademoiselle Melody de l’entonnoir. Je vous prie de bien vouloir me faire entrer en contact avec mister William Pollack !

– Pollack à l’appareil ! rétorqua Willi à pleins poumons.

– Mister Pollack, s’il vous plaît ! Ici Miss Melody du bureau de “Pollack and Company” ! »

Manifestement, une main plus qu’habile avait brouillé les fils du téléphone de tante-Agathe, par suite de quoi l’entonnoir-microphone servait d’écouteur et l’artichaut-récepteur était devenu le microphone.

Dès qu’il eut compris cette subtilité, le débrouillard Willi Pollack plongea, la tête la première, dans la boîte à chapeaux, pour coller son oreille contre l’entonnoir et sa bouche à l’écouteur.

Ses amis étaient tout yeux, tout oreilles.

« Ici Pollack ! s’époumona-t-il dans le récepteur.

– Dieu merci ! lui répondit la voix de crécelle de l’entonnoir. J’étais folle d’inquiétude, monsieur Pollack. J’étais persuadée que vous étiez mort.

– Pourquoi serais-je mort ? bégaya Willi.

– Depuis vingt-quatre heures, j’appelle le numéro de téléphone que vous m’avez confié. Chose horrible, chaque fois ce sont les pompes funèbres qui m’ont répondu. Je viens de rentrer de l’église, où j’ai fait pour vous une prière d’action de grâces et d’élévation pour votre âme. À l’instant, j’ai décidé de vous appeler une dernière fois. Le voilà, qu’il soit béni, le Seigneur a exaucé ma prière. »

Prosper et ses amis échangèrent des sourires pincés, tels les spectateurs ahuris d’un guignol.

« Je ne crois pas en votre Seigneur, Melody ! gronda Willi dans la boîte à chapeaux. C’est moi qui vous ai appelé, et non pas vous, mademoiselle ! Et cela avec l’intention ferme de mettre au clair cette affaire obscure, une fois pour toutes !

– Dieu m’est témoin, c’est moi qui vous ai appelé, monsieur Pollack, brailla la voix de l’entonnoir. À vrai dire, c’est une belle occasion de tirer enfin au clair certaines choses. Sauriez-vous à quelle date nous sommes ?

– C’est justement là, la question, Miss Melody, dit Willi. Je vous prie de jeter un coup d’œil dans votre calepin, afin de me lire les intentions concernant mes actions pour la semaine.

– Du mardi au vendredi, monsieur Teufik al Halli vous a attendu en vain, pour la signature prévue du contrat à l’hôtel Waldorf Astoria.

– Du mardi au vendredi ? s’étouffa Willi, estomaqué.

– Exactement, monsieur Pollack. En vain. Tout comme moi-même, qui attends désespérément mes appointements du mois dernier. Vu que vous ne vous êtes pas manifesté à la signature du contrat, mister al Halli l’a signé avec Liberty Oil Limited. Quant à moi, monsieur, je vous ai présenté ma démission écrite, après avoir signé mon contrat avec Saudia Oil New York.

– Avec mes ennemis mortels, ces fils de putain ! râla Willi en suffoquant.

– Ils m’ont promis une augmentation de salaire de presque cent dollars », se targua mademoiselle Melody depuis l’entonnoir.

Ayant entendu ces nouvelles, Willi se mit à suer dans la boîte à chapeaux.

« Ne perdons pas notre sang-froid, balbutia-t-il. Votre chèque vous attend dans ma caisse comme tous les lundis. Or, lundi prochain, nous l’ouvrirons et nous réglerons ce petit malentendu. Ce lundi, nous confirmerons également par fax la réservation pour monsieur al Halli à l’hôtel Waldorf Astoria. Ce sacré mardi, j’irai personnellement accueillir al Halli à l’aéroport.

– Trop tard, monsieur Pollack. Vous savez bien vous-même qu’aujourd’hui nous sommes jeudi.

– Maîtrisons-nous, Brenda, marmonna Willi dont l’esprit n’était plus maître de lui. Ce matin même, nous étions samedi, j’ai acheté le New York Times du samedi, pour y lire la Revue des valeurs du Dow Jones du samedi chez mon coiffeur, qui s’occupe de mes accroche-cœurs tous les samedis, depuis sept ans. Cela fait environ trois cent quatre-vingt-dix samedis. Ensuite, toujours le samedi, dans la matinée, j’ai sauté dans ma voiture que j’ai conduit comme un forcené jusqu’à Québec, pour y arriver tard dans la soirée ce même samedi.

– Nous sommes jeudi ! grailla la voix dans l’entonnoir.

– Maîtrisons-nous, répéta Willi en nage. Rendons-nous maître d’éléments difficilement contrôlables.

– J’en fus maître durant sept ans ! s’exclama mademoiselle Brenda Melody. Et maintenant, j’en ai ras le bol !

– Aujourd’hui nous sommes samedi, dit Willi.

– Aujourd’hui nous sommes jeudi, dit Brenda.

– Nous sommes samedi ! hurla Willi.

– Nous sommes jeudi ! »

Écumant de rage, Willi faillit mordre l’entonnoir.

« Je vous congédie, mademoiselle Melody ! s’écria-t-il à tue-tête. Je vous fous à la porte !

– C’est moi qui vous ai donné congé, monsieur Pollack.

– Le jour où vous tomberez dans mes pattes, Brenda, chuchota Willi d’une voix cassée, je vous montrerai de quel bois je me chauffe ! Je dépouillerai de sa peau votre gros postérieur ! Quant à Teufik al Halli, ce fils de pute… »

La suite des injures de Willi demeura incompréhensible pour ses auditeurs. Elles étaient prononcées en arabe et bourrées de nombre de consonnes ronflantes et de gargouillements. Cette avalanche d’infamies et le braillement de l’entonnoir ne furent interrompus que par un événement aussi surprenant qu’incroyable.

Le fil du téléphone, liant jusqu’alors l’appareil à sa prise dans un mur, se dressa tout seul en l’air, faisant un nœud au-dessus de la tête de Willi, pour se rompre en claquant comme un fouet.

La partie courte du fil, liée à la prise, retomba sans vie par terre. En revanche, la partie longue, attachée au téléphone, ne manifesta pas la moindre intention de se comporter comme un objet démuni de vie. Après avoir exécuté son coup de fouet, elle continua à planer au-dessus de la boîte à chapeaux. En sifflant tel un cobra, ce faux reptile se pencha plusieurs fois vers le visage de Willi, tout prêt à se jeter entre ses yeux.

L’escogriffe hypnotisé balançait son tronc en suivant la même cadence, tantôt en avant, tantôt en arrière, en écarquillant les yeux vers Prosper et les autres comme s’il les appelait à l’aide.

Le premier qui lui porta secours fut Ampère, virtuose en communication avec le surréel.

« Me permets-tu ? » chuchota-t-il à Petit Loup.

Sans attendre la réponse, comme un félin, il fit un saut dans le vestibule pour y attraper sur le banc des quêteurs la clarinette de Petit Loup. Il réapparut dans la grande salle plus prestement encore, derrière le dos de Willi. En un tour de main, il glissa la clarinette sous le bras de l’escogriffe et la braqua vers le fil-serpent qui se balançait déjà au ras du nez de notre infortuné King Size.

Alors, sans tarder, Ampère tira quelques sons de l’instrument.

À la stupéfaction générale, le fil menaçant s’éloigna immédiatement de sa proie envoûtée, se mouvant de plus en plus lentement comme s’il succombait au sommeil. Il s’enroula en spirale et dégringola enfin dans la boîte à chapeaux.

Ampère joua encore quelques mesures d’une bizarre mélodie ronflante, composée uniquement de deux notes, tout en s’approchant de la boîte redoutable à pas de loup. Au moment où il se trouvait à sa portée, il arrêta de jouer et se précipita pour la recouvrir de sa canadienne.

La précaution d’Ampère paraissait un peu exagérée, car le fil du téléphone dormait déjà comme un loir.

Les regards des spectateurs restaient toujours cloués sur un petit amas de poussière qui se dissipait lentement au-dessus d’un abat-jour et de la boîte à chapeaux, à l’endroit même où, quelques secondes plus tôt, le fil avait dessiné sa mystérieuse spirale sur un no man’s land, espace qui n’est à personne, entre la vie et son absence absolue.

À la place de la peur ou de la crainte, ce dessin en l’air laissa dans leur âme l’empreinte d’une mélancolie indescriptible, une sorte d’incitation au voyage.

« Ces gens jouent avec le feu ! » se dit Akka, prise de peur.

« Un événement tout à fait invraisemblable ! déclara Willi, une fois retrouvé sa vigueur après avoir ingurgité un verre d’eau. Si quelqu’un me l’avait raconté, je l’aurais traité de menteur.

– Que Dieu nous protège ! soupira Inès. Avez-vous déjà entendu parler d’un fil électrique qui se conduirait comme un serpent de cirque !

– Je n’ai pas pensé au fil, dit Willi le Long. Je parlais plutôt du comportement scandaleux de Brenda Melody. C’était la secrétaire la plus courtoise des États-Unis.

Un peu troublés et confus, à ce stade de notre chronique, nous commençons à craindre que l’estimé lecteur ne mette en doute la véracité des événements de la Côte Gilmour. Avez-vous déjà entendu parler – comme Inès le disait – d’un fil de téléphone qui se comporte tel un cobra, sensible aux sons d’un instrument à vent ? Avez-vous déjà entendu parler d’un calendrier qui se feuillette tout seul, pour s’arrêter pile au milieu d’un jour particulier ? Avez-vous déjà entendu parler d’un transistor qui explore le temps, d’une guerre à l’autre, non seulement dans le passé mais aussi dans le futur, le long d’une diabolique fissure dans le temps, dans laquelle disparaissent des journées entières, fissure qui avait englouti un vendredi de vacances du docteur Breton et de ses amis, ainsi que la moitié d’une semaine de travail appartenant à monsieur Pollack ?

Ni Prosper ni ses amis n’avaient jamais entendu parler de phénomènes pareils, mais eux, les avaient vus de leurs propres yeux.

Celle ou celui qui a choisi leur extravagante compagnie sous le toit d’Akka dans cette chronique, sera contraint de les croire sur parole. Toutefois, s’il se trouvait, parmi nos lecteurs, quelqu’un pour s’insurger contre ces bizarreries, en prétendant que le temps des miracles est révolu, Petit Loup, peu bavard, lui répondrait :

« Le plus grand miracle de notre époque, c’est que le miracle n’étonne plus personne ! »

Nous nous permettons de déconseiller à ce lecteur la compagnie de Petit Loup et de ses amis, des gens qui vont voyager dorénavant le long de cette périlleuse spirale serpentine, dont nous ignorons le but.

« Le miracle du cercle serpentin, de la mort qui naît de la vie et de la vie qui naît de la mort », dirait Petit Loup, les lèvres collées contre le bec de son instrument.

Et il ajouterait : « Sans miracles, la foi n’aurait jamais existé ; l’ère des miracles se trouve devant l’homme, incapable de les élucider malgré ses plus grandes trouvailles. Son aventure ne fait que commencer : entouré de prodiges, plus il apprend, plus il découvre son ignorance. »

À notre grande surprise, le miracle du fil téléphonique n’avait surpris personne dans le manoir de tante-Agathe, et encore moins la vieille maison.

À l’instant même où s’était produit le prodigieux coup de fouet, Akka contemplait la danse d’auras multicolores au-dessus des corps humains. Elle les avait vues s’unir en une sorte de farandole flamboyante, en levant le fil électrique vers le plafond, pour le tirailler violemment de deux côtés opposés et le rompre à l’endroit où les souris l’avaient déjà rongé.

Akka se dit :

« De la poudre jetée aux yeux. »

Mais elle fut obligée d’admettre :

« Hantés par les miracles, les faits qui échappent à leur raison, les hommes et leurs forces unies sont un vrai miracle en soi. »

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