CHAPITRE QUATRIÈME PAR-DESSUS L’ÉPAULE DES MORTS

Ampère fut le premier que la porte de la chambre à coucher réveilla. Ayant remarqué qu’elle était grande ouverte dans le courant d’air matinal, pris de peur par son crissement qui ressemblait au feulement d’un chat sauvage, Ampère ferma les yeux aussi rapidement qu’il les avait ouverts, craignant qu’on l’accuse encore d’un mauvais tour. Ce n’est qu’au moment où il entendit la voix cassée de Duc qu’il s’enhardit à les rouvrir.

« Nom de nom d’une pipe ! chuchota son ami.

– Ma parole d’honneur… commença à se disculper Ampère.

– Je sais bien que ce n’est pas toi, l’interrompit Duc. Je dors en gendarme. Je t’ai entendu cette nuit grincer des dents et ronfler mais tu n’as pas quitté ton plumard.

– Je ne grince pas des dents ! » protesta Ampère.

Leurs voix caverneuses firent sortir Alpha de sa chambre d’hôte, mal campée sur ses jambes engourdies à cause de sa pose du lotus. Les autres membres de la compagnie se mirent à remuer dans leurs alcôves. Prosper apparut en même temps en haut de l’escalier. Tous les regards se tournèrent vers Alpha, paralysée devant la porte de la chambre à coucher de tante-Agathe. Elle roulait les yeux d’un air stupéfait et tendait son bras vers quelque chose qu’elle seule voyait à l’intérieur de la pièce.

Le temps qui s’était écoulé avant qu’Alpha ne reprenne sa voix avait permis à Prosper de rejoindre le rez-de-chaussée. Ce temps passé, Alpha poussa un cri d’effroi qui glaça le sang dans les veines de tous les présents dans la salle. Alpha cessa de hurler seulement quand elle se trouva dans les bras protecteurs de son frère. Ce fut alors au tour d’Ampère d’écarquiller les yeux, à la vue de la cause de l’affolement de sa sœur.

Les autres les rejoignirent sans tarder.

Seul un farceur diabolique était en mesure d’inventer la scène que nos amis distinguèrent, seul un salaud qui ne respectait rien au monde, pas même la défunte qui avait laissé derrière elle son précieux trou métaphysique.

Les premiers rayons de soleil avaient déjà pénétré dans la chambre au travers des persiennes, éclairant sur le lit mortuaire, juste à l’endroit où se trouvait l’empreinte de la nuque de tante-Agathe, rien de moins que sa tête en plâtre au nez atrocement cassé. La tête était posée dans le trou si habilement qu’elle paraissait prête à se mettre à parler à tout instant, malgré le fait qu’elle fut dépossédée d’un corps. Les globes oculaires sans iris ni pupilles dévisageaient les amis pétrifiés de Prosper, pendant que le jeu d’ombres sur ses lèvres et son menton donnaient l’illusion que cette tête débonnaire s’apprêtait à leur dire bonjour.

Il allait de soi que tous les yeux se tournèrent vers le malheureux Ampère.

« Que mon bras droit sèche jusqu’au coude… » bégaya-t-il dans un serment d’Europe centrale.

C’était le moment propice pour Duc de faire obstacle à l’injustice.

« Je me porte garant de lui, dit-il. Le jeune homme n’a pas quitté son lit de toute la nuit.

– J’ai grincé des dents et j’ai ronflé », balbutia Ampère.

À la queue du groupe des spectateurs ébahis, Inès fit son signe de croix, trois fois de suite, et dessina même ce signe tutélaire sur le front de Yégor, perlé de sueur. Malgré ses négations de l’existence des fantômes, en leur présence Yégor transpirait abondamment. En bon Russe pieux, le mouchoir à la main, il se hâta d’effacer sur son front le signe de la croix catholique en même temps que les sueurs froides.

« Les esprits n’existent point, dit-il. Ce genre de chose ne devrait pas subsister dans l’Occident raisonnable.

– Tu penses ! s’écria Alpha, après avoir retrouvé ses forces dans les bras de son petit frère.

– La tête de la citoyenne pèse au moins huit kilos, protesta Yégor. J’aimerais voir ce revenant capable de la transporter de son socle jusqu’au lit.

– Une ignorance crasse en matière d’esprits ! gronda la sœur Kreitmann. Pour moi, c’est plus qu’une preuve !

– Quelle preuve ? demanda Prosper.

– La preuve incontestable que le Journal de mademoiselle ta Tante contient des souvenirs authentiques.

– Authentiques ou pas, trancha Prosper, nous allons demander à Soma de les enlever tout de suite ! »

Imperceptible, la servante indienne se trouvait déjà derrière leur dos. Elle s’empressa de remettre de l’ordre dans la chambre à coucher. Elle reposa la tête de plâtre sur son socle, elle ôta le drap mortuaire du lit, puis elle battit les oreillers et l’édredon si violemment qu’elle détruisit entièrement l’empreinte spectrale de la morte. Ensuite, elle recouvrit le lit de nouveaux draps empesés qui sentaient la lavande et craquetaient de propreté. Elle tendit à la militaire les couvertures sur les bords du lit et entrouvrit un volet des persiennes entre les planches clouées.

La lumière fit irruption et fendit l’air en transformant la pièce entière. Un sourire de soulagement aux lèvres, les observateurs de Soma se caressaient du regard. Les spectres nocturnes s’étaient éclipsés sans laisser de traces sous les rayons du soleil rose qui perçait le feuillage des arbres du côté du fleuve. La lumière était si éblouissante, qu’ils se voyaient obligés de lui tourner le dos, allant vers la cuisine où pétillait déjà un gros fagot dans la fournaise.

Les couvercles de deux pots cliquetaient en soufflant tout droit dans leurs narines la vapeur capiteuse du café et de la tisane d’églantier. Ces parfums, mêlés à d’autres senteurs de la cuisine de Soma, celui du sirop d’érable, du miel et du pain à peine sorti du four, ravivaient le souvenir d’un lointain matin dominical. Tous les murs en bois de pin de la cuisine étaient tapissés de couleur de feu et des coloris de feuilles flamboyantes, projetées par la fenêtre sur les ustensiles cuivreux, louches, poêles, poissonnières, moules et autres ramequins.

C’était une véritable fête !

Ils se mirent aussitôt chacun sur leur séant et divisèrent en parts la grosse miche chaude. Le beurre et le miel fondaient et coulaient entre leurs doigts comme jadis quand ils étaient enfants. Ils riaient, en braquant leur index l’un vers l’autre, ils inventaient des mots d’esprit et se les lançaient par-dessus les bouchées, en les arrosant de thé et de café. Ils étaient sur un nuage, s’en donnant à cœur joie.

Pour embellir encore cet agréable moment, Inès demanda à Prosper de lui verser quelques gouttes de lait dans son thé. Le soir précédent, Soma avait posé entre deux vitres de la fenêtre trois bouteilles de lait frais pasteurisé. En s’empressant de lui rendre ce petit service, Prosper ouvrit l’une des bouteilles, portant la date de la veille, et versa dans sa tasse un gros grumeau nauséabond.

« Ce lait est tourné, grimaça Inès.

– Bizarre, dit Prosper. Cela arrive, même dans les meilleurs maisons », s’excusa-t-il en riant de bon cœur.

Il ne tarda pas à sortir de la fenêtre une deuxième bouteille. Il l’ouvrit et il fit couler dans la nouvelle tasse d’Inès un filet de liquide glauque.

« Il est caillé aussi, sourcilla Inès.

– Bizarre », dit Prosper.

Il sortit la troisième bouteille, il l’ouvrit et versa dans la troisième tasse d’Inès une troisième horrible chose coagulée, une pustule purulente enveloppée du poil rude d’un animal.

« Trop, c’est trop ! s’indigna Inès.

– Bizarre, dit Prosper.

– Rien n’est bizarre dans cette affaire ! » rit Alpha, le visage hilare, en se frottant les mains à l’autre bout de la cuisine.

Tous les compagnons tournèrent leurs yeux vers la sœur d’Ampère dont la poitrine généreuse, bombée davantage par la joie, menaçait de déborder de sa chemise de nuit et de la jaquette qu’elle avait empruntée à son frère, une image qui poussa Yégor à rouler des yeux.

« C’est une preuve ! s’égosilla Alpha.

– Quelle preuve encore ? s’assombrit Prosper.

– Quand le lait pasteurisé tourne dans un endroit sain, le temps d’une nuit froide, c’est une preuve plus que formelle, mec !

– Je vous prie de ne pas parler en ma présence d’une preuve non précédée d’une expérience sérieuse, dit Prosper. Chez nous, les scientifiques, avant de prononcer un mot d’un tel poids comme la “preuve formelle”, il est d’usage de compter jusqu’à seize.

– La nuit passée, j’ai compté jusqu’à seize millions ! lui rétorqua Alpha, obstinée. Élémentaire, mon cher Breton ! ajouta-t-elle, en nageant dans la joie. Tout d’abord, nous avons découvert la clef dans le thé de Yégor et nous avons soupçonné le pauvre Ampère. Dis-moi, est-ce vrai ou faux ?

– C’est vrai, avoua Prosper.

– Ensuite, la porte de la chambre à coucher de la Dame s’est ouverte toute seule, bien que tu l’aies fermée à double tour devant sept témoins. Est-ce vrai ou faux ?

– C’est vrai, reconnut Prosper.

– Dans la chambre, nous avons trouvé cette sale tête, cet horrible moule du bonnet qui avait sauté tout seul de son socle sur le lit. Est-ce vrai ou faux ?

– C’est vrai, approuva Prosper. Je doute, quand même, que la tête fût capable de le faire toute seule.

– J’en doute, moi aussi ! s’exclama Alpha, en pointant vers le plafond un gros couteau de cuisine lui ayant servi à trancher le pain. Nous voulons des preuves convaincantes et, Dieu merci, enfin nous en avons !

– Prêtons l’oreille, se mêla Duc. Quelle est ta preuve, chère, et que démontre-t-elle ? »

Le regard méprisant, Alpha le toisa comme si elle le mesurait, puis, d’un geste théâtral, elle planta le couteau dans le dernier morceau de pain, en le clouant contre une planche à pâte.

« La preuve, c’est le lait, dit-elle en martelant ses mots. La maison dans laquelle le lait frais pasteurisé tourne en une seule nuit glaciale, se trouve sous la haute main des esprits !

– Tiens, tiens ! ricana Duc. Et moi, j’étais persuadé que c’était toi qui avais la haute main sur Akka. »

Alpha fit semblant de ne rien entendre.

« L’heure du contact a sonné, dit-elle intransigeante. Il est hors de doute que les honorables Messieurs nous donnent signe de vie. Leur fluide biologique a déclenché le processus de la fermentation. Notre lait tourné n’est que du pipi de chat en comparaison de tout ce que j’ai vu le long des séances de madame Wunderblume, durant ses expériences avec les moules ectoplasmiques.

– Tu te moques de ma gueule ? demanda Prosper.

– De la gueule d’un double docteur ès sciences ! ajouta Duc, les épaules tremblantes d’un rire étouffé, à côté d'Ampère qui hoquetait pour la même raison.

– À tout Prosper tout honneur, s’entêta Alpha. Même cinq fois docteur ès sciences, Prosper demeurera illettré pour des phénomènes suprasensibles comme, par exemple, la télékinésie.

– Les moules ectoplasmiques, la télékinésie ! gémit Inès. Voudriez-vous m’expliquer tous ces mots barbares !

– L’ectoplasme est le maillot de corps des amibiens, expliqua Prosper.

– Voilà ! s’écria Alpha. Voilà comment la science orthodoxe se joue des découvertes colossales de nos occultistes. Je t’emmènerai prochainement à une séance de madame Wunderblume pour te faire voir les empreintes dans la cire, les cadeaux ectoplasmiques des visiteurs de l’au-delà. »

Tout feu tout flamme, Alpha s’adressa à Inès qui lui paraissait la plus sérieuse de tous ses amis :

« Nos regards portent plus loin que ceux des amibes de Prosper. La substance mystérieuse qui se libère du corps de certains médiums, l’ectoplasme, se matérialise en visages et en membres de nos interlocuteurs décédés. Il arrive parfois que ces êtres nous laissent aimablement leurs empreintes dans la cire.

– On tombe dans le ridicule ! se révolta Yégor. La cire, les moulages, je les connais comme ma poche.

– Si tu as coulé des statues en bronze de ce Malin de Staline, lui lança Alpha, pourquoi madame Wunderblume ne pourrait-elle pas faire la même chose dans la cire avec ses esprits !

– Je n’ai jamais coulé le petit père des peuples ! protesta Yégor.

– Si tu ne me crois pas, demande à Ampère ! l’interrompit Alpha. Les empreintes, il en a vu bon nombre.

– C’est vrai, affirma son petit frère en hoquetant de plus en plus à cause du rire réprimé. J’ai rendu visite à madame Wunderblume et j’ai été témoin de l’empreinte que feu son mari avait imprimée sur la cire.

– Prends garde, Ampère ! dit Alpha, en essayant soudain de le faire taire comme si elle regrettait déjà de l’avoir pris à témoin. Méfie-toi, frérot ! L’événement que tu te proposes de conter… »

Il était trop tard, aucune menace ne pouvait plus clore la bouche d’Ampère. Les auditeurs le savaient bien. C’est pourquoi ils prêtèrent l’oreille, même Sandrine et Petit Loup qui, depuis longtemps, en avaient assez des fantômes d’Alpha. Son inquiétude soudaine promettait une nouvelle distraction frivole.

« Il faut avouer que la mère Wunderblume est un médium sans égal, en tous cas le plus grand à l’Est de la France. Tous les dimanches soir, la veuve Wunderblume sort un grand plateau argenté, rempli de cire, pour le poser derrière un rideau à moitié transparent, au milieu de la table. D’un côté sont assis le médium et son assistance ; de l’autre apparaissent les fantômes, souvent très intimidés, se servant du rideau pour se protéger de la trop forte lumière de la bougie.

– Attention, Ampère ! dit Alpha, le visage de plus en plus empourpré.

– Dans les mois qui précédèrent ce jour mémorable, une douzaine de trépassés avait répondu aux appels de Wunderblume, continua Ampère implacable. Il s’agissait de sa famille dont le pourcentage de mortalité était impressionnant. Mettant en évidence leur visite, les défunts avaient laissé sur la cire de nombreuses empreintes de mains, de pieds nus et même de visages. Le seul mort qui repoussait obstinément les appels de la veuve était son mari, Helmut, n’oubliant pas une vieille querelle. Si je ne me trompe, son motif était un jeune professeur de gym, bien baraqué. »

Le visage d’Alpha changea de couleur devenant cramoisi.

« Le malheureux ! fit-elle. C’est ton merci pour la pension que je t’accorde depuis dix ans.

– Tu m’as bien pris à témoin ?

– Oui, mais cela ne signifie pas que… »

Ampère poursuivit son histoire en se délectant :

« La veuve Wunderblume était fière comme un pou sur son fumier. En défendant sa dignité, pendant la séance à laquelle j’ai eu l’honneur d’assister, elle évoqua l’âme d’Helmut trois fois de suite, pour le traiter enfin de “vieille taupe” et d’“espèce de demi-portion”. En s’adressant à une voisine, elle manifesta sa colère par les mots suivants : “Depuis des mois, comme pendant sa vie, cette fausse couche m’a fait baisser l’oreille !” Et ajouta : “Parlez à cet âne, il vous répondra des pets !” Ses paroles véhémentes contraignirent le brave Helmut à apparaître enfin derrière le rideau, sous la forme d’une patate scintillante, munie d’un chapeau haut de forme, à l’endroit où il fallait que se trouve sa tête.

– Maudit Ampère ! » éclata Alpha, tout en essayant d’arracher son couteau planté dans le pain. Elle échoua, le visage cramoisi davantage par l’effort excessif.

En ce moment, son frère se pourlécha encore, s’approchant du coup de théâtre de son histoire :

« Air pincé, madame Wunderblume exprima sa gratitude à monsieur Helmut pour son apparition et lui demanda de laisser son empreinte sur la cire en souvenir de cette visite inoubliable… »

Bouillant de colère, Alpha continuait à tirer le couteau de la planche à pâte.

« À la fin de la séance, au moment où quelqu’un brancha l’éclairage électrique, tout le monde se précipita derrière le rideau pour voir la fameuse empreinte. Là nous attendait le négatif de la raie du derrière d’Helmut qui rendit ainsi à sa veuve la monnaie de sa pièce !

– Tu me le paieras cher, cher, cher ! » répéta Alpha, entourée d’un torrent de rire.

Elle tiraillait toujours la poignée du couteau accrocheur qui semblait avoir pris racine dans la planche à pâte, elle le secouait désespérément avant que Prosper n’accoure à son secours. Pourtant, sa tentative d’arracher le couteau, elle aussi échoua bel et bien, ainsi que celle d’Ampère et de Yégor qui, ensemble, tirèrent la poignée en unissant leurs forces. Tous ce qu’ils réussirent ce fut d’émietter le morceau de pain. Le couteau leur tenait tête comme si une force surnaturelle l’avait cloué à la planche.

Pendant qu’elle observait leurs vains efforts, le visage d'Alpha se transformait progressivement. Il devint radieux grâce à une soudaine trouvaille.

« Enfin, je pige, chuchota-t-elle. La vérité est au fond d’un puits.

– Quelle vérité ? gronda Prosper.

– J’ai eu l’esprit de travers, déclara Alpha solennellement, roulant des yeux en direction du plafond. J’ai été impolie, je suis prête à faire amende honorable.

– Merci. Il n’y a aucune raison pour que tu t’excuses, dit Prosper. Nous allons faire venir le jardinier Edgard avec un outil approprié.

– Je ne demande pas ton pardon, sourit Alpha mystérieuse, le regard lumineux toujours braqué vers le plafond. Je dois mes excuses à quelqu’un d’autre. J’ai été plus qu’impolie. J’ai eu une sacrée insolence en qualifiant de “pipi de chat” leurs signaux, pleins de fantaisie et de sens subtil d’humour noir. Je regrette sincèrement mes torts.

– Es-tu sûre de n’avoir bu que du thé, depuis ce matin ? » demanda Prosper inquiet.

Une fois ces mots articulés, Alpha baissa les yeux et dévisagea Prosper avec compassion.

« Même si tu étais trente-six fois docteur ès sciences, tu ne comprendrais jamais les paroles du Poète. Le Poète avec un “P” majuscule.

– Pourrions-nous savoir de quelles paroles et de quel grand “P” il s’agit ? demanda Prosper poliment, ne manquant jamais l’occasion d’acquérir de nouvelles connaissances.

– Je me pose la question, dans quelle mesure méritez-vous la réponse ! » déclara Alpha, un sourire de mépris aux lèvres, pendant qu’elle montait sur un petit escabeau près du foyer.

Sous le poids de son corps, l’escabeau se mit à craqueter dangereusement, mais Alpha se moquait du risque qu’elle en courait. Elle jeta par terre la jaquette verte d’Ampère et, prenant l’air d’une grande tragédienne, vêtue de sa chemise de nuit transparente, s’exposa sans pudeur aux regards de la compagnie. La lumière de la fenêtre derrière son dos révéla tous les secrets de son anatomie, à partir de sa poitrine, en forme de poires géantes, jusqu’à son ventre rebondi, son mont de Vénus et ses gros genoux.

Son frère avala sa salive : l’image lui rappela le vivier dans le jardin de la maison parentale à Colmar. Prosper fixa ses lunettes pour mieux examiner un grand grain de beauté sur le sein droit d’Alpha, avec l’idée que la jeune femme ferait bien de se soumettre tous les six mois à une sérieuse analyse thermographique. Sandrine et Petit Loup échangèrent des sourires à la dérobée en remarquant Duc, le crayon à la main, en train d’immortaliser la scène sur une serviette. Quant à Inès, jalouse comme une tigresse, elle s’empressa de priver Yégor de la jouissance de ses lunettes au moment où ses yeux étaient presque sortis de leurs orbites.

Ils observaient un silence total, ils buvaient les paroles du Poète qu’Alpha récita en s’égosillant à la fin de chaque vers. Le numéro d’Alpha terminé, Petit Loup inscrivit soigneusement lesdits vers dans son carnet.

Il nous offrit ainsi le moyen de les transmettre mot pour mot au lecteur :

Esprit qui veux savoir le secret des ténèbres

Et qui, tenant en mains le terrestre flambeau,

Viens, furtif, à tâtons, dans nos ombres funèbres

Crocheter l’immense tombeau,

Rentre dans ton silence et souffle tes chandelles ;

Rentre dans cette nuit dont quelquefois tu sors,

L’œil vivant ne lit pas les choses éternelles

Par-dessus l’épaule des morts.

Ce n’est que sur le chemin menant vers le cimetière de Saint-Patrick qu’Alpha leur confia le nom du Poète et puis les circonstances dans lesquelles le poème avait été écrit.

Le Poète n’était autre que Victor Hugo et le poème vit le jour pendant une séance de spiritisme nocturne dans l’île de Jersey, quelques minutes avant minuit, le 10 février 1864.

Le poème en question ne figurait même pas dans les œuvres complètes d’Hugo, vu que ce vieux mystique ne l’avait jamais rédigé en personne mais l’avait écrit sous la dictée d’un fantôme, pendant que ce dernier secouait ardemment un guéridon, invocateur d’esprits, en présence de quelques témoins distingués, à savoir, madame Victor Hugo et messieurs Vacquerie, Guérin et le jeune Charles Hugo.

L’explication d’Alpha donna lieu à une discussion orageuse au sujet du spiritisme qui n’arriva à son terme qu’à l’entrée du cimetière, une de ces polémiques stériles qui n’ont jamais enrichi l’esprit des partisans d’esprits ni celui de leurs adversaires.

Pendant ce temps, toute seule dans la maison désertée, l’Indienne aux pieds nus mettait de l’ordre dans le chaos que ces dames et messieurs avaient laissé derrière eux. Soma remit dans les armoires la literie chiffonnée, elle vida les cendriers, elle ramassa les bouteilles vides et pour finir, dans la cuisine, elle arracha de la planche à pâte le grand couteau que l’un de ces gens arrogants avait planté dans le bois. Ces dames et messieurs dédaigneux se permettaient bien des choses dans une demeure qui sentait toujours le cierge.

« Soit ! » se dit Akka, qui était du même avis.

Notre lecteur se demanderait-il, si la géante silencieuse n’était pas, avant tout, l’instigateur et le fauteur de tous les événements étranges qui s’étaient répandus durant la matinée et la nuit précédente dans le manoir. Depuis le début, le comportement de la vieille femme était plus que surprenant. Dès l’arrivée de la bande à Prosper, malgré ses politesses, elle manifestait une froideur non dissimulée à l’égard des amis de son maître ; il était donc possible qu’elle ait entrepris quelques méchancetés inoffensives pour faire rentrer ces blancs Européens dans la voie de la bonne conduite.

Elle était en mesure de plonger facilement la clef de la chambre à coucher dans la tasse de Yégor, avant même que le thé ne soit servît. Grâce à son déplacement imperceptible et à ses yeux de lynx en pleine obscurité, elle pouvait ouvrir à son aise la porte de la chambre, pour déposer la tête de la défunte sur son lit de mort. Enfin, à l’aide de sortilèges et d’herbes magiques, dont les Indiens sont maîtres queux, elle pouvait aussi faire grumeler le lait sur la fenêtre, pendant la nuit.

La seule chose qu’en aucune manière elle n’ait pu faire, ce fut de diriger la main d’Alpha qui avait planté le couteau dans la planche.

Mais que dire de l’aisance avec laquelle elle avait retiré ce couteau du bois, après toutes les tentatives avortées des mâles aux forces rassemblées ? Et que dire à propos de l’entaille du couteau qui se perla en cet instant de gouttelettes rouges comparables au sang que la vieillarde s’empressa de pourlécher ?

Malgré de sérieux soupçons, prenons garde : nos doutes sur Soma risquent de nous égarer vers des accusations mal avisées.

La deuxième personne que nous pourrions suspecter avec la même facilité serait mademoiselle Kreitmann qui veilla la nuit entière dans un état de trouble extrême, proche du délire. Cette farce pouvait être aussi l’œuvre de Yégor qui ne songeait qu’à mettre en boîte les Occidentaux superstitieux et à en rejeter la faute sur Ampère dont les plaisanteries l’avaient blessé plusieurs fois.

Soma, Alpha, Yégor, Ampère ?… Alors pourquoi pas Duc, enclin à la parodie du réel. Et pourquoi pas quelqu’un que nous n’avons pas encore soupçonné ? Le maître de maison en personne, Prosper, dont nous avions déjà deviné quelques extravagances ?

Enfin, avec l’aimable consentement du lecteur, pourquoi pas messieurs MacDonald et Brind’amour qui devaient s’ennuyer davantage de la disparition de leur fiancée que de sa présence ? La nuit précédente était plus que propice pour les ranimer. La lune s’était approchée de son dernier quartier en attirant avec vigueur le sang humain, fait qui ne pouvait pas laisser indifférents ces messieurs emmurés. Toutes les conditions sur la Côte Gilmour s’accordaient pour accomplir des événements plus graves encore que la simple hémorragie d’une planche à pâte.

Il était déjà souligné qu’il faudrait se garder à tout prix de conclusions précipitées et de calomnies sans fondement. C’est pourquoi nous confierons au lecteur le soin de se creuser la tête, pour nous élancer tout de suite vers le cimetière de Saint-Patrick, vers la stèle rose où Prosper allait déposer un bouquet de chrysanthèmes, juste au-dessous de l’épitaphe gravé par le marbrier de tante-Agathe.

Esto memor quam sis ævi brevis.

(N’oublie pas que ta vie est fugitive.)

En partant de la vieille porte cochère à deux battants, le sentier tortueux traversait un bois d’érables et les emmenait, un mille plus loin, aux pieds des premières pierres tombales. La beauté flamboyante des érables surpassait tout ce qu’ils avaient admiré le jour précédent, l’indescriptible béatitude du brasier qui purifie l’esprit. Les arbres ici vivaient aussi leur deuxième vie après l’incendie automnale, vêtus d’or et de cuivre rouge.

Dès que nos amis se trouvèrent dans cet incandescent tunnel sinueux, ils se turent comme s’ils pénétraient dans un temple et gardèrent le silence jusqu’à leur arrivée au cimetière.

Le bois était un véritable temple appartenant à toutes les religions, surtout à celles que les hommes avaient oubliées en inventant un seul Seigneur et en repoussant avec mépris tous les précédents bâtisseurs du monde. Ici, sur les rivages du fleuve glacial, la nature fourmillait toujours d’idoles ancestrales, de minuscules divinités d’aubépine rouge, des faînes ou d’écorce de bouleau dont personne n’arrivait plus à lire les messages secrets des temps reculés. Ces démons débonnaires ne cessèrent de jouer avec les petites araignées que pour laisser passer le groupe de visiteurs.

Bien entendu, Prosper et ses compagnons ne pouvaient pas les voir mais ils sentaient cette présence grâce à leur septième sens languissant, qui commençait à s’éveiller sous les tourelles d’Akka. Il commençait, hélas ! sans beaucoup d’espoir de sortir réellement de son assoupissement. Leur destin était de rester à jamais leurs propres prisonniers, enfermés dans leur glorieuse tour d’ivoire humaine.

Faisant du chemin vers le cimetière Saint-Patrick, à part l’admiration, ils éprouvèrent un peu de honte : ils devinaient que l’espèce humaine, qui partage la joie de vivre avec d’autres êtres vivants, n’apprendrait jamais à communiquer avec eux.

En foulant les feuilles mortes à la queue du groupe, Petit Loup s’arrêta à un tournant du sentier, avança d’un pas dans la broussaille et détacha du sol un petit pin blanc avec une botte de lichens mousseux. Les aiguilles du petit pin apeuré tremblotaient pendant que l’homme silencieux enveloppait sa proie dans un mouchoir, se dépêchant de rejoindre ses amis.

Ceux-ci firent semblant de ne rien avoir vu.

La pente verte du cimetière inclinée vers le Saint-Laurent était de nature différente. Elle ne connaissait qu’une seule foi : le goût austère de l’ordre qui guidait les catholiques même après leur court séjour terrestre. De même que dans la vie, les morts restaient fidèles à leur rang social, leurs origines, familles, professions et biens.

Sur les bords de la broussaille, sous les croix en bois abîmées, bivouaquaient les pauvres de la banlieue. Au sommet de la pente s’étaient retranchés les militaires. Ils avaient aligné leurs monuments de granit, en respectant les grades acquis durant leur service. Les grades peu élevés ne disposaient que de dalles modestes ; quant aux grandes pierres tombales, elles appartenaient aux grades considérables.

Entre elles et les monuments en marbre, appartenant aux prêtres et autres ecclésiastiques, gisaient les tombes d’enfants, dispersées comme des fleurs sauvages qui poussaient ça et là, suivant leurs quatre volontés. Seuls leurs petits habitants avaient le droit de désobéir à l’ordre, car la mort, selon toute apparence, les avait pris au dépourvu, en plein jeu.

Ces minuscules tombes se raréfiaient de plus en plus le long de la pente, pour disparaître devant le précipice, à l’endroit où la seigneurie et la bourgeoisie édifièrent leurs maisons éternelles, des Québécois français et anglais unis, les seuls sur ce champ du repos qui se comportaient dans la mort autrement que leur vie durant. Les chanceux regardaient en direction du majestueux fleuve ; le destin des autres était de lui tourner le dos mais tous jouissaient de l’ombre de quelques gros chênes.

Juste à cet endroit, dans le premier rang des tombeaux, le front fier, dédaignant le Saint-Laurent, reposait la stèle funéraire de tante-Agathe, à une dizaine de mètres du rocher qui surplombait le gouffre de l’anse au Foulon.

Le fleuve était à peine visible, caché derrière des buissons fort épais. Des arbrisseaux se tenaient désespérément aux bords du rocher comme s’ils protégeaient ainsi le cimetière da sa chute dans le précipice. À l’instar du fleuve, qui avalait chaque printemps quelques goulées de terre, les automnes et les hivers glacials dévoraient sans pitié ce plateau, conquéraient pas à pas le Saint-Patrick et finissaient par emmener le gouffre à deux pas des premières tombes. La nature ici n’éprouvait pas de pitié à l’égard des hommes, même après la vie, comme si elle punissait leur audace de s’approprier une demeure au royaume d’autrui.

À cet endroit, il y a un milliard d’années, la terre impitoyable faisait aussi main basse sur la mer de Champlain en l’obligeant tous les matins à redescendre dans un nouveau lit. Tous les matins de l’Univers – c’est-à-dire – toutes les courtes mille millions d’années !

Même le mot « repos éternel », sur ces lieux, causait une crainte au cœur des spectateurs, vu que la mort, elle même, s’y trouvait en danger mortel. En devinant ce péril, les amis de Prosper s’étaient posés une question, qu’ils n’osaient pas prononcer à haute voix : leur époque n’est-elle que le deuxième ou le troisième jour de la création du monde ?

L’inscription, gravée sur le marbre quarante ans avant la mort de la vieille demoiselle, n’indiquait que l’année de sa naissance. Fouettée par des intempéries, la dorure des lettres s’était depuis longtemps décolorée.

Agathe BEAUCHEMIN

1891 -

Esto memor quam sis ævi brevis.

Tante-Agathe, le Beau Chemin, la Belle Voie. Le vieux nom de famille, que même aujourd’hui portent les nombreux descendants des premiers immigrants français. Durant presque un siècle, le beau chemin de tante-Agathe serpenta de Montréal à Venise, via Paris et Genève, puis en direction de Québec, en passant par Bruxelles et Amsterdam – tout ça pour remmener la voyageuse fatiguée devant des buissons d’aubépines, comme si ce long voyage inutile n’avait pour but que de finir dans ce cul-de-sac avec une belle vue sur le gouffre.

Étant illisibles, certains caractères de l’inscription déformaient les mots et provoquaient la confusion dans la tête de la compagnie à Prosper.

Est… mor… qu… si… a… bris…

En outre, la non-existence de l’année de la mort de la vieille Canadienne rendait sa disparition invraisemblable. Le lit de mort à Akka, portant son empreinte, n’était-il pas toujours en attente de son retour ?

L’absence du tertre funéraire contribuait aussi à l’impression qu’ici un enterrement n’avait pas eu lieu depuis des décennies. La terre tassée et parfaitement aplatie tout autour de la pierre tombale, était depuis longtemps envahie par les herbes. L’année 1891, appartenant au siècle avant-dernier, faisait l’effet d’un double anniversaire, celui de la naissance et du trépas, comme si tante-Agathe n’avait jamais existé hors de la mort.

Dès que Prosper déposa les fleurs dans un vase au pied de la stèle, ils commencèrent à s’ennuyer comme si le hasard les avait conduits devant la tombe d’un inconnu. Ils sentaient que ce n’était pas une place à tenir pour tante-Agathe, en plein vent au-dessus du fleuve, en compagnie de tous ces dames et messieurs qui l’avaient devancée dans la mort de cent ou deux cents ans.

La place que tante-Agathe aurait dû tenir était sous le toit d’Akka, dans son fauteuil à bascule près de la cheminée ou au bord du lit dans la chambre d’hôte, la pipe basque et la canne en bois de noyer dans ses mains droite et gauche. La place que tante-Agathe aurait dû tenir à jamais se trouvait du côté des vivants.

Pour résumer ce sentiment en une question simple et stupide, Alpha s’adressa à Prosper d’une voix éraillée :

« Es-tu sûr que c’est la vraie tombe ?

– Tu ne vois pas l’inscription ? murmura Prosper.

– J’ai voulu dire, est-ce que tu es sûr que la vieille dame est vraiment enterrée ici ?

– Cela me parait invraisemblable, à moi aussi », sourit Prosper en levant les yeux vers les cimes des chênes.

Tout le monde le suivit comme si de là-haut devait arriver la réponse à toutes questions embarrassantes.

« Mon Dieu, dit Prosper. Seigneur… »

Il était impossible de deviner ce que son soupir avait voulu exprimer, vu qu’il se tut tout de suite en cachant son visage aux regards de ses amis.

Il posa un genou à terre et se mit à ramasser des glands, en construisant ainsi un petit cône au creux de sa main gauche. La bâtisse s’écroula plusieurs fois de suite, mais Prosper ne céda pas, ramassant de nouveaux glands pour construire de nouveaux cônes, le genou enfoncé dans l’herbe – une manière à lui, peut-être, de dire l’oraison funèbre à sa mère adoptive.

En prenant un air important, Duc toussota, comme toujours quand il allait citer son vieux compère, Robert, croque-mort au cimetière Montparnasse, avec qui, le dimanche après les enterrements, il savourait un petit blanc sec chez l’Immortel. Bien entendu, chacune de ces citations s’en rapportait à la mort, avec l’inévitable : « Comme le brave Robert disait l’autre jour… »

Les yeux levés, Duc ne trahit pas les espérances.

Il dit à voix haute :

« L’homme mort, nous l’enterrons ; l’arbre mort, nous le déterrons. »

Ces mots furent salués par un sourire distrait de ses compagnons, scrutant toujours la cime d’un chêne qui surplombait toute une douzaine de tombeaux. Le tronc de ce géant millénaire était curieusement forgé de trois ou quatre arbres se joignant dans une étreinte.

C’était le tour de Sandrine de pousser un soupir :

« Mon Dieu, dit-elle. Cela me donne le vertige, l’idée que cet arbre était âgé de plusieurs siècles à l’époque de la naissance de tante-Agathe. On dirait qu’il a été planté ici pour protéger tous ces morts. »

Prosper et ses compagnons parisiens appartenaient à une espèce d’humains que nous n’avons peut-être jamais eu l’occasion de rencontrer. Nous avons bien connu des gens qui s’unissaient par l’amour ou par la haine, pour des bonnes œuvres ou des crimes, mais nous ne nous sommes jamais trouvés en présence d’hommes unis par la peur.

Vous allez nous demander : quelle peur ?

La réponse est simple. La compagne fidèle, celle qui nous suit sournoisement du berceau à la fosse ouverte, la simple peur humaine. La peur primordiale de la mort.

Pour s’en débarrasser ils se nourrissaient du merveilleux mais cela ne leur apportait q’une crainte grandissante devant l’inconnu. Chacun d’eux à sa manière s’efforçait d’amadouer ce monstre. Sandrine combattait la mort pendant chaque accouchement, ne remportant que des victoires temporaires. Lors de ses séances de spiritisme, Alpha la flagornait comme une dresseuse de bêtes fauves qui enfonce sa tête dans la gueule d’une vieille lionne édentée. Duc se gaussait d’elle en dessinant ses ombres risibles, à l’instar d’enfants, les doigts devant une bougie projetant sur un mur des images de dragon atroce. Prosper l’alimentait comme on nourrit un serpent vénéneux en lui jetant des petites bouchées sorties de ses éprouvettes. Inès tâchait de lui graisser la patte en l’ornant de fils dorés sur ses tapisseries rénovées. Yégor la défiait en coulant dans le bronze ses immortels généraux russes. Quant à Petit Loup, curieux, il ne songeait qu’à l’acheter à tout prix, pour la voir de près.

Une bise glaciale, s’était soudain levée du côté du fleuve, les obligeant à rebrousser chemin.

Silencieux, ils dirent adieu à la stèle de tante-Agathe.

Au milieu de la pente, ils s’arrêtèrent pour jeter un dernier regard mélancolique sur le grand chêne en imaginant un futur lointain au-dessous de sa cime. Ils devinaient que l’arbre géant survivrait probablement à l’espèce à laquelle ils appartenaient, avec ou sans descendants.

Sans le savoir, ils s’étaient trouvés à un pas de la vérité sur Thor, le vieux chêne dont la cime, bien avant la découverte du Saint-Laurent par Champlain, protégeait les défunts indigènes qui précédèrent eux-mêmes les immigrants français et anglais, membres de la tribu indienne des Corbeaux-Blancs, péris corps et biens il y a maints siècles.

À la place des futures tombes chrétiennes, ils avaient planté leurs totems en bois peint. Les tempêtes de neige et les ardeurs de l’été en l’espace de quelques petits siècles en avaient effacé toutes les traces. Les fétiches pourris et les ossements humains avaient sombré dans l’humus, et plus tard les ruisseaux souterrains les crachèrent dans le fleuve.

Le futur Saint-Patrick engloutit en même temps une foule de divinité des Corbeaux-Blancs, grands chasseurs d’ours, les outils et les armes qu’ils avaient inventés, leurs bêtes apprivoisées ainsi que leurs huttes et leurs rejetons, toute leur peine et leur orgueil. À la fin de cette triste histoire, derrière les Corbeaux-Blancs il ne resta rien de rien, à part Thor le millénaire qui n’a pas oublié leur vie laborieuse, soupirant périodiquement à cause de ce gâchis qui ne servit à rien et ne mena nulle part.

Le chêne savait bien que la mort n’était pas le pire des malheurs qui put les frapper. Plus mauvaise encore était la peine inutile, le lourd tribut qu’ils payèrent à cause de leur cruauté innée. À la fois sanguinaires et périssables tels des aiglons nouveau-nés, ils s’imaginaient les souverains terrestres puisqu’ils maîtrisaient l’art de la tuerie, capables d’abattre toute une forêt centenaire rien que pour construire un bateau de guerre.

En observant distraitement au loin le groupe d’humains qui s’éloignait, le vieux Thor se demanda si les Corbeaux-Blancs avaient existé pour de bon, vu qu’aucune trace d’eux n’était restée.

Tout comme le hêtre Ygg, l’ami d’Akka, Thor avait un faible pour les questions épineuses.

Il les abordait point par point pour rechercher ensuite les réponses durant des décennies. Pour aboutir à une réponse valable, il lui fallait parfois tout un siècle. Il se tenait à l’écart de toute hâte : du temps, il en avait à revendre.

L’une des questions les plus chères du chêne était :

« La peine sur terre, peut-elle être inutile ? »

Sa deuxième question préférée était :

« La vie sur terre, peut-on la gaspiller ? »

La réponse que Thor chérissait le plus était :

« Cela ne devrait pas arriver même aux hommes qui ressemblent aux libellules. Aucune peine sous la voûte terrestre ne devrait être inutile, aucune vie gaspillée. Même une goutte d’eau ordinaire parvient à creuser la pierre grâce à son obstination. Les vaniteux souverains humains auraient appris bien des choses en observant attentivement la petite goutte obstinée. »

Thor savait bien, depuis des siècles, que rien ne devait être jeté par les fenêtres dans l’Univers, soucieux de ménager ses forces dans le but de croître sans cesse. Sa longue vie était le meilleur exemple de cette règle. La même sage conduite avait servi de gouverne à Ygg, dans la cour d’Akka, seul être vivant à Québec dont la longévité pouvait se mesurer à celle du chêne.

Eux seuls se remémoraient des guerriers de taille géante, des Vikings aux cheveux d’or, qui traversèrent l’Océan dans la nuit des temps pour débarquer ici et tracer sur l’écorce des arbres leurs signes magiques. Au pied du jeune Ygg ils gravèrent le symbole Hagal, la mère de l’écriture runique, le nombril du monde ; quant à Thor, ils burinèrent sur son tronc la rune Thorn, lui seyant à merveille, la rune du tonnerre, de l’éveil et de la magie noire.

Ce furent les premières paroles écrites dans ce vaste pays, s’étendant entre trois océans.

Tous ces écriteaux humains sur le bois, leurs divinités puissantes et leurs sagesses salutaires n’avaient-ils pas d’autre destin que d’être englouties par le sol aride du Saint-Patrick et de ses ravins souterrains ? La destinée des humains n’était-elle pas de recommencer éternellement, de réapprendre à la manière des enfants les choses que leurs ancêtres inventaient et connaissaient par cœur entre deux déluges ou deux glaciations ?

Néanmoins, Thor était sûr que de nombreuses créatures sous sa cime protectrice n’avaient pas gaspillé leur vie, surtout cette petite dame qui reposait au-dessous de la stèle rose, ornée de son drôle d’épitaphe.

« N’oublie pas que ta vie est fugitive ! »

« Drôle d’idée, conclut Thor.

– Quant à la peine inutile, se demanda-t-il un peu attristé, existe-t-elle, tout de même, dans ce bas monde ? »

Il ne se soucia pas de ne pas avoir la réponse immédiate. Une réponse valable, il l’aura l’un de ces siècles.

À ce moment-là, en haut du cimetière, le groupe d’hommes s’arrêta pour admirer une dernière fois le chêne solitaire sur fond de ciel assombri. Le bourdonnement à peine perceptible qu’émettaient ses rameaux, secoués par le vent, parvint à leurs oreilles comme le murmure sourd d’un grand nombre de voix.

« Les arbres ! s’exclama Ampère, se remplissant les poumons d’une nouvelle dose d’air, devenu plus frais après le passage du tourbillon de vent. Les arbres, je pourrais vous les chanter jusqu’à demain !

– Mieux vaut pas, l’interrompit Yégor qui s’était aventuré au cimetière vêtu d’un habit d’été.

– De sérieuses raisons existent pour la supposition, dit Prosper, que tout organisme vivant est muni d’une sorte de conscience.

– Pourquoi pas les arbres ! se réjouit Ampère. Ces êtres les plus sages au monde !

– D’après vous, fit Yégor en ricanant, notre camarade Chêne se mettrait un jour à écrire ses mémoires !

– On ne dit pas “camarade”, mais “Sa Majesté”, le corrigea Ampère.

– La parole écrite n’est qu’une infime partie de la Parole, dit Prosper, un sourire énigmatique collé au coin des lèvres. Lors des temps disparus, tout fut inscrit dans la nature par une main dont nous ignorons toujours l’origine et les intentions. Un grand arbre, nanti de sa mosaïque de gènes, à mes yeux, ne serait-il pas plutôt la communauté que l’individu et l’organisation plutôt que l’organisme. »

Ayant prononcé ces paroles, Prosper se tut brusquement comme s’il regrettait sa loquacité. Il tourna le dos à ses amis et se dirigea vers le bois, vers ce tunnel flamboyant qui les avait amenés au cimetière. Gardant le silence, les autres lui emboîtèrent le pas, les regards dans la tête des arbres.

En les suivant, Petit Loup baissa en cachette les yeux vers son adopté, le petit pin blanc, dont les aiguilles frémissaient sur sa poitrine au moindre zéphyr. Il faillit le caresser de la manière dont on câline un minou ou un chiot. Il s’empressa de le baptiser dans ses pensées : dans le pays de sa mère, la croyance populaire voulait que les enfants morts avant le baptême se transforment en petits vampires, ne trouvant la quiétude ni dans le monde des vivants ni dans le royaume d’outre-tombe.

Il s’agissait de pensées tout à fait puériles que lui, l’homme mûr, pouvait quand même se permettre en portant dans ses bras la promesse si incertaine d’une vie future.

Les premiers camarades qu’il rejoignit étaient Duc et Ampère.

Ils faisaient des risettes comme des gamins en examinant une pyramide tombale au bord du bois. La main de jeunes vandales s’était servie d’une couleur rouge criarde pour tracer sur le monument un sexe d’homme, coiffé d’un chapeau anglais, une pipe plantée dans la bouche, image que Duc avait déjà immortalisée dans son bloc.

Dès que Petit Loup jeta un coup d’œil sur le dessin par-dessus l’épaule de Duc, un bref sifflement s’échappa de ses lèvres. Une douzaine de traits crayonnés sur le papier était suffisante au Polonais pour décrire ce mystérieux, somnolant, frissonnant, sauvage, mélancolique, inquiétant, crépusculaire et un peu funeste coin de cimetière, avec la pyramide inclinée au premier plan et le bois frémissant au fond. Il paraissait impossible que la voix ou la parole écrite expriment un tas de contradictions avec si peu de moyens, surtout avec cette présence angoissante de trois ombres humaines couchées sur le dessin.

La première était à Duc, la seconde à Ampère ; quant à la troisième, elle appartenait à un spectateur muet et invisible.

Au-dessous du graffiti obscène sur le monument, on lisait difficilement une inscription terne :

Archibald SMALL – Esq.

1821 – 1890

« “Esq” ? Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda Ampère.

Duc se servit de son lorgnon pour mieux reluquer les mots gravés, rongés par l’humidité forestière.

« Esquire, expliqua-t-il, c’était le chevalier apprenti en ancienne Angleterre, celui qui portait souvent le bouclier du maître. Il existe une seconde signification : gentilhomme-fermier.

– Pauvre petit Archie, soupira Ampère, joyeux. On ne le laisse pas tranquille, même plus qu’un siècle après sa mort. »

Ayant étudié avec soin la base de la pyramide, où les racines de fougères s’entrelaçaient comme des serpents, Duc colla son nez contre l’honorable nom de baptême de mister Small qui servait depuis longtemps de friandise aux lichens.

« Notre Archie est un homme chanceux, déclara Duc, après avoir extirpé de l’année de sa mort une boulette de moisissure sombre, pour la flairer attentivement, le visage à la fois rayonnant et dégoûté, à l’instar de jeunes mères qui examinent les excréments de leurs nourrissons. Visiblement, rajouta Duc, le petit Archie a le vent en poupe.

– Du vent ! sourit Ampère. Pourquoi chanceux ?

– Renifle ! » ordonna Duc, en lui mettant sous le nez la boulette de pourriture.

Ampère la huma et s’empressa d’abriter son nez dans le col de son veston.

« Quelles sont tes remarques ? demanda Duc, jouant à l’éducateur sévère, un sourire furtif adressé à Petit Loup.

– Ça pue, sourcilla Ampère.

– Juste. Mais ça pue quoi ?

– Une merde aigre.

– Très bien, le loua Duc. Cela nous aidera à répondre à ta question : “Pourquoi notre petit Archi serait-il chanceux ?” La réponse est la suivante : En présence d’une impitoyable Bryophita Hepaticæ, le nom de notre ami Archi, gravé sur cette misérable pierre sédimentaire, serait bouffé par des spores acides au plus tard à l’issue d’un siècle. Notre brave Archie était donc menacé d’effacement total, si un heureux hasard ne nous avait pas amenés devant sa pyramide.

– Pourquoi serait-ce un hasard heureux, mon maître ? demanda Ampère, faisant l’élève assoiffé de connaissances.

– Parce que nous allons nous employer à la tradition orale ! s’exclama Duc. La parole humaine avait déjà arraché de la gueule des spores acides bien des choses, devenues par la suite l’orgueil de notre civilisation. La Bible, ne commença-t-elle pas son voyage triomphal en forme de tradition orale ? Le Coran, ne fut-il pas transmis oralement à Mahomet par l’ange Gabriel ? D’une manière similaire, durant de longues soirées d’hiver à Paris, nous retracerons nos aventures du Saint-Patrick, pour arracher ainsi des griffes de l’oubli le souvenir d’Archi le Martyr et de son tombeau profané.

– Si je ne me trompe, railla Ampère sur le chemin du bois, si mon intuition ne m’abuse pas, à l’appui d’un solide témoignage oral, un beau jour, Petit Archi pourrait être béatifié.

– C’est ainsi qu’on fabrique des saints », coupa court Duc.

Ils se turent dans le luisant tunnel du bois, de même que lors de leur arrivée au cimetière. Pour tromper la soif qui le tourmentait de plus en plus, Duc rompit le silence devant la porte cochère. Depuis quelques minutes, il scrutait en cachette le pin blanc dans les mains de Petit Loup. Ce dernier portait son protégé avec l’aisance et le naturel des Indiennes, transportant leurs rejetons dans un sac sur la poitrine.

« Veux-tu le planter ? » demanda-t-il.

Petit Loup fit un signe affirmatif de la tête, en soufflant tendrement pour réchauffer les aiguilles tremblotantes.

« À ma connaissance, on ne plante pas d’arbres en automne », s’immisça Ampère.

Petit Loup haussa les épaules en guise de réponse.

« As-tu en vue de l’adopter ? » demanda Duc.

Petit Loup approuva en hochant la tête.

« Tu devrais le baptiser, dit Duc.

– C’est déjà fait, sourit Petit Loup.

– Quel dommage, soupira Duc dont la soif était devenue presque insupportable. Cela aurait pu être une excellente occasion pour lui porter un toast et lui souhaiter une longue vie sur le sol canadien. Comme le brave Robert disait l’autre jour : “Le destin des uns est de pourrir dans la terre ; les autres y puisent plutôt leurs forces vitales.” »

Après avoir fait cette importante citation, il bougonna quelque chose dans son bouc, des mots qui voulaient dire : « Je n’ai aucune intention de me laisser pourrir dans ce putain de pays de la prohibition. On se verra au manoir, je dois téléphoner à Paris, à mon marchand de tableaux, la sangsue Klein. » Sans tarder, il se dirigea vers un bureau de poste de l’autre côté de la rue. À mi-course, il se fourvoya et, à la place de la poste, il se faufila dans un magasin de la Société d’alcools.

En échangeant un regard inquiétant avec Petit Loup, Ampère marmonna a à son tour : « Je ne peux pas le laisser pourrir dans un pays étranger », et il emboîta le pas de Duc en direction de la même porte.

Une demi-heure plus tard, au moment où Duc et Ampère, munis d’une bouteille vierge de vodka polonaise, rejoignirent leurs compagnons au manoir, leurs yeux étincelaient comme toujours après une première bouteille. Membre d’une société d’antialcooliques, Inès les foudroya d’un regard qui n’échappa pas à Duc.

Il ouvrit la bouteille, l’air plus innocent que nature et se hâta de révéler encore une citation du « Brave Robert » :

« L’alcool est un poison lent, mais nous ne sommes pas pressés. »

Vu que personne n’avait ni ri ni applaudi, à l’exception d’Ampère, les deux compères se retirèrent dans leur alcôve. Duc se pencha sur son bloc, sous la haute surveillance de son cadet, qui observait par-dessus son épaule le dessin crayonné au cimetière.

« D’où proviennent les trois ombres, demanda Ampère. Nous n’étions que deux.

– Tu oublies Petit Loup », murmura Duc.

Dans la grande salle, mal éclairée, dans les alcôves et autour de la cheminée, planait un climat d’irritation comme si la nuit passée ne les avait pas délivrés de la fatigue de la journée précédente. C’est pourquoi tout était propice à provoquer une dispute.

Bien entendu, Ampère ne tarda pas à succomber à cette impulsion de querelle gratuite.

« Je ne suis pas fou, dit-il en fronçant les sourcils.

– Qui te dit que tu es fou ?

– Tu me traites de fou ! s’obstina Ampère. Cette troisième ombre, tu l’avais dessinée avant que Petit Loup ne nous rejoigne. Je te demande fermement de l’effacer sur-le-champ ! s’écria-t-il d’une voix stridente.

– Appelle ça la liberté créatrice », ricana Duc.

Accolés à la fenêtre sud, Sandrine et Prosper n’avaient prêté aucune attention à la bisbille de deux compères. Ils suivaient un autre événement beaucoup plus important, celui de la plantation du pin blanc dans le jardin. S’ils avaient pu entendre l’échange de propos entre le jardinier Edgard et Petit Loup, voilà ce qui serait arrivé à leurs oreilles :

« M’sieur ne creusera aucun trou. D’un seul coup de la bêche, M’sieur incisera le banc de gazon pour tromper les rongeurs hivernaux… »

Au retour du cimetière, Petit Loup avait eu la chance de faire connaissance avec Edgard, l’ancien jardinier de tante-Agathe, heureux de pouvoir instruire le gentil m’sieur inconnu de la plantation automnale des arbres à l’aide d’une incision inclinée.

Grâce à la bêche qu’Edgard avait agitée plusieurs fois en l’air, Prosper devina le thème de la conversation.

« La technique de ”l’incision inclinée” est une vieille spécialité d’Edgard, expliqua Prosper à Sandrine à mi-voix. On peut la comparer avec un coup éclair de sabre, coup si rapide qu’il devient invisible. Le sabre provoque la mort ; la bêche dans la main d’Edgard amène une nouvelle vie au monde. Les deux coups doivent surprendre l’ennemi.

– Nous exécutons la césarienne de la même façon, sourit Sandrine.

– Bonne comparaison, approuva Prosper. N’oublie jamais que la vie est une rareté, une infime source d’eau dans le désert sans fin. La mort, qui la guette, fait semblant de dormir. En effet, elle ne dort que d’un œil.

– Je crois franchement en la suprématie de la vie. »

C’était à Prosper d’arborer un sourire.

« Tu te trompes en qualifiant la mort d’ennemi, dit-il d’une voix bizarrement attendrie. Nous sommes sa nourriture quotidienne et, dans ce sens, elle devrait nous accorder la plus grande importance, car sans nous, mortels, elle mourrait de faim. »

Sandrine lui répliqua par le même sourire et se serra contre lui comme une petite fille.

« Tu es complètement dingue, chuchota-t-elle. »

Observés au travers des vitres doubles qui cassaient un peu l’image du jardin couvert de flamboyantes taches automnales, Petit Loup et Edgard avaient l’air de deux sorciers, penchés sur un brasier, exécutant un rituel ancestral. Pleins de tendresse, avec des précautions infinies, tenant dans leurs mains le fil fragile de la vie au-dessus du néant, ils ressemblaient aux chamans du Grand Nord, le maître et son élève diaboliques.

Leur rituel rappelait un jeu d’enfant. Edgard avait fiché la bêche entre deux bancs de gazon, faisant signe à Petit Loup de glisser le pin blanc dans la plaie ouverte. L’élève maladroit avait réalisé tant bien que mal l’ordre du maître. Tout ça ressemblait à un jeu de gosses, mais un jeu dont la beauté simple et sublime inspirait une émotion poignante.

« J’aime encore notre Marie-Loup, chuchota Sandrine.

– Moi aussi, fit Prosper.

– Un jour, je l’épouserai peut-être, rajouta Sandrine, une ride amère au coin des lèvres.

– Moi aussi », fit Prosper.

Sandrine se dégagea de ses bras, mais ne put lui rétorquer, vu qu’au même moment, dans la chambre d’hôte, retentit le cri déchirant d’Alpha.

Ils étaient incapables de juger sur le coup s’il s’agissait d’un cri d’effroi ou de ravissement.

En arrivant en moins de deux à l’entrée de la pièce, ils trouvèrent Alpha agenouillée par terre. Une fois jeté son appel au secours, Alpha avait perdu la parole et tapait maintenant son front contre le bord du lit, à la manière des croyants de l’Orient qui font leur prière matinale. Trahie par sa voix, elle fut obligée de se servir de ses mains pour montrer aux amis le motif de son agitation.

Une fois de plus, le motif était – ses bas de nylon, toujours serrés en nœud marin par des mains habiles, qui s’en étaient servies pour tracer sur le lit le premier caractère de l’alphabet grec.

Le caractère alpha !

Prosper fut le premier qui reprit son sang-froid. Avant que la pauvre sœur Kreitmann ne rentre en possession de la parole, il fixa ses lunettes sur le nez, clignotant des yeux, pour expliquer brièvement aux témoins muets la signification du symbole.

« Chez les anciens Grecs, cela signifiait le chiffre un, dit-il. En géométrie, le terme veut dire l’angle, en physique, c’est le signe des rayons alpha et, en psychologie, alpha-test. »

Les premières paroles qu’Alpha articula après le choc enduré furent prononcées dans la langue de sa tendre enfance, la simple et la concise langue allemande.

« Die Wundertätigkeit ! glapit-elle. Das Wunderzeichen ! »

Confus, ses compagnons se regardèrent, car personne ne connaissait un seul mot d’allemand.

« La Puissanceprodigieuse ! Le Présagemiraculeux ! traduisit Ampère.

– Comment ? s’étonnèrent-ils.

– La puissance prodigieuse, le présage miraculeux, dit Ampère, en francisant l’allemand laconique.

– Nom de mille bas de Nylon ! s’exclama Duc. Quelle astuce, quelle finesse maligne ! Je me pose la question, quel esprit malin pouvait-il l’imaginer ?

– Je me pose, moi aussi, la même question, soupira Prosper. Ce n’est certainement pas Soma. Une Indienne, où aurait-elle pu apprendre le grec ?

– C’est un message ! chuchota Alpha solennellement. C’est leur message, ils me l’ont dédié à moi !

– Eux ? Qui sont-ils ? » demanda quelqu’un.

En signe de réponse, Alpha pointa l’index de ses deux mains vers les murs sud et nord.

« Pourquoi le message te serait-il dédié, à toi ?

– Parce qu’il s’agit de mon nom de baptême et parce que je commence à acquérir leur confiance. »

Débordant de bienveillance paternelle, Prosper prit Alpha sous le bras et l’aida à se redresser.

« Es-tu sûre, chère, demanda-t-il, que tu n’as pas versé quelque gorgées de gin dans ton thé ? »

Les joues charnues d’Alpha redevinrent pourpres. Brusquement, elle se délivra de l’étreinte de Prosper, en se jetant de nouveau à genoux au pied du lit.

« Tes deux doctorats, mec, ne valent pas un trognon de chou ! s’essouffla-elle. J’ai suivi attentivement, tout à l’heure, tout ce que tu as bafouillé sur les chiffres des Grecs anciens, la géométrie et la physique. J’aurais juré entendre feu mon petit papa Kreitmann, que Dieu lui accorde le repos éternel au royaume des taupes. Et si monsieur Giorgio Vassalo avait pu t’écouter, il aurait succombé à une crise cardiaque !

– Je n’ai pas la chance de le connaître, marmotta Prosper en fouillant ses poches comme toujours quand il se sentait mal dans sa peau de chagrin.

– Qui est ce monsieur Vassalo ? demanda Inès.

– Le prof d’auto-hypnose d’Alpha, expliqua Ampère.

– C’est une affaire de rythme cérébral ! » clama Alpha en se dressant.

Pour souligner l’importance de ses paroles, elle tapota trois fois avec son index courbé sur le front de Prosper qui sua tout de suite à grosses gouttes.

« Nous avons affaire à la “fréquence alpha”, qui va nous aider à communiquer avec l’inconnu de l’autre côté. Les gentilshommes généreux nous ont déjà offert la clef.

– Quelle clef ? gronda Yégor en jetant un coup d’œil dans sa tasse de thé. Il sentait toujours sur son palais le goût amer de la clef de la chambre à coucher. Prenez garde à vous ! » dit-il d’un ton menaçant.

Le regard plein d’une pitié infinie, Alpha le dévisagea, puis elle redressa son index et le tendit vers ses yeux.

« Quand je dis, la clef, je pense au code secret, dit-elle. Les gentilshommes ont bien voulu nous offrir ce code pour réaliser le premier contact. Actuellement, la balle se trouve dans notre camp, comme on dit au tennis.

– De quelle manière envisages-tu de la leur rendre ? se remua Inès, admiratrice de ce beau sport.

– À l’aide d’auto-hypnose, chuchota Alpha. L’essentiel serait qu’on se trouve sur la même longueur d’ondes. Ensuite, tout va aller comme sur des roulettes. Ces messieurs nous proposent le chiffre “alpha”, donc le rythme cardiaque de huit à treize hertz. C’est le même rythme que le professeur Giorgio Vassalo appliquait lors de ses séances de la régression hypnotique. Il s’en servait lui-même pour voyager au travers des siècles.

– Auto-hypnose ! Régression ! tiqua Inès comme si elle avait mordu un fruit aigre. Veux-tu une fois pour toutes arrêter de nous échauffer les oreilles avec ces horribles mots barbares !

– L’auto-hypnose nous aide à atteindre l’état suprasensible de la conscience, s’extasia Alpha. Grâce à elle, certains individus talentueux ont vécu le voyage dans leurs vies antérieures. Profitant de ses dons naturels, secondée par Signore Vassalo, madame Wunderblume avait appris qu’elle fut autrefois la princesse Nefrou, la sœur aînée du pharaon Amenmehat le Premier, amoureuse du courageux officier Sinuha. »

Confus, Prosper et les autres se regardaient en coulisse comme s’ils se demandaient de l’aide les uns les autres.

« Si l’auto-hypnose nous permet d’entrer dans le royaume des vieux morts, pourquoi alors ne nous servirait-elle pas pour entrer en contact avec les morts frais, tels messieurs Dan et Tim ? s’exclama Alpha dans un grand transport, parlant de Brind’amour et de MacDonald comme s’il s’agissait de biftecks insuffisamment reposés. La mort ne connaît pas le vieillissement ! conclut-elle.

– Chère Alpha, bégaya Prosper en séchant la sueur de son front, la très chère amie… »

Ampère, le seul qui gardait sa présence d’esprit, s’empressa de protéger sa sœur dont les propos fantasques témoignaient qu’elle perdait la boule.

« Grâce à l’auto-hypnose, madame Wunterblume est allée beaucoup plus loin encore ! dit-il d’une voix très haute. Le jour de son retour heureux du passé lointain, elle commença à vomir et remarqua que ses robes s’étaient rétrécies.

– Ampère ! s’écria Alpha, en essayant en vain de le faire taire. Avale ta langue de vipère !

– J’espère qu’elle ne s’est pas trouvée enceinte de son courageux officier égyptien ? ricana Inès.

– Pas avec lui, mais avec son prof d’auto-hypnose ! expliqua Ampère dans un tohu-bohu d’hilarité.

– Tu vas me le payer ! » jura Alpha.

Ce n’est qu’au moment où leur fou rire commença à languir qu’ils aperçurent Petit Loup, une mallette de voyage à la main, pétrifié devant la porte grande ouverte de la chambre à coucher. Visiblement, son intention avait été de quitter le banc des quêteurs dans le vestibule pour s’installer sur le lit breton que Soma avait retapé et recouvert de nouveaux draps, avant leur excursion au cimetière.

Le visage de Petit Loup témoignait d’une apparition horrible qu’il apercevait à l’intérieur de la pièce. En cachant ses émotions fortes, son visage était ordinairement impénétrable, sauf dans des moments de grande tension quand la vieille cicatrice sur son cou s’emplissait de sang.

« Je crois que je resterai fidèle à mon choix d’hier soir », murmura-t-il, puis il s’achemina vers le vestibule.

Ayant jeté enfin un coup d’œil à l’intérieur de la chambre, les amis comprirent son comportement et ses paroles. Au milieu du lit breton que Soma avait aplati à la militaire sous leurs yeux, avait réapparu l’empreinte du cadavre de tante-Agathe et dans le trou de son occiput reposait une fois de plus la tête en plâtre au fier nez cassé, braqué sur les spectateurs paralysés.

L’empreinte était bien plus précise et tranchante que celle qu’ils avaient découverte au petit matin. Semblable à la frappe faite sur une médaille, cachet officiel de la mort, elle dessinait fidèlement les traces du piètre corps, vertèbres cervicales, os d’épaules, os symétriques des hanches, cuisses, jambes et tarses pointus. Le buste était si habilement emboîté dans la cavité qu’il donnait l’illusion d’une tête vivante consternée à cause de l’éclipse toute récente de son corps.

Un ange passa au rez-de-chaussée de la maison.

Quelques instants plus tard, Prosper fit venir dans la salle l’Indienne géante aux pieds nus. Sans dire un mot, il l’emmena devant l’entrée de la chambre à coucher. Silencieuse, elle fit en l’air, de sa main droite, le geste énigmatique, connu de tout le monde, tout en enlaçant de sa main gauche ses lourdes nattes sur sa poitrine.

« Ce sont des choses qui arrivent de temps en temps, murmura-t-elle.

– Ce ne sont pas des choses qui doivent nous arriver, bouda Prosper. Du moins, pas dans ce siècle. »

En se comportant comme si le nouveau siècle ne la regardait aucunement, Soma haussa les épaules. Elle remit la tête en plâtre sur son socle et effaça l’empreinte de la défunte, en tendant les draps sur les bords du lit, puis elle se retira dans la cuisine sans le moindre bruit en y emportant ses parfums, de cumin, de menthe et d’aigre huile végétale.

Prosper ferma la porte à double tour. Il posa cette clef dans un secrétaire. Il tourna la clef du secrétaire à son tour et la mit dans une petite caisse en chêne. Il ferma cette caisse et enroula son mouchoir autour de la troisième clef sous les yeux des spectateurs attentifs, avant de la glisser dans une poche sur sa poitrine.

Ayant terminé ce rituel, il boutonna la poche.

« Si les phénomènes singuliers et inexplicables ne se présentent qu’une ou deux fois, la science ne légitime pas leur existence, dit-il. La science ne reconnaît leur véracité que dans le cas de nombreuses répétitions. »

Les auditeurs remarquèrent qu’il fouillait de nouveau dans ses poches. C’était le signe qu’il allait entamer l’un de ses discours après lesquels ses amis se sentaient comme des étrangers dans leur propre peau, des intrus dans le no man’s land, situé entre deux mondes adverses, la nature et la « surnature ».

« La science connaît des mystères beaucoup plus importants que le déplacement à distance d’une tête en plâtre, dit Prosper. Le cyberespace nous ouvre une porte. Sur son seuil fraternisent science et parascience. Un jour, peut-être, nous ne rirons plus au nez de notre brave Alpha et de ses amis, du monde d’ici ou de l’au-delà. »

Ayant bu les dernières paroles de Prosper, Alpha dévisagea ses compagnons d’un air hautain en jouant avec les aiguilles mortes d’une horloge murale au cadran démuni de son verre protecteur. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre et modifia la position des aiguilles du vieux mécanisme sur le mur comme si elle voulait montrer ainsi aux présents sa faculté d’inspirer la vie même aux choses mortes.

Un sourire furtif aux lèvres, Prosper conclut son discours :

« Entourés de miracles, nous sommes aussi un miracle. »

L’objet qu’il avait enfin sorti de sa poche était une calculatrice électronique. Elle lui servait parfois pour y extraire des nombres invraisemblables, en donnant le vertige à ses amis. Curieusement, au lieu de leur servir de guide dans le monde des fantasmes mathématiques, il décida cette fois de les ramener brutalement dans le réel banal.

Il guigna sa montre, puis il effleura avec le petit doigt quelques touches de la calculatrice.

« Il n’y a que 7 200 courtes minutes qui nous séparent de notre retour à Paris, dit-il. Cela fait exactement 432 000 secondes. Il serait grand temps de faire les colis. »

En ce moment précis, l’horloge morte qu’Alpha avait essayé de réincarner se mit à battre. Le pendule dénombra douze coups sombres, malgré le fait que ses aiguilles marquaient deux heures. Le dernier coup bourdonnait toujours à leurs oreilles quand l’horloge se détacha de son crochet massif et s’abattit dans un nuage de poussière droit sur un service à rafraîchissements en cristal doré.

Les ravages auraient pu être moindres si elle était tombée sur la tête de quelqu’un.

– Großer Gott ! s’écria Alpha. Grand Dieu !

Inès s’empressa de faire le signe de croix sur son front et sur celui de Yégor sous les yeux des autres qui échangèrent des sourires embarrassés.

En enlevant avec Ampère des débris de verre dans la chevelure d’Alpha, dans cette grande confusion, Duc avait omis de prononcer ses mille pipes habituelles.

« Belle semonce et à la bonne heure ! » se dit la vieille Akka, satisfaite du travail des hôtes derrière ses murs.

« Il serait grand temps de faire les colis », répéta Prosper comme un automate, ne quittant pas des yeux le carreau en verre laiteux de la porte de la cuisine, sur lequel, de l’intérieur, était tombée l’ombre de l’Indienne géante.

Alors, ils entreprirent tout ce qui leur était possible pour passer le reste de la journée à l’extérieur de la maison.

Share on Twitter Share on Facebook