CHAPITRE SIXIÈME LES VIEUX DÉMONS

« On pouvait s’attendre à ça, murmura Alpha, un sourire hautain aux lèvres, en examinant au pied du mur le bout du fil rompu. On dirait qu’il a été coupé avec des dents.

– J’aimerais savoir pourquoi nous pouvions nous attendre à cette putain de saloperie ? demanda Prosper, avide comme d’habitude d’acquérir de nouvelles connaissances.

– Un phénomène tout à fait normal, la conséquence des injures proférées en langue arabe en présence d’un ancien officier britannique, expliqua Alpha. Et par-dessus tout, à la veille d’une probable nouvelle guerre sainte.

– L’essentiel est de conserver notre sang-froid, répliqua Willi le Long. Reculons pour mieux sauter. La nuit porte conseil.

– Qu’est-ce qu’on fait sans téléphone ? se soucia Inès. Nos portables sont au bout de leur rouleau.

– Avalons le morceau, dit Willi.

– Si les paroles de ta secrétaire s’avèrent justes, gémit Inès, si nous sommes jeudi de la semaine suivante, et non vendredi de la semaine précédente, c’est horrible, cela signifierait que dès demain nous rentrons à Paris.

– Ce morceau, nous l’avalerons aussi en dormant », répondit Willi avec un sourire las.

Son conseil connut l’approbation unanime. Sans hésiter, ses compagnons se dirigèrent vers les couches distribuées la nuit précédente. Retirés dans leurs alcôves, ils observaient avec une certaine suspicion le grand flandrin, couvert de son manteau de fourrure, en train de dresser le lit breton de la chambre à coucher.

On aurait dit que la tête en plâtre, avec son nez cassé, et l’empreinte du cadavre ne l’impressionnait guère. Comme s’il faisait la chose la plus naturelle au monde, Willi enveloppa la tête dans des feuilles du New York Times et la fourra sous le lit, puis il s’assit confortablement dans le mémorable trou de tante-Agathe.

Il ouvrit son nécessaire de toilette en cuir de crocodile et se mit à ranger sur la table de chevet les objets qui avaient fait plusieurs fois le tour de la planète en sa compagnie : le demi-masque de satin noir qui servirait à protéger ses yeux de la lumière, le casque de peluche pour mettre ses oreilles à l’abri du bruit, le filet de soie qui abritera durant la nuit son impeccable raie, et un flacon argenté, contenant le mélange des minéraux et des vitamines, destinés à fortifier au petit matin l’esprit sain dans son grand corps sain.

Avant de s’étendre de la tête aux pieds sur le lit, le filet sur la chevelure, le casque sur les oreilles et le demi-masque sur les yeux, entre deux bâillements, Willi lança à ses amis une dernière locution orientale :

« Le matin est plus sage que le soir ! »

Seul Prosper s’attarda encore près de la cheminée, hésitant à se retirer dans sa chambre mansardée. Une fois de plus, il remua les tisons du feu et y ajouta deux grosses bûches, tout en écoutant les rugissements du vent de plus en plus enragé dans la hotte de la cheminée. Son oreille expérimentée l’assurait qu’une grande tempête se préparait, l’une de celles la veille desquelles les riverains du Saint-Laurent enfermaient dans les maisons même leurs chevaux et leurs chiens.

En s’approchant de la grande table, prêt à éteindre la dernière lampe, il parcourut du regard le calendrier. Il portait sur la page ouverte – une nouvelle bizarrerie ! – la date du décès de sa tante-Agathe. Là-dessus, il reconnut instantanément l’écriture et l’encre violette de la vieille dame, les caractères inclinés à gauche, pointus en haut et élargis en bas, comme calligraphiés avec une plume d’oie.

Sous cette date le mot lui était destiné.

« Si le hasard voulait que tu trouves ce message, ma petite Souris, je te prie d’agir suivant ta conscience.

« Après avoir vu mon portrait me tourner le dos, ainsi que mon buste se jeter exprès à terre pour se casser le nez, dans la lettre que je t’ai envoyée à Paris, je t’avais demandé expressément de ne vendre en aucune façon la caisse de monsieur Brind’amour et son contenu. Cette demande n’a plus cours, attendu que ledit contenu est caché en un autre lieu.

« Si jamais tu trouves ce message, tu descendras dans l’ancienne cave à légumes. Seulement, si tu le décides de ton plein gré. Un amas de caisses vides se trouve au pied du mur qui donne vers le fleuve. Il faut les déplacer. Au-dessous des caisses, tu découvriras un sol recouvert de pièces de bois. À cet endroit, tu soulèveras la planche portant le dessin d’un saumon, que la brave Soma a gravé avec son couteau. Au-dessous de la planche, tu trouveras quelque chose dont tu ignores l’existence. La chose en question t’appartiendra. Tu es libre de t’en servir comme tu le décideras, de la garder ou de la détruire.

« Si tu ne descends pas à la cave, tu t’en repentiras ; si tu y descends, tu le regretteras d’autant. »

À la place de la signature, le message portait une seule lettre calligraphiée, l’initiale de tante-Agathe, @.

En déchirant la lettre en menus morceaux pour les jeter dans le feu, Prosper s’en repentait déjà. À part lui, personne n’apprendra le secret de tante-Agathe. Personne, sauf lui et Soma, dont l’ombre du profil était réapparu sur la porte de la cuisine, semblable à un scarabée géant, scellé dans le verre.

Prosper tendit l’oreille encore une fois.

Aucun bruit ne parvenait de l’obscurité des alcôves ni des chambres avoisinantes, comme si ses amis dormaient déjà profondément. Seule la hotte de la cheminée, telle la gueule d’un animal, haletait sur les bûches embrasées. Derrière ce bruit, dans la gorge de la fournaise, il distingua les murmures et les grondements de la tempête qui tournoyait autour de la maison comme une horde de loups affamés, cherchant à tout prix une fente, pour se ruer sur la proie facile, la douce viande humaine sans défense.

Pourquoi se repentirait-il, s’il descendait à la cave, et pourquoi encore s’en voudrait-il, s’il décidait de ne pas y aller ?

En réponse à ces questions, le profil laiteux derrière la vitre lui fit un signe. La sinistre tête se pencha trois fois de suite en touchant sa poitrine de son menton pointu, à la manière des marionnettes du théâtre d’ombres. Soma !

Il fallait donc qu’il aille dans la cave.

D’accord, il allait y descendre tout de suite, pendant que ses camarades dormaient.

Dès qu’il eut pris cette décision, il se repentit encore.

Son cœur battait la chamade, de même que le cœur affolé de ce petit garçon, plus mort que vif, qui jadis, en l’absence de l’Indienne et de tante-Agathe, avait soulevé la lourde trappe de la cave à légumes, pour se glisser dans le ténébreux sous-sol d’Akka.

La seule différence entre eux était qu’il descendrait cette fois muni d’une lampe à pétrole, à la place de la bougie qui s’était éteinte dans ses mains autrefois dès les premiers pas. Pourtant, le cœur effrayé du quinquagénaire était le même, ainsi que la peur panique qu’il éprouvait devant la puante gueule souterraine.

En vérité, la cave d’Akka ressemblait à une géante cavité buccale, le long de laquelle l’enfant Prosper avait erré dans ses pires cauchemars, se traînant sur une répugnante langue pâteuse, entre des dents atrocement gâtées et des gencives pestilentielles.

Les caisses au pied du mur exposé à l’est étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière brun foncé, comme si personne ne les avait touchées depuis des décennies.

Lorsqu’il remua la première des caisses, Prosper tressauta et retira brusquement ses mains. La poussière qui s’apparentait à de la cendre sèche était en réalité une sorte de tissu vivant, gluant, dont la surface se couvrit soudain d’innombrables ampoules incolores. En même temps, comme s’il avait remué une charogne, enterrée dans la bourbe, il se trouva enveloppé d’une insupportable puanteur de putréfaction.

Grâce à cette mauvaise odeur, il reconnut ce tissu sur les caisses. Il s’agissait de spores des champignons souterrains, sorte de gardiens du trésor enseveli de tante-Agathe, des créatures microscopiques, capable de passer des dizaines d’années entre un état de sommeil virtuel et l’absence trompeuse de la vie, dans une sorte de demi-mort, pour se réveiller subitement un jour et se mettre à ronger le bois.

Curieusement, en pressentant les malheurs des vivants, la vieille maison ignorait qu’elle portait la mort dans ses fondements.

La question était seulement de savoir quand cette poudre diabolique cesserait de sucer l’humidité de ses murs, quand se déciderait-elle à sortir de l’hibernation, dans laquelle elle avait passé des décennies. Ce jour maudit sera l’ultime jour d’Akka, des millions de particules quasi mortes se mettront alors à germer et à croître tout à coup, se gonflant furieusement, comme si au travers d’elles l’enfer tendait ses ventouses vers les fragiles constructions humaines.

La vieille maison était condamnée.

La grande question était de savoir quand tomberait le couperet et qui déterminerait le moment décisif ?

Les larmes aux yeux, saisi d’une colère impuissante, Prosper faillit lancer de toute sa force la lampe droit au centre de ce nid de vipères, sachant bien que seul le feu était en mesure de chasser ces créatures malfaisantes des entrailles d’Akka.

« Seul le feu ! marmonna-t-il fiévreusement, en jetant les caisses de tous côtés. Seul le feu… seul le feu !… »

Lorsqu’il leva la lampe au-dessus de sa tête, la lumière produisit un reflet étrange sur la voûte de la cave, comme si elle était revêtue de miroirs. En jetant un coup d’œil en l’air, il poussa un cri d’effroi. La décision était déjà prise et mise en œuvre, bien que son horrible ordonnateur se cachât encore dans les ténèbres souterraines.

La mort d’Akka s’était éveillée.

Dans cette partie de la cave, le plafond entier était déjà envahi par d’énormes enflures, couvertes de grappes cristallines qui réfléchissaient la lumière de la lampe. Les faux cristaux n’étaient, en fait, que des gouttes d’eau, des milliers de cloques luisantes. À cet instant, Prosper identifia les molles stalactites aplaties, qui terrorisent depuis toujours les habitants des Alpes européennes, les Mérules pleureuses, avec lesquelles la nature gratifiaient aussi les maisons québécoises en bois humide.

Ce qui lui était apparu comme des spores demi-mortes était en réalité le bois des piliers déjà dévorés, les colonnes qui soutenaient la maison entière, la nourriture déjà digérée par les monstres pleurnichards.

Dans quelques semaines ou quelques mois, à l’heure où ses dernières poutres se transformeraient en poudre, Akka s’effondrerait comme un château de cartes et sur la Côte Gilmour il ne restera aucune trace d’elle, à part quelques grosses pierres noires dans ses fondements, celles qui, en ce même lieu, pavaient jadis une hutte de bergers.

La mort inéluctable de la maison semblait à Prosper injuste et non naturelle, car en son sein battait toujours le cœur apeuré d’un gamin de huit ans. Encore à présent, son toit abritait des voix et des parfums humains d’autrefois, des rires aux retours de voyages, des larmes répandues à cause de la mort d’un rossignol, des chuchotements du feu dans la cheminée durant de longs hivers, le bruissement des feuilles du calendrier, des gargouillis du sirop d’érable en ébullition, des cliquetis de la théière dans une main de femme qui tremble de plus en plus, tous ce que promettait l’éternité au bord du Saint-Laurent.

Avec Akka, ses anciens habitants mourront pour la deuxième fois.

Lorsqu’il comprit l’ampleur de l’avenir funeste, Prosper fit un geste, pour lui plus qu’extravagant, pour la première fois depuis sa tendre enfance. Suffoqué par les larmes, il ôta son bonnet et fit le signe de croix.

La planche ornée du dessin du saumon l’attendait à l’endroit exact indiqué par tante-Agathe. En suspendant la lampe à l’une des rares poutres saines, il s’agenouilla pour empoigner un bout de fer rouillé, et déboîta le couvercle de la cache. Les planches soulevées découvrirent une cavité dans le rocher, au fond de laquelle reposait un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée. Il l’attrapa et s’empressa de l’ouvrir.

Prosper n’était pas âpre au gain. Prosper n’avait nullement songé à dénicher une poignée de pierres précieuses. Prosper voulait tout simplement comprendre pourquoi sa mère adoptive l’avait menacé de regret s’il descendait dans la cave ou s’il se décidait à ne pas y aller.

Était-elle au courant de la maladie mortelle d’Akka ?

Attendait-elle de lui, de faire l’impossible pour exorciser les démons ?

La petite lettre qu’il trouva là-dedans lui offrit tout, sauf l’explication du secret.

« Je me suis ravisée une fois de plus, ma Petite Souris. N’en veux pas, à cause de ça, à une pauvre vieille, prostrée sous son étoile fatale. Ma raison me quitte-t-elle avec mes forces vitales ? Hélas ! tu devrais poursuivre tes recherches et, une fois de plus, tu te repentiras de cette entreprise. Ce que tu cherches, tu le trouveras dans un lieu où bat le cœur de notre Akka.

« Mille bises de ta tante-@. »

Malgré tout, Prosper sourit. La chère vieille tante-Chatte voulait se jouer, même après sa mort, de sa Petite Souris, comme elle le surnommait.

« Le lieu où bat le cœur d’Akka ? » se demanda-t-il.

Cela pourrait être la fournaise dans la cuisine de Soma, dont la gorge haletait pendant les tempêtes de neige. Ça pourrait être aussi l’intérieur gélatineux du miroir vénitien dans la salle de bain qui savait se replier sur lui-même comme une méduse. Cela pourrait être également la mansarde en forme de cloche au-dessous de la tourelle centrale du manoir où l’air brûlant au mois d’août embrasait les toiles d’araignées.

Pendant qu’il cherchait la réponse, son regard s’attacha machinalement à la cache de tante-Chatte.

Les pierres au fond semblaient lisses et veloutées comme polies par des pieds nus pendant des siècles. Au moment où il approcha la lampe d’elles, sa lumière pénétra miraculeusement dans l’espace au-dessous de leur surface, éclairant les prisonniers que la mort subite avait préservés de la désagrégation.

Une très grande abeille terrassée, les pattes en l’air, en face d’une araignée aussi géante, prête à percer son ventre nu avec son dard, semblable à une hallebarde. Un œuf entrouvert dont de la fente guignait la gueule d’un lézard. À côté d’eux reposait encore toute une douzaine de faux immortels, des chenilles, des escargots, des fourmis ailées, des écrevisses et même un ver luisant dont le ventre répandait toujours de la lumière, plusieurs siècles après son étouffement.

Le cœur d’Akka ? Est-ce ça, le cœur de la maison ?

La lampe à pétrole pénétra de plus en plus profondément dans la pierre jaune ambre, qui avait englouti et pétrifié à jamais les habitants de la Côte Gilmour. Ils paraissaient vivants, comme s’ils allaient s’éveiller à chaque instant pour continuer à s’entre-tuer.

Au-dessous d’eux, dans la profondeur de la pierre, à côté de curieuses veines noires, Prosper aperçut d’autres images sinistres qui lui firent froid dans le dos.

Il s’agissait de visages et de bustes humains qui avaient poussés sur les veines de la pierre tels des fleurs. Si les animaux de la forêt et des champs faisaient semblant d’être vivants, ces créatures-là vivaient réellement – à l’instar des images de synthèse, des êtres sans vie, qui exprimaient, paradoxalement, tous les attributs des vivants.

C’était invraisemblable.

Les images respiraient !

Prosper avait l’impression de faire un rêve.

Les plus proches de la surface, deux adversaires aux visages ennemis comme des chiens de faïence, grondaient l’un sur l’autre, en montrant leurs dents. Se rappelant les notes de tante-Agathe dans son Journal, Prosper reconnut sans difficulté les deux fiancés de la demoiselle.

Leurs images étaient immortalisées dans le rocher, comme si le resplendissement de ce trépas, pareil à l’éclair du magnésium d’un ancien photographe, avait imprimé dans le granit ces deux visages martyrs, le premier coiffé d’une casquette de cavalier et le second, couvert d’un drôle de bonnet en fourrure de castor.

Messieurs MacDonald et Brind’amour.

Tous les deux avaient le souffle court et haletant, causé par leur emportement, mal maîtrisé, ou par ce terrible éclat de la mort qui avait dû les terrifier. Messieurs Tim et Dan étaient rivaux même dans le sinistre royaume d’outre-tombe !

Dans la couche encore plus profonde, comme si elle descendait dans le passé le long d’une spirale magique, la lampe de Prosper éclaira deux autres ennemis cruels, deux militaires coiffés de chapeaux tricornes, l’un au sabre dégainé, l’autre, un vieux mousquet braqué vers la poitrine de son agresseur. Ils respiraient, eux aussi, avec difficulté comme après une longue course, ou avant le saut dans un gouffre sans fond, aveuglés par la lumière de leur heure ultime.

Attendu que le Journal de tante-Agathe ne les avait jamais mentionnés, Prosper manquait du moindre indice pour les reconnaître : le capitaine anglais, Donald MacDonald, et le chef des veilleurs français, le lieutenant Vergor, qui s’étaient criblés de coups mortelles au-dessus de l’anse au Foulon, au petit matin du mois de septembre, en 1759, la veille de l’assaut anglais contre les troupes françaises, sur les Plaines d’Abraham.

Akka était hantée par les vieux démons de la haine !

Prosper se souvint d’images semblables qu’il avait vues, il y a longtemps, à l’intérieur de la cape de chaman de Soma. Sur cette peau de phoque tannée, ses ancêtres illettrés avaient gravé des événements importants de la vie de leur tribu, en espérant qu’ils les sauveraient ainsi de l’oubli. Ces dessins d’hommes et d’animaux, les symboles et les pictogrammes, formaient une sorte de bande dessinée qui se tordait en direction du passé, telle une coquille d’escargot.

Les images qu’à présent sa lampe éclairait dans la pierre façonnaient une spirale identique, un tourbillon d’intolérance qui s’amorçait avec les profils de Tim et Dan, et continuait par le combat au corps à corps du lieutenant français et du capitaine anglais.

Néanmoins, cette histoire ne s’épuisait pas là.

Au fond de la pierre, dans la nuit des temps, Prosper éclaira nombre d’autres martyrs, leurs prédécesseurs sur la Côte Gilmour, les Corbeaux-Blancs, pêcheurs de saumons, torturés, massacrés et finalement exterminés par une tribu rivale de peaux rouges, puis, à côté d’eux, les Vikings, ces diables cornus, qui traversèrent l’Océan à la voile, rien que pour répandre le sang dans ce pays.

La bande dessinée, courbée dans la pierre, portait les images des anciens défunts, qui respiraient et se mouvaient comme des amibes dans une solution d’acide. Elle nous aurait paru plus que fantastique, si nous n’avions pas pris Prosper pour témoin oculaire, et si ce témoin n’était pas un homme doué du scepticisme du chercheur.

Au lieu de se précipiter dans la salle de séjour, pour prévenir ses amis qu’il y avait anguille sous roche et de crier : Sauve qui peut ! – ce que tout autre observateur aurait fait à sa place – Prosper resta maître de lui. Il était conscient que le hasard lui avait fait découvrir un phénomène, qu’en l’absence d’un mot meilleur, il devait nommer « la substance grise cérébrale de la pierre », dans laquelle le passé avait laissé son empreinte.

Plutôt que d’appeler ses amis à l’aide, Prosper posa la lampe au bord de la cavité et joignit les mains sur sa poitrine, comme s’il s’apprêtait à faire une prière. À vrai dire, ce n’était aucunement son intention ; de cette manière, avant d’agir, il se plongeait depuis toujours dans ses réflexions.

« Méfie-toi, mec ! » chuchota-t-il d’une voix grave.

Le dialogue à voix haute avec lui-même l’aidait également à concentrer ses pensées dans une sorte de foyer.

« Doucement, jeune homme », dit-il.

Naturellement, la première et la plus facile des réponses aux questions qui l’importunaient était le constat d’avoir affaire à un cauchemar, pénible, mais en même temps très intéressant, sinon instructif. Pour écarter toute sorte d’incertitude, Prosper attrapa par terre le manche cassé d’un outil et ne tarda pas à s’en servir pour piquer au plafond l’un des luisants champignons géants.

La réponse ne se fit pas attendre : une avalanche d’eau glaciale, de moisissure et de bois mâché s’écroula sur sa tête.

« Ce n’est pas un cauchemar, dit Prosper, frottant ses yeux souillés de boue, mais une Serpula lacrimans ! »

Une fois la vue retrouvée, n’ayant pas froid aux yeux, il s’agenouilla au bord du trésor d’images vivantes et se mit à gratter les pierres du fond avec le manche. Ce bruit n’attira pas l’attention des minuscules habitants de la spirale. Ils continuaient à respirer, tout en pirouettant gracieusement comme des amibes.

Pour expliquer ce phénomène, Prosper se coucha à plat ventre dans une mare répugnante. Il n’avait plus rien à perdre, ses vêtements étaient déjà grandement encrassés.

« Patience, jeune homme ! dit-il. Clavus clavo truditur. »

Dans les moments difficiles, Prosper recourait régulièrement aux proverbes latins. Celui-ci signifiait qu’un clou chasse l’autre.

L’histoire des sciences prétend que certains grands inventeurs avaient souvent risqué leur peau, en s’injectant eux-mêmes des poisons mortels, pour mieux dévoiler le secret d’antidotes. C’était justement l’intention de Prosper, au moment où il tendait ses bras, pour poser ses paumes sur la surface des pierres. À cet instant même, dans la profondeur lumineuse, une grande débandade se produisit. La spirale d’images du passé commença à se tordre et à se convulsionner comme un serpent, la tête aplatie, en jetant aux alentours de petits éclairs et des étincelles, comme provoquées par un court-circuit.

Ce phénomène, aussi, nous aurait paru invraisemblable, si nous n’avions pas pris le biogénéticien, Dr Breton, à témoin, ce pauvre Prosper qui gigotait par terre, comme s’il avait empoigné une ligne électrique à haute tension.

Comment expliquer le comportement de ses pierres ? Quelle force effrayante, étrangère aux hommes, avaient-elles emprisonnée dans le granit ? Toutes ces créatures anthropoïdes, avec leurs champs magnétiques, unis par l’animosité, représentaient un grave danger pour leur environnement. L’unique explication raisonnable serait la suivante : l’être électrique, l’homme, le fut bien avant sa découverte de l’électricité.

En reconnaissant que ce fait dépasse notre imagination, nous aimerions proposer au méticuleux lecteur de l’élucider seul, nous permettant de nous consacrer davantage à la description de la suite des événements dans la cave à légumes.

Pendant que nous nous attardions devant l’inexplicable, Prosper souffrait le martyre, le visage enfoncé dans la vase. À chaque coup de queue de la spirale diabolique, ses tendons se déchiraient et ses os fondaient, comme si, au travers de ses paumes brûlées, les pierres lui suçaient ses forces vitales.

Avant qu’il ne se mette à vomir, sa dernière pensée analytique évoqua l’odeur de la grillade bretonne.

« De l’homme, exposé à une forte chaleur, émane le même relent que du mouton, grillée à point », se dit-il.

Cette remarque judicieuse, Prosper ne parvint pas à la ruminer convenablement, car, abattu, il tomba dans les pommes.

« Mon petit maître ! s’exclama une voix étouffée derrière son dos. Mon espiègle petit maître malheureux ! »

C’était Soma, l’Indienne.

Elle se donna de la peine, en le tirant par les jambes, pour le séparer des oscillations meurtrières à basses fréquences.

L’évanouissement de Prosper n’avait duré que quelques secondes. Ayant ouvert les yeux, il se retrouva mi-assis, mi-allongé, la tête appuyée contre les seins de son ancienne nourrice, en face de la cache de tante-Agathe, dont le fond en granit poli ne manifestait plus ses forces surnaturelles. La spirale lumineuse et tous ses habitants avaient disparu dans les pierres maussades, maintenant d’apparence banale.

Soma ne dit plus un mot, tandis qu’elle lui frottait les mains d’une huile animale, en appliquant ensuite des compresses de lin. Obstinément, elle observait le silence, bien qu’elle fût absolument au courant du secret des pierres, d’autant plus qu’elle avait gravé elle-même le signe du saumon sur la trappe de la cache.

Si au sein du christianisme primitif, le poisson signifiait la conspiration secrète, la sorcellerie des Indiens du Nord se servait du même symbole pour apprivoiser les démons vindicatifs qui ne toléraient pas les intrus dans leur demeure. De tous les poissons, le saumon était le plus respecté, à ces frontières douteuses, entre le monde des chasseurs et celui des esprits d’animaux tués.

C’était pour cette raison que Soma avait choisi l’image du saumon pour marquer le seuil fatidique, séparant ces deux mondes opposés, le signe que le docteur Breton n’avait jamais compris à fond.

« Mon fripon de maître ! lui dit l’Indienne. Au lit ! lui ordonna-t-elle, un sourire mi-amer, mi-moqueur au coin des lèvres, comme si elle avait voulu plutôt dire : “Il ne faut pas réveiller le chat qui dort. Ce qui vient du diable, retourne au diable”.

– Le cœur d’Akka, où bat-il ? » demanda Prosper d’une voix enrouée, dès qu’il eut retrouvé la parole.

La vieille femme demeura muette durant quelques instants, avant de se décider à répondre.

« Même les enfants de mon peuple savent où bat le cœur, dit-elle, avec la même moquerie mélancolique dans la voix.

– À quel endroit se trouve-t-il, Soma ?

– Ce n’est pas sorcier, répondit-elle. Tout cœur bat au ventre.

– Vieille sorcière ! » fit Prosper en souriant.

Alors, nous allons l’accompagner jusqu’à son lit d’enfant dans la mansarde, au-dessous de la langue impudemment tirée de monsieur Einstein, salie de chiures.

Prosper lui adressa un clin d’œil complice, joignit ses mains brûlées sur sa poitrine et se glissa sous les couvertures, en repliant les genoux sous son menton, à l’instar d’un fœtus.

En s’abandonnant au sommeil, il remarqua que Soma avait oublié de fermer les persiennes d’une fenêtre triangulaire, orientée vers le sud. Il était trop tard pour qu’il se relève, avec ses mains blessées, pour tirer les volets renflés par l’humidité.

Quelques grosses gouttes de pluie tambourinaient déjà sur les vitres, et le souffle de la tempête secouait de plus un plus la gouttière d’une tourelle. Derrière ces bruits, il distingua de nouveau dans le jardin le grondement de la meute de loups, le grincement de leurs dents à l’entrée de service, le raclage de leurs griffes au pied du vieux hêtre Ygg, l’ouragan sombre qui encerclait la maison.

C’est le moment propice pour nous d’abandonner le docteur Breton dans sa chambre mansardée, afin de franchir avec une infinie précaution l’escalier chancelant et de descendre au rez-de-chaussée, où les murs épais protègent de la tourmente les âmes endormies.

Si le lecteur, en notre compagnie, arrive à maîtriser la pente abrupte dans une obscurité quasi totale et se rend devant la cheminée, sans se casser le cou, il y trouvera Petit Loup en état de veille. Après avoir quitté le banc des quêteurs avec sa clarinette, il s’était dirigé vers une fenêtre sud, la choisissant comme poste d’observation.

Là, tout comme lui, nous attendait une grande surprise, un coup de théâtre. Cela s’était passé durant la petite heure de son somme sur le banc : sur les rivages du Saint-Laurent, sans qu’on s’y attende, l’automne s’était transformé en l’hiver.

À l’égal de Petit Loup, cela nous coupa le souffle.

La lune était toute blanche et il ne lui manquait que cette nuit pour aboutir au disque entier. Pendant qu’elle s’élevait dans le ciel au-dessus de la rive sud, la tempête, sur la rive nord et les versants de la Côte Gilmour, avait tout entrepris pour nettoyer la scène. En une heure à peine, le vent violent et la pluie battante avaient déchiré en morceaux le rideau de feuilles, cachant jusqu’alors le fleuve, large en cet endroit d’au moins deux miles.

Le visage collé contre l’un des carreaux de la fenêtre, Petit Loup avait repris sa clarinette pour l’approcher de sa lèvre inférieure, à la manière d’un enfant, apeuré et enchanté, qui aurait sucé ainsi son pouce. L’image de la Côte Gilmour présentait devant ses yeux un désert où les hommes n’existaient pas encore. S’abîmant dans ces pensées, il se sentit transporté à l’aube des temps, honoré de jeter un coup d’œil sous la voûte céleste, à l’ère où la Terre était encore en création. Pour pouvoir décrire ce tableau originel, il fallait en premier lieu le comprendre. Pour le comprendre, il lui fallait renoncer à ses sens humains. Il lui fallait, pour ainsi dire, tuer l’homme en lui-même !…

Au clair de lune, la surface du fleuve s’éclaira comme s’il faisait jour au beau milieu de la nuit. Le Saint-Laurent émettait une sorte de fumée à certains endroits comme un immense chaudron, rempli d’eau atteignant son point d’ébullition. En se refroidissant de la sorte, il faisait jaillir des gros nuages de vapeur, que le vent du nord transformait instantanément en pluie verglaçante. Les cimes des arbres sur les pentes de la Plaine d’Abraham se trouvèrent ferrées dans des armures de glace et s’affaissèrent sous ce poids. Elles déposaient les armes et s’abandonnaient à la mort hivernale.

Les lèvres sur le bec de sa clarinette, l’homme ensorcelé à la fenêtre n’avait jamais vu rien de semblable dans sa Méditerranée natale.

Les nuages dégelèrent soudain. Ils ressuscitèrent en forme d’images mouvantes, ressemblant à un cortège de farceurs diaboliques, afin de se déguiser en figures humaines ou animales, pour mettre des grands feux dans le ciel et les éteindre, pour engager des duels de chevaliers, édifier des temples et les anéantir, balancer des berceaux et inhumer les morts, échanger des caresses tels des amants enflammés, s’entr’accoupler, les bipèdes avec les plantes, les reptiles avec les poissons, les mammifères avec les oiseaux, et se livrer ensuite aux mille scènes drôles ou affreuses, tournant en ridicule tout ce qui marchait, rampait ou volait sur la terre.

L’homme médusé crut comprendre enfin la signification cachée de cette féerie macabre :

« Au début de ce monde, fut l’image,

pour créer la vie d’après son visage. »

Il sourit à cette pensée, mise en vers tout à fait spontanément, en s’apercevant seulement à présent qu’il jouait, la clarinette aux lèvres. C’était une mélodie inconnue, presque inaudible, dont il ne parvenait à griffonner que quelques notes à l’aide de son index sur la vitre embuée.

Hélas ! cette petite partition ne sera pas plus durable que son souffle dans la nuit glacée.

Minuit approchait, l’heure où dans les lieux hantés, en règle générale, surviennent des choses singulières. Dans ce sens-là, Akka ne trahira pas notre attente. C’est pourquoi nous suggérons au lecteur, incliné vers ce genre de phénomènes qui dépassent la raison, de se rendre sans tarder dans la chambre à coucher de tante-Agathe. Là, il suffit de s’approprier une belle place au chevet de Willi, pour y faire le guet durant les dix minutes qui nous séparent d’un coup de théâtre.

À minuit moins cinq, de cette chambre retentit un hurlement si inhumain que même Prosper, dans la mansarde, sauta du lit. Il descendit au rez-de-chaussée en courant à toutes jambes et se heurta à Ampère qui somnolait devant la cheminée. Sur son passage il renversa le fauteuil à bascule de Duc. Les autres compagnons, rassemblés devant la fenêtre sud, chuchotaient fiévreusement, se doutant qu’un sort funeste venait de frapper Willi le Long.

Les pieds nus, vêtu d’un gilet de santé et d’un long caleçon de soie, le demi-masque sur les yeux, le casque antibruit sur les oreilles et le filet à cheveux sur la tête, il criait comme un sourd, en cherchant étourdiment la sortie de la pièce. Ce n’est qu’au moment où il s’accrocha à la porte ouverte, mélangeant les jurons français, anglais et arabes, qu’il pensa à ôter son masque. Dès qu’il recouvra la vue, il porta son nez sur une chose bizarre sur son bras gauche.

Armée de toute sa tendresse maternelle, Alpha conduisit Willi vers un secrétaire où Prosper avait allumé un chandelier, ce qui permit à toute la compagnie de partager son effroi.

Le biceps gauche de l’escogriffe était orné d’une fraîche empreinte de dents juste au-dessous de son épaule. Elle était bien distincte, une morsure que le pit-bull le plus sanglant lui aurait enviée. L’ecchymose ressemblait à un sombre chrysanthème, fait de sang épanché sous la peau et entouré de pétales, partout où les dents de quelqu’un lui avaient piqué la chair.

« Shocking ! dit Willi. Fils de putain !

– Que se passait-il ? clamèrent ses amis consternés.

– Fils de putain ! grogna Willi. Espèce d’enculé !

– Qu’est ce qui s’est passé ? » demandèrent ses camarades, en le secouant.

Finalement, Prosper eut l’idée d’enlever de ses oreilles le casque antibruit et à partir de cet instant ils s’entretinrent plus efficacement.

« Que s’est-il passé ? s’exclamèrent-ils de nouveau.

– Un fils de putain m’a mordu, leur expliqua Willi.

– Fils de putain ? Quel fils ? Et de quelle putain ?

– Le fils ou la fille, c’est ce que je voudrais savoir ! dit Willi, le regard ombrageux, en dévisageant tous les membres de la compagnie. Une farce de très mauvais goût, mesdames, messieurs ! »

Bien qu’il disposât d’un alibi de fer, Ampère s’empressa de rejeter tout doute à son sujet.

« J’ai la mauvaise habitude de grincer des dents en dormant, sourit-il humblement, mais jusqu’à présent je n’ai jamais mordu personne.

– Je n’ai pas dit que c’est toi qui m’as mordu ? trancha Willi.

– L’anthropologie et la pathologie connaissent de nombreux cas d’automutilation, dit Duc. Des automutilations rituelles et celles que nous devons à un sentiment refoulé de culpabilité.

– Tu prétends, gronda Willi, que je me suis mordu moi-même, parce que, par exemple, j’aime d’un amour charnel ma sœur ou mon frère ?

– Je ne prétends rien, se justifia Duc. Comme le brave Robert, le croque-mort, disait l’autre jour : “La pire des morsures est celle de l’homme. La morsure humaine et bien plus venimeuse que celles des animaux. On dit que la plupart des cannibales ont péri d’empoisonnement alimentaire.”

– Je ne connais rien de plus venimeux qu’un marchand de pétrole ! dit Willi en arborant son sourire le plus pervers. Attendons les premiers symptômes chez le propriétaire de ces chicots : œil pour œil, dent pour dent !

– Puis-je me permettre ? intervint Alpha, prenant tendrement Willi sous le bras. Elle l’attira plus près de la lumière, et se pencha sur l’empreinte des dents, inondée de plus en plus du sang. À bon tambour, bonne baguette, murmura-t-elle, en regardant en coulisse autour, comme si elle craignait un auditeur caché.

– Que veux-tu dire ? demanda Willi en toussotant.

– Je veux dire que les mâchoires qui t’ont mordu étaient dépourvues d’une molaire supérieure gauche et d’une prémolaire inférieure droite.

– J’ignorai tes études de stomatologie, dit Willi en riant jaune.

– Je n’en ai jamais fait, lui rétorqua Alpha d’un ton docte. J’ai suivi des cours de sciences occultes par correspondance. Et j’ai lu attentivement Sherlock Holmes. Avant tout, rappelons-nous le Journal de tante-Agathe. Il est dans le secret des dieux, il détient toutes les ficelles.

– Les ficelles ! se souvint Duc. Le Journal de mademoiselle Agathe a évoqué le départ les pieds devant de son fiancé, ce capitaine de cavalerie. Où est-il, ce journal prophétique ? »

Prosper ne se fit pas prier pour sortir d’un secrétaire le cahier rose. Il demeurait en cet endroit, ouvert juste à la page où mademoiselle Agathe avait collé et arrosé de ses larmes une coupure de la chronique Les nouvelles fraîches d’un journal local, sous le titre retentissant : Nouvel assassinat sur les Plaines d’Abraham.

Alpha fut plus rapide que Duc pour s’emparer du cahier. En martelant ses mots, elle lut les lignes suivantes :

« “Le cavalier sexagénaire aux pieds nus… vêtu de l’uniforme de parade de capitaine de la garde nationale de Sa Gracieuse Majesté… auquel les bandits n’ont pas seulement vidé les poches, mais dépouillé la bouche de quelques dents en or, à en juger par les plaies de ses gencives trempées de sang…”

– Monsieur MacDonald ! murmura Inès.

– MacDonald ? balbutia Willi le Long, le visage virant au vert.

– Même vêtu d’une canadienne en sapin, un gentleman britannique ne peut pas rester indifférent à l’égard de personnes qui se servent de gros mots arabes en sa présence, » expliqua Alpha, triomphante.

En signe d’approbation pour cette explication, une poignée de monnaie lui tomba du plafond, comme récompense. Quelques petites pièces métalliques s’arrêtèrent dans sa chevelure et le reste se dispersa sur le sol.

Tandis que la compagnie glacée fouillait du regard la pénombre de la salle, à la recherche de l’invisible bienfaiteur nocturne, Ampère et Yégor se lancèrent à quatre pattes à la chasse au trésor qui venait de tomber du ciel.

Ayant déniché une pièce et approché de ses yeux bigles, Ampère décida de renoncer à poursuivre la recherche et retrouva dignement sa posture de bipède.

« Je crains que tu ne t’enrichisses pas de l’Occident pourri, lâcha-t-il à Yégor qui fourrait toujours dans son bonnet la monnaie moisie. Cela ne vaut pas un clou, ce cuivre ennobli du siècle dernier, expliqua-t-il aux autres.

– À cheval donné on ne regarde pas la bouche, le réprimanda Alpha. Faire un geste, c’est l’important.

– Tout à fait invraisemblable ! dit Willi. En principe, je ne crois pas aux spectres, mais l’homme moderne devrait être prêt, à chaque instant, à renoncer à ses principes les plus sains.

– Tu danses sur un volcan, ricana Alpha, en secouant sa chevelure comme une lionne joyeuse, pour en faire sortir encore quelques pièces anglaises. Il n’y a pas pire eau que celle qui dort.

– Tout ça m’ennuie ! se fâcha Willi.

– Cela pourraient être les premier symptômes, le dévisagea Alpha compatissante. De nombreux sujets de Sa Majesté se sont ennuyés à mort, pour finir par mourir d’ennui.

– De quels symptômes parles-tu ?

– Espérons que l’honorable monsieur Tim ne t’a pas injecté une goutte du célèbre spleen britannique empoisonné, lui dit Alpha, soucieuse.

– J’aimerais connaître la durée de l’incubation, se ranima Duc. À la condition que cette morsure provienne vraiment d’un Anglais de pure souche et, de surcroît, faite par un militaire de carrière.

– L’incubation va durer certainement très longtemps, persifla Ampère, peut-être plusieurs décennies. Rien ne se passe du jour au lendemain chez les Anglais.

– Et si on observait les choses sous un jour différent ? clama Willi le Long, le visage soudain rayonnant. Mon ancêtre, Fulques de Quatrebarbes, a marqué dans son calepin deux douzaines de têtes anglaises, qu’il trancha pendant la guerre de Cent Ans. Pourquoi moi, son descendant, serais-je pire que lui ?

– Que veux-tu dire par cette réflexion ? »

Avant de leur livrer une réponse inoubliable, William de Poisson, dédaigneux, les regarda de haut en bas comme s’il mesurait leur petitesse :

« Et si c’était moi qui avais empoisonné l’Anglais ? »

Ces paroles provoquèrent la stupéfaction sincère chez tous les auditeurs, bien qu’auparavant ils aient entendu de la bouche de Duc cette citation, tirée du Brave Robert, le fossoyeur : “On dit que la majorité des cannibales ont péri d’empoisonnement alimentaire…”

Suivant cette même logique, ils pourraient conclure que les vampires d’antan furent plus ou moins exterminés grâce à de nouvelles maladies du sang dont peut s’enorgueillir notre siècle.

« Et si c’était moi qui avais empoisonné MacDonald ? répéta fièrement Willi.

– Je ne crois pas aux spectres ! » dit Yégor méprisant.

En réponse à ces paroles imprudentes et sans mesure, l’espagnolette d’une fenêtre sud craqua sous un brusque coup de vent, et ouvrit tout grand ses deux battants dans un fracas.

Au lieu d’y courir pour fermer les volets, les hommes et les femmes de l’assistance restèrent immobiles, les yeux cloués sur une pieuvre blanche qui tourbillonnait dans ce rectangle noir. Des flocons de neige plus grands que des noix, grands comme des poings d’enfant, soulevés par des rafales de vent, n’arrivaient pas à toucher le sol. Plutôt que de tomber, ils s’envolaient vers le ciel, tels les tentacules d’un poulpe furieux, donnant l’illusion que la tempête avait tourné la nuit à l’envers, comme un chaudron renversé.

L’air chaud dans la grand-salle aspira l’une de ces ventouses qui aveugla tous nos compagnons et les vêtit d’une fine couche de cristaux.

Prosper se libéra le premier de cette torpeur étrange. Il entraîna Ampère vers la fenêtre. Unissant leurs forces, ils fermèrent les battants. Pour les renforcer, avant une nouvelle attaque du monstre, Prosper fit un saut à la cuisine d’où il apporta un marteau et une poignée de clous.

Pendant que la neige fondait sur les visages de ses camarades, il se précipita pour clouer la fenêtre, ne tenant pas compte des copeaux de bois qui sautaient dans tous les sens. Ses coups de marteau résonnaient dans les murs et dans le plancher creux comme s’il les enfermait vivants dans un cercueil géant.

C’est pourquoi tous cessèrent de sourire, en se serrant les uns contre les autres autour de la cheminée. Duc posa deux nouvelles bûches dans les cendres. Il fit couler quelques gorgées de vodka dans sa bouche et les recracha sur les morceaux de bois. Il alluma ensuite une brindille et la jeta dans la flaque d’alcool.

La comparaison d’Akka avec une bière géante, nous la devons à une pensée qui traversa l’esprit de Petit Loup. Elle ne plut guère à la vieille maison. Akka en avait lu trop souvent de semblables sous son toit dans des cervelles brûlées.

« Pauvre hère, hanté par ses images macabres », se dit la maison.

La fébrilité nocturne de la bande à Prosper l’avait tirée de son sommeil – à l’en croire, les maisons somnolent souvent de bon gré comme les chiens –, et à présent, pleine de tendre attention, elle dénombrait leurs auras.

Le compte fut rond : elles étaient toutes présentes, entrelacées dans une sorte de natte multicolore au-dessus du feu, comme des touffes de laine scintillante. Elles paraissaient tisser d’elles-mêmes une sorte d’échelle marine, qu’elles escaladaient jusqu’au plafond, pour se jeter de là dans les cendres, comme l’auraient fait des enfants indiens dans les sables du Saint-Laurent.

« À en juger d’après le comportement de ces auras, la destinée de ces hommes et de ces femmes serait de ne jamais mûrir », conclut Akka.

Elles respiraient la santé, à part deux qu’elle aperçut à l’écart : une force sinistre paraissait les tirer dans les ténèbres, rappelant les oiseaux malades qui fuient leur volée lorsque leur heure suprême est arrivée.

Akka les avait déjà remarquées le jour précédent, la première, enlaidie par une grosse tache de moisissure – ce qui présageait une maladie ou un grave danger – et la seconde, pâle comme une perle d’eau douce, tenant à son maître par à peine deux ou trois minces filaments. Cette deuxième image pourrait être franchement un signe funeste, voire l’avertissement d’un péril prochain.

Hélas ! Akka était consciente de son impuissance pour changer le destin de ces êtres par la parole ou par un acte ; tout son pouvoir se limitait à l’observation. Ses réflexions furent interrompues par un nouveau brouhaha du côté de la cheminée.

« Ces gens ne grandiront donc jamais ! » conclut-elle avec un tendre mépris.

Pendant qu’Alpha imbibait la morsure de Willi d’un désinfectant, l’escogriffe monta sur ses grands chevaux. La tisane de menthe, qu’Inès venait de préparer à l’infortuné, lui apportait tout sauf de l’apaisement.

« Je vais mettre au clair cette sale affaire ! s’écria-t-il.

– Quelle affaire, frérot ?

– Le mystère des deux dents !

– Comment l’imagines-tu, cher ?

– Nous allons faire une perquisition !

– Une fouille ?

– Une vraie enquête policière ! s’obstina-t-il, en les caressant, comme d’habitude, d’un regard mi-sérieux, mi-moqueur. À mon signe, amis, chacun parmi vous aura la gentillesse de nous exposer ses mâchoires.

– Ce mec divague !

– Affaire d’honneur ! Si ces dames et ces messieurs sont des gens d’honneur, ils ouvriront leur bouche pour me montrer leurs dents. Celui, qui se révélera démuni d’une molaire supérieure gauche et d’une prémolaire inférieure droite, gare à ses fesses ! »

Tout de go, Inès mit son veto :

« Plutôt mourir que de te laisser reluquer un organe si intime !

– Vas-y ! Débute toi-même ! le défièrent les autres.

– C’est ce que je vais faire, en homme d’honneur ! » répliqua Willi solennellement, en ouvrant toute grande sa bouche, pour étaler sa denture, devant laquelle tout dentiste aurait crevé de faim.

Elle alignait deux rangées de longues dents impeccables, bien installées dans leurs gencives.

À la stupéfaction de toute la compagnie, ce fut le tour à Duc, l’extravagant Polonais, de faire cesser les éclats de rire, en surpassant toutes les vilaines plaisanteries qu’il leur jouait depuis des années.

« Soyons des gens d’honneur ! s’exclama-t-il. Tirons enfin la déplorable vérité à la lumière du jour ! »

Ces paroles prononcées, il planta la main dans sa bouche. À l’aide de son index et de son pouce, il prit par-dessous sa mâchoire supérieure et jeta devant les spectateurs muets sa double prothèse dentaire.

Le dentier baveux tomba sur le bord de la cheminée au côté du sablier renversé de tante-Agathe. Ces deux outils, de coutume familiers aux hommes, leur donnèrent des frissons dans le dos : le sable mort du temps et les mâchoires béantes en dents de scie, en dépit de leur air saugrenu, allaient parfaitement bien l’un avec l’autre, ils ne servaient plus à rien.

Les amis de Prosper se turent soudainement et ils se dispersèrent dans leurs alcôves ombreuses.

L’homme à la mèche argentée avait déjà disparu dans le vestibule. La clarinette sur sa poitrine, il se trouvait maintenant allongé sur le banc des quêteurs, guignant le plafond et comptant les sifflements du vent.

« Un quêteur sur le banc des quêteurs », murmura-t-il comme la veille, les lèvres sur le bec de son instrument.

La nuit précédente il avait découvert une force mystérieuse, celle du dégrisement et du réveil dans ce meuble vermoulu en apparence tout à fait ordinaire, d’où le regard portait très loin, jusqu’aux décombres de toute une vie, inutile, oisive, ratée, galvaudée.

Dans son oreille résonna une parole de Prosper, citant T. S. Eliot :

“Nous sommes la musique – le temps que la musique dure.”

« Je suis la musique, chuchota Petit Loup dans le bec de sa clarinette. Je suis une incessante pause musicale… »

Il ne sut pas quand il avait cédé au sommeil. C’est le silence total qui lui ouvrit les yeux.

Il glissa du banc au sol. Tous ses membres étaient engourdis et il avait la bouche amère. Silencieux, il s’habilla rapidement dans une bande de lumière qui s’était faufilée dans le vestibule au-dessous de la porte. Il tendit l’oreille vers la grand-salle et les ténèbres de ses alcôves. Tous ses amis dormaient à poings fermés. Le silence était si parfait, qu’il retint son souffle pour ne pas le profaner. Au moment où il commença à manquer d’air, il se trouvait déjà au bout d’un petit couloir, à l’entrée de service. En suffoquant, il ouvrit cette porte et aspira l’air profondément à plusieurs reprises.

L’image qui le frappa valait dix fois la peine de son voyage par-dessus l’Atlantique. La pluie verglaçante et la tempête de neige s’en étaient allées au galop en direction du sud-ouest, en laissant derrière elles sur la Côte Gilmour des bâtisses fantastiques de glace et de neige.

Ensorcelé, Petit Loup s’avança dans cette image très prudemment, comme s’il marchait sur une mince croûte de glace, qui menaçait de se rompre et de l’engloutir. À la fin de la tourmente nocturne, le lever du jour avait apporté une accalmie sans la moindre bise. Le ciel était descendu très bas au-dessus du fleuve et des nuages duveteux touchaient presque la cime de certains arbres du domaine.

Ils se remirent à déverser de la neige fine semblable à la farine. Après à peine deux ou trois pas, les empreintes des bottes de Petit Loup disparurent sous ce linceul, éveillant en lui le sentiment d’une douce désespérance. Dépourvu de ses propres traces, il connut un sentiment étrange, comme s’il avait perdu son ombre, ne sachant plus d’où il était parti, ni où il se dirigeait.

« Prenons garde, se dit Akka. Méfions-nous. »

À mi-chemin entre le jardin d’hiver de tante-Agathe et Ygg qu’il avait admiré avec Sandrine, Petit Loup s’arrêta. Foulant la neige, il avait failli écraser un petit être, couvert de glace, son petit pin blanc. Il s’agenouilla devant lui.

Vues au travers de leur cage transparente, les aiguilles du nain rosâtre semblaient fermes et indemnes, mais cela n’était pas une preuve qu’il avait survécu à la tempête.

« Dort-il ou est-il mort ? » se demanda Petit Loup.

Dans son esprit, depuis toujours, le sommeil et la mort ressemblaient à des jumeaux, nés d’un seul œuf, se travestissant souvent l’un en l’autre pour se jouer du spectateur.

« Bon vent, petit frère ! » le salua-t-il.

La promesse d’une vie future ne lui parut jamais plus précieuse qu’à la vue de cette hésitante flammèche rose et verte, claustrée dans sa maisonnette de glace.

« Nous fûmes tous frères et sœurs dans les bons vieux temps païens, songea-t-il dans un sourire morose, nous fûmes tous une grande famille, se servant d’une langue unique. Avant de se diviser en humains et en objets. Ainsi naquit la conviction trompeuse que nous avons assujetti la nature. De cette façon commença notre esclavage à jamais dans la dédaigneuse prison humaine. »

« Soyons sur nos gardes ! » se dit Akka, en devinant ses pensées et se mettant martel en tête de plus en plus.

« Je suis enfermé dans une geôle, murmura l’homme, tortillant sa mèche blanche. Je suis mon propre cachot ! »

Ses tempes le brûlaient de plus en plus, comme s’il avait contracté la fièvre le soir précédant à la fenêtre ouverte. Ses pensées devenaient embrouillées ; sinon, il ne se serait jamais permis d’énoncer des mots si forts devant un jeune arbre innocent.

Il s’empressa de dire au revoir au petit pin.

Sa flânerie le mena vers le versant sud du domaine, en direction d’un vaste labyrinthe décoratif de buis, où, le matin précédent, il avait remarqué le jardinier boiteux en train de chasser les corbeaux, son chapeau dans une main et la pioche dans l’autre, les bras écartés, à l’instar d’un épouvantail paysan.

La palissade sinueuse de buis, atteignait la hauteur de sa poitrine. Elle avait l’air de défendre jalousement les accès d’une étrange petite bâtisse de marbre rose, taillée dans la même pierre que la stèle funéraire de tante-Agathe.

À distance d’une bonne vingtaine de mètres, il ne parvenait pas à deviner son dessein : une fontaine, l’ouverture d’un puits ou, tout simplement, le nombril ornemental du labyrinthe. En tout cas, l’un de ces objets inutiles et coquets qui décorent parfois les jardins.

La neige devenait de plus en plus épaisse et les flocons de plus en plus gros. La bise réapparut du côté du fleuve, comme partie en reconnaissance, avant l’arrivée d’une lourde cavalerie ailée. Elle défiait le spectateur, elle fabriquait des petites tours de poudreuse çà et là dans le jardin. Elle les transformait en panaches blancs, elle les transportait ailleurs, pour les rebâtir et encore les démolir.

Ayant parcouru deux ou trois tournants dans le labyrinthe, Petit Loup jeta un coup d’œil derrière lui pour la première fois : le chemin tortueux qu’il venait de traverser, était déjà entièrement recouvert de neige, comme si personne n’y avait mit les pieds depuis des années.

Petit Loup secoua la tête, tâchant de se débarrasser de l’étrange inquiétude qui l’avait envahi, puis il continua sa marche vers le mystérieux nombril en marbre du labyrinthe. Cela ressemblait à un jeu capricieux : au lieu de s’approcher de la bâtisse, il lui apparaissait parfois qu’il s’en éloignait. Le vent faisait disparaître les traces de ses bottes après chaque pas, tous les chemins entre les buis se ressemblaient, et la neige, maintenant beaucoup plus abondante, l’empêchait de détecter un point de repère quelconque en dehors du labyrinthe. Dans le voile de neige disparurent non seulement les arbres bien connus de lui, le vieux hêtre Ygg et deux ou trois bouleaux, mais aussi le manoir.

Il avait déjà perdu tout espoir d’atteindre son but, lorsqu’un passage dissimulé dans les buis le fit sortir juste devant le petit édifice malin. Une plaque ronde, couverte d’un amas de neige, arborait dans son milieu une barre de fer rouillé. Cet objet dissipa ses doutes : ce n’était ni une fontaine, ni un puits, mais un cadran solaire.

En l’approchant, il sourit à une pensée qui lui traversa la tête : tante-Agathe, n’avait-elle pas choisi exprès ce lieu à l’ombre des arbres centenaires, pour y bâtir son vain instrument à compter le temps !

« La sage vieille loufoque », marmonna-t-il, en enlevant un gant avec l’intention de nettoyer le cadran.

À ce même moment, un croassement retentit soudainement au sommet d’un arbre.

Il bondit de surprise puis, confondu par cette peur enfantine, il leva les yeux vers ces prophètes noirs, à peine visibles dans le tourbillon de neige, et se mit à croasser, en leur riant au nez.

« Cras, cras, corvi vox ! »

(Demain, demain, la voix du corbeau.)

« Sic dilabitur ætas ! » croassa-t-il.

(Ainsi passe la vie.)

Ils lui rétorquèrent par de nouveaux cris querelleurs.

Petit Loup leur tourna le dos et en trois coups de gant il nettoya le cadran.

La plaque qui se montra devait être beaucoup plus âgée que son piédestal, vieille d’au moins quelques siècles. La pierre poreuse ressemblait à un fromage rond qu’un enfant aurait pu émietter facilement avec la main. Au milieu de son cercle, sous la pellicule de glace, il discerna avec difficulté une rose des vents ornée de quatre lettres fleuries. L’anneau autour d’elle portait des chiffres romains, représentant les heures. Enfin, dans un deuxième anneau, tout au bord du cercle, il distingua quatre mots gravés. Fouettés durant des siècles par des intempéries, leurs caractères se trouvaient dans un état plus piteux encore que les chiffres.

Il tenta de les lire plutôt à l’aide de ses doigts qu’avec ses yeux. Il épela avec peine lettre après lettre, pour reconnaître enfin le mot latin HORA.

Il sourit, en le traduisant d’abord dans la langue de son père puis, dans celle de sa mère. Manifestement, ce coin savant du continent nord-américain abondait de citations latines !

Hora signifiait l’heure dans plusieurs langues.

Pendant qu’il lisait ce premier mot, les trois autres se trouvèrent ensevelis sous la neige et il dut de nouveau nettoyer la plaque.

La lecture du deuxième mot fut plus facile.

Le deuxième mot était TUA.

Tua signifiait ton ou ta.

En se servant de son gant gelé, il essuya la plaque une dernière fois.

Le troisième mot était aussi illisible que le premier.

Le troisième mot était HAEC avec un H particulièrement orné, ce qui pouvait indiquer que la phrase commençait par là, à la condition que les quatre mots formaient en réalité une unité syntaxique.

Haec signifiait c’est.

Le dernier mot, gravé au-dessous du chiffre du midi, lui causa plus d’embarras. Il était si corrodé, que Petit Loup dut fermer les yeux pour le lire seulement avec le bout de ses doigts, transis de froid.

Ce dernier mot était FORTASSE.

Après une brève hésitation, il déterra de sa mémoire sa traduction oubliée.

Fortasse voulait dire peut-être.

« Peut-être… c’est… ton… heure !… »

Les yeux toujours fermés, il se redressa et essaya de renverser l’ordre des mots. Fondant sur ses paupières, les flocons de neige coulaient sur ses joues comme des larmes froides.

Si la phrase commence par HAEC, en ce cas-là il faut changer l’ordre des mots.

« C’est… peut-être… ton… heure. »

La phrase se façonnait graduellement dans son cerveau, qui avait perdu depuis longtemps l’habitude de se servir de la concise langue latine.

C’est… peut-être… ton heure…

Ta dernière heure peut-être !

Il eut l’idée de se servir de la rose des vents pour découvrir dans le labyrinthe le chemin menant vers la maison encore invisible. Si sa mémoire ne le trompait pas, Akka se trouvait sur une clairière en direction du nord-nord-est.

Parmi les trois chemins possibles, il choisit le médian et s’engagea dans le buis. En marchant, aveuglé par les flocons, son regard portait à peine aux bouts de ses bottes. En franchissant plusieurs coudes du chemin, il ressortit tout droit devant le cadran solaire.

C’est peut-être ta dernière heure !

Ton instant suprême a peut-être sonné !…

Cette fois, il opta pour le chemin de droite.

Comme le précédent, il ne lui donna aucune possibilité de choix. Le chemin l’emmena le long de deux tournants consécutifs à gauche puis, à droite et deux fois à gauche. En marchant, il comptait soigneusement le nombre de ses pas pour pouvoir évaluer les distances.

Après le quarantième pas, il se retrouva exactement à l’endroit d’où il était parti, devant le cadran solaire.

C’est peut-être ta dernière heure !…

Le troisième chemin, celui de gauche, était en apparence plus long, plus compliqué que les deux premiers. Il lui offrit, à chaque pas, le choix de faux passages, de raccourcis trompeurs et de petits culs-de-sac diaboliques.

Arrivant au nombre de cinquante pas, il n’en voyait pas la fin.

Sur son cinquante-deuxième pas, Petit Loup cessa de compter et se mit à courir. Une dizaine de mètres plus loin, il buta du pied contre une racine cassée et tomba de tout son long dans la neige. Au moment où il se mit à genoux avec beaucoup de peine, il redécouvrit à cinq pieds devant lui le piédestal du cadran solaire.

Ton instant suprême a peut-être sonné !…

« Je pourrais appeler au secours », articula-t-il.

Sa propre voix l’avait surpris et apeuré. Jamais de sa vie il n’avait parlé tout seul à haute voix. Elle lui semblait étrangère, voilée, un peu essoufflée ! Il remarqua – chose étrange ! – qu’il s’était servi de la langue slave de sa mère, au lieu du français.

« Je pourrais appeler au secours, dit-il en français. Je pourrais, mais je ne veux pas. »

Ces mots prononcés à haute voix lui parurent plus étrangers encore. Il s’aperçut qu’il se traînait toujours sur ses genoux dans la neige. Il éprouva de la honte à cause de cette position humiliante, mais il ne fit rien pour la changer. La poudreuse lui avait déjà enseveli les bottes et les jambes jusqu’aux genoux.

C’est peut-être ta dernière heure !…

Depuis quelques temps il ne tremblait plus. Le froid ne piquait plus ses mains ni son visage. Une tiédeur agréable se répandit dans tout son corps. Ses paupières devinrent lourdes comme le plomb. Il les ouvrait de plus en plus rarement, en écoutant le bruissement de la neige sur la bordure de son chapeau.

La poudreuse bruissait comme la farine la plus fine du blé dans le moulin de son grand-père maternel lorsqu’on arrêtait l’écoulement de l’eau. La neige dégageait ce même parfum de blé tendre.

Il remarqua que la plaque du cadran solaire tournait de plus en plus vite comme une meule à moudre. Il ne s’étonna guère de voir sa grand-mère à côté d’elle. En effet, sa place était toujours à côté de la meule. Comme à l’accoutumée, elle était coiffée d’un turban de laine. Elle avait de la farine plein les cheveux, les cils et les sourcils jusque sur sa moustache duveteuse. La farine collait à chaque poil de la grand-mère. Il y en avait même dans ses oreilles et ses narines.

« C’est un jeu interdit ! » le blâma la vieille femme.

Un jeu interdit ?

Les paroles de l’apparition le surprirent.

Depuis quand sa grand-mère parlait-elle le français ? Et en outre, le français avec un fort accent québécois ?

« Ce jeu est très dangereux pour tous les enfants, qu’ils soient grands ou petits », dit la grand-mère.

Elle l’enlaça et le força à se remettre debout. Il trébucha sur ses jambes molles, risquant de s’affaisser de nouveau sur les genoux. La puissante vieille femme mit le bras de Petit Loup par-dessus son épaule et l’emmena lentement vers une ouverture dans le buis.

Il s’émerveilla de l’habilité et de l’agilité avec laquelle elle le fit passer par le labyrinthe, comme si elle en connaissait par cœur tous les chemins, les pièges et les passages secrets. Elle demeura bouche cousue tout au long de ce parcours, en gémissant doucement de temps en temps sous le poids de son corps.

Il ne la reconnut qu’au seuil de la porte de service, au moment où elle enleva son turban et ses sabots.

C’était la vieille nourrice indienne de Prosper.

« Il y a en l’homme une immense toundra glaciale, dit-elle, cachant son regard comme si elle avait honte de ses paroles fortes. Méfie-toi, ajouta-t-elle. Dans la toundra, un garçon imprudent s’égare facilement. »

En marmonnant ces mots, elle fouilla dans une bourse pendue à sa ceinture, d’où elle sortit enfin un objet qui ressemblait à un champignon sec et froissé. Elle le cassa en quatre avec beaucoup de soin et en introduisit un quart entre les dents serrés de Petit Loup, lui faisant signe de le mâcher et de l’avaler.

Le champignon s’amollit rapidement, dissous par sa salive. Il lui brûla la langue comme la cannelle.

Il quitta alors l’Indienne pour s’acheminer en titubant vers le vestibule et le banc des quêteurs. Bizarrement, en lui brûlant la langue et l’œsophage, le champignon lui redonnait des forces comme s’il contenait un puissant élixir de vie.

Enfin, il s’empara du banc des quêteurs et s’y écroula. Il se trouva saisi d’un besoin irrésistible de se décharger de cette énergie soudain débordante. Il attrapa sa clarinette sous le sac de couchage, la dégaina de son étui et mordit le bec d’argent.

Il serra ses dents le plus fort possible, il le rongea de toutes ses forces, si sauvagement que les veines de ses tempes faillirent éclater.

Il finit par trancher le bec, la bouche pleine de sang.

« À la bonne heure ! » se dit Akka, enfin soulagée.

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