CHAPITRE HUITIÈME LA FLAMME ET LA BOUGIE

La chute du plafonnier et l’explosion du vase de cristal aux côtés du fantôme Petit, nous aurions pu les expliquer comme une nouvelle intempérie électromagnétique ou, à la rigueur, une nouvelle farce douteuse des fiancés de tante-Agathe.

À la condition qu’ils existassent.

À son retour dans la grand-salle, Alpha interpréta les derniers événements d’une manière inattendue. Elle nous offrit une autre explication, en braquant sa pelle, pleine de débris de verre, vers la porte de la chambre d’hôte.

« Il suffit, dit-elle d’une voix solennelle et un peu tremblante, il suffit qu’un ennemi commun apparaisse, pour que toutes les querelles tombent à l’eau.

– Que radotes-tu encore ? demanda Ampère, de très mauvaise humeur après s’être fait une entaille dans le pouce avec un morceau de verre. Quel ennemi commun ?

– Idiot ! lui répondit aimablement sa sœur. Je parle de messieurs MacDonald et Brind’amour qui se sont arrachés le blanc des yeux jusqu’à l’heure où monsieur Petit les a mis en danger. Dès qu’il a brandi la menace de détruire la maison entière, les gentilshommes murés nous ont donné une leçon de patriotisme et de vraie fraternité canadienne.

– Je me fiche de ta politique sépulcrale comme de ma première culotte, lui répliqua son frère cadet, toujours de très mauvaise humeur. S’il y a une chose qui excite ma curiosité, c’est le secret du petit Archie, que le bouffon Small a remporté dans sa tombe. Rappelons-nous ses paroles énigmatiques : “ Je suis la fumée, c’est pourquoi j’ai décidé de ne plus fumer !”

– Le petit Archie était le mec des mecs, dit Duc, saisi d’un attendrissement subit. Le petit Archie aurait pu nous apprendre un tas de choses.

– Lesquelles ? » demanda Yégor, belliqueux.

En guise de réponse, Duc lui fit cadeau d’une nouvelle citation du Brave Robert, le croque-mort :

« Comme le brave Robert disait l’autre jour : “Tout ce que je souhaite pour mon propre enterrement, c’est de ne pas être enterré vivant.” Le petit Archie nous a appris que la mort n’est pas une chose trop sérieuse. On penserait plutôt à un agenouillement sur des grains de maïs dans un coin de la salle de classe cosmique. »

Cette métaphore ne plut guère à Prosper.

« Ceux qui se décident, en ma présence, à marcher sur des rasoirs entre la vie et la mort, grogna Prosper, je les prie de le faire avec prudence.

– Par exemple ? Par exemple ? le défia Duc.

– L’une des façons de comprendre la mort jusqu’à un certain point c’est de la traiter comme une maladie, commença Prosper dans un nouveau discours savant. D’une certaine manière, la mort est un état temporaire, comme une maladie provisoire. Grâce à cela, on pourrait conclure qu’il est possible de la guérir, comme une simple maladie. La médecine connaît déjà bon nombre de morts guéries avec d’incontestables succès. Si la mort n’est qu’une maladie, alors un homme mort peut être “un peu mort”ou “très mort” ou encore “mort d’une manière grave”.

– Je voudrais savoir, cher maître, quel est la durée d’une mort moyenne ? demanda Ampère, l’air innocent. Dans l’état actuel de la médecine, je suppose que cela ne durerait pas éternellement.

– Une question pertinente ! le loua Prosper, un sourire condescendant aux lèvres. Combien de temps faut-il que quelqu’un reste mort, pour que nous le considérions comme durablement mort ? La science ne dispose pas encore de réponse à cette question. De toute façon, nous ignorons toujours, combien de temps il faut que quelqu’un reste vivant pour le proclamer un être vivant. Si un mort, par hasard, retourne dans la vie, nous concluons, par une procédure sommaire, que le diagnostic précédant était inexact. D’après cette logique, si un nouveau-né, après avoir vécu un bref laps de temps, retourne dans le néant, faut-il conclure que notre diagnostic de la vie était erroné et que ce bébé n’a jamais vécu ? La seule différence entre la vie et la mort est que personne n’arrive à échapper à cette dernière, notre seule et unique certitude.

– J’espère jouir d’une mort légère et très courte, soupira Ampère mélancolique.

– Mon seul espoir se base sur le progrès de la médecine, enchaîna Duc. Comme le brave Robert disait l’autre jour : “Le nombre d’hommes qui gagnent leur vie grâce à la mort est toujours beaucoup plus important que le nombre de ceux qui lui succombent.” La médecine, parviendra-t-elle un beau jour à nous guérir de la vie ?… »

Après une courte trêve, le vent se relevait sur les Plaines d’Abraham, portant, à la place de la poudreuse, de la neige lourde, mêlée à de grosses gouttes de pluie congelée. Willi le Long s’était décidé une fois de plus à faire l’impossible pour mettre en marche sa voiture, mais sa tentative échoua avant même qu’il n’entre dans son automobile.

La Ford de Willi reposait sous des congères atteignant une hauteur de trois mètres.

Puisque Willi avait raté son coup, Petit Loup entreprit à son tour un essai désespéré, faire venir un bulldozer et pour cela se frayer un chemin en marchant à pied jusqu’à la première cabine téléphonique.

Pour l’équiper, Prosper l’avait armé d’une paire de vieilles raquettes. Il lui expliqua comment s’en servir en les attachant à ses bottes avec leurs cordons de cuir. Il le revêtit d’un gros caban de toile cirée muni d’un capuchon, destiné à lui protéger la tête et le visage de la pluie verglacée, puis il lui couvrit les yeux de grosses lunettes, avant de l’emmener jusqu’au bord du perron, en face des congères.

Petit Loup fit un premier pas sur la dangereuse croûte glacée qui se mit à craquer sous son poids. Le citadin maladroit se révélait un excellent marcheur sur les raquettes, il franchit quelques mètres sans difficulté. Malheureusement, au bout d’une vingtaine de pas, les cordons pourris se rompirent, la croûte glacée se brisa et l’infortuné se retrouva dans la neige jusqu’aux épaules.

Ils rentrèrent dans le manoir complètement découragés. Pour fuir ce sentiment d’impuissance, ils reprirent leur travail d’emballage, enroulant dans du papier kraft les vieilleries européennes de tante-Agathe. Dans le silence absolu, même le bruissement du papier raide comme les fleurs factices du cimetière les assourdissait.

Le silence ne se rompit qu’au moment où une tortue de porcelaine glissa de la main lourde de Yégor.

« La pauvre vieille dame oisive, marmonna-t-il. »

Inès haussa le ton :

« Que veux-tu dire ?

– Je pense à la vieille Europe, la passion de la défunte, sourit Yégor.

– Parles-tu sérieusement ? demanda Prosper, déboutonnant sa chemise.

– Je me demande, dit Yégor, est-ce qu’il a vraiment fallu vivre cent ans pour pouvoir accumuler tout ce bric-à-brac. »

Le menton de Prosper tremblota d’une colère retenue alors qu’il sortit de sa chemise un objet que tout le monde avait oublié, le sac militaire avec la croix rouge, découvert dans le lit breton. Il l’ouvrit et en retira un sachet portant le nom décoloré d’une levure pour pâtes. En l’agitant, il fit tomber deux morceaux de papier jauni, pliés en quatre et deux petits corps plats, enveloppés dans la soie noire.

Longs et transparents, les ongles de Prosper tremblaient lorsqu’il étala tous ces objets sur le bord de la cheminée. Il déploya deux tortillons, pour en sortir deux médailles de guerre de couleur or rouge. Ornées d’épées croisées, toutes les deux avaient la forme de la croix de Malte.

Il les posa l’une à côté de l’autre et aligna leurs tresses d’étoffe, la première avec des stries rouges verticales sur un fond vert, et la seconde, semblable, avec deux larges raies rouges sur les bords.

« Ici, mesdames et messieurs, dit Prosper d’une voix enrouée, nous avons l’explication des longs et fréquents séjours en Europe d’une demoiselle québécoise, aisée et oisive, de ma grand-tante, Agathe Beauchemin.

– Fichtre ! Quelle histoire ! » chuchota Duc, en roulant les yeux d’un air abasourdi.

Prosper poursuivit :

« La croix de guerre pour son courage dans la guerre de 1914-1918, et la même médaille pour ses mérites dans la guerre de 1939-1945. »

Il déplia deux feuilles de papier jaune. Elles se décomposèrent instantanément, chacune en quatre parties. Il les ramassa comme des cartes à jouer, puis il les étira en une sorte d’éventail avec le sourire d’un joueur, prêt à jeter devant les spectateurs le plus fort de ses atouts.

» “L’infirmière de guerre bénévole, de nationalité canadienne, mademoiselle Beauchemin, lut-il. En qualité de membre des forces franco-britanniques a participé aux batailles sanglantes de juillet à novembre 1916 dans la région de la Somme, en Picardie. Faisant preuve de son courage et de son dévouement, elle a mérité la Croix de guerre.” Les signatures : le général Foch et le général Haig.

– Großer Gott ! murmura Alpha, séchant une larme. Qui pouvait y songer !

– Petite Agathe ! » dit Ampère à mi-voix.

En étouffant un sanglot, Prosper parcourut de son regard ses amis muets, pour reprendre sa lecture.

« “Pour son héroïsme en mai 1940 à Sedan, ainsi que pour son retour au combat après sa blessure pendant la bataille de Bastogne, en 1944, mademoiselle Beauchemin, infirmière bénévole, membre des forces américaines, est décorée de la Croix de guerre et envoyée aux arrières en tant que convalescente.” Signé : le colonel Hofstadter. »

Dans un silence épais, Prosper referma son éventail de papiers jaunes et le remit avec les médailles dans le sachet de levure. Il posa ce dernier dans le sac militaire et glissa le sac sous sa chemise.

« Großer Gott ! Großer Gott ! » répéta Alpha.

Soudain ils se sentirent confondus comme si, malgré leur volonté, ils avaient commis un sacrilège. Devant leurs yeux réapparut la modeste stèle tombale, inclinée vers l’anse au Foulon, bravant tous les diables au-dessus du précipice.

L’inscription sur la stèle ne contenait pas l’année de la mort de son habitante, car pour la courageuse infirmière bénévole toute date était bonne pour mourir.

Agathe BEAUCHEMIN

1891 -

N’oublie pas que ta vie est fugitive.

La demoiselle du Beau Chemin ne leur avait jamais semblé moins morte qu’à ce moment. Ils étaient persuadés jusqu’à présent que le chemin de sa vie avait serpenté allègrement au travers de l’Europe durant des décennies, de Venise à Amsterdam, afin de finir son vagabondage dans ce cul-de-sac québécois.

Ils s’aperçurent que le vrai courage humain n’était pas inutile et que tante-Agathe n’avait pas choisi par hasard ce lieu au bord du gouffre pour y faire un dernier pied de nez à l’éternité. Le courage et l’humilité de la vieille Canadienne se présenta à leur esprit comme le patrimoine de tous les hommes et un peu le leur aussi.

Ayant deviné toutes ces pensées et ces sentiments communs, Duc se leva sur ses jambes labiles. Il ôta son chapeau et le mit sur la tête d’Ampère comme sur un porte-manteau. Il fit une profonde révérence devant le maître de maison, si profonde qu’il faillit tomber la tête la première dans le feu.

« Je voudrais, si tu n’as rien contre, porter un toast à l’honneur d’une certaine Dame et faire une déclaration publique.

– Vas-y », l’encouragea Prosper.

Duc souleva sa bouteille à la hauteur de sa tête, en plongeant son regard au fond du liquide, dans le whisky de couleur miel, la couleur des médailles de guerre. Le feu de la cheminée produisait dans le liquide des reflets et donnait l’illusion d’une image vivante. Il leur paru que dans la bouteille flottait un visage serein aux cheveux flamboyants, aux yeux pétillants et aux lèvres souriantes.

« Devant nous, mes sœurs et mes frères, dit Duc, se trouve un cas incontestable d’immortalité. Comme le brave Robert me disait l’autre jour : “La condition préalable pour te rendre immortel, c’est de mourir auparavant.” Au bout d’une longue vie héroïque, cette condition essentielle notre tante-Agathe l’a remplie honnêtement. C’est pourquoi, cette nuit en ces lieux et en absence de Sa Sainteté le pape, je prends la responsabilité, de la proclamer bienheureuse et cela jusqu’à la consommation des siècles ! »

La béatification de tante-Agathe, sans approbation du Saint-Siège fut saluée par une pluie de vieille monnaie de cuivre qui dégringola du plafond sur Duc, ses sœurs et ses frères.

Lorsque Yégor ramassa quelques pièces par terre et sur le bord du chapeau de Duc, il constata que la monnaie anglaise était mélangée avec des sous français quasiment à parts égales. Après le bombardement solidaire de monsieur Petit, ce fut un nouveau signe de la concorde dans les murs de la maison aux bords des Plaines d’Abraham.

Une heure plus tard, tout ce beau monde dormait déjà à poings fermés, à l’exception de l’homme sur le banc des quêteurs.

En s’asseyant sur le banc, il s’était procuré tout le nécessaire pour une longue veillée. Une fois allumé la lampe à pétrole, il la plaça sur une chaise de rotin. Il jeta par-dessus le dossier une écharpe pour protéger ses camarades de la lumière et éclairer pour lui-même un petit espace destiné à une entreprise insolite.

Nous le retrouvâmes essoufflé, courbé au-dessus du récepteur de Yégor qui avait été si joliment surnommé « la Grande Délivrance dans le Contexte de l’Insécurité ». Tout portait à croire que le transistor s’était remis en marche.

Le visage cendreux et furieux de Petit Loup nous permit de penser qu’il était à l’écoute des messagers d’un grand malheur. Hélas ! son casque étouffa pour nous les nouvelles que lui seul était en mesure d’entendre. Il semblait rechercher fiévreusement une station dont la voix apparaissait et disparaissait comme le ventre d’une luciole dans la nuit noire.

Nous allâmes visiter ses compagnons, endormis dans les alcôves et les chambres pour constater avec satisfaction que tout était rentré dans l’ordre.

Sandrine respirait en toute tranquillité.

En dormant comme une souche, Willi le Long serrait sous son bras la tête en plâtre de tante Agathe, à l’instar d’un enfant apeuré qui ne se sépare jamais de sa peluche.

Duc s’était endormi dans son fauteuil à bascule, après avoir sorti le dentier de sa bouche. Au lieu de le déposer dans l’eau, il l’avait plongé dans un verre de whisky.

En proie aux tourments de son sommeil, Ampère grinçait des dents et roulait des yeux comme s’il faisait des cauchemars.

Endormis bras dessus, bras dessous, Inès et Yégor partageaient le même rêve, ils flânaient dans un traîneau à chiens à travers la neige et la glace du Grand Nord.

Une main mystérieuse avait glissé dans les cheveux d’Alpha une rose blanche en papier, dans son chignon où cette fleur ne figurait point à l’heure où la sœur d’Ampère avait cédé au sommeil.

Une récompense peut-être ?

Enfin, dans la chambrette mansardée, Prosper dormait du sommeil d’un juste.

Nous retournâmes auprès du banc de Petit Loup. Le visage inondé de larmes, il fouillait son sac de voyage. Il sortit d’abord sa clarinette, tâta son bec et la laissa tomber à ses pieds. Le bec, déjà à moitié mordu, se cassa au sol, mais l’homme en pleurs, n’y prêta aucune attention. Ce qu’il cherchait dans son sac étaient un stylo et un bloc-notes.

Il écrivit de la main gauche. Son écriture était à peine lisible. Il gribouillait, comme saisi de fièvre, soulignant certains mots et en rayant d’autres. Tout ce que nous réussîmes à découvrir fut qu’il écrivait en français et que sa lettre commençait par le mot Maminka. Son écriture exprimait une inquiétude profonde. Les premières lignes étaient inclinées à droite, puis les caractères se dressaient et se penchaient sur la gauche. Au moment où nous parvenions à déchiffrer les premières phrases, la lettre était déjà achevée et il avait griffonné ses initiales M.-L. au-dessous du texte.

Nous rapportons textuellement ces premières phrases :

« Maminka, maman, ma petite mère chérie,

« Je vous supplie de me pardonner.

« Bien après vos guerres fratricides………… Cette nuit, j’abjure votre langue de Caïn et d’Abel………… Vos païens sanguinaires ne se sont pas contentés de dépecer leur pays et de s’entre-tuer, mais, de plus, ils ont démembré leur langue commune…………

« C’est pourquoi je vous écris dans la langue de papa.

« Plus qu’une patrie, la langue que nous habitons c’est l’air que nous respirons… Privé de cet air, j’étouffe… »

Hélas, avant que nous n’arrivâmes à la fin de la lettre, l’homme arracha la feuille de papier de son bloc et la déchira en deux morceaux. Il les plaça l’un sur l’autre et continua à les déchiqueter jusqu’à ce qu’il les transformât en petits fragments, pas plus grands qu’un pouce. Il hésita un bref instant comme s’il se demandait que faire avec eux, puis il les glissa dans la poche de sa chemise. Un seul morceau lui échappa, voltigea et tomba sous le banc.

Là-dessus, nous lûmes :

« Maminka, maman… »

Quelle était cette langue démembrée ? nous demandions-nous. Que se cachait-il au-dessous de la membrane impénétrable de son cerveau ?

Nous ne parvenions pas à répondre à ces questions, vu que le quêteur de sa patrie reprit son bloc-notes. Avant de jeter le premier mot sur le papier, il pencha sa tête en arrière et une fois de plus il sanglota, puis se mordit la lèvre supérieure et lécha son sang.

Qu’est-ce que pouvait lui faire si mal ? Quelles voix du futur pouvait-il entendre depuis le satanique transistor de Yégor, cette poubelle de la Grande Délivrance ? Quelle infortune l’avenir apportait-il encore à ce pauvre monde de Caïn et d’Abel ?…

Un bruit soudain le fit sursauter, un son bien connu de nous tous. Dans la cour du manoir avait retenti un cliquetis, le bruit que seul un homme sourd n’aurait pu reconnaître, le timbre d’une bicyclette.

Petit Loup tendit l’oreille. Le bruit se répéta à une distance moindre. Le spectral cycliste se trouvait déjà devant l’entrée principale. Notre ami se leva et s’approcha de la porte sur la pointe des pieds pour y coller son oreille.

Apparemment, en le taquinant, la clochette l’incitait à ouvrir la porte. La main sur la serrure, ne sachant sur quel pied danser, il se tourna vers le rez-de-chaussée obscur d’où l’épiait le grand œil orange de la braise dans la cheminée. À part son crépitement, aucun bruit ne parvenait de là-bas : tout le monde dormait comme un ange.

Alors Petit Loup ouvrit la porte.

Il n’y avait pas un chat sur le perron du manoir ni dans le jardin à la portée de son regard. Le vent s’était apaisé, mais les bas nuages sombres chevauchaient toujours au-dessus de la Côte Gilmour. De temps en temps, ils se déchiraient pour laisser apparaître entre leurs crevasses le visage de la lune, couvert de hideuses cicatrices.

Ces éclairs froids étaient suffisants pour illuminer au-dessous des touffes de brouillard toute la partie sud et sud-ouest du domaine jusqu’au labyrinthe de buis et les congères de la rue.

Personne ! Il n’y avait personne !

Petit Loup haussa les épaules, persuadé qu’il s’était trompé. Il franchit avec prudence la fine croûte de glace qui le séparait du bord du perron et s’appuya d’un bras sur une balustrade. Il semblait que la pluie glacée s’arrêtait, mais il s’agissait d’un faux-semblant. Les grosses gouttes furent remplacées par du crachin qui gelait au moindre contact avec la peau.

Il était déjà prêt à retourner sur son banc quand la clochette de bicyclette se fit entendre de nouveau derrière la maison. Un nouvel éclat de lune lui éclaira une sorte de passage, à l’abri des vents entre les gros amas de neige. Ce sentier s’allongeait jusqu’au coin du manoir d’où retentit encore le timbre provocateur de monsieur Petit, cette fois un peu plus silencieux, comme s’il s’éloignait.

Lorsque Petit Loup se déplaça le long de la barre d’appui, traînant ses pieds sur la glace, Akka comprit qu’il ne résisterait pas à cet appel. Akka voulut lui crier gare et l’arrêter à tout prix, mais elle n’eut aucun moyen de le faire.

« Pauvre diable, hanté par sa curiosité ! » se dit-elle.

En même temps, et non sans amertume, nous nous souvînmes de nos propres réflexions sur la force qui avait uni Prosper et ses amis, cet irrésistible attrait de la mort. Afin de la maîtriser, chacun d’eux s’efforçait d’apprivoiser ce monstre, Sandrine en qualité de guerrière, Alpha comme adulatrice, Duc et Ampère tels des bouffons de cour, prêts à toute sorte de dérision, Inès, Yégor, Prosper, Willi le Long, chacun à sa manière, et pour finir, Petit Loup, disposé même à faire un troc, pour satisfaire sa curiosité insatiable, se proposant de payer le prix le plus fort qu’un être vivant puisse offrir à la Faucheuse, pour être enfin en état de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule des morts.

Akka faillit s’écrier :

« Arrête-toi, malheureux ! Pas un pas de plus ! »

Naturellement, l’insensé ne put l’entendre, et dans le cas contraire, il aurait sans doute poursuivi sa course jusqu’à l’abîme de son destin. Avant qu’il ne disparaisse dans les ténèbres, nous remarquâmes que la petite glande sur son cou, héritée de sa mère, avait renflée de nouveau sans aucune raison explicable, en sécrétant une goutte blanc rosâtre.

Un signe ? L’appel de sa Maminka pour le voyage ?

Le reste de la nuit, jusqu’au point du jour, nous le passâmes à contempler la braise au-dessus de laquelle vaguait une flammèche, apparemment sans aucun but. Elle ressemblait à une pâle fleur transparente, munie d’un pistil jaunâtre et allongé. Elle fanait sur un tison carbonisé, pour refleurir un instant plus tard sur la bûche voisine.

Dans le fond, elle rappelait à la fois une fleur et un papillon qui transporte le pollen. Son acharnement évoqua dans notre esprit certaines paroles chuchotées sous ce toit tout récemment, les vers auxquels, peut-être, nous n’avions pas attribué suffisamment d’importance :

Je me mourus déjà par centaines de fois,

ne perdant pas ma vie, telle la flamme d’une bougie.

De ce combat éternel, je sortis sain et sauf, moi,

car la flamme ne périt jamais, mais seule la bougie.

Nous nous demandâmes si cette flammèche représenterait une consolation quelconque pour des hommes de la trempe de Petit Loup, qui n’en finissent pas de se casser la tête à propos de ces questions éternelles : Que sommes-nous ? Ou allons-nous ? À quoi sert notre bref passage sur terre ?…

En respirant la fumée acide qui s’exhalait de la cheminée, l’immortalité nous apparut comme un cadeau passablement empoisonné. Assis devant cette immortelle fleur de feu, nous nous souvînmes aussi que de ce même feu, dérobé jadis dans le ciel par Prométhée pour l’offrir à l’humanité, l’Inquisition brûla des milliers d’innocents.

Car la flamme ne périt jamais, mais seule la bougie !

La pluie cessa au premier signe de l’aube, mais le petit vent polaire ne faiblit pas. De la direction de la Haute Ville s’approchait le bruit des grillons mécaniques, des machines puissantes qui se frayaient un chemin au travers des congères couvertes d’une solide croûte de glace.

Une demi-heure plus tard, ces insectes géants métalliques pénétrèrent dans le cul-de-sac de la Côte Gilmour avec leurs tenailles et leurs araires pour ronger et mâcher les amas de neige. Ces machines nocturnes ne sortaient que rarement devant les hommes comme des ogresses du bois et pour cela provoquaient une crainte irrationnelle. Leur vacarme en face du manoir chassa les compagnons de Prosper de leurs couches, sauf le maître des lieux qui ne bougea pas, guignant la langue d’Einstein couverte de chiures.

Le banc des quêteurs dans le vestibule demeurait inoccupé comme si Petit Loup n’y avait pas passé la nuit.

Ce matin leur promettait bien davantage de surprises.

Ils n’avaient même pas fini leur petit déjeuner lorsque les «Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde » firent irruption, quatre garçons aussi hauts que larges, habillés de combinaisons vertes. Ils se présentèrent comme l’avant-garde d’un grand véhicule-container, qui était déjà parti de Montréal avec la tâche de les rejoindre devant la maison en fin de matinée.

« Le patron ne vous attendait que vendredi, bougonna Willi, de mauvaise humeur, en essayant de leur barrer le chemin de l’entrée principale.

– C’est exact, lui répliqua le chef de l’équipe silencieuse en le repoussant afin de déposer dans le vestibule le matériel pour l’emballage. Nous sommes vendredi, déclara-t-il.

– Pourriez-vous me prouver cette thèse audacieuse, jeune homme ? » demanda Willi d’une voix chevrotante.

Sans tarder et sans dire un mot, le jeune homme à l’habit vert lui montra la preuve éloquente, l’en-tête du quotidien local Le Soleil avec l’inscription bien visible : Vendredi.

Une fois la thèse audacieuse démontrée, Willi perdit la parole, lui qui se moquait si souvent de l’adage de Teufik al Halli : « Toi aussi, tu connaîtras ton vendredi noir ! »

Il était arrivé ce jour maudit. L’immonde Al Halli avait sans doute déjà signé le contrat avec ces fils de putain de la « Saudia Oil » et, pour comble de malheur, des milliers de tonnes de son sorbet à Barcelone devaient être transformés en potage sucré. Son seul espoir était de retourner sans délai à New York, ne serait-ce que pour sauver les meubles.

« Au diable ! Une sacrée pelle existe-t-elle dans cette maison ? s’écria-t-il.

– Une pelle ? s’étonna Ampère. Tu ne vas pas tout de même aller déneiger la ville de New York ? »

Ce fut Prosper qui remit solennellement une pelle dans les mains de Willi, après être descendu de la mansarde en titubant. N’arrivant même pas à le remercier, Willi se précipita sur le lieu où il croyait avoir garé sa voiture. Ayant défoncé à grand-peine la croûte de glace, creusant la congère en long, en large et en travers, il s’aperçut qu’il avait choisi un mauvais endroit pour ses travaux. L’automobile se cachait au-dessous d’une des congères voisines.

La question à résoudre était : laquelle ?

Duc et Ampère n’hésitèrent pas une seconde pour mettre à profit le rude travail de Willi. Ils fondèrent en toute hâte un Pari mutuel urbain, un PMU, bien entendu sans permission des autorités canadiennes locales. Ils réclamèrent de tous les spectateurs et supporters la modeste somme de dix dollars, en promettant à l’heureux gagnant cinquante dollars, à condition qu’il décèle la congère où se cachait la Ford fugitive.

Durant ces événements, les déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde se mirent au travail sans demander l’autorisation à qui que se soit. Les quatre garçons trapus se ruèrent sur les meubles à emballer avec une telle ardeur que les amis de Prosper se consolèrent rapidement du théâtre de Willi et se consacrèrent à l’observation enthousiaste de cette activité qu’ils ignoraient jusqu’alors.

Armés de courts couteaux pliants, les jeunes gens exécutaient leur besogne sans mot dire. Ce travail les contraignait à habiller le plus vite possible avec l’emballage de leur compagnie tout ce qui ce trouvait sur leur chemin. Ils se servaient de papier kraft blanc, paré des joyeux insignes des « Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde », le dessin d’un petit bonhomme heureux, d’un voyageur chargé de valises, qui saluait avec son chapeau les horizons nouveaux. Le même motif était imprimé sur la poitrine des quatre ouvriers, sur le dos de leur combinaison, sur leurs bandes collantes et leurs boîtes en carton. Le chef de l’équipe arborait une marque identique, tatouée sur ses deux biceps.

Prosper et ses amis contemplaient les quatre déménageurs comme ensorcelés.

Le terme emballage était loin d’être le mot juste, ni un mot assez puissant pour décrire ce qui se déroulait sous les yeux de nos spectateurs abasourdis. Les quatre magiciens, armés de leurs couteaux courbés, s’attaquaient aux meubles et aux objets décoratifs à la manière des bouchers, capables en trois coups de coutelas d’écorcher un animal entier.

La seule différence entre les égorgeurs et les déménageurs se trouvait dans le fait que ces derniers habillaient de la mort tout ce qu’ils touchaient, en respectant chaque contour des corps. Sous leurs mains habiles, les tables, les chaises, les vitrines et autres commodes se transformaient à une vitesse vertigineuse en ombres blanches, en cadavres, vidés de leur sang.

Duc était le plus ému de tous les spectateurs. Il avait reconnu dans les déménageurs des âmes sœurs et dans leur travail – la réalisation de ses idéaux d’artiste peintre.

Dans son interprétation de la Dernière Cène il ne lui était jamais venu à l’idée d’effacer Jésus-Christ. Il l’avait plutôt fait sortir en liberté, en le transformant en ombre pour qu’il habite un monde plus équitable, de la même façon que ces jeunes gens libéraient des objets qui avaient passé des décennies terre à terre comme esclaves de la réalité.

« Mille noms d’une pipe ! » chuchota-t-il, fasciné.

En tenant les quatre ouvriers pour des artistes dans un théâtre d’ombres, Duc se trompait un peu. En dehors de leur amour pour leur travail, payé à l’heure, les jeunes gens étaient aussi animés par la haine des pauvres envers les riches, cette vindicative impulsion destructrice à laquelle ils pouvaient donner libre cours dans leur ouvrage, en transformant des objets précieux en spectres égaux.

Une fois emballé, un bibelot ou un meuble devenait méconnaissable. Enveloppé dans du papier, un siège en acajou doré ne se différenciait plus d’un simple tabouret de cuisine en bois de pin, de même qu’une caisse de whisky, emballée par mégarde, ne se distinguait plus d’une boîte de vieilles chaussures de tante-Agathe.

« Qui vous a permis d’emballer le whisky, les gars ? s’écria Duc, en protégeant de son corps le précieux carton qu’un des ouvriers commençait à vêtir de la mort blanche. Soyons vigilants, gronda Duc s’asseyant sur la caisse, ces croque-morts sont capables d’emballer même l’un de nous. Comme le brave Robert me disait autrefois : “La mort est myope comme une taupe. Elle nous confond facilement, car, devant elle, nous sommes tous jumeaux”. »

Au même moment, le chef de l’équipe des déménageurs sortit du couloir de service avec une cage à oiseau. Au fond du grillage, ils en remarquèrent une petite chose, ressemblant à un peloton de laine orange et marron.

« Que dois-je faire de ça ? lâcha-t-il à Prosper.

– Ma cage, marmonna Prosper, clignant ses yeux dépourvus de lunettes. Imaginez-vous, mon canari avait crevé le jour de mon départ pour l’Europe.

– Faut-il qu’on l’emballe ? demanda le chef de l’équipe.

– Certainement, répondit Prosper, distrait.

– Et l’oiseau ? Que fait-on de l’oiseau ?

– Quel oiseau ?

– Il y a ici un oiseau vivant, expliqua le jeune homme, s’avançant vers Prosper avec la cage.

– Un oiseau vivant ? » fit Prosper, stupéfait.

En réalité, un passereau à la poitrine orange était blotti au fond de la cage. Il cachait son bec au-dessous de son aile brune et guignait Prosper et ses amis d’un œil perspicace et perçant.

« Un rouge-gorge ! s’émerveilla Inès, connaisseuse et admiratrice des oiseaux chanteurs. Regardez, il ne se distingue de ses cousins européens que par cette huppe !

– Je voudrais savoir comment il s’est faufilé dans cette cage ? marmonna Prosper, en retournant ses poches à la recherche de ses lunettes. Hier encore, j’ai vu la cage vide. Un rouge-gorge au mois de novembre ! Où avez-vous trouvé cette cage ? demanda-t-il au chef des déménageurs.

– Là où vous l’avez vue, dans le placard.

– Ce n’est pas drôle, bégaya Prosper.

– Un miracle ! sourit béat le chef de l’équipe.

– Plutôt, une mauvaise blague, grogna Prosper.

– Blague ou non, le pauvre allait mourir sans flotte ! » s’exclama Inès à son retour de la salle de bains où elle avait versé de l’eau dans une soucoupe.

Ils déposèrent la cage sur la table de la salle à manger qui était déjà enveloppée dans son linceul blanc, parsemé de nombreux petits bonhommes verts. Inès ouvrit le guichet sur le flanc de la cage et avec son index elle poussa très prudemment la soucoupe à l’intérieur.

L’oiseau observait sa bienfaitrice sans crainte. Il sortit le bec de dessous de son aile, remua sa huppe et étira son cou, où, sur le côté droit, nos amis remarquèrent un signe particulier, une moucheture sur le duvet.

Dès qu’Inès eut retiré son doigt, l’oiseau sauta sur le bord de la soucoupe et plongea le bec dans l’eau.

« J’avais bien dit qu’il avait soif ! jubila Inès.

– Lui ou elle ? demanda Ampère en gloussant.

– Un mâle ! trancha Inès.

– Comment peux-tu savoir ?

– Je l’ai appris au lycée, sourit Inès en collant son visage contre la cage. Dis, mon petit, ai-je raison ? »

En réponse, l’oiseau lâcha quelques trilles cristallins et éclatants, comme s’il imitait une clarinette.

« Voilà un émule de Petit Loup ! » clama Inès sa joie.

Son mot pour rire et sa louange semblèrent encourager davantage le petit musicien. Il descendit dans la soucoupe, plongea ses ailes dans l’eau et secoua son corps avec un nouveau chant, tout en éparpillant des gouttelettes luisantes sur le visage des spectateurs. Pour embellir encore cet instant, un rayon de soleil, perça les nuages bas au-dessus du fleuve et éclaira soudain la salle. Le rouge-gorge le salua d’une nouvelle cascade de gazouillis cristallins.

« Petit Loup va en crever de jalousie ! rit Inès. J’aimerais savoir où il se cache depuis ce matin ? »

Ces paroles à peine prononcées, ils se tournèrent vers le vestibule et la porte de l’entrée ouverte d’où venait de surgir l’Indienne géante. En laissant son visage dans l’ombre, le rayon de soleil lui éclairait seulement les mains jointes sur sa poitrine comme pour une prière. Ses yeux, deux pierres précieuses noires, les dévisagèrent et s’arrêtèrent enfin sur Prosper comme pour lui communiquer un message muet.

Hypnotisé, Prosper fit un pas de plomb devant ses amis et s’avança vers le vestibule. Ils le suivirent vers la sortie, abandonnant le petit rouge-gorge. Ils ne virent pas qu’il avait sauté sur la porte ouverte de la cage pour les accompagner de son œil de verre.

En talonnant Soma et Prosper, ils croisèrent Willi, ruisselant de sueur devant une nouvelle congère. Aussitôt qu’il eut aperçu le cortège silencieux, il jeta sa pelle et s’empressa de rejoindre ses amis qui avaient déjà disparu derrière le coin du manoir. Il les atteignit à l’entrée du labyrinthe de buis et s’y engagea à leur suite.

Au beau milieu du labyrinthe les attendait la réponse à la question qu’Inès avait posée quelques minutes auparavant :

« Où Petit Loup s’était-il caché de toute la matinée ? »

La réponse gisait au pied d’un cadran solaire.

Petit Loup se tenait agenouillé, le front appuyé contre le bord d’un gnomon de marbre. Un maigre filet d’eau, dégouttant toute la nuit le long de la plaque en biais, avait soudé son front à la pierre de manière à former une seule masse compacte.

La glace était tellement durcie que les pompiers durent la briser avec leurs pioches pour séparer la tête du marbre. L’eau et le vent du nord avaient vêtu Petit Loup entièrement de glace transparente, recouvrant ses cheveux et la mèche argenté lui tombant sur le front, ses yeux grands ouverts, sa bouche, son cou et sa poitrine dénudée. L’élément le plus terrifiant de ce tableau était ses yeux, écarquillés au-dessous de son linceul de glace, et ses lèvres pâles, un peu retroussées, découvrant ses dents serrées.

Mais le comble de cette horreur fut la posture de son corps agenouillé, n’ayant rien en commun avec un homme mort, la pose qui allait les effrayer encore plus quand il serait transporté sur le banc des quêteurs, toujours dans la même posture grotesque, celle d’un cafard renversé sur le dos.

« Humiliant, chuchota Akka, en observant le petit cortège funèbre et le cadavre recroquevillé, passant devant le vieil Ygg. À la différence des hommes, les arbres naissent et meurent debout », se dit la maison.

Pendant que les policiers fouillaient le bagage du mort sur la table de la salle à manger et examinaient le bec cassé de sa clarinette, la glace qui couvrait le cadavre dans le vestibule commença à fondre.

Par la suite, Duc remarqua un papier sorti par un bout d’une poche de la chemise de Petit Loup.

Il le retira à la dérobée.

Il s’agissait d’au moins deux douzaines de petits morceaux de papier déchiré, couverts d’une écriture serrée. Tout portait à croire qu’ils faisaient partie d’une lettre ou des dernières volontés de l’homme gelé, destinées à ses proches. En gagnant de vitesse l’arrivée de la voiture de la morgue, Duc glissa la poignée de papiers dans sa propre poche.

Les « Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde » n’interrompirent leur travail que durant un bref instant lorsque le cadavre fut transporté dans la maison. Ils jetèrent un œil indifférent en direction du mort que Duc avait recouvert d’un drap blanc, comme s’il s’agissait d’un objet emballé parmi les autres, puis ils se retirèrent dans un coin pour leur casse-croûte. Du fond d’une alcôve, ils contemplaient d’un œil dédaigneux les genoux pointus sous le drap blanc.

Ils sortirent de leurs sacs des grands cornets bourrés de frites, des branches de céleri, des boîtes de Coca-Cola et des gobelets en carton remplis de Tomato Ketchup américain. Ils trempèrent les pommes de terre et le céleri dans la sauce tomate, les sucèrent et les mâchonnèrent bruyamment, en les arrosant de longues gorgées de boisson sucrée.

Dès qu’ils eurent assouvi leur faim, ils reprirent leur travail avec empressement. Pendant qu’ils enveloppaient le coffre de tante-Agathe dans du papier portant l’insigne du petit bonhomme vert, à l’intérieur du meuble retentirent des cliquetis et des frappements.

Les ouvriers passèrent outre à ces bruits, observant plutôt avec surprise le comportement d’une des trois femmes présentes, une rondelette au visage rayonnant de bonheur et de reconnaissance qui s’était jetée à genoux pour coller son oreille contre le couvercle du coffre.

« Merci, messieurs, merci mille fois ! murmura-t-elle, les larmes aux yeux. Merci, un grand merci ! » scanda-t-elle.

Nous ne doutons pas que dans cette jeune femme le lecteur reconnaîtrait sans difficulté mademoiselle Alpha Kreitmann. Cela sera également une belle occasion pour qu’on se pose la question délicate : les déménageurs n’avaient ils pas décidé pour messieurs Brind’amour et MacDonald un destin différent de celui qui était attribué à la demeure Akka ?

Nous connaissons de nombreux cas de transport de spectres du Vieux au Nouveau Continent, mais aucun dans le sens contraire. Bien entendu, à la condition que les fantômes existent !

Entre temps, dans le vestibule du manoir, le propriétaire du salon funèbre « Tremblay, Fils & Petit-fils » feuilletait devant Sandrine, Prosper et Duc le catalogue somptueux de ses produits, en commençant par les cercueils en sapin à louer, destinés aux pauvres, pour finir avec les sarcophages luxueux en marbre.

« Notre ami se réjouirait d’être conduit à l’incinération dans une bière louée à vingt dollars », l’interrompit Sandrine.

Duc ajouta sèchement :

« Comme mon brave Robert disait l’autre jour : “La terre pèse plus lourd pour les riches – ils portent souvent sur leur tombeau plusieurs tonnes de marbre.” »

Quelques minutes plus tard, l’infirmier en chef essaya de les solliciter pour signer un accord, autorisant la remise de la dépouille à la faculté de médecine afin qu’elle serve à des transplantations d’organes.

« Un homme congelé aux organes intacts est une vraie rareté, expliqua-t-il. Un tel cadavre vaut son pesant d’or.

– Trop tard, rétorqua Prosper du tac au tac. Nous allons le dépecer nous-mêmes. Moi, je prendrai les yeux et les oreilles pour mieux voire et mieux entendre.

– Moi, les poumons pour mieux respirer, dit Duc.

– Moi, son cœur pour mieux aimer », enchaîna Sandrine.

L’infirmier en chef s’empressa de leur tourner le dos, persuadé que le chagrin leur avait fait perdre la raison.

Chose étrange, même en présence du cadavre, ils ne pouvaient pas croire que Petit Loup était mort pour de bon, ils ne voulaient pas l’avouer les uns aux autres. Tout ce qui se passait depuis l’aurore leur semblait appartenir à un cauchemar, à une cruelle plaisanterie.

En parlant de la mort la nuit précédente, n’avaient ils pas préféré l’appeler la maladie, propre à être guérie parfois comme n’importe quelle autre trouble de santé ? Pour eux tous, Petit Loup était « un tout petit peu mort » ou, dans le pire des cas, « gravement mort », mais aucunement mort pour toujours. C’est pourquoi ils poussèrent un soupir d’effroi au moment où les infirmiers posèrent le corps sur le brancard en s’efforçant de déplier ses genoux ployés sous le linceul. Ses articulations rigides grincèrent comme du bois humide que l’on tord.

La scène qui suivit étonna une fois de plus la maison. Alors que les infirmiers s’éloignaient en direction de l’ambulance, Akka s’aperçut que l’aura du mort s’était collée contre le montant de la porte de sortie comme si elle hésitait entre deux façons d’agir : suivre ce corps ou rester sur le haut de la cage du rouge-gorge, où elle demeurait jusqu’alors blottie comme une chatte.

Si nous ne nous trompons pas, cette aura était apparue au rez-de-chaussée en même temps que l’oiseau, donc avant que Soma n’emmenât Prosper et ses amis auprès du cadran solaire. Dès lors, elle montrait des signes de rétablissement rapide à proximité du rouge-gorge comme si son halo se nourrissait de ses gazouillis. Peu à peu, elle recouvra sa vigueur et sa couleur, entourée de bords rougeâtres telles les branchies d’un poisson frais.

Quand elle se mit à ondoyer maladroitement à la porte, une vive alerte fut donnée parmi les autres auras. Apparemment indifférentes, elles planaient jusqu’alors au-dessus de la cheminée, semblables à des nuages de vapeur congelée. Or elles s’élancèrent toutes pour secourir leur petite sœur hésitante, astreinte à faire le choix entre son ancien et le nouveau maître.

Elles l’encerclèrent à la porte, pour la serrer dans leurs bras aériens et la tirèrent en arrière dans la grand-salle. En arrivant au-dessus de la cage du rouge-gorge, elles se mirent à la morceler. Elles se frottèrent contre elle, pénétrant de plus en plus dans sa chair immatérielle, et elles en arrachèrent chacune un morceau pour le sucer tel une hostie.

En l’absorbant ainsi, elles s’accouplèrent avec elle à la manière dont se nourrissent certaines créatures microscopiques ou de la façon dont les nébuleuses célestes font l’amour.

Ainsi s’accomplirent les paroles de Prosper :

« Nous allons le dépecer nous-mêmes. »

En quelque sorte, cela pouvait signifier que Petit Loup était devenu à jamais leur partie intégrante. Ce phénomène ne devrait pas nous étonner, à savoir que les hommes, depuis la nuit des temps, dévoraient volontiers leurs congénères, espérant hériter ainsi de leur force, de leur courage, de leur bonté ou de leur beauté.

Pourtant, il nous semble que Petit Loup n’avait pas eu grand-chose à leur léguer à part sa peine morale et son écœurement devant l’avenir. Si cette dernière supposition se montre juste, s’il leur avait vraiment servi d’hostie, alors ils acquirent en lui leur futur arc-boutant et – oserions-nous dire ? – une sorte de divinité tribale.

À la fin de cet étrange festin, seul le noyau de l’aura de Petit Loup resta intact, comme si ses sœurs l’avaient épargné pour le vouer au salut du rouge-gorge.

Un noyau comme n’importe quel autre noyau. La nature y avait estampillé son cachet miraculeux, unique chez presque tous les êtres vivants : le pentagone de pépins au milieu d’un cercle magique, ce signe distinctif que l’on trouve au sein des religions anciennes, dans la corolle des nombreuses fleurs, dans une pomme coupée en deux, dans le tronc des arbres ou dans la moelle osseuse humaine. L’étoile à cinq branches, le nombre cinq, le nombre nuptial, celui de l’harmonie et de l’équilibre célestes.

Même l’oiseau dans sa cage avait dû comprendre son caractère sacro-symbolique, en se pelotonnant dans son centre laiteux comme dans un nid.

Le vrombissement d’un véhicule-container devant Akka les tira de leur torpeur vers midi. Les « Déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde » entreprirent vivement le chargement des meubles. Prosper eut de la peine à leur expliquer que tous les lits devaient rester au manoir, à l’exception du banc des quêteurs.

Ils ressentirent cet ordre comme une fâcheuse offense personnelle. Ils scellèrent le container à deux heures de l’après-midi et, avant de s’en aller, saluèrent le maître des lieux avec froideur, en refusant fermement toute sorte de pourboire.

Le container devait être transporté sur leur véhicule jusqu’à Hallifax sur le rivage atlantique, puis en bateau, dans un port français et pour finir, dans un nouveau camion jusqu’à la maison de campagne de Sandrine près de Paris, à Auvers-sur-Oise.

Une heure plus tard, Willi le Long rentra de la Vieille Ville d’où il avait téléphoné à New York et transféré le billet de retour de Petit Loup à son nom. Sur le chemin du bureau de poste et de l’agence de voyage, il avait acheté une demi-douzaine de journaux locaux et étrangers, canadiens, américains et français. Sur tous les en-têtes il pouvait lire ce détestable Vendredi.

Il ne le tint pour vrai qu’à partir du moment où mademoiselle Melody lui cria son adieu, le traitant de misérable mangeur de grenouilles et de saligaud de français dégénéré, en l’informant que la clef de son entreprise new-yorkaise l’attendrait sous le paillasson. Dorénavant, cette clef lui servirait uniquement d’ornement ou de souvenir, vu que sa porte était déjà cachetée par un juge consulaire.

« Mangeuse de vaches folles ! » s’écria Willi dans l’appareil.

Hélas ! elle lui avait déjà raccroché le combiné au nez.

« Dans ces conditions humiliantes, je ne retournerai plus à New York ! déclara William de Poisson, prêt à tenter sa chance une nouvelle fois dans sa patrie européenne. Juste après l’enterrement, nous rentrerons ensemble à Paris, et cela pour toujours ! » jura-t-il ainsi la fidélité à ses amis.

La cérémonie funéraire était prévue pour le lendemain matin, ainsi que l’incinération dans le cadre d’un arrangement avec l’entreprise de pompes funèbres.

À quatre heures, l’un des Tremblay leur rendit visite pour les informer que les honneurs funèbres ne pourraient avoir lieu à cause du doute que le trépassé se soit donné la mort, en s’exposant exprès à la pluie glaciale, vêtu seulement d’une légère chemise de flanelle.

Comme il se doit, le croque-mort avait la tête de l’emploi. Il arborait une longue tignasse pommadée et lissée au-dessus de ses oreilles décollées. Elle tombait sur le col blanc graisseux de sa chemise, où le jeune homme plantait sans cesse son index pour le promener de sa nuque à sa pomme d’Adam.

Prosper et ses amis restèrent consternés à la nouvelle de la dénonciation de leur arrangement.

Afin de les consoler, le fils ou le petit-fils Tremblay retira l’index de son col et s’en servit pour ouvrir la serrure d’une petite malle laquée. Il en sortit une urne funéraire en bronze, haute à peine d’un empan, dont le couvercle portait un chiffre incompréhensible, gravé par l’entreprise de l’incinération : 8M8 2T7.

Il ressemblait à s’y méprendre aux codes postaux canadiens. De surcroît, en se trompant, nos amis conclurent qu’il ne s’agissait que d’un spécimen d’urne. Ils espéraient que les Tremblay leur proposeraient quelque chose de plus digne et de plus séant pour Petit Loup et son pied-à-terre éternel.

Ayant posé l’urne sur le bord de la cheminée avec l’air d’un fin connaisseur, Duc recula de deux ou trois pas pour l’examiner, tout en faisant grise mine.

« Pourriez-vous nous offrir un vase qui ressemblerait le moins possible à une douille de canon de la Première Guerre mondiale ? demanda-t-il au croque-mort, en claquant dédaigneusement sa prothèse dentaire.

– Les respectables messieurs ici présents ont exigé la modestie la plus stricte, expliqua Tremblay, en fermant d’un coup sec la serrure de sa malle noire, comme s’il voulait souligner qu’il était trop tard pour des négociations ultérieures. Les honorables clients ont eu l’occasion d’étudier notre catalogue, poursuivit-il. Nos services sont complexes. Un cercueil loué est toujours assorti d’une urne de neuf pouces et demi. Le bronze tapissé de plomb, accompagné d’une garantie de cent ans contre la corrosion. »

En prononçant ses dernières paroles, il mit sous le nez de Prosper un formulaire en sept couleurs.

« Signez, s’il vous plaît, monsieur, fit-il prestement.

– Que je signe… quoi ? balbutia Prosper.

– Les exemplaires rouges et verts vous appartiennent. C’est l’accusé de réception.

– La réception de quoi ?

– Des cendres.

– Quelles cendres, jeune homme ?

– Les cendres de votre ami décédé, expliqua le croque-mort, en plantant de nouveau l’index dans son col.

– Ils l’ont déjà incinéré ! » éclata Inès en sanglots.

Les trois jeunes femmes fondirent en larmes, Inès et Alpha à haute voix, et Sandrine à la manière des soldats qui pleurent leur défunt camarade, en gardant le silence et en se mordant les lèvres jusqu’au sang, comme Petit Loup qui pleurait la mort du pays de sa mère, tandis qu’il déchirait sa lettre mystérieuse sur le banc des mendiants.

Prosper signa les formulaires d’une main tremblante.

« Dehors ! grogna Duc à travers son dentier.

– Messieurs… dit Tremblay en s’inclinant.

– Dehors ! martela Willi.

– Dehors ! » répéta Ampère comme l’écho.

Le bonhomme sortit en reculant, tout en faisant des révérences, la malle dans la main gauche et l’index de sa main libre toujours planté dans son col.

Longtemps après son départ, ils dissimulèrent leurs regards, contemplant du coin de l’œil l’urne au bord de la cheminée à une distance sécurisante. Dans le crépuscule hivernal précoce, les reflets du feu y frémissaient, donnant l’impression que la boîte de bronze s’était embrasée.

Chacune des personnes présentes tâchait d’imaginer son contenu en cachette des autres, les cendres d’une étoile filante qui avait survolé leur vie, leurs amitiés et leurs amours, en débarquant de l’inconnu sur le chemin du méconnu.

Nous fûmes très contents de pouvoir déchiffrer de nouveau leurs pensées, malgré le fait que nous n’y lisions que des questions sans réponses.

Qui ? D'où ? Où et pourquoi ?

Qui était Petit Loup ? D’où cet homme était-il venu ? Où s’était-il dirigé et pour quelle raison, où s’était-il égaré ? Sa mort paraissait à ses amis si incroyable, qu’ils se mirent à douter de la vie même qui avait précédé sa disparition. Ce premier doute en engendrait un deuxième qui faisait boule de neige.

Si Petit Loup n’était que le fruit de leur imagination, alors leur vie dans son entourage pouvait être aussi remise en question, leurs souvenirs communs, pays et villes qu’ils visitèrent avec lui, livres qu’ils se prêtèrent les uns aux autres, fêtes qu’ils célébrèrent ensemble, verres levés, jurons lâchés, et même les caresses qu’ils avaient échangées avec lui. Plus Petit Loup sombrait dans la mort, plus il devenait irréel, tout en grandissant, comme s’il était en train de se transformer en légende.

Ayant voulu résumer leurs réflexions et leurs serrements de cœur contradictoires, Duc s’exclama subitement :

« Une seule mort n’est pas suffisante ! »

Tous les regards étonnés se tournèrent vers lui.

Duc sécha une larme joyeuse au coin de l’œil, avant de prononcer jusqu’au bout une pensée tout à fait inattendue, ne se cachant plus, pour une fois, derrière son fossoyeur, le « brave Robert » :

« Une seule mort ne suffit pas à effacer un tel homme ! »

Puis, comme s’il voulait leur donner la preuve de ces paroles, Duc sortit de sa poche une poignée de petits morceaux de papier, couverts d’une écriture serrée. Il les posa auprès de l’urne et se mit à les étaler les uns à côté des autres comme les éléments d’un jeu de patience.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Alpha curieuse.

– Un puzzle, répliqua Duc brièvement. Si tu ne le savais pas, ça vient de l’anglais puzzle, devinette.

– Une lettre ?

– Sa lettre ?

– Où l’as-tu trouvée ?

– Dans la poche de sa chemise. »

Tout le monde s’empressa auprès de la cheminée pour y entourer Duc qui étendait fiévreusement ses bouts de papier.

« C’est son écriture, chuchota Sandrine.

– Une lettre qu’il nous a adressée ! se réjouit Inès.

– Son message ultime ! ajouta Ampère.

– On n’est pas sorti de l’auberge, dit Duc, tâchant de les calmer. Car cette auberge ressemble à notre Petit Loup. J’ai déjà tenté de la mettre en ordre. Vains efforts. Quand tu arranges n’importe quel puzzle normal – s’il renferme les fragments d’images de Venise – c’est toujours Venise qui apparaît au bout de ta peine. Si les fragments font partie de Vienne – c’est Vienne qui se montre inévitablement. Dans ce cas-là, les choses se présentent différemment : les mêmes fragments, dont tu disposes, peuvent prendre la forme de Venise, de Vienne et d’une bonne douzaine d’autres villes.

– Dans notre cas, frérot, il ne s’agit pas d’une image déchirée, mais de mots avec leurs significations précises ! s’opposa Inès.

– C’est bonnet blanc et blanc bonnet, l’interrompit Duc. À la place d’une ville, notre Petit Loup rusé nous a légué un message secret qu’il faut reconstituer à partir de bouts de mots. Malheureusement, l’humidité a abîmé les bords des papiers. Certains fragments sont illisibles.

– Permets-moi d’essayer, se proposa Ampère. Cela ressemble au jeu de scrabble, ou toutes les lettres respectent une logique commune.

– Tu sais bien que je suis plus fort que toi au scrabble, sourit Duc impérieux. Ici, mec, seul un ordinateur serait en mesure d’élucider cette énigme. Je n’ai confiance qu’en ce petit papier, évidemment le dernier, puisqu’il porte ses initiales. Toutefois, je crois avoir mis en ordre deux ou trois phrases. »

Ses doigts habiles de peintre assemblèrent rapidement quelques fragments, vraisemblablement le début de la lettre, un morceau à peine plus grand que la paume de sa main.

Je vous supplie… me pardonner.

… j’étouffe… égaré à jamais…

où est ce Dieu impitoyable ?

« Il demande notre pardon ! éclata Inès en sanglots. Il nous prie de comprendre son acte ! Il s’est égaré, il a payé de sa vie ce cruel égarement ! Il invoque Dieu, la vérité suprême, il blasphème, il crie au secours !… »

Dans un silence d’outre-tombe, rompu seulement par les sanglots d’Inès, Duc aligna au-dessus de l’âtre le reste des petits papiers lisibles.

Nous les transcrivons mot pour mot :

sa mort m’habite

mon cénotaphe

comment faire front

comment fuir

une langue déshonorée…

« Cette lettre ne nous est pas destinée, dit Sandrine d’une voix cassée, en tournant le dos au feu comme si elle cachait son visage.

– Comment le sais-tu ? se hérissa Prosper. Il n’y a pas de doute, il s’est adressé à nous. Sinon, pourquoi aurait-il écrit au pluriel ?

– Ce n’est pas notre lettre, répéta Sandrine. Sa mère et lui se vouvoyaient depuis toujours. C’était leur petit câlin verbal, l’expression de la plus grande tendresse.

– Pourquoi aurait-il écrit à sa mère ?

– Seul lui saurait t’expliquer.

– Bêtise ! se révolta Duc. Écrire à sa mère, cinquante ans après sa mort !

– Il n’est jamais trop tard pour accoucher de la vraie parole, dit Sandrine à voix basse, la tête baissée, en s’éloignant vers la fenêtre sud. Elle y colla son visage contre la vitre et son regard se mit à errer en direction du fleuve d’où le vent apportait une nouvelle horde de nuages noirs.

– C’est notre lettre ! clama Ampère derrière son dos.

– Il nous demande notre pardon, dit Inès en sanglotant de nouveau. C’est son adieu, il nous est destiné.

– Un adieu, oui peut-être, mais pas à nous, soupira Sandrine à la fenêtre. Cela serait plutôt un adieu à la patrie de sa mère. »

Un gazouillement alerte retentit subitement dans la cage du rouge-gorge. Il réduisit tout le monde au silence. En agrippant de ses griffes le bord de la soucoupe, l’oiseau trempait ses ailes dans l’eau et éparpillait les gouttelettes tout autour.

En même temps, il étirait son petit cou, marqué de cette étrange moucheture, comme une cicatrice, en produisant une fois de plus sa fabuleuse cascade de sons cristallins, comme si lui aussi avait son mot à dire à propos de leur débat qu’il avait interrompu.

Pour le faire taire, Ampère posa son chapeau vert sur sa cage.

« C’est notre lettre », dit-il obstinément.

Au-dessous du chapeau, le rouge-gorge répliqua d’un gazouillis strident comme s’il se moquait de lui.

« Entends-tu ce qu’il dit ? » fit Alpha souriante.

Ils se disputeraient encore longtemps sans mâcher leurs mots au sujet de cette curieuse lettre, si Willi le Long, pour célébrer une inspiration subite, n’avait jeté une nouvelle bûche dans le feu.

« Je sais ! s’écria-t-il. J’ai la réponse à tout. Je connais la chanson. Donnez-moi un miroir, je vous lirai la lettre ! »

La compagnie se mit à la recherche d’un miroir, ce qui n’était pas une mince affaire dans la maison presque vide. Les déménageurs du Nouveau et du Vieux Monde avaient laissé derrière eux le manoir ravagé comme après le passage d’une armée de termites.

« Soma ! s’exclama Prosper devant la porte de la cuisine. Un miroir, je t’en prie, Soma ! »

Alpha le gagna de vitesse, en sortant de son bagage l’objet désiré. Munie d’une petite glace de voyage, elle se précipita vers la cheminée, où Duc et Willi rangeaient hâtivement le restant des fragments de papier, même ceux qui étaient rayés ou couverts de taches d’encre.

Hélas ! le destin ou le caprice du hasard ne permirent pas à Willi d’exécuter son plan ingénieux, celui de lire les mots de Petit Loup sur le verso des fragments grâce à l’encre qui avait passé au travers du papier, échappant ainsi à l’humidité. L’intention de Willi était de renverser dans son miroir les caractères déjà inversés, pour dévoiler l’énigme de la lettre entière.

Le caprice du hasard ou le destin en décidèrent autrement. Au même moment, devant l’entrée principale, retentit trois fois de suite un bruit bien connu de tous, celui du timbre de la bicyclette.

Le souffle coupé, Prosper bondit.

« Encore ce vieux fou ! » lâcha-t-il à ses amis, en se dirigeant vers la porte avec une lampe à pétrole.

Il ouvrit la porte.

Sur le perron de la maison il n’y avait pas un chat.

Personne et rien, à part l’ornière bien visible des roues d’un vélocipède et quelques empreintes de la chaussure gauche du vieillard dans la neige fraîche.

Malheureusement, Prosper ne parvint pas à examiner ces traces qui commençaient du côté nord du perron, émergées d’une grosse congère, et disparaissaient du côté opposé dans des amas de neige. Lorsqu’il se pencha pour mieux les voir, un brusque coup de vent éteignit sa lampe, lui jetant en plein visage un panache de grésil. Aveuglé par cette gifle, Prosper s’empressa de fermer la porte, mais il était déjà trop tard pour arrêter ce monstre aérien qui s’engouffrait dans le vestibule.

Le vent violent arracha la porte de ses mains, cassa sa lampe, enleva le bonnet de sa tête et l’emporta en roulant jusqu’à la cheminée. Sur son chemin, il ramassa le chapeau de Willi, deux écharpes de femme et les restes du papier kraft, pour flanquer sauvagement tout ce bazar dans le foyer embrasé. La dernière chose qu’il leur ravit pour nourrir le feu, avant que Prosper n’arrivât à fermer la porte, fut la lettre déchirée de Petit Loup.

Tous les morceaux de papier, du premier au dernier !

Nous nous demandions si cette agression n’était pas ourdie par l’apprenti chevalier Archibald Small, qui s’était déterminé à punir nos amis à cause de leur intention impertinente de jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule des morts. À condition que la clochette lui appartînt vraiment, comme les traces de la bicyclette et de la chaussure gauche, à condition que monsieur Petit, le messager de la mort, existât pour de bon et, avant tout, sous la condition que les esprits fussent bel et bien réels !

Heureusement, nous avions recopié des fragments de la lettre de Petit Loup avant que le feu ne dévorât l’original, son début et quelques mots difficilement compréhensibles. Ces bribes serviront peut-être à notre lecteur pour tâcher d’éclaircir tout seul cette énigme et pour répondre à la question qui ne cesse de nous tourmenter : Qu’a entendu Petit Loup sur cette diabolique radio ? Probablement une information funeste, celle qui le conduisit dans le labyrinthe.

Tandis que le feu consumait les derniers morceaux de sa lettre, ses compagnons eurent l’impression que leur camarade se mourait pour la seconde fois.

Leurs regards errant sur les flammes, ils ne bougèrent plus jusqu’au dîner. Même le rouge-gorge, dissimulé sous le chapeau d’Ampère, cessa de chanter. Accroupi à la porte ouverte de la cage, il ne montrait aucune envie de sortir en liberté. Le bec planté sous son aile, il examinait nos amis d’un œil espiègle. Or tout le monde poussa un soupir de soulagement quand Ampère remit le chapeau sur sa tête et couvrit la cage avec la pèlerine de Sandrine.

À l’heure du repas du soir, surpris par la longue absence de Soma, Prosper alla la chercher dans la cuisine. Duc l’accompagna dans le but d’ajouter à son whisky un peu d’eau plate. Ils n’y trouvèrent ni Soma, ni le cabas avec ses affaires derrière le fourneau où l’Indienne dormait toujours en hiver. Curieusement, la cuisinière était froide.

« J’espère que ces sacrés déménageurs ne l’ont pas emballée, elle aussi ! » plaisanta Duc.

Prosper passa outre à cette blague. Il s’arrêta net en face de la fenêtre où, entre deux vitres, quelqu’un avait étalé tout un bazar d’objets divers : un œuf dans un verre plein d’eau, une poignée de grains de maïs, un morceau de pain, un scarabée mort et un caillou fluvial qui portait l’empreinte rougeâtre de lèvres humaines. Plusieurs plumes d’oiseau étaient posées entre certains objets, deux plumes croisées, deux parallèles et verticales, deux horizontales et trois autres dressées, plantées dans un nœud de corde.

« Cela ressemble à un rébus, dit Duc.

– C’est un rébus, murmura Prosper dont le menton commença à trembloter. Un pictogramme indien. L’écriture par l’image. La manière d’entretenir la correspondance des ancêtres de Soma.

– Peux-tu la lire ?

– À peu près. Elle m’a appris à l’âge de cinq ans.

– Qu’est-ce que nous dit ta vieille sorcière ?

– C’est son adieu. Ils croient aux migrations des âmes. Soma a décidé de mourir au sein de sa tribu. Son adieu est en fait un “à bientôt”. Pour le peuple de Soma, la mort n’est que le répit mérité entre deux vies d’homme sans grâce, parfois sous l’aspect d’animaux innocents. C’est pourquoi le peuple de Soma demande pardon aux animaux qu’il tue pour se nourrir. À en croire Soma, Petit Loup pourrait regagner notre compagnie, peut-être sous un aspect tout à fait méconnaissable.

– Cette croyance, tu la tiens pour vraie ? » demanda Duc dans un sourire qui hésitait entre la moquerie et l’attendrissement.

Au lieu de lui répondre, Prosper ouvrit un battant de la fenêtre pour retirer du rébus indien le scarabée, symbole de l’éternel retour, et le caillou marqué de l’empreinte des lèvres humaines, symbole de l’immortelle parole de l’homme qui se transmet de génération en génération.

Il les mit dans sa poche avec une précaution infinie. Puis, il but d’un trait l’eau du verre avec l’œuf, en laissant intacte ce dernier. Ensuite, il ramassa toutes les plumes d’oiseau, il en planta une derrière son oreille et glissa la seconde dans la boutonnière de la veste de Duc.

Il sortit de la cuisine pour décorer en grande pompe tous ses amis réduits au silence. Il remit à chacun une plume, comme s’il leur répartissait un signe secret de ralliement.

« Quelles têtes-en-l’air, têtes de linotte ! » se dit Akka, en observant leurs auras entrelacées autour de l’oiseau.

Ces créatures dont le cœur bat une fois par seconde ne sont pas en mesure de comprendre ce qui se passe dans la vie des êtres différents qui partagent leur existence, comme elle, Akka, ou Ygg le millénaire, dont le cœur ne bat qu’une ou deux fois tous les dix ans.

Malgré ce jugement austère, à l’idée de leur départ prochain, la mort dans l’âme, la maison se sentit triste comme un lendemain de fête.

« Les noceurs ! se dit-elle, le cœur serré. Les sacrés noceurs ! »

Quelle surprise pour son chroniqueur ! Nous compatissions maintes fois à la mélancolie des hommes en train de quitter une demeure, mais nous n’imaginions jamais qu’une maison puisse regretter le départ des ses habitants.

Nos amis veillèrent auprès de l’urne de Petit Loup jusqu’au petit matin, en ajoutant de temps en temps une bûche dans la cheminée.

Au lever du jour Duc fit un saut dans la cuisine et revint avec une boîte à chaussures vide, une feuille de papier doré de Noël et un ruban de soie froissé. Soma avait su conserver cette sorte de babioles durant des décennies, mais elle ne les considérait pas dignes d’être emportés dans sa tribu.

Ne demandant l’approbation de personne, Duc posa l’urne dans la boîte à chaussures. Il l’emballa dans du papier à cadeau et la noua avec le ruban de soie.

« C’est ainsi que j’ai transporté mon Stanislas en Pologne », expliqua-t-il brièvement en serrant le nœud décoratif.

En contemplant cette vieille et vile boîte à chaussures dans ses mains tremblantes, la maison Akka s’émut une fois de plus sans savoir pourquoi.

« La mort serait-elle une maladie contagieuse ? » se demanda-t-elle.

Très tard dans la soirée, à l’aéroport « Mirabell » de Montréal, Prosper ouvrit en cachette la porte de la cage. Le rouge-gorge hésitait à s’envoler en liberté. Il étirait son cou vers l’homme, en roulant son œil railleur. À deux pas des douaniers, il s’y résolut enfin : il quitta la cage et, en voletant au ras du sol, disparut entre les bagages et les jambes des voyageurs.

Les agents de la douane prêtèrent peu d’attention au petit groupe de touristes, ornés de plumes d’oiseau, trois femmes et cinq hommes. Même le guide de ce groupe, muni d’une cage vide, n’éveilla aucun étonnement.

Dans leur travail quotidien, les douaniers avaient vu bon nombre d’excentriques, prêts à débourser une fortune pour pouvoir transporter leur chère babiole d’un continent à l’autre. Ils arrêtèrent uniquement un drôle de bonhomme à la queue de ce groupe, chargé d’un chevalet et de toutes sortes de bagatelles.

Ils l’aidèrent à mieux tenir sous son aisselle une boîte enveloppée dans du papier doré, qui faillit tomber à terre.

« Un souvenir du Québec ? » demanda l’un des douaniers, un gaillard souriant aux cheveux roux.

Duc hocha la tête en approuvant.

« Petit Loup, dit-il.

– Un vrai loup canadien ? Fait de sucre d’érable ? demanda le gaillard.

– Nous l’avons déjà bouffé à moitié », répondit le drôle de bonhomme, en clignant ses yeux larmoyants.

En arrivant à l’avion, Duc posa la boîte à chaussures sur un siège à côté de la fenêtre, pour occuper, lui-même, le fauteuil voisin, moins attrayant. Pour répondre à la question d’un Japonais, demandant si par hasard le siège avec la boîte était libre, Duc lui rendit une révérence encore plus profonde que la sienne.

« Occupé par un ami », soupira-t-il, en claquant sa prothèse dentaire japonaise.

Prosper était en train de pousser la cage au-dessous de son siège et celui de Sandrine lorsqu’il remarqua soudain le rouge-gorge à sa porte. Émerveillé, n’en croyant pas ses yeux, il porta sa main tremblante vers lui.

Miracle ! L’oiseau sauta sur son index sans la moindre crainte. Il abandonna sa main pour celle de Sandrine, dès qu’elle la proposa, pour se pelotonner sur sa paume.

Tendrement et avec beaucoup de précaution, Sandrine serra ses doigts autour de lui, sentant dans le creux de sa main les battements du cœur chaud du petit musicien.

FIN DU LIVRE PREMIER

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