CHAPITRE SEPTIÈME LA BOÎTE DE PANDORE

L’évanouissement de notre ami, Petit Loup, ne dura que peu de temps. Il refit surface du néant au son de la voix tonitruante de Willi le Long qui venait de renverser une pile de bois devant la cheminée et qui avait brûlé légèrement les pans de son manteau.

« Je vais tirer au clair cette machination infernale ! tonna Willi en arpentant le vestibule vers la sortie principale. Au revoir, mesdames et messieurs ! »

Ses pans de fourrure fumaient toujours lorsqu’il déboucha sur le perron et disparut dans un nuage de neige, en claquant la porte. Quelques instants plus tard, le moteur de sa voiture se mit à gargouiller devant la maison.

Il provoqua la fureur et la désolation de Prosper.

« Ce mec a perdu les pédales ! se récria-t-il, en observant le fleuve à travers une fenêtre. La tempête que nous avons endurée la nuit passée était rien par rapport à celle qui nous attend dans moins d’une heure ! À mi-chemin de la frontière américaine, le malheureux se trouvera enseveli sous la neige. Le vent pourrait atteindre soixante-dix miles à l’heure ! Avec le facteur vent, le mercure descend parfois à moins dix degrés. »

Ses compagnons le rejoignirent pour jeter un coup d’œil en direction du Saint-Laurent. Le fleuve s’était obscurci sous le front des nuages ténébreux qui se vautraient vers les Plaines d’Abraham.

« Savez-vous ce que signifie moins dix degrés ? demanda Prosper d’une voix de clairon.

– Ce n’est pas la mer à boire, dit Alpha, tâchant de le calmer.

– Je m’exprime en Fahrenheit ! clama Prosper. En Celsius cela représente moins vingt-cinq degrés !

– Nom d’un ours polaire ! s’alarma Duc.

– Empêche-le ! gémit Inès.

– Cela ne va pas être nécessaire ! » ricana Ampère.

Ils dressèrent l’oreille et décelèrent le bruit qui avait provoqué le rire du frère d’Alpha. L’automobile de Willi mugissait plaintivement comme une vache, perdant son petit veau. Elle se tut définitivement au moment où ses batteries cessèrent de fonctionner.

« Le veinard, soupira Prosper, soulagé. Il est né coiffé ! »

Le retour de Willi à la maison agita tous les esprits. Dans un bruit de voix et de rires, Petit Loup arriva tout de même à glaner quelques informations partielles sur les événements qui avaient eu lieu durant son errance dans le labyrinthe de buis. Il éprouva un peu de peine pour reconstituer ce puzzle, concluant enfin que pendant son absence la compagnie n’avait guère souffert de l’ennui.

Prosper et ses amis furent éveillés par le transistor de Yégor, la « Grande Délivrance dans le Contexte d’Insécurité ». Bien que Yégor l’eût éteint scrupuleusement avant d’aller se coucher, la radio s’était mise en marche toute seule au petit matin. Après avoir poussé trois sifflements assourdissants, elle avait embelli leur éveil par toute une avalanche d’informations, provenant des quatre coins du globe.

Pour le moment, les grandes guerres s’étaient apparemment assouvies, mais la boîte de Pandore paraissait de nouveau grande ouverte. Elle commença à en sortir des malheurs que même l’Antéchrist, songeant à l’Apocalypse, n’aurait pu imaginer.

Ce fut une suite ininterrompue de tremblements de terre, sécheresses, inondations, guerres civiles et pandémies, de nouvelles maladies incurables, coups d’état et découpages de frontières, de terrorisme nationaliste et religieux, de crimes contre l’humanité et contre la nature…

« Comme le brave Robert, le croque-mort, me disait l’autre jour, murmura Duc : “L’Apocalypse sera une belle consolation pour les pauvres et une grande aventure pour les riches.” »

Cependant, ce ne furent pas les malheurs du monde qui avaient incité Willi à utiliser une expression si démesurée comme « la machination infernale », juste avant sa sortie de la maison. Ces paroles, Willi les avait proférées à cause de son soupçon bien fondé sur cette dernière nuit qui leur avait volé encore deux jours du calendrier.

« Cela ne peut pas être vrai ! fulmina celui-ci. Si, aujourd'hui, nous sommes véritablement jeudi, comme l’affirment les malfaiteurs de cette radio, je suis ruiné, c’est la faillite ! Il ne me reste plus rien à faire que de me nouer une pierre autour du cou avant de sauter dans le fleuve !

– Ce ne serait pas ta première faillite, le tranquillisa Duc.

– J’ai prétendu et je prétends, s’époumona Ampère, que tout ça est un tour de passe-passe d’un radioamateur qui nous mène par le bout du nez. Il est caché quelque part dans notre voisinage, dans une mansarde québécoise !

– S’il s’agit vraiment d’un plaisantin, je lui tire mon chapeau ! dit Duc. Au lieu de faire du théâtre apocalyptique, il ferait mieux de tenter sa chance comme imitateur à la télé.

– Un homme seul est insuffisant pour une telle entreprise, s’opposa Willi. Nous avons affaire à une grande organisation de malfaiteurs. »

Petit Loup essaya de les interrompre.

« Si je ne m’abuse, dit-il, si j’ai bien compris, parmi les autres informations, vous avez entendu la nouvelle sur de nouveaux événements sanglants dans le pays qui fut ma matrie ?

– Que signifie ta matrie ? demandèrent-ils.

– La patrie de ma mère.

– Le moment n’est pas propice à l’invention de mots insolites, le rabroua Willi. Je m’en fous de vos bagarres balkaniques, au moment où nous vivons cet inqualifiable vol du temps au niveau du calendrier mondial ! »

Le regard noir, Petit Loup se tut, comme s’il regrettait soudain la question qu’il avait posée.

Il se retira dans l’alcôve de Sandrine et s’assit en bas de son canapé, n’écoutant plus que d’une oreille les invectives et les lamentations de Willi, secondées par les railleries mordantes de Duc et d’Ampère.

Les yeux mi-clos, Sandrine caressait du regard son profil, couvert d’ombres et des reflets tièdes du feu. Elle n’aperçut qu’à cet instant un changement singulier sur son cou : la disparition de sa cicatrice et d’une petite glande, héritée de naissance, que sa mère portait au même endroit.

« Seigneur ! chuchota-t-elle en se dressant sur son oreiller. Tu l’avais vu ?

– Oui, hier soir, répondit-il d’un sourire morne.

– Qu’est-ce que ça t’indique ?

– Beaucoup de choses.

– C’est absurde ! Tu dérailles ! Une telle marque acquise à la naissance ne peut disparaître tout bêtement, comme dans le chapeau d’un illusionniste. »

Il l’obligea à se taire, en lui posant tendrement deux doigts sur les lèvres. Cette douce pression lui baissa la tête sur les coussins.

« C’est un signe peut-être, un appel, dit-il à mi-voix.

– Au retour à Paris, chuchota Sandrine, je t’enverrai chez un spécialiste pour les glandes à sécrétion intérieure.

– La sécrétion intérieure ! se rasséréna-t-il subitement. Ce que les coquillages pratiquent pour fabriquer une perle !

– Tu iras voir un toubib, mon brave éleveur de perles, répliqua-t-elle dans un sourire crispé.

– J’écrirai un livre sur ce thème, dit-il. Il ne me manque que la langue, depuis que celle de ma matrie était démembrée. Je me sens comme si j’écrivais dans une langue morte.

– Ta langue est aussi le français. Écris en français. »

Le regard de Petit Loup se pointa vers la fenêtre et y erra quelques instants dans le voile irréel de la neige. Lorsqu’il redescendit sur le visage de Sandrine, il était complètement transformé. Il ressemblait au regard d’un aveugle qui ne voit pas son interlocuteur, mais qui, en revanche, pénètre avec ses yeux dans l’au-delà des images terrestres.

« À un moment donné, il a fallu que je me détermine, dit-il d’une voix enrouée, rouillée comme sa confession, si longtemps celée. Il me fallut faire un choix entre la langue paternelle, le moderne français synthétique et la langue slave de ma mère aux qualités plus primitives et analytiques. Quel privilège sur la majorité des hommes : pouvoir choisir ! J’ai pris le parti de la langue de maman.

– Puis-je savoir, comment et pourquoi ?

– Je me suis mis en quête d’un mot possédant en lui tous les autres. J’ai fait choix du mot Dieu. Il s’est révélé que le grand Littré lui a consacré cinq colonnes entières, fourmillant du devin sous tous ces aspects, de Grand Dieu et Dieu me pardonne à Dieu vous bénisse. Le pauvre Seigneur se trouvait esseulé dans un seul mot, car cette langue synthétique l’avait synthétisé, lui aussi, en le cloîtrant dans une somptueuse tour d’ivoire. Dieu s’y serait ennuyé à mort, s’il n’avait pas, depuis longtemps, crevé d’ennui.

– J’espère que tes païens de Slaves ont été plus gentils avec cet infortuné, le taquina Sandrine.

– Mes païens slaves l’ont traité tout à fait différemment. Ils l’ont libéré, en le conduisant parmi les hommes ordinaires pour qu’il partage leur peine quotidienne. Ils l’ont fait sortir de sa cathédrale pour l’emmener à l’auberge du village, au fauchage dans les champs, au moulin, à la porcherie, à la brûlerie où ils distillaient leur gnôle. Ainsi naquirent des mots, des mots composés et des locutions que nombre de grandes langues ne connaissent guère. Tout-d’abord-Dieu-créa-sa-barbe ! Seul son intérêt le guide.Faire-descendre-tous-les-dieux-du-ciel ! Proférer des jurons. Tuer-Dieu-dans-quelqu’un ! Rouer quelqu’un de coups. Derrière-le-dos-de-Dieu ! Là-où-Dieu-dit-bonne-nuit ! Très, très loin. Au bout du monde…

– Arrête, tu sais bien que je suis athée ! » dit Sandrine en riant.

Petit Loup continua d’une voix ardente :

« Je me demande quand une langue commence à devenir grande : là où cent millions d’hommes la crient à qui mieux mieux, ou là où une poignée de païens la chuchote en compagnie de Dieu dans une auberge de village ?

– Je me demande, moi aussi, murmura Sandrine.

– Après avoir partagé le même destin que le Sauveur sur cette terre slave derrière-le-dos-divin, les paysans avaient bu et mangé Dieu à leur soif et à leur faim, de même que le Seigneur s’était rassasié de la langue de ces païens, en devenant leur mot tendre, mot d’esprit, mot pour rire et même juron. Ainsi surgirent d’autres paroles étranges, contenant Dieu en préfixe – Dieu désigné par le nom Bog – comme bogaza, le sentier infranchissable où même Dieu ne connaît pas le chemin, bogatach, l’homme richissime, boguinyav, l’homme souffrant de la variole, et des dizaines d’autres mots merveilleux et fous.

– Je commence à te comprendre, marmonna Sandrine. À ta place, j’aurais peut-être fait le même choix. Pour toi, c’est, sans doute, la plus belle des langues.

– Notre mère est toujours la plus belle des femmes, sourit Petit Loup, une ride amère au bout des lèvres. C’est regrettable que ces mêmes païens sauvages aient fini par écarteler leur Dieu, en même temps que leur langue. Car le langage et le dieu d’un peuple n’est qu’un. »

Il se tut un instant et poursuivit de sa voix sépulcrale :

– Les crimes de guerre. J’en ai ma claque, mais je les comprends. Les crimes contre l’humanité, je les abhorre. Tuer des dizaines de milliers d’innocents, quelle horreur ! Mais la langue ! C’était une seule et unique langue ! La mutiler, la tronquer, la déchirer, l’estropier, cela je ne le pardonne pas. Qu’ils soient maudits, barbares, que-Dieu-les-encule ! »

Ces injures prononcées, Sandrine se retourna vers le mur et fondit en larmes. Assis au pied de son lit, sourd et aveugle au monde entier, excepté Dieu et son bref apprentissage d’une langue slave, Petit Loup replongea son regard courroucé dans la tempête de neige.

Entre-temps, dans la grand-salle, les esprits s’étaient un peu apaisés, sauf celui de Willi. Lorsque Soma leur servit le petit déjeuner avec du pain de campagne, encore chaud et odorant, du beurre d’érable, du lait et du thé, Willi le Long continuait à dénoncer la machination qui le réduirait à faire la manche. Il maudissait à la fois les journées volées dans le calendrier romain et le méchant hiver québécois.

« Pourquoi pleures-tu subitement le calendrier romain, puisque tu te sers, depuis des lustres, de celui des musulmans ? le taquina Duc, tout en broyant avidement de son dentier japonais le pain canadien.

– Avant de faire un reproche quelconque aux Arabes, dit Willi en sourcillant, compte d’abord les siècles qui nous séparent de la naissance de leur Prophète.

– À quoi bon ?

– En faisant ce petit calcul, tu comprendras qu’ils se trouvent maintenant à peu près à l’époque de nos sanglantes guerres saintes, souffrant des mêmes maladies enfantines. »

Ces paroles auraient créé une nouvelle prise de bec, si les nuages ténébreux qui chevauchaient l’ouragan, n’avaient pas envahi la rive nord. Ils se mirent à répandre quelque chose que les amis de Prosper n’avaient jamais vu de leur vie, des dunes volantes de neige lourde, mêlée aux cristaux de glace qui mutilaient les arbres et engloutissaient comme des sables mouvants tout ce qui se trouvait sur leur passage.

Le vent cinglait la Côte Gilmour de ses rafales de plus en plus fréquentes. Il roulait des buissons arrachés et des branchages entiers de jeunes sapins, qu’il avait transportés tout au long des kilomètres. Il vomissait des nuages de neige et de grêle, il cahotait les persiennes, il martelait le toit et hurlait dans la cheminée, comme s’il voulait prouver que le blizzard dans ce pays pouvait être aussi terrifiant qu’une éruption volcanique.

« Combien de temps cela peut-il durer ? demanda Inès d’une voix tremblante.

– Personne ne le sait, bougonna Prosper un peu contrarié, comme si la tempête de ce mois de novembre compromettait son hospitalité québécoise.

– Une journée ? l’interrogea Willi.

– Une journée, approuva le maître de maison.

– Deux jours ? marchanda Willi.

– Deux jours, s’accorda Prosper.

– Trois jours ? gémit Willi.

– Parfois, avoua Prosper.

– Au diable ! s’écria Willi. Et, pendant ce temps, les gens qui travaillent, que font-ils, bon sang ?

– Ils attendent que ça passe, expliqua Prosper.

– Est-ce que cela veut dire que je doive me croiser les bras, moi aussi, en attendant que cette putain de tempête se calme, pendant que mille tonnes de sorbet aux pommes fondent sur mon bateau à Barcelone ? tonna Willi, prêt à ressortir, en se couvrant de nouveau de son manteau de fourrure aux pans brûlés. Adiós y buenas noches, mesdames et messieurs ! »

Le marchand de glace ruiné revint dans la grand-salle plus rapidement encore qu’il n’en était sorti. Il ressemblait à un revenant de l’enfer. En quelques minutes passées à l’extérieur, il avait perdu la parole et était brûlé par le froid si gravement, que ses amis furent obligés de lui ôter sa fourrure raidie, comme s’ils dépaquetaient un bifteck congelé, pour lui frictionner les oreilles avec du whisky.

« On abonde d’alcool, Dieu merci, murmura Duc dans un coin de la salle, où il tentait de relier les fils du téléphone coupés. L’alcool, on en a à gogo, mais il ne faut pas brûler la chandelle par les deux bouts.

– Où en sommes-nous avec la nourriture ? demanda Alpha. Il me suffira d’un quignon de pain.

– Nous avons de la farine jusqu’au printemps », la consola Prosper.

Willi le Long, alias King Size, autrement dit William de Poisson, ne parvint pas à pousser un nouveau hurlement à la perspective d’hiverner sur la Côte Gilmour jusqu’au printemps, car, au même moment, reliant par hasard deux fils, Duc fit revivre le téléphone endommagé.

L’engin poussa trois cris de coq successifs, leur signalant un appel du monde extérieur.

« Ce serait mademoiselle Melody ! clama Willi, en se précipitant vers le téléphone, mais Duc le devança et saisit le combiné le premier.

– La résidence du docteur Breton », dit-il poliment dans l’écouteur, tout en dressant l’oreille vers le microphone.

En réponse à ces paroles courtoises, une voix d’homme, éraillée et pleurnicharde, retentit dans l’appareil.

– Reviens, Maria-Stella, reviens ! brailla le désespéré. Ton Mario te pardonne tout, ton Mario t’a déjà pardonné.

– C’est une erreur, monsieur, lui répondit Duc.

– Reviens, Maria-Stella ! quémanda son interlocuteur. Je te jure de t’accorder mon pardon !

– Vous vous trompez de numéro, monsieur ! dit Duc, commençant à s’énerver. Il n’y a ici aucune Maria-Stella.

– Reviens, Maria-Stella, reviens, salope ! » sanglota le mari ou l’amant abandonné.

Après ces paroles, Duc claqua le combiné, interrompant ainsi la communication.

« Allah akbar ! s’exclama Willi. Apparemment, ce machin infidèle s’est enfin décidé à fonctionner. »

Il ravit le combiné à Duc et se mit à tourner fébrilement l’anneau du cadran.

« Je vais ordonner à mademoiselle Melody d’annuler le contrat avec le Koweït et d’expédier le sorbet au Maroc, avant qu’il ne fonde. Les mecs du Maroc sont toujours disposés à toute sorte de troc. Moi, le sorbet ; eux, les filets pour le camouflage des canons. Une affaire d’enfer ! »

Or le téléphone poussa trois nouveaux cocoricos.

« Mademoiselle Melody ! s’égosilla Willi. Monsieur Pollack à l’appareil ! Je vous prie d’envoyer sans tarder à monsieur Fernandez le fax avec le contenu suivant…

– Reviens, Maria-Stella, reviens, mon amour ! l’interrompit la même voix pleurnicheuse. Si tu ne reviens pas, je te romprai le cou, je te percerai comme un crible, puis je me ferai sauter la cervelle !

– Le mec va loin, bouda Duc, en maniant de nouveau les fils du téléphone.

– Ces immigrés italiens, du vrai sang méridional, expliqua Prosper. Un rien et ils s’entre-tuent.

– Cela peut avoir de bons côtés, dit Ampère. De cette manière, ils empêchent l’afflux excessif de l’immigration.

– J’en ai assez de tes blagues de salle de garde, grogna Willi, à l’heure où mes biens fondent à Barcelone ! »

Pendant leur bisbille, Duc avait dénoué les fils, pour les relier d’une autre façon.

« Essaie maintenant », suggéra-t-il à Willi.

Après un nouveau tour de cadran, la voix inéluctable de Mario retentit une fois encore dans l’entonnoir :

« Reviens, Maria-Stella, espèce de putain ! Je te jure, je mettrai fin à mes jours et ensuite je te couperai le sifflet !

– La vantardise italienne, dit Ampère. Ils doivent être toujours plus débrouillards que les autres. »

Sa plaisanterie ne produisit aucun effet. Personne n’avait plus envie de s’amuser.

Le téléphone était en panne comme la batterie de la voiture de Willi, tout comme les piles de leurs téléphones mobiles. Il était impensable de mettre le nez dehors tant que la tempête sévissait. La station de taxi la plus proche se trouvait à deux kilomètres d’Akka, de même que les premiers voisins et les premiers magasins. Ils étaient obligés d’admettre que tous leurs beaux projets, liés à cette deuxième (troisième ? ou cinquième ?) journée de leur séjour à Québec étaient tombés à l’eau.

Sandrine dut renoncer à la promenade prévue sur les Plaines d’Abraham en compagnie de Petit Loup et de Prosper qui avait projeté une randonnée sur les pas des assaillants anglais de 1759. Cette excursion baptisée du titre nostalgico-moqueur l’Automne du général Wolfe, devait partir de l’endroit où l’Anglais avait mis ses pieds odieux sur la terre sainte de Champlain jusqu’au lieu où il était passé de vie à trépas.

Duc et Ampère, eux, furent obligés de se passer d’une importante expérimentation dans le jardin d’hiver de tante-Agathe où il visaient à transformer une dizaine de kilogrammes de mélasse canadienne en quelques décilitres de rhum cubain de première qualité.

Alpha fut également contrainte de laisser de côté sa visite à une invocatrice d’esprits du Québec, célèbre dans le monde entier, avec laquelle, grâce à la recommandation de madame Wunderblume, elle envisageait de faire échange d’expériences. Inès et Yégor, à leur tour, avaient sacrifié leur joie de l’aventure, une balade originale en traîneau à chiens près de la Baie James, où ils auraient dû se rendre en avion en compagnie de touristes japonais.

Enfin, Willi le Long était assujetti à mettre une croix sur son troc d’enfer, le sorbet espagnol contre les fameux filets de camouflage marocains destinés aux canons irakiens.

Au lieu de se lancer avec fougue dans ces merveilleuses occupations, ils passèrent la matinée au rez-de-chaussée de la maison. Taciturnes et maussades, ils entortillaient dans du papier kraft la collection des hiboux de tante-Agathe, le cristal tchèque, les tapisseries françaises et les meubles en miniature des maisons de poupées hollandaises.

Il neigeait comme si le ciel s’était déchiré. Le vent violent bâtissait des congères devant la façade d’Akka, orientée vers le Saint-Laurent. Ces énormes amas de neige s’élevèrent à midi à la hauteur des fenêtres.

Entre les mugissements de la tourmente, d’étranges bruits plaintifs, ressemblant à des crissements d’insectes, parvenaient à leurs oreilles. Prosper leur expliqua qu’ils provenaient des bulldozers et d’autres engins tout aussi puissants, qui, en ce moment même, rasaient fiévreusement les congères partout dans la ville, en tout lieu sauf dans leur ruelle et les autres culs-de-sac.

« Ce n’est qu’à la fin de leur travail que viendra notre tour, dit-il. En tout cas, du mois de novembre au mois de mars, la Côte Gilmour est fermée à la circulation.

– Rien que cinq mois », dit Willi, grinçant des dents.

La situation leur parut un peu moins décourageante dès que leurs narines se remplirent du parfum du pain frais venu de la cuisine de Soma. Ils sentirent aussi la bonne odeur du potage d’haricots blancs à la poitrine fumée et au sirop d’érable, qui mitonnait dans la casserole dont le couvercle cliquetait, leur rappelant le souvenir de certains matins dominicaux.

En envahissant peu à peu le rez-de-chaussée, les objets habillés de papier brun pâle paraissaient dévorer la réalité, tout en éveillant le sentiment de plus en plus profond de l’irréel et de la mélancolie.

« Le dimanche ? songèrent-ils.

– De toute apparence, nous sommes dimanche.

– Même si on n’était pas dimanche, cela lui ressemble.

– Et même si on était mercredi, on devrait se proclamer dimanche. »

Seuls Willi et Sandrine ne s’occupaient pas de l’emballage qui ressemblait étrangement à la coupe d’un tailleur pour draps mortuaires. La jeune femme était courbatue par l’agitation ; quant à Willi, il avait fait encore deux tentatives infructueuses afin de mettre sa fortune à l’abri du soleil espagnol.

Les deux fois, le malheureux Mario lui avait répondu de l’entonnoir diabolique. La première, il avait promis à l’infidèle Maria-Stella une nouvelle lune de miel sur la Côte d’Azur, et la seconde, il l’avait menacé des supplices atroces, du rasage de la tête, du tatouage et de l’amputation du nez et des oreilles.

Pour lui fermer la gueule, Willi glissa le téléphone dans les mains d’Inès, qui était en train d’emballer, avec ardeur, tout ce qui se trouvait à sa portée. Débarrassé de l’engin encombrant, Willi le Long entama une longue promenade entre les deux murs les plus éloignés de la salle, comptant ses grands pas, la canne de tante-Agathe à la main, comme s’il s’entraînait pour un usage futur du bâton de mendiant.

Au début de l’après-midi, ils se rassemblèrent tous autour de la table pour déjeuner. Ils mangèrent peu, moins que le méritait l’excellent potage de Soma, regorgeant de lard. Toujours maussades et peu bavards, ils coupèrent des morceaux de pain chaud, les trempèrent dans les haricots blancs en bouillie et les sucèrent comme des enfants trop rassasiés, en jetant de temps à autre un coup d’œil en direction des fenêtres ensevelies sous la neige.

« D’après le contrat, les déménageurs devraient débarquer ici samedi, la veille de notre retour à Paris, dit Prosper pour interrompre le silence.

– Samedi ? Quel samedi ?

– Si la journée d’aujourd'hui était hier, les déménageurs ne viendront qu’après-après-demain, mais si aujourd’hui est après-demain, nous pouvons les attendre demain matin, à condition que la tempête s’arrête.

– Je n’aimerais pas rater l’avion, grogna Duc du bout de la table. Mon maître esclavagiste, Klein, compte sur la livraison d’un nouveau tableau lundi. On ne plaisante pas avec son père nourricier.

– Au diable ! se remit en colère Willi. Pourquoi, aujourd'hui, serions-nous après-demain ?

– La notion du temps est tout à fait relative, dit Prosper, essayant de le calmer. Le temps universel, celui que le cerveau victorien a connu…

– Tais-toi ! l’interrompit Willi, la canne en l’air, en tendant l’oreille. Vous avez entendu ? »

Personne n’a rien entendu. Rien de rien, à part les mugissements de la tourmente.

« Quelqu’un a sonné à l’entrée principale, chuchota Willi. Mes oreilles ne me trompent pas.

– Quelle idée aberrante ! s’opposa Prosper. C’est infaisable et inimaginable par cette tempête.

– Il est possible que les cousins québécois nous envoient du secours ! s’enflamma Willi. Les pompiers, l’équipe de sauvetage, la police !

– Nous n’avons demandé aucun secours.

– De quoi devraient-ils nous sauver ? ricana Ampère, en suçant son morceau de pain trempé dans le whisky. Il ne nous manque absolument rien.

– Silence ! » dit Willi à mi-voix.

Cette fois, tout le monde entendit le son qui tout à l’heure avait atteint son oreille fine. Mais, malgré cette ouïe exceptionnelle, Willi s’était trompé : personne n’avait mis en branle la petite cloche devant l’entrée principale, car elle devait être depuis longtemps ensevelie sous la neige. Cependant, sur le perron de la maison, quelque chose de bizarre crissait, semblable à un timbre de bicyclette.

« Vous entendez ? » chuchota Willi.

« Ça alors ! » se dit Akka.

Bien avant que la porte ne s’ouvre, le visiteur inattendu avait surpris la maison tout autant que les amis de Prosper.

Akka ne se souvenait guère d’une apparence pareille de toute sa longue vie. Tous les êtres qui demeuraient chez elle ou la visitaient, depuis sa jeunesse, disposaient d’une aura personnelle, saine ou malade, joyeuse ou triste, rose, verte ou couleur perle, mais toujours présente autour de leur corps, comme le blanc autour d’un jaune d’œuf. Même la petite Agathe, sur le chemin du cimetière de Saint-Patrick, fut escortée dans son cercueil par son aura, fanée comme une fleur des champs, mais présente à l’heure de l’ultime séparation.

Outre les êtres humains, les auras étaient propres à toutes les autres espèces vivantes : chiens, écureuils, coqs, marmottes, corneilles et goélands, sans oublier les plantes et les arbres du domaine. Tous les vivants de la Côte Gilmour pouvaient se targuer d’avoir une aura, tous sauf l’inconnu, qui faisait entendre le bruit étrange sur le perron de son entrée.

« Est-ce possible ? » se demanda Akka.

L’homme devant sa porte était sans aura !

« Est-il un homme ? se demanda la vieille maison. À tout prendre, est-il un être vivant ? »

Cette question muette, les amis de Prosper, qui avait ouvert la porte, se la posèrent aussi en découvrant sur le perron, dans un tourbillon de neige, une créature curieuse, un petit vieux, aux épaules négligemment couvertes d’un pardessus sans manches, à la mode vers la fin de l’avant-dernier siècle dans les pays pluvieux. Coiffé d’un chapeau melon trop grand, l’homme nageait dans un pantalon de velours trop large et trop long, dont les jambes, serrées autour des chevilles avec deux pinces à linge, se perdaient dans un amas de neige. En l’occurrence, il était impossible de deviner comment il était chaussé.

Ce qui attira plus particulièrement leur attention, plus que ses vêtements insolites et ses yeux de couleur différente, c’était sa haute bicyclette – pour mieux dire – un vélocipède du dix-neuvième siècle. Ils n’avaient vu de pareil engin que sur des photos anciennes. Il était muni d’une roue avant démesurée et d’une roue arrière minuscule. Sur son gouvernail figurait la source des cliquetis entendu tout à l’heure : une clochette métallique que le vieillard faisait tinter en la frappant avec sa pipe.

Outre ses vêtements, son vélocipède et ses yeux, une chose de plus suscitait l’étonnement de nos compagnons. Les oreilles du vieil homme, pointues et bleuâtres à cause du froid piquant, portaient un casque, relié par deux fils à un appareil caché sous son pardessus. Dans ses écouteurs retentissait une musique rock si étourdissante que le crâne entier du bonhomme résonnait telle une courge d’Halloween.

Seule une bougie allumée manquait à l’intérieur de ses orbites creuses, habitées par un œil marron et l’autre bleu.

« Bon jour, bégaya Prosper.

– Esquire Small, se présenta le petit vieux. Archibald Small, le chevalier apprenti.

– Bougre ! poussa un cri Ampère. C’est notre Archie !

– Archie ? bégaya encore Prosper stupéfié. Vous vous connaissez ?

– Je ne suis pas sûr d’avoir eu cet honneur. Je viens de loin », déclara le vieux bonhomme.

Il branlait sa tête de gauche à droite comme s’il prononçait un non-non-non perpétuel, battant la mesure de sa musique hurlante.

« Monsieur Archibald Petit, dit-il. Je vous prie de m’appeler tout simplement m’sieur Petit. »

Depuis que nous connaissons Duc et Ampère, c’était la première fois qu’ils perdaient leur penchant pour la raillerie. Un peu pâles, ils se retirèrent derrière le dos de leurs amis.

Willi les entendit dire à voix basse :

« Les apparitions sont souvent le premier symptôme d’un grave délire.

– Je te le jure, c’est notre Archie ! répéta Ampère. Notre Archie, en chair et en os.

– Surtout en os, dit Duc.

– Pourrais-je connaître le motif de la visite de l’honorable m’sieur Petit ? demanda Prosper d’une voix très sèche.

– Je suis à la recherche de quelques-uns des babouins locaux, âgés entre douze et quinze ans, expliqua le vieux avec un accent anglais. J’envisage de frotter les oreilles de cette marmaille française à cause d’une action vile et méprisable.

– La plus jeune personne ici a bien plus de quarante ans, dit Prosper poliment, faisant semblant de ne pas avoir remarqué la moue d’Inès et d’Alpha.

– Oui, oui, marmonna le vieux monsieur distrait, tout en branlant sa tête dans le sens du non-non-non, symptôme peut-être d’une déficience mentale.

– Votre vélo ? demanda Prosper en se raclant la gorge. Vous vous en servez même dans la neige jusqu’au cou ?

– Mon vélocipède, le corrigea M. Petit. Je ne le traîne pas pour le conduire, mais à cause de sa clochette. À cette époque de l’année les cloches de toutes les maisons sont ensevelies. Ça saute aux yeux non-non-non ?

– Ingénieux », avoua Prosper.

À la fin de ce bref échange de propos, ils se retrouvèrent tous couverts de neige dans le vestibule. Prosper s’apprêtait déjà à claquer la porte au nez du visiteur bavard, nullement gêné par le vent polaire.

« Vous courez après la marmaille, dit Prosper. Nous sommes des gens sans progéniture.

– On dit que cette maison est à vendre ? demanda le petit vieux comme s’il avait deviné l’intention de Prosper de le laisser dehors.

– C’est vrai, répondit Prosper aigrement.

– Peut-on la voir ? Juste un coup d’œil !

– Si vous n’avez rien de mieux à faire, dit Prosper.

– Je n’ai rien de mieux à faire, gloussa le nommé Petit. Depuis longtemps, je n’ai plus rien à faire. Ça me sort par les yeux. »

Les chuchotements d’Ampère et de Duc parvinrent de nouveau à l’oreille de Willi :

– Tu l’as entendu ? Depuis longtemps !

– Nom de nom d’une stèle funéraire !…

– Peut-on voir cette demeure ? insista le visiteur.

– Si vous êtes vraiment un acheteur sérieux, dit Prosper sur un ton mordant.

– Le domaine m’a tapé dans l’œil bien avant que le manoir n’y fût construit, s’égaya l’inconnu, en appuyant son vélocipède contre la balustrade du porche.

– Vraiment ? dit Prosper en riant jaune. Votre coup de foudre a dû avoir lieu il y a au moins cent cinquante ans. »

Riant plus jaune encore que le maître de maison, ses compagnons se demandèrent si Prosper allait vraiment laisser entrer le vieux timbré.

« Le temps passe comme une flèche, ricana le visiteur. Un siècle entier s’évapore parfois en un clin d’œil.

– Votre walkman vous cause-t-il la même gêne qu’aux gens qui tentent de vous entendre ? demanda Prosper.

– Bon pied, bon œil ! grimaça joyeusement Archibald Small en entrant sans aucune gêne dans le vestibule. C’est le machin idéal pour secouer de vieux os comme les miens.

– Les vieux os, glissa Ampère à l’oreille de Duc. Des os, vieux d’au moins cent vingt ans ! »

Ils remarquèrent qu’il boitait. Il traînait sa jambe droite, qui, à chaque pas, produisait le bruit d’un clou rouillé que l’on arracherait d’une planche humide. Il était chaussé de courtes bottes à lacets, serrés avec d’énormes nœuds, des nœuds multiples et absolument indénouables.

Sans enlever son pardessus, ni son chapeau, ni son casque, l’homme spectral s’arrêta dans la salle devant la cheminée, en exposant au feu son derrière glacé. Il parcourut de ses yeux d’expert les murs, tout en branlant sa tête au rythme de sa musique rock.

« À vue d’œil, la boiserie est tout à fait détériorée, grogna-t-il. Puis-je savoir le prix ?

– Je ne le connais pas, soupira Prosper impatient. C’est mon frère qui s’occupe de tous les biens immobiliers.

– Le prix n’a aucune importance, dit le petit vieux, même si ça me coûtait les yeux de la tête. L’important est de remettre un patrimoine anglais entre des mains anglaises. Il est question ici d’un lieu saint, jeune homme !

– Il est saint pour moi, monsieur, répondit Prosper sèchement. Je ne savais pas qu’il l’était pour vous aussi.

– Cet endroit n’a pas de prix pour un descendant du Général ! s’exclama monsieur Petit. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Sur les fondements de cette maison s’est mise en marche la victorieuse roue de l’histoire.

– La politique ne regarde personne ici, dit Prosper.

– Je suis prêt à débourser illico n’importe quelle somme ! » s’enflamma le petit vieux.

Ses yeux, le droit marron et le gauche bleu, étincelaient comme deux éperons.

« Ici même nous avons mis en déroute et battu à plates coutures nos meilleurs ennemis, créant ainsi les fondements de la concorde canadienne. »

Ayant martelé ces paroles, il sortit de son pardessus un chéquier en cuir, orné de ses initiales A. S. et du blason de la banque.

En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, l’admirateur des carnets de chèques, Willi le Long, lut l’inscription, syllabe par syllabe : The Royal Bank of Lost Colonies.

« Banque Royale des Colonies Perdues, est-ce votre banque ? demanda-t-il. Je n’en ai jamais entendu parler.

– Sa Majesté, la reine mère, se porte garante de nous », trancha monsieur Petit.

Il ouvrit son carnet et mit au jour son contenu, une liasse de chèques jaunis qui avaient l’air d’avoir passé des décennies dans la terre trempée d’eau. Il sortit de quelque part un crayon de couleur et il en lécha le bout. La mine grasse lui laissa une tache violette sur la lèvre inférieure.

« Je suis prêt à verser des arrhes tout de suite, dit-il de pied ferme.

– C’est l’affaire de mon frère, soupira de nouveau le maître des lieux. Notez son numéro de téléphone.

– Je ne me sers pas de téléphone, je suis un homme de la vieille roche », ricana monsieur Petit.

Il lécha encore une fois la mine de son crayon et gribouilla quelque chose au dos d’un chèque. La tache violette sur sa lèvre pendue se doubla. Grâce à elle, il ressemblait de plus en plus à un noyé qui aurait passé au moins une semaine au fond du fleuve.

« Je voudrais explorer la maison, dit-il, le crayon toujours au bout de la langue, surtout la cave et la chambre à coucher. »

Sans attendre que Prosper lui accorde son consentement, le petit vieux se rendit en boitant à l’entrée de la chambre de tante-Agathe d’où il lança un cri extasié. Prosper et ses amis s’empressèrent de le rejoindre afin de découvrir la raison de ce comportement si peu britannique.

La raison était que le lit breton avait repris son apparence macabre. Tendu et défroissé, il portait de nouveau l’empreinte du cadavre. La tête en plâtre ne manquait pas sur l’oreiller, cette sacrée tête que Willi en personne avait emballée dans du papier journal pour la glisser sous le sommier.

« Quelle merveille ! Je n’en crois pas mes yeux ! s’exclama monsieur Petit. Vraisemblablement, un souvenir précieux de votre famille bretonne. En cas contraire, je m’en porte acquéreur sur le coup, j’accepte n’importe quel prix.

– Le buste n’est pas à vendre, l’interrompit Prosper d’un abord bourru.

– Je ne pense pas à la tête, expliqua le petit vieux, en suçant son crayon violet. Je considérais plutôt cette sublime cavité qui me tape dans l’œil.

– Le trou ? balbutia Prosper.

– Mon œil ! objecta Archibald Small. Le trou est un mot trop rude. Ce creux est digne d’un nom plus noble, celui du cœur de cette maison.

– Le cœur ! s’écria Prosper subitement. Seigneur, c’est le cœur d’Akka ! »

En passant outre à l’émoi de Prosper, le vieux bonhomme prit la pose d’un acteur romantique, comme si la chambre funéraire devenait l’avant-scène d’un théâtre et qu’il se trouvait face au trou du souffleur.

« Ouvrez l’œil et l’oreille ! » dit-il.

Il tira de son pardessus une fleur de cire du cimetière, il glissa sa tige dans le coin de ses lèvres, avança sa jambe boiteuse et se mit à réciter d’une voix glapissante.

« Les lilas pour le lit de la jeune mariée,

les roses pour la tête de la matrone,

les violettes pour la fille trépassée. »

Curieusement, pendant son numéro, il cessa complètement de branler sa tête.

Les compagnons le regardaient avec le même étonnement qu’ils suivaient Prosper, en train de s’élancer vers le lit, en répétant ces paroles étranges : « Le cœur d’Akka ! Le cœur d’Akka ! », pour enfoncer ses deux bras jusqu’aux épaules sous le matelas, exactement au-dessous du trou de tante-Agathe.

Au moment où il les sortit triomphalement à la lumière du jour, ses amis avisèrent entre ses mains un objet froissé, couleur olive, dans lequel ils reconnurent avec difficulté un sac militaire, marqué d’une croix rouge dans un cercle blanc décoloré.

« Le cœur d’Akka… le cœur d’Akka ! marmonna Prosper fiévreusement. Il fallait être un fieffé crétin, pour ne rien comprendre !

– Le cœur d’Akka ? » se demandaient ses amis.

Ils leur semblait que Prosper déraisonnait. Ce dernier se retira jusqu’à la cheminée. Il leur tourna le dos pour soustraire à leur regard le sac en plongeant son nez dedans.

Tous gardaient le silence, observant ses épaules osseuses qui se mirent soudain à trembler comme s’il fondait en larmes. Même Archibald Petit, bavard, avala sa langue, mouvant encore sa tête dans le sens du non-non-non, comme s’il connaissait par cœur le oui-oui-oui, le contenu du sac sanitaire.

En effet, ayant tourné la tête vers ses amis, Prosper sécha une larme. Il plia le sac en deux avec beaucoup de soin comme un objet de la plus haute valeur. Il aplanit son couvercle comme s’il le caressait, puis il déboutonna sa chemise et cacha le sac du côté gauche de sa poitrine. Ensuite, il reboutonna sa chemise avec application tel un employé de banque qui ferme son coffre-fort, semblant d’essuyer encore une larme, bien que ses yeux fussent tout à fait secs.

« Bonnes ou mauvaises nouvelles ? demanda Willi.

– Chaque chose en son temps », dit Prosper avec un sourire mélancolique.

Le vieux petit monsieur se ranima :

« Pourrions-nous jeter un coup d’œil à la cave ? J’espère que vous n’avez rien contre ?

– Bien sûr, nous y jetterons un coup d’œil », dit Prosper, mais ses pensées erraient quelque part ailleurs.

Sans dire un mot, il prit une lampe à pétrole au-dessus de la cheminée, alluma la mèche et d’un geste peu aimable montra au visiteur le chemin du sous-sol.

« Si le lit du maître de céans est le cœur d’une maison, sa cave pourrait en être le ventre ! se mit à bavarder Archibald Small. En parlant ventre, je ne pense pas seulement à l’estomac, l’appendice, le duodénum et l’intestin grêle, mais je pense surtout au gros intestin, le rectum, où se déroule la phase cruciale de la digestion, semblable à la putréfaction après la mort, où se rassemblent les restes de nourriture non digérée et les gaz intestinaux, offrant aux excréments leur odeur sublime et incomparable. Je me putréfie, donc je suis !… »

Ce furent les dernières paroles du petit vieux qui parvinrent aux oreilles des amis de Prosper dans la grand-salle, avant que la trappe de la cave ne retombe lourdement derrière l’hôte et son visiteur scatophile.

Assurément, nous ne tarderons pas à les poursuivre dans les sous-sols d’Akka, mais auparavant nous allons prêter l’oreille pour entendre quelques paroles que les amis de Prosper échangeront, serrés autour de la cheminée.

Le premier qui articula une courte phrase fut Yégor.

« Les gaz intestinaux ! fit-il avec répugnance.

– Immonde ! » ajouta Inès, les lèvres pincées.

Le commentaire d’Ampère nous étonna davantage. Sans aucun doute, il surprendra notre lecteur, surtout celui qui ne croit pas aux esprits.

« Avez-vous remarqué, chuchota le frère d’Alpha, que la neige ne fond guère sur Archie le merdophile ? »

Il s’avérait que personne n’y avait prêté attention.

Cependant, les mots d’Ampère étaient plus que véridiques : depuis son arrivée au manoir, et même à proximité de la cheminée, pas un seul flocon de neige n’avait fondu sur les épaules et les accroche-cœurs du vieil homme spectral, comme si un froid noir rayonnait de lui.

« Comment l’expliques-tu ? demanda Willi.

– Fais voir ton dessin, dit Ampère à Duc.

– Quel dessin ? » bougonna Willi.

Pendant que Duc hésitait, Ampère fouilla dans son bloc-notes pour en sortir l’esquisse du tombeau profané que son ami avait jeté sur le papier au cimetière de Saint-Patrick. C’était le dessin d’une pyramide sur le fond d’un bosquet mystérieux. La pierre tombale portait le nom, le prénom et les années de naissance et de mort bien visibles du défunt, accompagnées d’un croquis de la marmaille québécoise : un sexe d’homme avec une pipe, coiffé d’un chapeau melon.

« Le même nom, le même chapeau et la même pipe ! s’exclama Ampère. Cela vous dit-il quelque chose ? »

Cela ne leur disait rien.

« Selon toute probabilité, nous avons affaire à un authentique revenant ! dit Ampère d’une voix étouffée.

– Tu dérailles ! le rabroua Willi.

– Il faut être vraiment écervelé pour pouvoir croire aux vampires au début de ce siècle ! dit Yégor.

– Les deux ombres sur le dessin sont la mienne et celle de Duc, continua Ampère, les yeux brillants. Nous n’étions que deux. La troisième ombre, à qui ressemble-t-elle ?

– Le troisième homme ! s’extasia Alpha.

– Oui, le troisième homme ! » dit Ampère, exultant.

En l’observant débordé de joie, nous comprîmes son jeu, que seul Duc avait saisi avant nous : l’histoire du dessin du cimetière devait lui servir de leurre pour entraîner la superstitieuse Alpha sur la pente glissante d’une nouvelle farce. Le dessein dévoilé, Duc s’empressa de seconder son compère.

« Une certaine similitude entre l’ombre du dessin et notre mister Petit est incontestable, avoua-t-il, mais cela ne prouve rien. Il nous faut une preuve matérielle.

– Des pièces à conviction, il est facile de s’en procurer ! s’enflamma Alpha. Il suffit d’exécuter l’examen de la croix et du miroir !

– Un examen avec une croix ? s’étonna Duc.

– Un examen avec un miroir ? dit Ampère en ouvrant des yeux tout grands.

– En règle générale, en face d’une croix, les vampires prennent la poudre d’escampette, se hâta de leur expliquer Alpha. En ce qui concerne le miroir, tout le monde est au courant : les vampires ne s’y reflètent jamais. Je me différencie de Yégor. Au début de notre siècle, je distingue une véritable floraison du vampirisme, à l’heure où des peuples entiers crachent sur la croix, où des États entiers se vampirisent et disparaissent dans le miroir de l’histoire comme s’ils n’avaient jamais existé !… »

La proposition d’Alpha de recourir à l’examen de la croix et du miroir nous parut pour le moins puérile, même pour une invocatrice des esprits. Naturellement, nous n’avions aucune possibilité de nous ingérer pour l’en dissuader : le devoir d’un humble chroniqueur consiste d’accompagner ses héros.

Nous décidâmes donc de laisser mademoiselle Kreitmann s’exprimer sur le vampirisme nouveau devant ses amis souriants, pour emboîter le pas de Prosper en direction de la cave à légumes, où il courait peut-être un danger en compagnie de son acheteur extravagant.

Heureusement, nos craintes se montrèrent sans fondement. Prosper ne risquait aucun péril.

Nous arrivâmes dans la cave juste à temps pour assister à un nouveau débordement de louanges de monsieur Petit qui dévorait de ses yeux bicolores les grappes scintillantes de champignons, pendues au plafond.

« Mes yeux me trompent-ils ? soupira le petit vieux. Une authentique mérule pleureuse, presque éveillée !

– Oui ou non, Dieu seul le sait, murmura Prosper, le cœur soulevé.

– Je ne me trompe pas, jeune homme ! beugla Archibald Small. Une serpula lacrimans, la grande dévoreuse du bois ! Je l’aurais reconnue même les yeux fermés d’après son parfum. C’est un détail important que vous m’avez caché, monsieur, cela change la valeur de la maison.

– Je n’ai aucune raison de vous cacher quoi que se soit, s’opposa Prosper. Le manoir est âgé d’au moins cent ans.

– Je trouve que vous êtes trop modeste, monsieur le propriétaire. En présence de ces champignons, la valeur de votre belle maison augmente ! s’égaya monsieur Small. Une nichée si abondante de mérules pleureuses est capable d’ingurgiter en quelques semaines la moitié des boiseries de la ville, toutes les colonnes de support, les escaliers, les mansardes françaises, les blasons de la ville en bois sculpté, les institutions francophones et leur langue de bois, la mairie et même les cercueils en bois français !

– J’ai depuis toujours été contre les constructions en bois, déclara Prosper, surtout quand il s’agit de bâtiments administratifs et du patrimoine sépulcrale. Nous savons tous que dans la Vieille Capitale le danger de l’incendie est terriblement…

– Vous ne savez rien en matière de construction ! lui coupa la parole mister Small. La beauté d’un édifice en notre Nouveau Monde repose sur son caractère passager. C’est la base du rêve américain. Détruire tout de fond en comble, extirper les mauvaises herbes et reconstruire ! À en juger l’état actuel des choses, cette colonie de mérules pleureuses abattra votre manoir à ras de terre en moins de quelques mois. Cela redoublera la valeur du terrain.»

Ayant prononcé ces dernières paroles, il se trouva exactement à l’endroit où était dissimulé le trésor de tante-Agathe. Sa tête branlait de plus en plus vite de gauche à droite, comme si dans son casque résonnaient des vibrations souterraines, puis – avant que son hôte ne parvînt à l’en empêcher – il se mit à disperser les caisses poussiéreuses.

« Que faites-vous ! » s’écria Prosper déconcerté.

Saisi d’une brusque colère joyeuse, sans lui donner un seul mot d’explication, le petit vieux arracha la lampe de ses mains. Il éclaira le sol, attrapa une planche et l’enleva. Il s’accroupit devant la fosse avec un soupir de profonde avidité, portant la lampe au-dessus des pierres noires.

« Comment osez-vous ! » bégaya Prosper.

Au lieu de répondre, le petit Petit poussa un nouveau soupir. Sa respiration produisait un bruit strident, comme s’il avait avalé un sifflet.

En se penchant par-dessus son épaule, Prosper, remarqua que le fond de la fosse devenait de plus en plus clair et transparent, de la même façon que lors de sa première descente dans la cave. Il fallut peu de temps pour que dans la pierre apparaisse la spirale bien connue, couvant les plantes, les insectes et les visages d’hommes endormis.

« Je vous prie de vider ces lieux ! » cria Prosper de plus en plus troublé.

Monsieur Small se soucia de ses paroles comme de sa première chemise. Il se jeta à plat ventre au bord de la fosse et approcha la lampe de la spirale pétrifiée, qui commença à remuer telle un serpent, tiré de son hibernation.

« Je pouvais m’en douter ! marmonna-t-il fébrilement, en aspirant cet air malodorant avec délectation. Nous avons déjà souligné que dans une bonne cave, le gros intestin est essentiel. C’est l’organe qui préserve les restes du passé non digéré et qui sert à fabriquer des orages intestinaux.

– Je vous interdis, vieux vicieux ! » hurla Prosper.

Le vieillard passa outre à ses insultes. Il déposa la lampe au bord de la cachette de tante-Agathe. Il posa ses deux mains sur les pierres, de la même façon que Prosper l’eut fait lorsqu’il avait subi une puissante décharge électrique.

« Prenez garde ! s’écria Prosper. Vous jouez votre vie ! »

D’une manière bizarre, le petit vieux faisait semblant d’être insensible aux agents pathogènes du passé. Au lieu d’essuyer un choc douloureux en contact avec le granit, son corps frémit de félicité, saisi d’une agilité juvénile. Transformé de pied en cap, il se dressa et étira ses muscles comme s’il ne savait pas quoi faire de toute sa force débordante.

« Les braves vieux compagnons d’armes ! clama-t-il. Grâce à eux, nous allons chambarder la roue de l’histoire ! Si le courageux capitaine Donald n’avait pas attrapé ici sa blessure mortelle de la main de l’ennemi français, je parie qu’il aurait protégé le Général de sa poitrine. Si le Général avait survécu, tout aurait été différent. La canaille gauloise n’aurait jamais pensé au morcellement du Dominion !

– Quel dominion ? gronda Prosper. Allez-vous-en ! Sinon, ma foi, je vais recourir à la force !

– Les biens anglais doivent impérativement être remis entre des mains anglaises ! trancha Archibald Small revigoré. Entre trois yeux, j’achète vos mérules pleureuses et toutes ces pierres ! Je débourse la somme que vous exigez !

– Pourquoi seulement trois ?… balbutia Prosper. Ce n’est pas conforme aux règles.

– Trois quoi ?

– Trois yeux ! Le Dictionnaire de l’Académie française de 1798 nous engage à recourir au nombre de quatre, à la forme entre quatres yeux.

– Je me bats l’œil du Dictionnaire français ! Je préfère de loin l’American Dictionary of The English Language de mister Webster. C’est ma manière à moi d’user des locutions, dit monsieur Petit, en sortant son œil bleu de l’orbite. L’homme franc appelle un chat un chat. »

Il frotta son œil contre le col de son pardessus et le remit adroitement dans son orbite comme s’il s’agissait du geste le plus naturel au monde.

Stupéfait et dégoûté, Prosper l’observa en train de lécher son crayon.

« Mon frère… essaya-t-il de s’opposer.

– Je n’ai rien à foutre de votre frère, l’interrompit le petit vieux. Je dépose des arrhes ! Quel est votre prix ?…

Même si Prosper s’était décidé à discuter du prix avec monsieur Small, sans consulter son frère, nous n’apprendrons jamais quel fut le montant qu’il réclama, car nos devoirs nous obligèrent à remonter au rez-de-chaussée de la maison, où la compagnie agitée s’était attroupée autour du canapé de Sandrine.

On aurait dit que la jeune femme s’était prise de faiblesse pendant notre absence. Ses amis avaient appelé Soma au secours. Au moment de notre retour de la cave, elle était là, penchée au-dessus de la jeune femme, une tasse d’un breuvage dans la main. Elle força donc Sandrine à aspirer cette panacée populaire deux ou trois fois, avant qu’elle ne plongeât dans le sommeil.

Sandrine était à peine tombée dans les bras de Morphée, que Prosper et monsieur Petit rouvrirent la trappe et remontèrent au rez-de-chaussée, tous les deux en piteux état, la tête et les épaules couvertes d’une pellicule visqueuse et scintillante semblable à la glaire des escargots.

« On sent la maladie ici », furent les premiers mots du chevalier apprenti, Small, qui en lécha ses babines violettes.

Prosper et ses amis échangèrent des regards anxieux, puis ils se tournèrent tous vers Alpha.

Alors qu’elle s’avançait sans hésiter au-devant du vieux monsieur, Alpha la courageuse était prête à le démasquer, armée seulement d’un miroir de tante-Agathe et de la petite croix en or qui pendait autour de son cou.

« Bien cher et digne sieur Petit, s’adressa-t-elle à lui d’une voix un peu tremblante, pourrais-je attirer votre attention sur votre lèvre inférieure ?

– Ma lèvre ? fit-il, incommodé.

– Regardez, elle est toute bleue ! s’exclama Alpha, en lui mettant brusquement sous le nez son outil à détecter les vampires. Cela pourrait être un empoisonnement.

– Un empoisonnement ! » se réjouit le petit vieux.

Il planta son nez dans le miroir devant Alpha et ses amis qui se trouvaient à proximité. Tous distinguèrent dans la glace le reflet distinct de son visage et de son nez en forme de poivron avec deux touffes rouges qui sortaient de ses narines. Ils virent bien ses yeux marron et bleu chassieux qui se moquaient d’eux, ainsi que ses lèvres pendantes et sa langue barbouillées d’encre.

« Une mauvaise habitude contractée à l’école maternelle ! » rit-il sottement.

Alors nous lûmes sur le visage d’Alpha une grande déception, mais, même dans ce moment difficile, notre inventive lionne alsacienne trouva la parade.

« Großer Gott clama-t-elle. Ma petite croix en or et sa chaîne, cadeaux de feue Mütterchen. Je viens de perdre ces chers souvenirs et je supplie l’honnête homme qui les trouverait…

– Ils sont là, à vos pieds, l’interrompit l’honnête fantôme, s’empressant, en homme distingué, de se baisser plus vite que la dame affligée. Armé d’une adresse surprenante, il s’accroupit tel un singe, il se saisit de la croix d’Alpha et se remit debout devant elle en moins de deux.

– Quel raffinement ! » s’extasia-t-il en mordant le cher souvenir d’Alpha.

Attendu que ses examens du miroir et de la croix se révélaient si peu glorieux, éprouvant de la déception, Alpha se retira dans le coin le plus éloigné de la grand-salle, non sans avoir remarqué le sourire malicieux de ses amis, qui annonçait des éclats de rire.

Ils s’assirent devant la cheminée et ils invitèrent monsieur Archibald à se joindre à eux pour se réchauffer les os autour d’un verre. Seul Prosper continuait à se tenir à l’écart, après tout ce qu’il avait entendu sur le passé mal digéré de son pays qui hantait les fondements d’Akka.

L’intention d’Ampère et de Duc était de faire boire le vieux bonhomme, pour qu’il leur dévoile les secrets que ni le miroir ni la croix n’étaient parvenus à percer. En expliquant que l’alcool lui était interdit, monsieur Petit commença par se faire prier, mais finit pourtant par siffler trois verres de whisky sec sans sourciller. Il en aurait même vidé un quatrième si son regard n’était tombé sur le dessin de Duc qui traînait au bord de la cheminée.

« By Jove ! dit-il en avalant de travers son ultime gorgée. Good Lord ! »

Ampère et Duc croisèrent leurs regards en coulisse.

« Heavens ! s’écria mister Small. Qui a dessiné cette horrible chose ?

– Votre humble serviteur, avoua Duc.

– Avec l’autorisation de qui ? se hérissa monsieur Petit.

– Sans autorisation aucune.

– La liberté d’artiste », expliqua Ampère.

Monsieur Small haussa le ton :

« De quel droit ? L’abus de liberté mène tout droit à l’anarchie. Je pourrais déposer une plainte pour violation de biens privés !

– Biens particuliers ? s’étonna Duc.

– Il s’agit de mon caveau familial ! s’exclama le vieux Small. J’exige que l’on efface tout de suite ce graffiti obscène !

– Je n’ai rien inventé, se justifia Duc. Tout simplement, j’ai noté l’état des choses.

– L’état des choses est que vous profanez impunément les tombes ! s’embrasa davantage M. Small. Par chance, nous avons transporté les reliques du Général dans sa patrie. Sinon, il se serait retourné dans sa tombe ici !

– Le général ? demanda Ampère.

– Mon ancêtre, dit brièvement monsieur Petit, les yeux brillants d’orgueil.

– Quel général ? »

En guise de réponse, le vieux enfonça ses deux bras sous son pardessus pour en extirper une cassette, celle qui crachait jusqu’alors la musique rock. Il prit Prosper et ses amis de court. Soudain, il la lança dans le feu pour en sortir aussitôt une autre de sa poche.

Il la glissa sous son pardessus à la place de la cassette rock. Elle se mit à émettre le bruit funeste des tambours militaires, annonçant l’ordre de l’attaque à des soldats. À peine retenti ce tambourinage, Small bondit de sa chaise comme s’il avait eu le feu au derrière et prit la pose menaçante d’un guerrier fictif, un fusil fictif à l’épaule, dans un rang fictif de tirailleurs.

« Treize septembre, dix heures du matin ! s’écria-t-il et braqua une baïonnette fictive sur le ventre d’Ampère.

– Attention, pépé ! l’avertit le frère d’Alpha. On n’est jamais assez prudent avec les armes à feu !

– Le treize septembre à dix heures du matin, de quelle année ? se mêla Duc.

– L’année de toutes les tentations ! répondit le tirailleur spectral, en se tordant d’un rire subit.

– Il s’agit de l’an 1759, lâcha Prosper avec la grimace d’un profond mépris au visage. Nous allons écouter pour la énième fois l’histoire des Britanniques et de leur coup de pied aux fesses des Français sur les Plaines d’Abraham. »

Mister Small fit semblant de ne pas entendre ces paroles malencontreuses. Il s’enflammait de plus en plus en mettant fictivement en joue l’infortuné Ampère.

« Même le vent s’était rangé du côté des Anglais ! clama-t-il. Le vent dissipa les nuages de pluie et le soleil éblouit nos ennemis par ses éclats sur nos sabres. Le jeune et courageux général Wolfe était vêtu de son nouvel uniforme rouge, couleur du sang qui le recouvrait déjà. La première balle lui avait transpercé la main droite, la deuxième l’aine et la troisième son sein, à deux pouces du cœur.

– Dieu merci », murmura Prosper.

Le cœur sur ses lèvres, le chroniqueur de la guerre franco-britannique poursuivit comme s’il n’avait rien entendu. Des larmes de joie lui coulaient des yeux.

« Craignant de perdre connaissance, Wolfe ordonna à son fidèle capitaine Small : “Soutenez-moi, je ne veux pas que mes braves soldats me voient tomber.” Le capitaine Small voulut aller chercher un chirurgien. Le jeune général l’en dissuada : “C’est inutile, dit-il, c’en est fini de moi.” À cet instant quelqu’un s’écria à tue-tête : “Ils fuient ! Ils fuient ! – Qui fuit ? demanda Wolfe. – Les ennemis français ! Ils cèdent de tous côtés !” Conservant son sang-froid, Wolfe ordonna : “Dites au colonel Burton de s’emparer de tous les ponts de la rivière Saint-Charles pour couper la retraite aux fuyards.” Une fois prononcé ce dernier ordre, il se tourna sur le côté en murmurant : “Dieu soit loué. Je meurs en paix.” Et il rendit l’âme dans les bras du capitaine Small. »

Bien avant la fin de cette description du trépas du Général, les auditeurs étonnés avaient pu apercevoir Prosper remuant sur son siège comme s’il était assis sur de la braise. Aux paroles « les Français fuient », il fit un soubresaut, puis, aux mots « Dieu soit loué, je meurs en paix », dans un brusque accès de courroux, il brisa en mille morceaux une belle coupe de tante-Agathe.

« Nom de nom d’un Britannique criblé de balles ! s’écria-t-il. La liste des Anglais dans les bras desquels avait expiré Wolfe n’est-elle pas suffisamment longue ? ! J’en ai dénombré une bonne douzaine dans les chroniques ! Est-ce indispensable de leur ajouter encore le capitaine Small, vraisemblablement votre ancêtre, monsieur Small ? »

Archibald Small le toisa.

« Je n’ai jamais prétendu une chose pareille, dit-il.

– Si, vous l’avez bien affirmé. Vous venez de chanter : “Et il rendit l’âme dans les bras du capitaine Small.”

– Le capitaine Small fut un géant ! dit monsieur Small têtu. C’est tout ce que j’ai voulu avancer. Je n’ai jamais eu la moindre idée de le désigner comme mon ancêtre.

– Alors, qui était votre ancêtre ? l’interrogea Prosper, riant nerveusement. J’espère que ce n’était pas le général Wolfe en chair et en os ?

– Exactement, avoua le vieux avec modestie. Je suis le descendant direct du général Wolfe. »

Ces paroles réduisirent Prosper au silence. Ses lèvres blêmes bougeaient sans proférer un mot. Il brandit une nouvelle coupe de tante-Agathe.

« Apportez un verre d’eau ! » s’exclama Inès.

Naturellement, personne ne bougea. Tout le monde craignait de rater la suite de l’histoire du Général.

Alors monsieur Petit continua son étrange récit :

« Les chroniques nous confirment que le Général mourut sans descendance, mais ce n’est pas conforme à la vérité. Il est vrai qu’il passa la soirée, la veille de la bataille, en compagnie du commandant du bateau Porcupine, John Jarvis, un ami de toujours. Il est vrai que, pressentant sa fin proche, il remit à Jarvis son testament ainsi qu’un médaillon à l’effigie de mademoiselle Catherine Lowther, sa fiancée dans leur douce patrie. Il est vrai que les deux vieux amis s’embrassèrent au moment de leurs adieux, avant que le général valétudinaire ne s’endorme à minuit. Seule cette dernière donnée est contestable et incomplète : le général Wolfe n’a pas plongé dans le sommeil à minuit, mais seulement à trois heures du matin.

– Je brûle d’envie d’apprendre ce qui s’est passé entre-temps ! demanda Alpha surexcitée. Je parie qu’il a eu une apparition, le présage de sa mort prochaine !

– Aucune apparition, chuchota Small d’un ton de conspirateur. Aucun présage de sa mort non plus, mais la visite de la brave Philomène, et la promesse d’une vie nouvelle.

– La brave Philomène ?

– La promesse d’une vie future ?

– Une femme dans la cabine d’un célibataire endurci ? »

En écoutant l’avalanche de ces questions, sans articuler un mot, Prosper ferma enfin sa bouche.

« Une fois John Jarvis parti, le fidèle capitaine Small fit entrer Philomène dans la cabine du Général, continua mister Petit d’une voix caverneuse.

– Un jupon sur ce bâtiment de guerre ! Absurde !

– Une courtisane française, poursuivit Small, embarquée en cachette sur le bateau, déguisée en matelot, elle devint le valet de chambre des officiers. Cette brave Philomène ressortit de la cabine de Wolfe à trois heures du matin. Le fruit de ce bref séjour chez le général fiévreux vit le jour neuf mois plus tard dans un monastère près de Saint-Casimir, le petit Wolfe posthume. Il fut inscrit dans le registre des naissances sous le nom d’Archibald Small, fils adoptif du fidèle capitaine. Ainsi, à la sueur de son front, le grand Wolfe offrit à la Couronne un nouveau sujet fidèle.

– Bougre ! » gémit Prosper entre ses dents.

Suivi du bruit sourd des tambours venant de son casque, le vieillard reprit son récit :

« La tradition orale de la famille Small transmit le secret de Philomène de génération en génération jusqu’à la naissance du dernier des Small, la mienne. En souvenir du premier Archibald Small et durant des siècles, tous les nouveau-nés de la famille, garçons et filles, furent baptisés Archibald et inhumés sous une pierre unique, tous mes cousins, oncles, nièces et tantes, ce qui simplifia aussi le paiement des impôts et des taxes d’héritage… »

Dans un silence où on entendait une mouche voler, le docteur Breton consterné, le doux Prosper qui ne ferait pas de mal à une mouche, fit un geste qui stupéfia tous ses amis. Il bondit de rage sur le petit vieux. Il l’attrapa par le col de son pardessus et lui arracha le casque des oreilles pour le jeter rudement dans le feu.

Le tambourinage cessa instantanément.

Accablé par sa propre brutalité, Prosper tourna le dos à tous les gens présents et s’éloigna vers une fenêtre au fond de la pièce. Quant à monsieur Petit, le sourire débonnaire aux lèvres, il continua à branler sa tête de gauche à droite comme si rien ne s’était passé.

Il sortit de son pardessus un lecteur de cassettes détraqué et le jeta dans la cheminée.

« Nous n’avons plus besoin de ça », fit-il.

Puis, à la stupeur de tous les gens muets, il balança dans le feu le contenu complet de ses poches. C’étaient les accessoires d’un fumeur passionné : une poignée de mégots de cigarettes et de cigares, une pipe, un porte-cigarettes, une blague à tabac, un coupe-cigares, un moule à cigarettes, une boulette de tabac à mâcher et une boîte de tabac à priser. La tabatière dans la main, la gorge serrée, il hésita un bref instant. Il l’ouvrit, il prisa un peu de poudre et il la lança elle aussi dans le foyer en l’accompagnant d’une cascade d’éternuements tonitruants.

« Nous n’avons plus besoin de toute cette fumée, dit-il. Car nous sommes nous-mêmes la fumée. »

Ses éternuements lui redonnèrent de l’entrain.

« Le feu, s’exclama-t-il, le feu purifie mieux que n’importe quelle sangsue française, mieux que n’importe quel purgatif parisien ! Celui qui vous dit cela est quelqu’un qui s’y connaît, le dernier des Archibald !… »

Faisant fi du petit vieux, Prosper et ses amis l’abandonnèrent près de la cheminée, se dirigeant vers une fenêtre sud, celle que Prosper avait clouée au début de la tempête. Le ciel entre chien et loup s’obscurcissait, mais la nuit n’apportait aucun signe d’apaisement. La neige tourbillonnait toujours, le vent grondait dans les cheminées et hurlait sur les tourelles d’Akka. Devant les vitres ensevelies sous la neige, ils écoutaient avec crainte ce bruit. Les yeux pointés vers le fleuve menaçant, ils aperçurent une nouvelle ruée des nuages charbonneux.

Seul Prosper faisait abstraction de la tempête. Il avait d’autres soucis : comment mettre à la porte le vieux fou dont l’ombre branlait infatigablement de la tête à côté de la cheminée. Chose étrange, le feu avait redoublé d’ardeur, bien que personne ne l’ait nourri depuis longtemps. La cheminée éparpillait des étincelles et des tisons enfumés.

« Cet incendiaire nous mettra le feu aux poudres, dit Prosper en grinçant des dents. Je le jetterai dehors.

– Avec ce sale temps ! s’opposa Ampère.

– Il va s’en aller comme il est venu ! clama Prosper suffisamment fort pour que le vieil intrus puisse l’entendre. Le dernier descendant du général Wolfe, une espèce de pyromane !

– N’es-tu pas trop dur avec le pépé ?

– L’enfant posthume du général Wolfe ! dit Prosper, les dents serrés. Le sang qu’ils ont fait couler en 1759 ne leur suffit point. Cette fable infernale avec les descendants de Wolfe doit leur servir pour tisser la toile d’araignée de leurs nouvelles revendications. Le général est mort, vive le général !

– Est-ce possible ? Même deux siècles et demi après la bataille, vous n’arrivez pas à oublier ! s’immisça Yégor. Nous, nous avons pardonné aux communistes.

– Ainsi pardonnent les peuples sans mémoire ! C’est pourquoi les communistes vous tondront de nouveau la laine sur le dos ! s’exclama le maître de maison irrité. Nous, nous avons pardonné, mais n’avons rien oublié ! »

En se dirigeant vers la cheminée, suivi de ses amis, Prosper tremblait, ne pouvant plus contenir sa colère. Il ouvrit sa bouche toute grande pour se mettre à hurler « dehors », mais le mot lui resta en travers de la gorge dès qu’il aperçut la vraie raison du crépitement du feu.

En ce moment pénible où Prosper tente de cracher son « dehors » tel une arête de poisson, notre devoir est de prévenir le lecteur que les événements à venir pourraient blesser sa sensibilité. C’est pourquoi nous suggérons aux âmes délicates de se hâter vers des pages plus sereines.

Pourquoi recourons-nous à un avertissement aussi sérieux ? Pourquoi le mot « dehors » était-il resté en travers de la gorge du docteur Breton ?

Le vieux petit monsieur était assis au lieu où Prosper et ses amis l’avaient laissé quand ils s’étaient précipités vers le lit de Sandrine. Il était affalé dans l’un des fauteuils à bascule et se servait de sa jambe gauche pour se balancer. Quant à sa jambe droite, elle reposait dans le foyer, brûlant comme arrosée d’essence.

Prosper et ses compagnons n’eurent même pas le temps de dire ouf lorsque monsieur Petit souriant détacha une pince à linge de sa cheville enflammée. Il retroussa son pantalon, afin de montrer aux spectateurs médusés une prothèse en bois qui remplaçait sa jambe jusqu’aux genoux. Simultanément, il dénoua un ruban en cuir et, à l’aide de son moignon, il poussa la prothèse au plus profond du feu.

« Oui-oui-oui, dit-il, en secouant sa tête dans le sens du non-non-non. Incontestablement, le feu est le meilleur de tous les purificateurs. »

Prosper fut le premier à reprendre son sang-froid, pour essayer de sauver la jambe incendiée. Il déversa dessus tout un broc d’eau sans succès. Les flammes redoublèrent de plus belle.

« Comment osez-vous ? tonna le maître des lieux. Sous mon propre toit !

– Mon œil ! dit monsieur Petit, l’air bienveillant. Assurément, le toit fait partie de votre propriété, mais la jambe m’appartient et je puis faire avec elle mes trente-six volontés.

– Si cette jambe est la vôtre, ce feu est à moi !

– Le coup d’œil que je porte sur votre feu ne l’use pas, expliqua le vieux. Au contraire, je le nourris de ma jambe.

– Dehors ! hurla Prosper.

– Vous n’allez tout de même pas chasser un vieil homme mutilé par cette tempête ! le désapprouva mister Small.

– Dehors ! Dehors ! vociféra Prosper. Partez comme vous êtes venu ! Sur votre vélo, ou, si vous le préférez, en enfourchant un balai !

– Doucement, cher, tenta de le calmer Ampère.

– Fichez le camp !

– Au point de vue juridique, plaida Duc, la jambe incriminée est réellement la possession exclusive de monsieur ci-présent et personne n’a le droit de lui interdire de la faire brûler, d’autant plus qu’elle ne lui cause aucune douleur.

– Elle ne me fait aucun mal, déclara monsieur Petit. Les seules choses qui me font mal sont les injustices et les contrevérités historiques.

– L’enfant posthume du général ! gronda Prosper, de nouveau enragé. Si vous tenez à l’auto-incinération, allez sur la place publique. N’importe quel centre commercial vous couvrirait d’or pour une animation pareille. Prenez vos cliques et vos claques, monsieur !

– Je pourrai brûler ma seconde jambe, le menaça monsieur Petit. Je pourrai mettre en feu un ou mes deux bras.

– Vous l’entendez ? ! s’écria Prosper. Avec un pyromane de cette trempe, nos pompiers tomberaient sur leurs bottes !

– Pourrions-nous connaître les motifs qui portent monsieur à s’incinérer ? demanda Ampère très poliment. En Extrême-Orient c’est la manière sûre d’attirer l’attention des foules sur une injustice.

– Je ne fais que ça, j’attire l’attention publique sur une grave injustice, expliqua monsieur Petit orgueilleux. Les biens britanniques doivent être remis entre les mains anglaises. Votre domaine est à vendre. J’en suis l’acheteur.

– Le domaine n’est pas à vendre ! trancha Prosper.

– Je suis prêt à payer n’importe quel prix ! clama monsieur Petit, les yeux pétillants. La maison, je la détruirais tout de suite, pour en construire une nouvelle sur ses fondements, la copie conforme d’un vrai palais victorien en vraie pierre de taille, à la place de ce pitoyable faux, construit de sapin et de carton-pâte avec ses tourelles à la noix de coco… »

« Ça alors ! se dit Akka, éprouvant une grande indignation. Le loup mourra en sa peau, hanté par sa haine ! »

Prosper ouvrit grand la bouche pour boucler le bec anglais, mais l’injure qu’il ruminait lui resta en travers de la gorge. La pendule brisée, celle qui le jour précédent avait écrasé le service de cristal, se remit soudain à fonctionner, en battant trois séries de coups distincts. La première était la plus longue et les deux suivantes notablement plus courtes.

« Dix-sept ! dénombra Willi. Cinq… Neuf !

– Qu’est-ce que ça pourrait signifier ? demanda Ampère à voix basse.

– Ça ne peut signifier qu’une seule chose, lui répondit Prosper, le visage assombri. L’an 1759, l’année de la bataille sur les Plaines d’Abraham ! »

Ce prodige fut suivi de nouveaux événements plus insolites les uns que les autres.

Le téléphone se mit à sonner du paquet où Inès l’avait emballé. La voix de coq de Mario qui suivit ne menaçait plus l’infidèle Maria-Stella, mais le vieil unijambiste :

« Sacré cabotin, Dieu m’est témoin, je t’enlèverai la peau des fesses ! »

Ce fut le signal pour qu’un très grand plafonnier, orné de vingt kilos de boules de verres, s’abatte lourdement au pied du fauteuil à bascule d’Archibald Small, alors que, simultanément, un vase sur la table voisine éclata en mille morceaux.

« Les simples âmes infantiles ! cria Archibald Small, en s’esclaffant. Quel gaspillage, quel vandalisme ! » ajouta-t-il entre deux éclats de rire.

Ce blâme moqueur à peine prononcé, son incandescente jambe artificielle explosa dans la cheminée, projetant dans sa direction une douzaine de chicots de bois en flammes. Curieusement, pas un seul ne le toucha, à l’instar des débris de verre un instant plus tôt.

Prosper, Yégor et Willi le Long se précipitèrent pour ramasser les charbons ardents, et les autres entreprirent tout pour se protéger des nouveaux projectiles lancés en direction de Small : des verres à pied, des cendriers et des bibelots de porcelaine.

En ce moment difficile, nous éprouvions un vif désir de nous retrouver à des milliers de kilomètres de cette pluie de verre, surtout au moment où les fusibles électriques au sommet de l’escalier menant à la mansarde commencèrent à sauter et toutes les lumières s’éteignirent instantanément.

« By Jove ! éclata de rire mister Petit. Quoique je n’aie pas froid aux yeux, je n’aimerais guère que la nuit me surprenne dans cette maison hantée ! »

Dès que ses yeux s’habituèrent un peu à l’obscurité, Prosper se saisit de la lampe à pétrole, mais la boîte d’allumettes restait introuvable. Il la découvrit enfin dans le boîtier des fusibles. Au moment où il remit l’interrupteur principal en place, toutes les lampes se rallumèrent.

Le fauteuil à bascule qui abritait jusqu’alors monsieur Petit continuait de tanguer d’avant en arrière.

Vide. Évacué. Nettoyé.

Au bord de la cheminée, à la place du dessin de Duc reposait un chèque de la Banque Royale des Colonies Perdues avec la signature du chevalier spectral Archibald Small. Sur le chèque était libellé la somme de cent soixante-quinze livres sterling et neuf shillings, à la manière des Britanniques d’avant l’adoption du système décimal.

Néanmoins, ce fait ne causa nulle gêne à Duc.

Il approcha le chèque de son nez et le renifla en connaisseur.

« J’aimerais connaître l’imbécile qui a dit que l’argent n’a pas d’odeur ! dit-il en grimaçant avec satisfaction.

– Le fric nous aide à mieux supporter la misère, ajouta Ampère, flairant le chèque, lui aussi. Ça sent une banque enterrée depuis des lustres.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? sursauta Duc.

– La banque d’Archie n’existe plus depuis au moins cent ans.

– Nom d’un chèque en bois ! » tressauta Duc en même temps que devant la maison retentissait le timbre de la bicyclette.

Tout le monde s’élança vers le vestibule. Là les attendait la porte ouverte. Elle se balançait comme le fauteuil du petit vieux.

Il ne neigeait plus et le vent s’était apaisé.

Archibald Small, le messager de la mort hanté par la vie, avait disparu comme si les ténèbres l’avaient englouti. Le son de sa clochette s’éloignait rapidement en direction du cimetière Saint-Patrick et sous peu s’éteignit. Ils distinguèrent dans la neige ses traces fraîches : une ornière étroite qui devait provenir de la grande et de la petite roue du vélocipède, ainsi que les empreintes du pied gauche de l’homme. La chaussure spectrale s’était imprimée nettement dans trois ou quatre endroits à distance d’à peu près un mètre, pour disparaître avec la trace des roues au bout du perron dans une congère.

« Incroyable ! ronchonna Duc, l’auteur du dessin, le faussaire trompé. Le sacré fraudeur a décampé sur une seule jambe !

– Certains êtres se déplacent à leur guise, sans se servir de leurs jambes, des accessoires décoratifs, dit Alpha dans un sourire énigmatique. De même que la tête ne sert à certains autres que pour le port du chapeau.

– Ceci n’est pas très catholique, médita à haute voix son frère, protestant convaincu. Le bonhomme a dit qu’il craignait la nuit. Dans des conditions normales, les vampires fuient la lumière du jour.

– Les conditions changent et imposent souvent de nouvelles habitudes », soupira Alpha, errant de son regard mélancolique dans le désert neigeux.

À part la nostalgie, nous sentions dans sa voix l’ombre d’une envie. Paradoxalement, il arrivait parfois aux vivants d’envier ceux qui, virtuellement, ne le sont plus.

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