Cette nuit-là, derrière un village, au clair de lune d’été, Madeleine attend Tristan pour la première fois. Il est parti d’une ferme éloignée dans les champs, à la chute du jour. Sur le pas de la porte, la tête inclinée dans la buée qui monte du soir, un enfant chantait en clouant un petit chariot. La lisière de la nuit frôlait silencieusement le météore sous le feuillage traînant des marronniers.
Les pieds dans l’herbe, à la barrière d’un verger profond, la fille perdue est une mince ombre bleue qui guette et se penche sur la nuit. Aussi loin qu’elle regarde, des pelouses de rosée désertes scintillent obscurément. Elle se parle à elle-même :
« Je voudrais partir avec lui, s’il venait, dit-elle. Je voudrais recommencer le premier voyage que je fis, une nuit d’été, pour aller à la ville, lorsque j’étais une petite fille très pieuse. La grande voiture à bâche blanche des paysans se balançait entre les saules et les puits des jardins. Nous sommes passés sur les ponts et j’entendais l’eau invisible parler sous la traînée de brume. Tandis que j’imaginais lointaine, étrange, hors de la terre, la ville où nous allions, je me suis assoupie dans un demi-sommeil. Enveloppée dans des couvertures, j’ai senti glisser sur mes yeux, aux tournants, les branchages nocturnes ; et, près de moi, jusqu’au matin, deux voix qui ne dormaient pas ont parlé tout haut du cheval, du pays et des astres. Puis la fraîcheur du jour m’a glacé les paupières comme de l’eau : la voiture est arrêtée aux portes de la ville mystérieuse où nous allons entrer ; et, sur la route, un homme nous parle… Ses premiers mots, je me rappelle, avant de m’éveiller sont entrés dans mon songe. C’étaient d’abord des fleurs inconnues longtemps silencieuses et qui éclatent soudain l’une après l’autre comme une phrase. Puis cette phrase était sur la bouche séchée de quelqu’un d’immense qui s’était arrêté près de moi, épuisé de fatigue. Et, avec cette parole de songe, il m’offrait un royaume où des sources d’eau vive étanchent tous les désirs et toutes les soifs… »
* * *
Le paysan qui la salue dans l’ombre est beau. Ce long visage de passion, où tant d’âmes de femmes se sont regardées, possède le charme divers des rêves où il passa. C’est un paysan, rasé haut, qui salue Madeleine avec le geste solennel des contrées nocturnes qu’il quitta. Mais c’est aussi, lorsqu’il se tourne vers le clair de lune, un enfant de septembre qui fait chauffer à un feu dans les bois son amour égaré ; et il regarde à travers l’air tremblant comme un voile de soie bleue. S’il baisse la tête, on croit voir, sur la terrasse, avec les larmes d’ombre qui creusent ses joues, le prince malade qui cherche une âme.
Il s’est assis près de Madeleine, sur un talus, au bord du vaste clair de lune, comme un paysage sous mer. Elle rit, sous son grand chapeau obscur, les mains appuyées dans les menthes, et demande :
« Avez-vous connu d’autres femmes ? »
Un instant, il baisse la tête sans répondre. Derrière eux, vers une maison abandonnée, à demi-cachée dans les feuilles, comme un moulin, on entend monter le calme bruit d’eaux que fait la nuit. Alors, plus gravement, elle demande :
« Quelle était la plus belle ?
— Certes, répond-il, j’ai connu d’autres femmes. Mais aucune n’a compris ce que je demandais ; et les plus belles ont cherché désespérément ce qu’elles pourraient donner ; – et j’en ai eu grand’pitié. Je me rappelle :
« Celle qui, près d’un château en fête, allumé dans les arbres, tandis que s’éteignaient au piano les dernières bougies avec les derniers airs de danse, dansait pour moi dans une allée demi-obscure du parc. Elle dansait pour me faire joie, mais, s’apercevant que sa danse ne consolait pas ma mine, le grand geste gracieux se brisait et elle fondait en larmes.
« Celle qui est entrée chez moi, toute nue, vers les dernières heures de la nuit ; et elle m’offrait son pauvre corps avec la voix de quelqu’un qui a perdu son chemin et qui offre tout ce qu’il a pour le retrouver.
« Il y en eut d’autres qui crurent comprendre l’espace d’un instant, et qui ont pris peur :
« Celle qui eut l’idée de venir au premier rendez-vous avec un manteau de pauvresse ; – et qui ne revint pas.
« Celle que j’ai rencontrée avec sa sœur aînée dans les jardins d’une ville, une nuit d’été. Comme je parlais plus doucement à l’aînée, parce que la plus petite m’attirait davantage, celle-ci qui ne disait rien est partie, et jamais on n’a su où elle s’était enfuie et, jamais on ne l’a revue. – Ah ! de celle-là est-ce que je n’ai pas tout eu ?
— Malheureuse, dit Madeleine, sans lever la tête, malheureuse, par un soir comme celui-ci, l’âme qui ne s’est pas détachée, malheureuse celle qui n’a pas risqué le départ admirable !
— Et pourtant, poursuit le paysan, je me suis approché, certains soirs tragiques, de ce que j’ai tant cherché, je me suis approché de l’âme jusqu’à l’entendre battre contre mon cœur : « Un dimanche matin, – me racontait une jeune femme, – dans la maison de campagne où nous étions seules avec des enfants, le plus petit s’est fait couper les doigts dans une machine. Parce qu’il avait désobéi et craignant d’être grondé par sa mère, il se cachait en disant : Je me suis marché sur la main. Mais au soir, nous avons compris, lorsque, raidi de fièvre, il était déjà perdu… » Et j’imaginais, dans la maison des femmes, cette mort enfantine, la nuit : je sentais, au contact de cette chose monstrueuse, leur âme palpiter. »
Alors Madeleine se tourne vers lui. À mesure qu’elle lève la tête, la clarté de songe modèle sous son grand chapeau, comme avec une main, le fin visage de marbre. De ses doigts qui brûlent, embarrassés dans son écharpe, elle touche la main du paysan appuyée dans l’herbe. Elle dit, avec ce lent sourire qui désolait les hommes à force de douceur :
« Je connais des soirs de fête, mon ami, plus tragiques encore. La servante allume çà et là des feux sur le mur ; des ombres passent et le désir de je ne sais quelle autre fête sans fin vous arrête sur le pas de la porte comme un vertige soudain.
« Je connais, au retour des parties de plaisir, ces gonflements de cœur pareils à de chaudes vagues sanglantes qui vous détachent. Le bruit des pas fatigués semble creuser le chemin d’ombre. Certains marchent dans les champs qui bordent la route ; et l’on voit, par instants, leurs visages entre les branches, à la clarté de la lune. Conversations à voix basse… L’enfant qui s’est aperçu, durant la journée de plaisir, qu’il aimait la femme de son frère, marche silencieusement, plein de détresse, et soudain, bute dans l’ombre et se fait mal ; alors incapable de lutter davantage il s’appuie contre l’épaule de l’aîné qui le relève, et sanglote longuement.
« Et encore : l’instant du départ aux beaux jours d’été, lorsque, les volets accrochés à la porte vitrée, les malles déjà parties, avant de fermer à clef la dernière porte, on se penche dans le vestibule obscur pour écouter la voix sourde et merveilleuse qui appelle.
« Oh ! mon ami, tous mes amants m’ont ennuyée. Ce sont tous gens d’ici qui se sont ruinés à chercher des fêtes où je ne fusse jamais allée. Mais avec vous, qui gardez à votre vêtement l’odeur humide des chemins nocturnes, je partirai pour un voyage nouveau. Je connaîtrai les salles obscures de vos domaines, avec les grands lustres jaunes qui pendent des poutres après la moisson, les paysans, n’est-ce pas ? se préparent la nuit pour des noces et des fêtes. Et le jour venu, dans la fumée verte qui monte des enclos villageois, les enfants ravis d’une joie parfaite, tournoient en des jeux pleins de cérémonies. »
Cependant, derrière, eux, dans les vitres de la maison abandonnée, flambent toutes les lueurs de la nuit. Soir des noces ! Comme une jeune femme qu’on attend sort d’entre les arbres où elle s’était cachée, la douce maison lourde s’est éclairée dans ses massifs. Appuyée au bas de la voie lactée, la grande vitre s’enflamme ; et l’on pense à une baie mystérieuse ouverte sur une autre aurore. Alors, pareils à deux nouveaux époux, qui n’ont pu supporter le bonheur sans démence, Madeleine et Tristan s’enfuient. Elle marche près de lui ; l’haleine de ses paroles pressées semble plus douce qu’un bras de femme autour du cou ; on la devine encore au loin, tournant vers lui ses beaux yeux invisibles. Puis, une vague de la nuit, plus obscure que les autres, déferle et les emporte.