« … le jour du Seigneur viendra comme un voleur qui vient la nuit ».
Aux fenêtres des chambres qui donnent derrière la ferme, s’agitent dans la lune d’avant minuit, les branchages d’un arbre déraciné par la foudre. Cela joue sur les rideaux blancs des lits endormis tout au fond. Cependant la nuit est calme. Les enfants dorment. De grands jardins blancs et noirs glissent sous les fenêtres, avec, par instant, des visages admirables qui regardent à la vitre.
Sur le devant, la cour balayée comme à la veille d’une fête, luit faiblement dans la nuit. La treille et les branches d’un chêne et les nids de colombes reposent, appuyés à la façade nette et sans ombre, pareille à un décor, avant que le jour vienne et qu’il se passe quelque chose.
C’est en ce lieu, entre le mur et le chêne, dont ils écartent les branches comme des nénuphars, que Madeleine et Tristan émergent de la nuit où ils ont plongé. Ils se concertent un instant tout bas et poussent la porte. Dans la grande salle où donnent les écuries mal fermées, pleines de paille qui fume, deux lustres obscurs descendent sur une table immense autour de laquelle des gens rassemblés veillent. Des alcôves profondes s’enfoncent dans les murs. De vieilles horloges travaillées luisent comme des trésors dans les couloirs ouverts. Et, debout sur le carreau ciré, toute trempée de rosée, comme une nouvelle servante qui arrive le soir, Madeleine regarde.
Il y a là tous ceux que la fièvre de cette nuit réveilla. Ils s’apprêtent pour un départ ; ils veillent dans l’attente d’on ne sait quel bonheur. Au bout le plus obscur de la table, un vacher roux, la tête penchée sur sa blouse, mange, avant de partir, sa pitance amère. Il n’ira plus sur la colline garder les bêtes dans les prés de scabieuses lorsque la cloche de huit heures parle, avec regret, des belles matinées enfantines. Il ne s’accoudera plus au petit mur, à l’heure où le soleil penche les ombres, pour regarder au loin, plein de nostalgie. On ne rira plus de son visage couturé.
Derrière lui, dans l’escalier ciré, immobiles, leurs souliers à la main, les enfants qui se sont levés et habillés, regardent, muets de terreur et d’émerveillement, la femme inconnue. Ils savent que cette fois on leur pardonnera de ne pas dormir toute la nuit. On leur mettra, pour partir avec tout le monde, leurs plus beaux habits. Ou les emmènera jouer dans un pays de tuileries et de couvents abandonnés, où l’on découvre, en se poursuivant à la tombée de la nuit dans les couloirs et les souterrains, l’entrée d’une ville immense qui flamboie dans un autre été.
Deux vieillards sont assis sur un banc, prêts à partir, tout raidis dans leur linge empesé. Ce sont les deux vieux qu’on a pris en pension dans la chambre du haut, et qui s’en vont secrètement toutes les nuits essayer des machines. Si elles pouvaient marcher, pensent-ils, le monde, le lendemain matin, serait comme une route éternelle où de grands bergers aux carrefours silencieusement vous montreraient votre chemin.
Une femme fait dans l’ombre, au-dessus de l’évier, pour le laitage, de calmes gestes démesurés comme on en fait dans l’eau. Lorsqu’elle vient, en posant un bol sur la table, plonger son visage dans la clarté, on découvre que ses traits amers, sous la grande aile grise de la chevelure, durent être beaux. Pensée plus déchirante que le pire remords cette femme inconnue doit avoir été belle ! Le lendemain de ses noces, un matin de juin, se trouvant seule dans une allée du vieux jardin, la mariée s’est arrêtée soudainement, baissant la tête et pensant « Jamais plus je ne serai jeune. Jamais plus je ne serai belle. » Et depuis il lui faut lutter secrètement contre cette révolte plus douloureuse à vaincre qu’une montée de larmes.
Mais cette nuit, l’affreux désir coupable l’a réveillée comme les autres :
« Je veux partir aussi, dit-elle, je veux partir à l’aube, je ne sais où, pour trouver enfin la joie, la joie qui ne finit pas.
— Oh ! ma sœur qui êtes belle… » lui répond la fille perdue ; et les voici qui causent toutes les deux à voix basse. Alors tous les autres se rapprochent, les entourent, et le grand colloque s’engage enfin. Serrés près de la porte, visages pressés sous la lueur de l’imposte, voyageurs égarés qui se montrent un feu dans la nuit, ils parlent du pays merveilleux où ils veulent partir, pays de leur désir et de leur regret :
« Des routes indéfinies s’enlacent aux coteaux et passent sur les vallées, pareilles à des traînées de brume blanche, qui tournoient au-dessus des lacs de la nuit.
— Dans toutes les cours, c’est le matin des noces : une voiture où l’on charge des bagages attend ; et l’odeur des syringas fait défaillir, au moment où ils grimpent sur le marchepied, les deux enfants trop heureux.
— Entre les feuilles des arbres, lorsque sonne midi, on aperçoit dans la vallée le reflet d’un village merveilleux, si creux que le regard d’abord ne l’avait pu découvrir, comme le visage entre les fougères dans l’eau du puits profond. »
Mais la fille coupable, qui dans toutes les fêtes et toutes les joies de ce monde a roulé, leur dit :
« Le pays que vous avez découvert dans le secret de votre cœur, je l’ai cherché longtemps et vainement sur la terre.
— Et nous, répondent-ils, chaque soir nous restons longuement, les yeux ouverts dans les ténèbres, imaginant demain, peut-être, nous nous éveillerons dans la contrée étrange ; demain l’aurore merveilleuse… »
Et soudain tous se sont tus, s’apercevant qu’au dehors, à cette heure de minuit, le jour avait éclaté partout ; et que, silencieusement, avant d’entrer – le bras étendu contre le mur comme une treille – l’ange Gabriel les regardait par l’imposte avec « des yeux plus beaux que le vin ».