Chacun de mes pas racle la terre. Il est minuit, et je traîne une troupe d’hommes derrière moi. La route s’enfonce entre des arbres, là où la nuit même ne nous éclaire plus.
C’était hier le dernier jour d’été ; et Bertie, le paysan qui marche à mon côté, me dit : « Ça va être l’époque des fêtes, à présent, chez moi. On revient la nuit ! » – Bertie, puisque c’est déjà fini, l’été, puisqu’il n’y faut plus penser, déjà, je voudrais connaître vos fêtes d’hiver, et la fièvre des retours par vos grands chemins noirs. Du côté où souffle le vent, les poteaux de télégraphe ont une raie de neige. Deux amants perdus se parlent à voix basse, le long de la haie. Fête des cœurs !… Halte sans fin dans la nuit ! Et voici qu’est éclose leur maison toute pleine de grandes lueurs, qui font croire à des feux ou à l’aurore. Ce n’est pourtant qu’une cabane de cantonniers : le vent, depuis longtemps, y a fait son passage, et l’on entend claquer la neige et la pluie qui tombent en flaques. Mais les deux amants glacés pensent sans rien dire : « Le bonheur entrera dans la maison violette avec le petit jour. La porte lui sera familière comme au facteur que les époux guettent chaque matin sur la route. Car c’est ici, par cette nuit de décembre où nous sommes fous, que nous avons établi notre maison, notre royaume précaire et merveilleux. Les branches que nous avons rapportées de la fête et suspendues auprès de la croisée, frémissent au matin. Bientôt nous allumerons le feu de la journée. La fête pour nous ne finira pas ! »
Mais moi je continue à cheminer au fond du trou, menant mon troupeau d’hommes aveugles. Aux bords de l’horizon, la lueur de toutes les étoiles qui sont de l’autre côté nous fait, depuis deux heures, croire à la fin de la nuit. Je pense marcher dans l’eau, tant il me faut lutter pour avancer. À chaque pas, je bute du genou contre l’obscurité. Si je veux savoir ce que j’ai devant moi, j’étends la main. Je ne vois pas mes pieds, j’entends leur bruit pénible et lent, que double le battement de mon cœur. Tout est malaisé ! La pensée même est empêtrée dans ce paysage invisible. Seule, une vanité me reste, comme une petite flamme misérable : « De tous les hommes qui geignent ici, me dis-je, je suis le seul à connaître notre mal, qui est l’attente du jour. » Alors s’élève, comme un reproche, la voix de mon frère qui marchait près de moi dans la nuit. J’entends, comme un bâillement, comme s’il demandait grâce, Bertie le paysan m’appeler et dire : « Ho ! qu’il me tarde qu’il fasse jour ! »