On n’est pas des bœufs

Alphonse Allais

1896

Un excellent truc

Ce fut moins de la stupeur que du vertige qui s’empara de mes sens quand l’hôtelier me remit ma petite note.

Puis, le sang-froid me revint :

– Cet imbécile, pensai-je, se trompe de facture et me donne celle d’une nombreuse famille installée chez lui depuis fort longtemps.

Mais, non ! pas du tout, c’était bien ma petite note.

Comment diable, en deux jours, dans cet hôtel de troisième ordre, en pleine morte-saison, sans avoir fait l’ombre d’une petite fête, avions-nous pu, à deux, dépenser plus de cent francs.

Alors, j’épluchai mon compte, et, de nouveau, le vertige étreignit mon crâne.

– Pardon, monsieur l’hôtelier, commençai-je, vous nous comptez quatre jours de présence en votre établissement, alors que nous n’y demeurâmes même pas trois jours, puisque, arrivés lundi soir, à l’heure du coucher, nous filons aujourd’hui jeudi dès le matin.

– Lundi, mardi, mercredi et jeudi, ça fait quatre jours.

– Vous n’avez pas, pourtant, la prétention de nous compter la journée de lundi, où nous passâmes vingt minutes chez vous, ni celle d’aujourd’hui jeudi, que nous inaugurons à peine.

– C’est une habitude de la maison, monsieur, toute journée commencée est due intégralement.

– Alors, c’est différent… Mais, m’expliquerez-vous pourquoi vous nous comptez deux francs d’éclairage électrique par jour ?

– Nous comptons un franc de lumière électrique par personne et par jour !

– Mais, nom d’un chien, nous n’avons même pas aperçu le bout de la queue de votre électricité !

– L’électricité ne marche pas en ce moment, mais je vous ferai remarquer que vous n’en avez aucunement souffert, puisqu’on vous a donné la bougie à la place.

– On nous a donné… on nous a donné… vous en parlez à votre aise, car vous nous la comptez fichtre bien sur mon mémoire, votre bougie !

– Bien sûr que je vous la compte ! Si vous croyez qu’on m’en fait cadeau à moi, de la bougie !

– Alors, si vous nous comptez la bougie, ne nous comptez pas l’électricité !

– Impossible, monsieur, l’électricité c’est dans la dépense ordinaire, la bougie c’est de l’extra.

– Et cette fourniture de papeterie, 1 fr. ? Nous n’avons rien écrit chez vous.

– Vous, non. Mais on a écrit pour vous chaque jour.

– Qui ça ?

– Nous, à l’hôtel. Le soir que vous êtes arrivés, on vous a remis du papier, une plume, de l’encre, pour écrire votre état-civil. Chaque jour, à chaque repas on vous a donné un menu. C’est de la papeterie, ça !… Et encore maintenant, cette note que je vous remets, c’est encore de la papeterie !

Qu’auriez-vous répondu à cet homme ?

Je renonçai à poursuivre une discussion où j’étais battu d’avance.

Cependant, je crus devoir m’en tirer par l’ironie ; mais mon ironie glissa sur l’âme de cet industriel, sans plus l’incommoder que le ferait un bouchon de liège jeté par une petite fille sur la peau de l’hippopotame du Jardin zoologique d’Anvers.

J’arborai mon air le plus sardonique.

– Il n’y a qu’une chose que vous avez oublié de compter sur votre note : ce sont les punaises !

– Ah ! vraiment ! Vous avez eu des punaises ?

– Des tas !

– C’est très curieux, ce que vous me dites là !… Nous essayons souvent de les chasser ; quelquefois nous réussissons, mais toujours elles reviennent, les satanées petites bêtes !

– Ah ! elles reviennent ?

– Infailliblement !

– Eh bien ! voulez-vous que je vous donne un truc pour qu’elles ne reviennent pas ?

– Très volontiers !

– Voici : la prochaine fois que vous les apercevrez, montrez-leur une note dans le genre de celle-là, et je vous f… mon billet qu’elles ne reficheront jamais les pieds chez vous.

Je sortis le cœur un peu soulagé.

Utilité à Parisdu Bottin des départements#id___RefHeading__1235_858062255

Vraiment, j’avais beau chercher au plus creux de mes souvenirs, il m’était impossible de me rappeler le monsieur qui me tendait si cordialement la main.

Ou plutôt, je me le rappelais vaguement, comme un monsieur qu’on peut avoir vu quelque part, mais où ? mais quand ? mais dans quelles circonstances ?

– Chacun son tour, alors, fit-il d’un ton enjoué. Il y a quelques années, c’est vous qui m’avez reconnu ; aujourd’hui, c’est moi !

– Monsieur Ernest Duval-Housset, de Tréville-sur-Meuse.

Je jouai la confusion, la honte d’un tel oubli ! Comment avais-je pu ne point me rappeler la physionomie de M. Ernest Duval-Housset que j’avais connu à Tréville-sur-Meuse, puis revu dans la suite à Paris ?…

Notez que, de ma vie, je n’ai mis les pieds à Tréville !

Cette histoire-là est toute une histoire !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y a quelques années, mon ami George Auriol et moi, nous arrêtâmes un jour à la terrasse du café d’Harcourt, et nous installâmes à une table voisine de celle où un monsieur buvait un bock.

Comme il faisait très chaud, le monsieur avait déposé, sur une chaise, son chapeau, au fond duquel mon ami George Auriol put apercevoir le nom et l’adresse du chapelier : P. Savigny, rue de la Halle, à Tréville-sur-Meuse.

Avec ce sérieux qu’il réserve exclusivement pour les entreprises de ce genre, Auriol fixa notre voisin ; puis, très poliment :

– Pardon, monsieur, est-ce que vous ne seriez pas de Tréville-sur-Meuse ?

– Parfaitement ! répondit le monsieur, cherchant lui-même à se remémorer le souvenir d’Auriol.

– Ah ! reprit ce dernier, j’étais bien sûr de ne pas me tromper. Je vais souvent à Tréville… J’y ai même un de mes bons amis que vous connaissez peut-être, un nommé Savigny, chapelier dans la rue de la Halle.

– Si je connais Savigny ! Mais je ne connais que lui !… Tenez, c’est lui qui m’a vendu ce chapeau-là.

– Ah ! vraiment ?

– Si je connais Savigny !… Nous nous sommes connus tout gosses, nous avons été à la même école ensemble. Je l’appelle Paul, lui m’appelle Ernest.

Et voilà Auriol parti avec l’autre dans des conversations sans fin, sur Tréville-sur-Meuse, localité dont mon ami George Auriol ignorait jusqu’au nom, il y a cinq minutes.

Mais moi, un peu jaloux des lauriers de mon camarade, je résolus de corser sa petite blague et de le faire pâlir d’envie.

Un rapide coup d’œil au fond du fameux chapeau me révéla les initiales : E.D.-H.

Deux minutes passées vers le Bottin du d’Harcourt me suffirent à connaître le nom complet du sieur E.D.-H.

Entrepositaires : Duval-Housset (Ernest), etc.

D’un air très calme, je revins m’asseoir et fixant à mon tour l’homme de Tréville :

– Excusez-moi si je me trompe, monsieur, mais ne seriez-vous pas M. Duval-Housset, entrepositaire ?

– Parfaitement, monsieur, Ernest Duval-Housset, pour vous servir.

Certes, M. Duval-Housset était épaté de se voir reconnu par deux lascars qu’il n’avait jamais rencontrés de son existence, mais c’est surtout la stupeur d’Auriol qui tenait de la frénésie :

Par quel sortilège avais-je pu deviner le nom et la profession de ce négociant en spiritueux ?

J’ajoutai :

– C’est toujours le père Roux qui est maire de Tréville ? (J’avais à la hâte lu dans le Bottin cette mention : – Maire : M. le docteur Roux père.)

– Hélas ! non. Nous avons enterré le pauvre cher homme, il y a trois mois.

– Tiens, tiens, tiens ! C’était un bien brave homme, et, par-dessus le marché, un excellent médecin. Quand je tombai si gravement malade à Tréville, il me soigna et me remit sur pied en moins de quinze jours.

– On ne le remplacera pas de sitôt, cet homme-là !

Auriol avait fini, tout de même, par éventer mon stratagème.

Lui aussi s’absenta, revint bientôt, et notre conversation continua à rouler sur Tréville-sur-Meuse et ses habitants.

Duval-Housset n’en croyait plus ses oreilles.

– Nom d’un chien ! s’écria-t-il. Vous connaissez les gens de Tréville mieux que moi qui y suis né et qui l’habite depuis quarante-cinq ans !

Et nous continuions :

– Et Jobert, le coutelier, comment va-t-il ? Et Durandeau, est-il toujours vétérinaire ? Et la veuve Lebedel ? Est-ce toujours elle qui tient l’hôtel de la Poste ? etc., etc.

Bref, les deux feuilles du Bottin concernant Tréville y passèrent. (Auriol, moderne vandale, les avait obtenues d’un délicat coup de canif et, très généreusement, m’en avait passé une.)

Duval-Housset, enchanté, nous payait des bocks – oh ! bien vite absorbés ! – car il faisait chaud (l’ai-je dit plus haut ?) et rien n’altère comme de parler d’un pays qu’on n’a jamais vu.

La petite fête se termina par un excellent dîner que Duval-Housset tint absolument à nous offrir.

On porta la santé de tous les compatriotes de notre nouvel ami, et, le soir, vers minuit, si quelqu’un avait voulu nous prétendre, à Auriol et à moi, que nous n’étions pas au mieux avec toute la population de Tréville-sur-Meuse, ce quidam aurait passé un mauvais quart d’heure.

Le bouchon#id___RefHeading__1237_858062255

Parmi toutes les désopilantes aventures survenues à mon ami Léon Dumachin, au cours de son voyage de noces, voici celle que je préfère :

– Après deux ou trois jours passés à Munich – c’est mon ami Léon Dumachin qui parle – après deux ou trois, dis-je, jours passés à Munich, nous annonçâmes notre départ pour ce petit délicieux pays de Kleinberg.

Un excellent homme, devant qui j’avais émis cette détermination, me regarda, regarda ma jeune femme, et, tout à coup, se mit à ressentir une allégresse muette, mais énorme, une allégresse qui secouait son bon gros ventre de Bavarois choucroutard.

– Quoi ? m’informai-je, qu’y a-t-il donc de si comique à ce que nous partions, ma femme et moi, pour Kleinberg ?

– Vous allez à Kleinberg, répondit le voleur de pendules (style patriote), et vous descendez sans doute à l’auberge des Trois-Rois ?

– C’est, en effet, celle qu’on nous a indiquée.

– Et à l’auberge des Trois-Rois, on vous donnera certainement la belle grande chambre du premier ?

– Je ne sais pas.

– Moi, je sais… C’est la chambre qu’on réserve toujours aux jeunes ménages, en évident voyage de noces.

– Ah !

– Parfaitement !… Eh bien ! méfiez-vous du bouchon.

– Le bouchon !… Quel bouchon ?

– Comment, vous ne connaissez pas la petite plaisanterie du bouchon ?

– Je vous avoue…

Ce vieux excellent bourgeois de Munich – car il était excellent – me raconta le coup du bouchon.

La chambre en question, celle qu’à l’auberge des Trois-Rois on réserve aux jeunes ménages, est garnie d’un lit qui est précisément situé juste au-dessus d’une petite salle du rez-de-chaussée, laquelle sert d’estaminet privé où, le soir, viennent s’abreuver, toujours les mêmes, quelques braves commerçants de Kleinberg.

Au sommier du lit est attachée une ficelle qui, passant à travers un trou pratiqué dans le parquet, pend dans la petite salle du dessous.

Au bout de la ficelle, un bouchon.

Vous devinez la suite, n’est-ce pas ?

Le moindre mouvement du sommier agite la ficelle et se traduit, en bas, par une saltation plus ou moins désordonnée du bouchon.

Voyez-vous d’ici la tête des calmes bourgeois de Kleinberg, buvant et fumant toute la soirée, sans quitter des yeux le folâtre morceau de liège !

D’abord, petit mouvement, quand la dame se couche.

Et puis, plus gros mouvement, quand c’est le monsieur.

Et puis… le reste.

Des fois, paraît-il, le spectacle de ce bouchon gambilleur est tellement passionnant que les buveurs de bière des Trois-Rois ne s’en détachent qu’au petit jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je remerciai vivement mon obligeant vainqueur de sa révélation, et me promis d’échapper aux indiscrets constats des Kleinbergeois.

D’autre part, je ne me sentais pas le droit de priver ces braves gens d’une innocente distraction qui, en somme, ne fait de tort à personne.

Et j’imaginai un truc, un véritable truc d’azur, dont, à l’heure qu’il est, je me sens encore tout fier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les choses se passèrent comme il était prévu.

Arrivé à l’auberge des Trois-Rois, le soir, je m’aperçus, d’un rapide coup d’œil, que la chambre à nous donnée était bien la chambre au-dessus de la petite salle.

Un autre coup d’œil plus rapide encore me révéla la présence de la ficelle transmetteuse.

Je pensai au bouchon momentanément immobile, mais prêt aux plus fous chahuts.

Je vis, dans mon imagination, les bonnes têtes des gens de Kleinberg doublement réjouis à l’idée que c’étaient des Français qui allaient leur donner la comédie, ce soir.

À la grande stupeur d’Amélie, qui ne savait rien, je me mis à plat ventre, muni d’une paire de ciseaux et de notre réveille-matin de voyage.

Usant de mille précautions pour éviter tout mouvement intempestif à la ficelle, je la coupai, cette ficelle, et en attachai le bout à l’extrémité de l’aiguille des minutes de ma petite horloge, que je plaçai au bord du trou.

Et voilà !

Comprenez-vous ?

Et voyez-vous d’ici la tête de ces braves gens, en bas, avec leurs pots de grès et leurs pipes de porcelaine, assistant froidement à la montée et à la descente de leur bouchon !

Que se passa-t-il en l’âme de ces Allemands ? je l’ignore.

À six heures du matin, paraît-il, tout Kleinberg, les yeux démesurément fixés sur le bouchon, était encore dans l’estaminet.

Peut-être, ajouta mon ami Léon Dumachin, conclurent-ils que la fameuse furia francese n’était plus qu’un vain mot.

Ingéniosité

d’un jeune peintre de talent#id___RefHeading__1239_858062255

Nous avons eu, la semaine dernière, des chaleurs de près de quarante degrés, ce qui est excessif pour un aussi petit pays que celui où je vis en ce moment.

Dès le matin, le soleil liquéfiait nos crânes, et la nuit n’apportait même pas le rafraîchissement sur lequel on aurait été en droit de compter.

Cette chaleur, due évidemment à une élévation de température, incommodait bêtes et gens.

Les messieurs et dames qui me font l’honneur de me lire ont dû constater, dans mes récentes petites productions, une dépression intellectuelle plus marquée encore que de coutume.

Tout en le regrettant vivement, je ne compte pas rentrer en forme avant la fin d’octobre, d’autant plus que, le 15 du mois prochain, je vais avoir mon déménagement, opération peu idoine à conférer du génie au pauvre monde.

Pour en revenir à la chaleur, je la considère comme un fléau plus difficile à combattre que le froid.

On peut endosser autant de pardessus qu’on le désire ; mais il est impossible, si peu de respect qu’on ait des convenances sociales et mondaines, de se présenter élégamment affublé d’un simple complet en mousseline légère.

On fait du feu dans les appartements, on ne peut y faire du frais (pratiquement).

Encore la banqueroute de la science ! n’est-ce pas, mon vieux Brunetière ?

Et pourtant, j’ai vu, cet été, un jeune homme qui luttait contre le soleil et la chaleur avec une ingéniosité vraiment stupéfiante.

C’est un peintre.

Un peintre de beaucoup de talent et qui a choisi comme spécialité les effets de soleil fulgurants, aveuglants, ophtalmisants !

Il est en quelque sort le chef de l’École Éblouiste, chef d’autant plus incontesté qu’il ne compte pas encore d’élèves.

Tellement lumineuses, ses toiles, qu’auprès d’elles les becs Auer clignotent, tels de fuligineux lampions !

Ce peintre m’a donné, ces jours-ci, un magistral Tas de fumier à midi et demi (il précise), que j’ai immédiatement placé dans ma chambre à coucher.

Chaque soir, au moment de me mettre au lit, j’ai grand soin de couvrir mon tableau d’une toile opaque, sans quoi le sommeil, chassé par tant de clarté, déserterait ma couche.

Or, ce jeune artiste travaille sans jamais s’abriter du grand parasol cher à ses congénères.

Le matin, en le voyant partir sans ombrelle, je ne manquais jamais de le blâmer :

– Vous verrez que vous attraperez un bon coup de soleil ! Mais, lui, de me répondre sommairement :

– N’ayez pas peur, j’ai un truc.

Un jour, la curiosité me prit de connaître son fameux truc.

Je le suivis jusque dans un champ, où il s’installa en plein soleil.

Son chevalet et son tabouret bien établis, il sortit d’une boîte une douzaine de chauves-souris qu’il embrassa sur le museau en leur disant, à chacune, de mignardes paroles d’amitié.

Il leur attacha à la patte un fil, dont l’autre extrémité était retenue au bout d’un long bâton fiché en terre.

Il se mit à travailler.

Aussitôt, les chauves-souris déployèrent leurs grandes ailes et voletèrent, s’interposant entre sa tête et le soleil.

C’était du même coup le parasol et le ventilateur.

Les chauves-souris, admirablement entraînées à cet exercice, semblaient y puiser plutôt du divertissement que de la fatigue.

Véritablement émerveillé de ce spectacle, je serrai la main du jeune peintre et pris congé de lui, non sans lui avoir fait mille compliments de son extrême ingéniosité.

Divertissement

de table d’hôte#id___RefHeading__1241_858062255

Il m’arrive souvent d’aller le matin à la ville voisine et de ne pas rentrer pour déjeuner. Dans ce cas, je vais m’alimenter en une excellente auberge que je connais et en laquelle, moyennant une belle pièce de deux francs cinquante, je puis m’envoyer une douzaine de plats, succulentes et copieuses victuailles accommodées selon les plus louables traditions (petit vin blanc du pays à discrétion).

La bonne chère n’est pas le seul agrément de ce lieu.

La conversation des habitués et celle aussi des hôtes de passage me délectent beaucoup.

Les habitués se recrutent surtout parmi les employés de l’État, célibataires.

Les hôtes de passage sont : ou des touristes (souvent anglais) ou des voyageurs de commerce.

Les touristes (quelle que soit leur nationalité) m’indiffèrent, portant que je suis tout mon intérêt aux fils de l’impérissable Gaudissart.

Pour vous prouver combien j’ai raison – oh ! combien ! – laissez-moi vous présenter deux petits échantillons de la gaieté bon enfant et réjouissante de nos amis les voyageurs.

Au cours de mon dernier repas de la sus-décrite et plantureuse auberge, un de ces messieurs racontait qu’il avait fait, dans la journée, une centaine de lieues, et cela, sans avoir négligé un seul de ses clients.

Il détaillait complaisamment la ville d’où il était parti le matin, celle où il était arrivé pour coucher le soir, et toutes les cités intermédiaires qu’il avait honorées de sa présence.

Un vieux contrôleur de la régie n’en revenait pas : quatre cents kilomètres visités en si peu de temps !

– Sans indiscrétion, demanda le fonctionnaire, dans quel article voyagez-vous ?

Et l’autre de répondre, avec un vif sang-froid :

– Je vends des sifflets aux chefs de gare !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’assistai, en outre, à une petite plaisanterie, en train, paraît-il, de devenir classique chez les voyageurs, mais encore peu connue, je crois, des lecteurs sédentaires.

Un voyageur entre dans la salle à manger avec, émergeant un peu de la poche de son veston, un bout de chapelet.

Il s’asseoit à la table à côté d’un convive d’apparence bonne tête.

Clins d’œil d’un second voyageur à la bonne tête. Signes qui indiquent : Voyez donc ce calotin ! Chipez-lui son chapelet !

Une minute, et l’objet de dévotion se trouve escamoté.

Par un singulier hasard, la conversation arrive à tomber bientôt sur la religion.

La bonne tête affecte de tenir des propos anticléricaux devant l’homme au chapelet.

– Mon Dieu, fait doucement ce dernier, je ne suis pas plus dévot qu’un autre, mais il y a des choses que je n’aime pas qu’on blague !

– Ah ! vraiment ?

– Ainsi, j’ai sur moi un chapelet que ma mère m’a donné, quand j’ai quitté la maison… eh bien ! je ne consentirais pour rien au monde à me séparer de ce chapelet.

– Vous le portez toujours sur vous ?

– Puisque je vous dis qu’il ne me quitte jamais !

– En ce moment, l’avez-vous sur vous ?

– Puisque je vous dis qu’il ne me quitte jamais.

La bonne tête ne se tient pas de joie.

Alors, un voisin de suggérer :

– Pariez donc deux bouteilles !

– Vous êtes sûr, insiste la bonne tête, vous êtes sûr d’avoir votre chapelet sur vous ?

– Absolument sûr !

– Eh bien ! je vous parie deux bouteilles de bon vin que vous ne l’avez pas !

– Tenu !

– Vous avez perdu !… Le voilà, votre chapelet !

Et le candide bonhomme exhibe le saint bibelot.

– C’est vous qui avez perdu ! riposte tranquillement le voyageur, car le chapelet que vous tenez là, c’est le chapelet de ma sœur, dont je me fiche comme d’une guigne. Le chapelet de ma mère, le voici !

Et il brandit triomphalement un second chapelet, sorti d’une autre poche.

Confusion de la bonne tête !

La bonne apporte les deux bouteilles de vieux vin, qu’on débouche et qu’on boit en trinquant à la reprise des affaires.

Est-ce que ça ne vaut pas mieux que d’aller au café ?

La Côte Ouest d’Afrique#id___RefHeading__1243_858062255

Il y a quelques jours, me trouvant occasionnellement assis à la table d’hôte d’une excellente auberge tourangelle, j’eus l’occasion de rectifier les idées que se faisaient mes voisins au sujet de la situation réelle du Gabon sur la côte d’Afrique.

Du coup, les yeux de tous les déjeuneurs convergèrent vers ma documentée personne. Un murmure flatteur bourdonna autour de mes oreilles vaniteuses. Et cependant, je mangeai mes salsifis sans manifester plus de fierté que si je n’avais rien dit.

Du Gabon, la conversation sauta à Madagascar.

Devant le désaccord des interlocuteurs, sur la géographie de l’île, un arbitrage s’imposait : le mien. Hélas ! ce fut piteux.

Sur Madagascar, mes notions sont confuses, vagues et mal aérées.

Je n’essayai même pas de parler : un branlement de tête indiqua mon intégrale nullité en la matière.

– Comment se fait-il, insista un gros négociant en grains, que vous connaissiez si bien le Gabon et que vous ignoriez Madagascar aussi complètement ?

– Pardon, répondis-je d’un air fin et avec énormément d’à-propos, on peut être du dernier bien avec Anastasie et ne pas même connaître Alexandrine de vue.

– C’est vrai, concéda le trafiquant.

Le repas avait pris fin.

Je commandai qu’on servît mon moka sur une table de la terrasse.

Je n’allumai point un excellent panatellas, ainsi que pourraient croire les lecteurs de Georges Ohnet, et les volutes bleues de la fumée ne bercèrent point mes souvenirs.

Et pourtant, je me souvins.

Je me rappelai les temps – oh ! que lointains, déjà ! – où j’étais un petit jeune homme d’apparence assez comme il faut, mais de fond un peu rosse, et paresseux ! – oh ! mon Dieu ! – paresseux à battre les records établis par les loirs les plus flemmards du globe !

Je servais, en qualité d’externe, au collège communal de ma brave petite cité natale, et j’étais censé faire mes devoirs et apprendre mes leçons à la maison.

Extrêmement intelligent, à cette époque – quantum muta-tus ! –, j’arrivais à perpétrer vaguement cette tâche en des laps fulgurants, et le reste de mon temps, je l’employais à lire les romans du père Dumas et du père Hugo, pour lesquels je professais une insondable admiration.

La pièce où je travaillais donnait, par une porte vitrée, sur un corridor assez fréquenté des miens, de sorte que j’étais la proie d’un contrôle incessant et des plus gênants.

Mais moi, malin, j’avais imaginé un truc qui mettait en déroute le regard vigilant de mon père et la surveillance indiscrète de ma mère.

Un énorme atlas, destiné à couvrir mes lectures prohibées, était placé là, à ma portée, toujours prêt.

Dès que j’entendais sonner le pas d’un de mes ascendants, v’lan ! j’ouvrais l’atlas protecteur ! Je m’appuyais sur le coude gauche, et j’avais, tout de suite, l’air d’un bon petit garçon bien studieux qui pioche sa géographie. Or, cet atlas s’ouvrait inexorablement, invariablement et de lui-même, à la carte d’Afrique.

L’Afrique, toujours l’Afrique !

Ah ! je peux me vanter de l’avoir contemplée, la carte d’Afrique, et surtout la portion gauche de la carte d’Afrique, celle qui représente la côte Ouest.

Aussi, il arriva que, à la longue, et sans que ma volonté y fût pour rien, l’image de la côte Ouest de l’Afrique s’incrusta dans mon œil.

Cela se passa aussi machinalement, mais aussi sûrement qu’une opération de cliché photographique.

Pas le plus léger promontoire, pas la plus insignifiante baie, depuis le Maroc jusqu’au Cap, pas le plus menu repli de cette côte ne m’échappa.

En matière de géographie, je ne connaissais que la côte Ouest de l’Afrique, mais je la connaissais bien !

Et plus je lisais l’Homme qui rit, mieux je la connaissais, cette Afrique, cette darkest Africa, comme dit Stanley !

L’heure de mon bachot arrivait tout doucement.

Je triomphai des épreuves écrites, et me présentai, un peu inquiet, à l’oral.

Les questions sur l’histoire et la géographie, notamment, me jetaient en de vives appréhensions.

En histoire, à part quelques tuyaux imprécis sur les Valois, ramassés dans les romans du père Dumas, je gémissais dans une ignorance crasse (du latin crassus, épais).

Je savais aussi, à cause de l’histoire classique du parapluie, que c’était Pépin le Bref qui était le père de Charlemagne, et non pas Louis-Philippe !

Il n’y avait pas là, avouez-le, de quoi me rassurer sur l’issue de mon examen.

Les faits confirmèrent mes pronostics. L’examinateur me demanda d’une voix douce : – Parlez-moi, monsieur, du traité d’Utrecht !

À la rigueur, j’aurais pu lui parler du velours d’Utrecht, mais le traité de ce nom m’était inconnu dans les grandes largeurs.

L’examinateur, devant mon mutisme, redoubla de douceur :

– Parlez-moi, monsieur, de l’entrevue du camp du Drap d’or.

Pas plus documenté, hélas ! sur ce riche tissu que sur l’Utrecht.

L’examinateur mit un petit zéro au bout de mon nom, dans la colonne Histoire, et passa à la géographie.

Une sueur froide inondait l’ivoire de mon front d’adolescent.

Et, tout à coup, il me sembla qu’un ange me murmurait d’ineffables paroles :

– Parlez-moi, monsieur, de la côte Ouest de l’Afrique.

Je me saisis d’une feuille de papier blanc et d’un crayon qui traînaient sur la table.

En dix secondes, je lui avais dessiné sa côte Ouest.

Et me voilà parti dans ma description, avec l’aisance et la volubilité d’un vieux bonhomme qui montre le même panorama depuis vingt ans.

L’examinateur ouvrait des yeux démesurés.

Quand j’eus fini mon boniment, il me félicita d’une voix plus douce encore :

– Monsieur, vous avez été nul en histoire, mais vous êtes tellement supérieur en géographie que je me vois forcé de vous donner une note exceptionnelle, avec tous mes compliments.

Et voici comment je passai un examen aussi brillant que si je l’avais passé au tripoli.

C’est égal, si la porte de mon cabinet de travail avait été tournée à droite, au lieu de l’être à gauche, c’est la géographie de Madagascar que je saurais, aussi bien peut-être que le général Metzinger lui-même !

À quoi tiennent les choses, pourtant !

Tonton dans le monde#id___RefHeading__1245_858062255

Tonton, six ans, est en visite chez madame Durand, avec son père et sa mère. Parfaitement insupportable, d’ailleurs, il a découvert le bouton qui commande l’éclairage électrique du salon, et s’amuse, tour à tour, à faire l’ombre et la lumière.

LE PAPA : Tonton, reste tranquille, ou je vais me fâcher.

TONTON, continuant son jeu : Le jour… la nuit… le jour… la nuit. J’ connais rien de plus rigolo que ce truc-là !

LE PAPA : Tu trouveras peut-être moins rigolo les calottes que je vais t’envoyer, si tu continues.

TONTON : Probable !… C’est rudement commode, tout de même, d’avoir qu’un petit bouton à tourner pour s’éclairer !… Pourquoi qu’y en a pas comme ça à la maison ?

LE PAPA : Parce qu’il n’y a pas d’électricité dans la maison.

TONTON : Eh ben ! on la met, parbleu, c’te malice ! Madame Durand l’a bien, pourquoi que nous ne l’aurions pas ?… Elle est pas plus maligne que nous, madame Durand…

Tonton est ramené par de vives réprimandes au sentiment des convenances ; mais la question de l’électricité continue à le passionner.

TONTON : Alors l’élé… l’élé…

LE PAPA : L’électricité.

TONTON : Oui, l’électrixité, c’est donc pas un truc comme le gaz ? Ça vient pas dans des tuyaux.

LE PAPA : Non, mon ami.

TONTON : Dans quoi qu’ça vient, alors ?

LE PAPA : Ça serait trop long à t’expliquer. Tu apprendras ça au collège.

TONTON : On apprend ça au collège ? Est-ce qu’on apprend aussi à ramoner des cheminées ?

LE PAPA : Comment… ramoner des cheminées ? Tu es fou !

TONTON : Dame ! Puisqu’on apprend des machins d’éclairage, on pourrait bien apprendre aussi des trucs de chauffage !

Écrasé par cette logique infantile, le père ne trouve rien à répondre. Il consulte sa montre et opine pour le départ.

LE PAPA, à la maman : Si tu veux, chère amie, nous allons nous retirer. Nous dînons chez ta mère, et tu sais qu’au moindre retard, cette personne nous réserve un accueil plutôt grinçant.

TONTON : Dis donc, papa ?

LE PAPA : Quoi, mon ami ?

TONTON : Quand grand-mère crie, pourquoi que tu ne lui mets pas une goutte d’huile ?

LE PAPA, ahuri : Une goutte d’huile ?

TONTON : Oui, comme t’as fait, l’autre jour, à la serrure. (Il se tord.)

On prend congé de madame Durand. Tonton met à profit ce laps pour se livrer éperdument à des fouilles nasales du plus mauvais goût. Le papa s’en aperçoit.

LE PAPA, indigné : Veux-tu que je t’aide, polisson ?

TONTON : Tu pourrais pas, t’as les doigts trop gros.

LE PAPA : C’est dégoûtant, mon ami, de se retirer ainsi les crottes du nez !

TONTON, froidement : C’est bon, je vais les remettre !

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OU L’ARC-EN-CIEL HUMAIN

Ils avaient formé une Société secrète composée de treize membres dont chacun s’était affublé, non seulement d’un sobriquet, mais encore d’un numéro d’ordre, afin d’éviter des confusions toujours désagréables.

Voici comment se désignaient entre eux ces treize mystérieux lascars :

Kelk I, Douzaine II, Leudet III, Delhi IV, Toiturand V, Double VI, Lapin VII, Pitt VIII, Dupont IX, Lapin X (qu’il ne faut pas confondre avec Lapin VII), Alph XI, Tout XII et Léon XIII.

Pour que mon récit soit de quelque piquant, sept membres de l’association suffisent largement. Je dirai même que les six autres ne pourraient qu’encombrer cette histoire et la délotir de son passionnant intérêt.

Admettons donc que, pendant toute la durée de l’anecdote, MM. Pitt VIII, Dupont IX, Lapin X (qu’il ne faut pas confondre avec Lapin VII), Alph XI, Tout XII et Léon XIII, prennent l’air sur le wharf de Majunga.

Les sept premiers, un matin qu’ils se promenaient dans les bois de Vaucresson, rencontrèrent une jeune femme, belle comme le jour, dont ils devinrent éperdument amoureux.

Un des statuts de leur Société stipulait que chacun d’eux, et simultanément, pouvait viser la même proie. En cas de succès, la proie appartenait au seul conquérant, et les autres devaient se retirer avec la plus exquise discrétion.

Les choses se passèrent conformément aux statuts.

Tous, chacun de son côté, partirent pour la chasse au cœur.

La jeune personne, belle comme le jour, habitait une villa voisine, en compagnie de son mari, un sordide vieillard, enrichi dans le commerce des cercueils d’occasion.

Le choix de la jeune personne s’accomplit aussi rapidement que la décence le permet à une honnête femme : trois jours après la rencontre, notre ami Kelk I embrassait la jolie dame derrière l’oreille, à une petite place qu’elle avait très douce.

(Le baiser derrière l’oreille doit être pris ici dans un sens largement symbolique.)

Le soir, en arrivant au dîner, les six compagnons de Kelk I s’aperçurent sans peine que la flamme de ce dernier venait d’être couronnée.

Tous alors éprouvèrent des sentiments qui différaient selon leur complexion.

Et Kelk I, pourtant habitué à bien des surprises, poussa un cri d’ahurissement.

Ce n’était plus des faces humaines qu’il avait devant lui, mais un véritable arc-en-ciel.

Lapin VII, nature violente et coléreuse, était rouge de fureur.

Toiturand V, homme vil, sans cesse torturé par la plus basse envie, était devenu jaune.

Double VI, lui, se sentait partagé entre ces deux sentiments, colère et envie. Le rouge de la colère se combinait avec le jaune de l’envie. De l’orange en résultait.

Le livide de la terreur teintait la physionomie de Delhi IV, le Persan poltron. Il en était vert.

(Disons tout de suite, pour expliquer cette terreur, que Delhi IV avait rencontré Kelk I dans les parages de la villa d’amour et qu’il avait vu luire le menaçant poignard du compagnon.)

Quant à Leudet III et Douzaine II, le sentiment qui dominait en leur âme, c’était la stupeur devant l’affaire si vite dans le sac, si j’ose m’exprimer ainsi.

Ils en étaient bleus !

Douzaine II, surtout, qui en était indigo !

Kelk I ne revenait pas de son admiration ! Les numéros d’ordre de ses amis s’arrangeaient précisément selon leurs nuances respectives.

– Mettez-vous sur un rang, leur dit-il.

Et longtemps, il prit plaisir à contempler ces facies indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge.

– C’est vraiment dommage, déplora-t-il, que manque le violet. Mais, s’apercevant soudain dans une glace, il poussa un cri : il était violet, lui, et d’un violet épiscopal et superbe !

Comment était-il devenu violet ?

Oh ! mon Dieu, c’était bien simple.

En sortant de chez sa belle, la pourpre du triomphe éclatait sur son teint, et aussi l’écarlate du plaisir.

La vue de ses compagnons, si étrangement multicolores, lui procura une bien légitime stupeur.

Il en devint bleu…

Sans cesser, bien entendu, d’être rouge. De sorte qu’il était violet.

Et la série se trouva complète.

Les ballons horo-captifs#id___RefHeading__1249_858062255

C’est à vous dégoûter de quitter Paris !

On n’est pas plus tôt rentré, qu’on constate que les gens ont profité de votre absence pour enlever mille de ces objets familiers dont chacun vous est un souvenir.

C’est ainsi que je me suis aperçu, hier, de la disparition de l’horloge pneumatique naguère sise en face de la Madeleine, en haut de la rue Royale.

Je chérissais cette horloge plus que bien des montres ancestrales, et jamais l’idée ne me hanta de la porter au clou, ce qui m’advint parfois à l’égard desdites bassinoires.

Pourquoi m’étais-je attaché à ce cadran public plutôt qu’à tout autre ? Saura-t-on jamais ?

Sait-on jamais pourquoi on aime les gens ?

Non. Eh bien ! Pour les objets, c’est la même chose.

Je me suis aperçu, d’ailleurs, que d’autres horloges pneumatiques ont disparu sous la pioche du démolisseur pour être remplacées par de grands serins de candélabres électriques.

Si on continue, bientôt, ce n’est pas seulement pour les braves qu’il n’y aura pas d’heure, mais aussi pour les natures timorées et incombatives.

Il y a bien un expédient orléaniste, comme dirait Clemenceau, c’est que chacun ait sa montre.

La thèse ne soutient pas une minute de discussion.

Exigeant de ses contribuables mille ponctualités administratives, la société (État ou Commune) doit auxdits lascars l’indication gratuite et publique de l’heure.

ELLE-LA-LEUR-DOIT !

Longtemps j’ai pâli, longtemps j’ai usé ma jeunesse, longtemps j’ai vigilé sur la recherche d’une solution pratique à l’accomplissement de ce devoir.

Le ciel a béni mes efforts et mes veilles. Merci, mon vieux ciel !

Édiles des cités populeuses, ouïssez pieusement mes dires, et aussi vous, grosses légumes de l’Observatoire !

Et vous allez voir comme c’est simple et bonmarcheux de faire assavoir l’heure à tous citoyens.

Je fais construire (imaginons que j’ai l’entreprise de l’affaire), je fais construire douze ballons captifs affectant, chacun, la forme d’une bête différente, ainsi qu’on agit pour les divertissements forains.

Chaque bête représente une des heures du cadran.

En vue de faciliter la mnémotechnique, l’initiale de ces bêtes suit l’ordre alphabétique. Exemple :

1 heure : Antilope ;

2 heures : Bœuf ;

3 heures : Chameau ;

Etc., etc., jusqu’à :

11 heures : Kanguroo ;

12 heures : Lapin.

À chaque nouvelle heure de la journée, j’ascends la bête-aérostat qui y correspond et je la change chaque fois que change l’heure.

Alors, rien de plus simple pour se renseigner. Exemple :

Un citoyen lève les yeux au ciel, aperçoit un chameau qui s’y balance avec grâce :

– Tiens, fait-il, il est trois heures (c = 3).

Pour l’indication des minutes, la chose est un peu plus compliquée, un tout petit peu plus.

Je divise le cadran en douze portions de cinq minutes, et j’indique chaque portion avec la même sorte d’animaux que pour les heures, mais de format plus petit. Exemple :

Un citoyen lève les yeux au ciel, aperçoit un gros hérisson et un petit éléphant qui s’y balancent avec grâce.

– Tiens, fait-il, il est huit heures (h = 8) vingt-cinq minutes (c = 5, et 5 X 5 = 25).

Pour les minutes intermédiaires, j’en obtiens l’indication par des éclairages différents obtenus à l’aide d’une lampe de phare à feux tournants placée en une petite nacelle sous la grosse bête :

Violet, 1 minute.

Bleu, 2 minutes.

Jaune, 3 minutes.

Rouge, 4 minutes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je passe sur les détails d’organisation, lesquels ne sauraient intéresser une clientèle aussi frivole que la mienne, et je termine par une gageure :

– Qu’est-ce que vous voulez parier que mon idée, pourtant si pratique, de ballons horo-captifs, sera appliquée à Chicago ou à Denver dix ans avant que la Ville-Lumière ait jeté dessus un pâle regard ?

Pauvre France !

Jugement sévère#id___RefHeading__1251_858062255

DE
MON JEUNE AMI PIERRE SUR LA FONTAINE
EN PARTICULIER
ET SUR LE GRAND SIÈCLE EN GÉNÉRAL

Tout à coup, mon petit ami Pierre interrompit notre conversation pour écraser des insectes qui traversaient la route.

Il mettait à cette besogne une cruauté que je ne lui savais pas, et une âpreté de langage que ne semblaient pas comporter d’aussi minuscules bestioles.

– Tiens, vache ! Tiens, salope ! Tiens, chameau !

Et chaque tiens s’accompagnait d’un écrasement rageur.

– Que fais-tu donc là, féroce petit Pierre ?

– Tu vois, j’écrase des fourmis. Ah ! les sales bêtes !

– Elles ont du poil aux pattes ?

– Non, elles n’ont pas de poil aux pattes, mais c’est tout de même des sales bêtes ! Tiens, charogne ! Tiens, crapule !

– Je t’assure que tu te trompes, Pierre : les fourmis sont de braves petites bêtes, très intelligentes, très travailleuses…

– Et très rosses ! Y a pas plus vache que les fourmis ! T’as donc pas lu les fables de La Fontaine ?

– Tu veux sans doute parler de l’histoire de la Cigale et la Fourmi ?

– Juste, Auguste ! Tu l’approuves, toi, celle sale fourmi, qui a plein ses magasins de provisions et qui refuse un malheureux grain de blé à la pauvre petite cigale ? Tu l’approuves ?

– Non, je ne l’approuve pas.

– Ah ! tu vois donc bien que c’est des rosses, les fourmis ! Aussi, depuis que j’ai lu cette fable de La Fontaine, je leur fais une guerre acharnée.

Et le manège reprit de plus belle.

– Tiens, fripouille ! Ah ! vous n’êtes pas prêteuse, c’est là votre moindre défaut ? Tiens, vieille bourgeoise ! Ah ! vous avez refusé un grain de blé à la pauvre petite cigale qui mourait de faim et qui vaut dix fois mieux que vous ? J’en suis fort aise, eh bien ! crevez, maintenant ! Tas de saloperies ! Tiens ! tiens ! tiens !

Ce fut un vrai carnage !

– Quand je pense, reprit le jeune Pierre, qu’on nous fait apprendre des fables pour nous améliorer ! Eh bien ! ça serait du propre si, dans la vie, on faisait comme les bêtes du bon La Fontaine ! Dis donc, on l’appelait le bon La Fontaine pour se fiche de lui, j’espère !

– Mais pas du tout !

– Non ? Ah ben alors, zut ! Ce bonhomme qui prend parti pour la fourmi contre cette pauvre petite chanteuse de cigale, mais c’est un sale muff, ton bon La Fontaine !

– Tu vas un peu loin, Pierre.

– On ne va jamais trop loin avec des gens comme ça !… Et non seulement c’est un muff, mais encore c’est un imbécile !

– Pierre, la passion t’emporte.

– Oui, un imbécile ! et une andouille ! Je connais des fables de La Fontaine à faire hausser les épaules à un hippopotame… Tiens, te rappelles-tu la fable intitulée : le Satyre et le Passant ?

– Dis-moi la chose en deux mots.

– Voici. C’est une espèce de bonhomme à moitié sauvage qui est, avec sa femme et ses gosses, dans une caverne, en train de manger leur potage. Alors, tout d’un coup, il se met à tomber de l’eau, et voilà un type civilisé qui est sorti sans parapluie, et qui vient se mettre à l’abri dans la caverne au sauvage. Le sauvage l’invite à manger une assiettée de soupe avec eux. Le civilisé accepte ; mais comme il est gelé de froid, il se réchauffe d’abord les doigts en soufflant dessus. Ce truc-là commence à épater le sauvage. Et puis, comme le potage est trop chaud, le civilisé souffle dessus pour le faire refroidir. Du coup, v’là le sauvage tout à fait baba. Il ne comprend pas que le même souffle puisse d’abord réchauffer les mains et puis ensuite rafraîchir la soupe. Alors, il flanque le civilisé à la porte de sa caverne en lui disant :

Ne plaise aux Dieux que je couche

Avec vous sous même toit !

Arrière ceux dont la bouche

Souffle le chaud et le froid !

– Et alors ?

– Alors, c’est tout ! Connais-tu quelque chose de plus idiot que ça ? Ce sauvage qui ne s’est jamais soufflé sur les doigts ni sur sa soupe ! Comme si c’étaient des trucs qu’on apprend à la Sorbonne ou au Collège de France !

– Je te concède que cette fable est d’une moralité plutôt contestable, mais il en est tant d’autres si charmantes !…

– Charmantes !… Ah ! on voit bien que tu n’es pas forcé de les apprendre par cœur ! Et puis, il y a une chose qui me dégoûte de La Fontaine, c’est la Lettre à Monseigneur le Dauphin, qui est au commencement du bouquin, parce que, tu sais, il a écrit des fables exprès pour le gosse à Louis XIV. Il parle à ce moutard avec la platitude d’un larbin qui rince les pots de chambre et qui est encore bien content !… Ah ! je comprends qu’il n’aimait pas les cigales, ce type-là, les petites cigales qui se foutaient pas mal de Louis XIV et de ses perruques et de son sale gosse. Est-ce qu’il avait déjà une perruque, le gosse à Louis XIV ? Mon Dieu, mon Dieu, quelle époque de crétins !

Les culs-de-jatte militaires#id___RefHeading__1253_858062255

Une des causes – et non la moindre – du succès des troupes japonaises sur les armées chinoises, est dans l’utilisation faite par les Japonais des culs-de-jatte, considérés, jusqu’à présent, comme inaptes aux combats.

En France, comme, d’ailleurs, dans tous les pays occidentaux, lorsqu’un cul-de-jatte se présente au conseil de révision, une vieille coutume veut qu’on ne lui mesure pas la largeur du thorax, qu’on ne le fasse même pas se redresser sous la toise. Le médecin, tout de suite, le déclare impropre au service militaire.

Cette façon d’agir fut consacrée, voilà deux ou trois ans, par une éloquente circulaire du général Poilloüe de Saint-Mars, commençant par ces mots :

« Le pied est un organe des plus utiles au fonctionnement de tout bon fantassin. »

Au Japon, il en est tout autrement.

Les culs-de-jatte sont, au contraire, extrêmement recherchés par l’administration militaire.

On les incorpore dans un régiment qui porte un nom japonais assez compliqué et dont je ne puis me souvenir. Cet oubli, que je compte bien réparer un de ces jours, est d’autant moins grave que je me rappelle la signification de ce nom japonais si compliqué. Il se traduit exactement ainsi : Régiment de culs-de-jatte.

Dans l’organisation militaire du Japon, le cul-de-jatte est doublement utilisé comme éclaireur et comme combattant.

Les services qu’un cul-de-jatte peut rendre comme éclaireur n’échapperont à personne. Sa petite taille lui permet de dissimuler sa présence à l’ennemi et de passer inaperçu dans des endroits où un brillant état-major à cheval, chamarré de dorures et de décorations, se ferait forcément remarquer de l’ennemi le moins perspicace.

Une disposition des plus ingénieuses ajoute encore à l’invisibilité de ces éclaireurs ; chaque cul-de-jatte est muni d’une série de légers costumes en podh-ball , affectant la forme de cache-poussière et teints en nuances différentes. Selon la couleur des milieux dans lesquels il évolue, l’éclaireur revêt un costume d’un ton analogue : gris sur les routes, vert dans la campagne, couleur caca dans les tableaux de Bonnat.

Le cul-de-jatte est installé, non point sur une selle de bois, comme en Europe, mais bien sur une sorte de tout petit véhicule automobile qui lui permet de garder la libre disposition de ses bras et de ses mains.

Rien de plus confortable que cette minuscule voiture fort bien suspendue, ma foi, sur d’excellents ressorts (système A. Boudin), et dont les roues sont garnies de ces fameux pneus gordiens dont Alexandre le Grand n’eut raison qu’à coups de sabre.

La machine adoptée est le moteur à gaz, système Armand Sylvestre, si simple, et si pratique à la fois, puisque, en dehors de son rôle tracteur, il permet de remettre immédiatement le pneu en état au cas où un accident l’aurait dégonflé.

Avec ce moteur, pas de combustible à emporter, pas de piles électriques ! Rien que cet accumulateur naturel qu’on nomme le haricot.

Au point de vue du combat, le cul-de-jatte n’est pas un auxiliaire moins précieux.

Dans les feux de salve, placé immédiatement devant la ligne des troupes, il évite aux premiers rangs la peine de se mettre à genoux. (Cette économie de fatigue permit souvent à l’armée japonaise de doubler les étapes et de tomber sur le poil des Chinois au moment où les fils du Ciel s’y attendaient le moins.)

En tirailleur, le cul-de-jatte devient un adversaire redoutable.

Le moindre tronc d’arbre lui sert de rempart, la moindre taupinière de refuge.

De ces abris improvisés, il dirige sur l’ennemi un feu désastrifère et catastrophore. Être frappé sans voir qui vous frappe ! Ô rage, ô désespoir !

Le bref espace dont je dispose me contraint malheureusement à écourter cette chronique militaire.

J’ai cru faire mon devoir en signalant à notre ministère de la guerre une innovation qui, bien comprise, pourrait faire de la France une nation prospère à l’intérieur, respectée au dehors.

Certes, je ne mets pas en doute le patriotisme du grand état-major ; mais osera-t-il secouer l’indolence légendaire des bureaux, et prendre sur lui d’accomplir quelque chose de véritablement neuf ? Je ne le crois pas.

Pauvre France !

Véritable révolutiondans la mousqueterie française#id___RefHeading__1255_858062255

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