*

À Nice, cet hiver, j’ai fait connaissance d’un ingénieux et téméraire lieutenant de chasseurs alpins qui s’appelait Élie Coïdal.

J’eus même l’occasion de parler de lui naguère au sujet de sa géniale bicyclette de montagne (dis-moi, lecteur, dis-moi, t’en souviens-tu ?).

En se quittant, on s’était juré de s’écrire ; c’est lui qui a tenu parole.

« Camp de Châlons, 19 avril.

» Mon cher Allais, » Hélas ! oui, mon pauvre vieux, cette lettre est datée du Camp de Châlons ! Un port de mer dont tu ne peux pas te faire une idée, même approchante. Comme c’est loin, Nice et Monte-Carlo, et Beaulieu ! (Te rappelles-tu notre déjeuner à Beaulieu et la fureur de la dame quand, le soir, tu lui racontas qu’on avait déjeuné vis-à-vis de la Grande Bleue ? Elle la cherchait au Casino, cette Grande Bleue, pour lui crêper le chignon !)

» À parler sérieusement, je te dirai que je suis détaché jusqu’au 15 juillet à l’école de tir, ce qui ne comporte rien de spécialement récréatif.

» Loin des plaisirs mondains et frivoles, je me retrempe à l’étude des questions techniques susceptibles de rendre service à la France.

» Je ne me suis pas endormi sur les lauriers de ma bicyclette de montagne – j’ai travaillé le fusil et j’ai la prétention d’être arrivé à ce qu’on appelle quelque chose.

» Un article publié au commencement de ce mois dans les journaux, parlait louangeusement d’une nouvelle balle évidée de calibre cinq millimètres.

» Si la réduction du calibre produit des résultats si merveilleux, pourquoi ne pas arriver carrément au calibre de un millimètre ?

» Un millimètre ! vous récriez-vous. Une aiguille, alors ?

» Parfaitement, une aiguille !

» Et comme toute aiguille qui se respecte a un chas et que tout chas est fait pour être enfilé, j’enfile dans le chas de mon aiguille un solide fil de 3 kilomètres de long, de telle sorte que mon aiguille traversant 15 ou 20 hommes, ces 15 ou 20 hommes se trouvent enfilés du même coup.

» Le chas de mon aiguille – j’oubliais ce détail – est placé au milieu (c’est le cas, d’ailleurs, de beaucoup de chas), de façon qu’après avoir traversé son dernier homme, l’aiguille se place d’elle-même en travers.

» Remarquez que le tireur conserve toujours le bon bout du fil.

» Et alors, en quelques secondes, les compagnies, les bataillons, les régiments ennemis se trouvent enfilés, ficelés, empaquetés, tout prêts à être envoyés vers des lieux de déportation.

» Le voilà bien, le fusil à aiguille, le voilà bien !

(Suivent quelques détails personnels non destinés à la publicité et des formules de courtoise sympathie qui n’apprendraient rien au lecteur.)

» ÉLIE COÏDAL. »

Et dire que les Comités n’auront qu’un cri pour repousser l’idée, pourtant si simple et si définitive, de mon ami le lieutenant Élie Coïdal !

Et savez-vous pourquoi ?

Tout simplement parce que le lieutenant Élie Coïdal n’est pas de l’artillerie.

Il est défendu, paraît-il, à un chasseur alpin d’avoir du génie.

Voilà où nous en sommes après vingt-cinq ans de République !

Une nouvelle décoration#id___RefHeading__1257_858062255

Paris est une drôle de ville, tout de même : les meilleurs amis restent quelquefois des années sans se rencontrer, et puis, tout à coup, dans la même semaine, on a l’occasion de se voir trois ou quatre fois et de se serrer la main dans les endroits les plus diffus de la capitale.

Je n’avais pas rencontré Félix Faure depuis cet été, à Montivilliers. Or, lundi, en entrant chez Jansen, rue Royale, je me cogne sur notre Président, qui venait se commander un nouveau mobilier pour sa villa du Havre.

Mercredi, remontant les Champs-Élysées, je m’entends héler par quelqu’un dans une voiture ; je me retourne et je reconnais le premier magistrat de notre République.

Hier soir, au Moulin-Rouge, où je n’avais pas mis les pieds depuis près d’un an, la première figure de connaissance qui frappe mes regards, vous l’avez deviné, c’est celle de notre très sympathique Félix.

Le Président m’invita à m’asseoir à sa table et me présenta à la personne qui l’accompagnait, une fort jolie brune, ma foi (sa nouvelle maîtresse, je pense).

La conversation, ainsi qu’il arrive souvent en cette saison, tomba sur les prochaines décorations.

Félix Faure, qui est, à ses moments, un fort spirituel causeur, me conta, avec un désespoir comique, l’incroyable tracasserie que peuvent procurer à un Président de la République les approches d’un 14 juillet ou d’un 1er janvier.

– Tous les Havrais, mon pauvre ami, tous les Havrais sans exception m’écrivent chaque jour une lettre pour me recommander leur décoration !… C’est à devenir fou !… Quelques-uns, petits commerçants ou humbles commis, se contenteraient, à la rigueur, du Mérite agricole ou des palmes académiques ! Les autres comptent fermement sur la Légion d’honneur… Ah ! tous ces gens-là seront bien stupéfaits à la fin du mois, quand ils consulteront l’Officiel !

– Quels titres invoquent-ils ?

– Aucun !… Les uns se disent mes anciens amis, mes anciens camarades, mes anciens fournisseurs… Il y en a même un qui invoque, comme seul mérite, d’avoir bu avec moi plus de deux cents bitter-groseille blanche.

(Le bitter-groseille blanche était jadis l’apéritif favori de notre Président. Aujourd’hui, il fait comme tout le monde et boit du quinquina Dubonnet.)

Félix Faure me confia, en outre, un projet qu’on étudie en ce moment et qui pourrait bien recevoir sa solution définitive, un de ces jours.

Ce serait de mettre une décoration à la disposition de chaque ministère.

Il y aurait ainsi l’Ordre du Mérite Postal et Télégraphique, l’Ordre du Mérite Maritime, l’Ordre du Mérite Religieux, l’Ordre du Mérite Artistique, l’Ordre du Mérite Financier, etc., etc.

Sans compter que, plus tard, si cela ne suffisait pas, rien n’empêcherait de créer des Sous-Ordres pour des Sous-Mérites spéciaux.

– Qu’en pensez-vous, mon cher Allais ?

– Mon Dieu, monsieur le Président, puisque vous me demandez mon avis, je vous dirai que j’ai, à ce sujet, un projet tout prêt, excellent, je pense, et de nature à assouvir les plus terribles soifs d’honneurs.

– Parlez, fit Félix intéressé.

– À votre place, je fonderais l’Ordre du Mérite Personnel un Ordre que chacun s’attribuerait à soi-même, selon la valeur qu’il s’accorde. La couleur des rubans, rosettes, cordon, etc., de cet Ordre, serait laissée au choix et au goût de ces auto-décorés qui pourraient ainsi l’harmoniser au teint de leur physionomie et à la nuance de leurs vêtements. Mon projet a, en outre, cela d’excellent, qu’il supprime toute reconnaissance envers le Pouvoir.

– Excellente idée, excellente idée ! J’ai bien envie d’essayer votre projet au Havre… mais il n’y aura jamais assez de ruban dans les magasins de la ville.

Et le chef du Pouvoir exécutif eut un geste de découragement.

L’aventurede l’homme-orchestre#id___RefHeading__1259_858062255

– Voulez-vous prendre un verre avec moi, mon brave ?

– Très volontiers ! fit l’homme.

Et l’homme s’assit à ma table, en face de ce merveilleux panorama du golfe Juan, devant l’escadre mollement balancée sur ses ancres.

C’était bien le moins que je régalasse cet homme, qui venait de me régaler moi tout seul, lui tout seul, d’un splendide concert à plusieurs instruments.

Je dis moi tout seul, parce que j’étais à ce moment l’unique client de la terrasse du café (ma jeune compagne terminait sa toilette).

Je dis lui tout seul, parce qu’il était un homme-orchestre.

Pour qu’il bût plus à son aise, je l’invitai à se débarrasser tout au moins de sa vielle et de sa flûte de Pan.

Il accepta, eut un léger sourire et dit :

– Vous n’êtes pas comme la comtesse russe, vous !

– Comme la comtesse russe ?… Quelle comtesse russe ?

– Oh ! rien… Une histoire qui m’est arrivée la semaine dernière.

– Contez-moi cela.

– Il était midi. J’avais grand’hâte d’arriver à Menton, car je commençais à crever de faim et de soif. Tout à coup, je m’entends appeler : « Hé ! monsieur le musicien, monsieur le musicien ! » Je me retourne et j’aperçois une jolie petite bonne tout essoufflée d’avoir tant couru : « Madame la comtesse, dit-elle, voudrait que vous veniez lui jouer quelque chose dans le jardin. »

Les affaires, ma foi, ne sont pas si brillantes cette année : je ne crus pas devoir refuser une commande probablement avantageuse et je suivis la petite bonne.

La comtesse, c’est une bonne femme qui n’est pas très vieille, très vieille, mais qui n’est pas non plus très jeune, très jeune. Et puis, elle n’est pas très laide, mais elle n’est pas non plus très belle. Elle n’a qu’une chose pour elle : des yeux gris épatants ! Et surtout une façon de s’en servir ! Avec elle on est fixé tout de suite.

Tout mon répertoire y passa, depuis le Trovatore jusqu’à Tararaboum de ay ! Et à chaque morceau, une pièce de cent sous qu’elle me faisait remettre par la petite bonne.

Quand j’eus égrené toute ma provision :

– Peut-être, dit la comtesse, voudriez-vous vous rafraîchir ?

– Ça ne serait pas de refus, noble dame ! Un verre d’absinthe, par exemple.

– Précisément, j’en ai d’exquise. Carlotta, apporte la bouteille d’absinthe Cusenier !

Comme je me disposais à me mettre un peu à mon aise en me débarrassant de mon chapeau chinois, la comtesse prit un air désolé :

– Oh ! je vous en prie, mon ami, restez comme ça.

Je restai comme ça.

L’absinthe bue, la comtesse devint encore plus aimable :

– Voulez-vous me faire l’amitié de déjeuner avec moi, mon ami ?

Vous auriez accepté, n’est-ce pas ? Moi aussi.

Le déjeuner eût été tout à fait charmant, si cette diablesse de femme n’avait pas eu l’idée de me faire manger avec tout mon attirail sur le corps.

– Vous êtes bien plus joli comme ça ! Restez comme ça !

Après déjeuner :

– Venez vous laver les mains dans mon cabinet de toilette.

Nous montons, et, en moins d’une minute, voilà ma comtesse passée dans un peignoir des plus suggestifs.

Les bras étendus vers moi, elle crie :

– Viens !

Pour le coup, je me crois autorisé à enlever mes instruments de musique. C’était vraiment l’occasion, avouez-le !

Mais elle, se tordant comme une panthère :

– Non !… Tu es beau comme ça !… Je t’aime comme ça !… Viens comme ça !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le récit de mon homme-orchestre m’avait charmé. Un joli cas de comtesse russe ! pensai-je.

Et comme il n’achevait pas :

– Alors, vous êtes… venu comme ça !

– Dame ! il a bien fallu ! Mais voyez-vous comme c’est commode d’être galant envers une dame avec un chapeau chinois sur la tête, une grosse caisse sur le dos, une vielle sur le ventre, une flûte de Pan sur la bouche, etc. !

– Ça s’est bien passé tout de même ?

– Avec des natures comme cette comtesse-là, ça se passe toujours bien !

La barbe#id___RefHeading__1261_858062255

Mettons que cette barbe était une des cinq ou six jolies barbes de Paris, et n’en parlons plus !

Ou plutôt, parlons-en, car tout mon récit va rouler sur cette barbe, une barbe comme il n’y en a pas (ou s’il y en a, il n’y en a pas des tas).

Longue, follement abondante, soyeuse (puisque n’ayant jamais subi l’offense du rasoir), brunement dorée, cette barbe était la barbe qui fait se retourner tous les passants, quels que soient leur sexe, leur âge, leur nationalité, en disant : Dieu ! la belle barbe !

Cette barbe, d’ailleurs, ne suscitait chez son porteur aucune de ces vanités si fréquentes chez les porteurs de belles barbes.

Celui-là était un garçon simple ; au double sens qu’on donne ordinairement au mot simple.

Certes, il ne se désintéressait pas de sa barbe et même il y était fort attaché, mais pas jusqu’à écraser l’humanité d’un mépris de la trouver, en général, si mal poilue.

Un jour notre ami se trouva en joyeuse société.

Les dames étaient recrutées parmi les jeunes demoiselles impudiques qui parlent sans le moindre embarras à des messieurs qu’elles n’ont encore jamais vus et qui abordent avec eux, sans plus tarder, des sujets de toute intimité.

La plus délurée et aussi la plus jolie de ces provisoires compagnes fit, en apercevant la belle barbe du jeune homme, les gestes d’une qui suffoque.

– Nom d’un chien ! monseigneur, comme vous avez une belle barbe !

Il s’inclina, visiblement flatté.

– Vous couchez avec ? insista l’effrontée.

– Mais oui, mademoiselle !

– Vous n’avez pas peur de l’abîmer ?

Ne trouvant pas un mot spirituel, il rit bêtement, comme très amusé…

Suivirent quelques plaisanteries obscènes et de mauvais goût sur l’économie des différents systèmes pileux de l’humanité.

(On me saura gré de passer sous silence ces détestables gravelures.)

Redevenant presque convenable, la gentille courtisane s’informa, d’une voix hiératique :

– Dites-moi, monsieur, comment couchez-vous avec votre barbe ?

– Comment ?… Comment je couche avec ma barbe ?… Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

– Oui !… De quelle façon disposez-vous votre barbe pour dormir ?… L’étalez-vous sur votre couverture ? Ou bien, si vous la cachez sous vos draps ?

– Je vous avoue, mademoiselle, que je n’ai jamais fait attention à ce détail. Je couche… comme ça se trouve.

Ce fut, dans toute la joyeuse société, un cri général de stupeur.

– Comment ! Tu ne sais pas où tu mets ta barbe en dormant ? Le pauvre garçon (j’ai dit plus haut l’âme simple qu’il était) fut troublé au plus creux de son être.

En effet, il n’avait jamais remarqué où il la mettait, sa barbe, pour dormir ! Dehors ! Dedans ?

Il rentra chez lui fort perplexe, et se coucha.

Il essaya de faire comme à l’ordinaire et de ne se préoccuper de rien.

Vainement !

Quand on est préoccupé de quelque chose, dit un proverbe arabe, on ne saurait point se préoccuper de rien (traduction littérale).

Tout d’abord, il se coucha sur le dos, disposa sa barbe soigneusement sur les draps, qu’il ramena jusqu’à son cou.

Le sommeil ne vint pas.

Alors, il prit sa barbe et l’enfouit, toute, sous les courtines. Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur le ventre.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur le côté, divisant sa barbe en une moitié dehors et l’autre dedans.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur l’autre côté.

Le sommeil ne vint pas.

Ce fut une des nuits les plus atroces de la fin de ce siècle.

Les nuits qui suivirent furent aussi d’horribles nuits sans sommeil.

Et, le lendemain matin d’une de ces nuits, notre ami alla chez Lespès et fit raser, raser intégralement, sa barbe, sa belle barbe, qui ne fera plus jamais se retourner les passants, quels que soient leur sexe, leur âge, leur nationalité !

Décentralisation#id___RefHeading__1263_858062255

Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps : mon cerveau, si fertile d’ordinaire en idées ingénieuses de toutes sortes, est plus fertile encore.

Où cela va-t-il s’arrêter, grand Dieu !

Impossible qu’on énonce devant moi une difficulté quelconque scientifique, industrielle, politique, sociale, religieuse, culinaire, etc., etc., sans qu’en mon cerveau affluent des troupeaux entiers de solutions définitives.

Si M. Félix Faure était au courant des infinies ressources de mon génie, son devoir strict serait de résigner ses fonctions entre mes mains. La France avant tout, n’est-ce pas ?

Mais M. Félix Faure tient au pouvoir. De plus, les Havrais n’aiment pas beaucoup les gens de Honfleur.

Tant pis pour la France !

Tenez, par exemple, voilà la question de la décentralisation, dont on s’occupe depuis quelque temps et qui passionne beaucoup de nos meilleurs esprits !

Les uns disent : Si on décentralisait la France, ça serait du propre !

Les autres : Si ce régime de centralisation continue, la France est fichue !

Ces derniers ont raison : il faut décentraliser !

Oui, décentraliser, mais comment ?

En donnant aux anciennes provinces une nouvelle autonomie ? Jamais de la vie.

La France retomberait alors dans je ne sais quelle moyenâgerie féodaleuse et périmée.

Mille fois non !

Ventilons, ventilons, aérons la France, fût-ce avec la bourrasque révolutionnaire !

Tout vaut mieux que le moisi.

Voulez-vous me permettre, mesdames et messieurs, de vous soumettre mon petit projet ?

Un projet qui, au mérite de décentraliser radicalement, joint l’avantage de centraliser à outrance !

Voici :

J’élabore sept programmes (j’ai adopté le nombre sept pour son incontesté fatidisme), sept programmes qui résument, chacun, un idéal politique et social, allant du pépin monarchique de Gamelle aux doctrines du trimardisme le plus éperdu.

J’affiche dans toutes les communes de France ces sept programmes soigneusement numérotés et imprimés – pour éviter toute confusion – sur des papiers de sept couleurs différentes.

Quand le peuple s’est bien pénétré de ces programmes variés, qu’il a bien réfléchi, qu’il a bien pesé le pour et le contre, je l’appelle à se prononcer en un solennel referendum.

Les électeurs n’ont qu’à déposer dans l’urne un bulletin portant le numéro du régime choisi.

On dépouille le scrutin.

On attribue à chaque programme un nombre de départements relatif au nombre de suffrages qu’il a obtenus.

(Une supposition, pour plus de clarté : le programme n° 5 a obtenu le tiers des voix, on lui attribue le tiers des départements. C’est pourtant bien clair.)

Dans chacun de ces départements sera mis en vigueur le régime qui lui sera dévolu.

Les départements seront tirés au sort.

Certains programmes n’auront peut-être droit qu’à un département, alors que d’autres s’en verront attribuer trente ou quarante, davantage peut-être.

Le droit des minorités est ainsi soigneusement sauvegardé.

Et alors ce serait la fin des malentendus !

Les prétendants pourront, comme de juste, rentrer en France avec leur famille.

Gamelle aura peut-être un petit royaume de sept ou huit départements éparpillés çà et là sur le territoire de la France.

Victor aussi pourra monter sur une manière de tronicule.

Ah, dame ! ça ne sera pas l’empire de Charles-Quint, mais à la fin du dix-neuvième siècle, c’est encore très gentil, pour des jeunes gens.

Mon projet, c’est la fin des traditions abolies et le néant des creuses chimères.

Assez de discours, assez de théories, assez de brochures ; à nous la pratique, la vivifiante pratique !

Au bout de peu de temps, on sera fixé.

Chaque régime, intégralement appliqué sans discussion ni opposition possibles, donnera le résultat qu’il comporte.

Les citoyens jugeront par comparaison et iront habiter les territoires les plus conformes à leur idéal.

Une simple déclaration à la mairie et l’on obtiendra son voyage gratuit (et aussi pour sa famille et ses meubles), ainsi que l’exemption de tous droits pour la vente ou l’échange de ses biens.

Beaucoup de familles, avant de se fixer, tiendront à se rendre compte par elles-mêmes et de visu des avantages ou des ennuis de tel ou tel régime.

C’est dans ce cas que la maison démontable Duclos pourra rendre de réels services.

Tous les sept ans (je tiens beaucoup à ce sept) la France sera conviée à un nouveau referendum.

Certains partis gagneront quelques départements, d’autres en perdront. On verra peut-être, condamné par l’expérience, maint régime disparaître à jamais.

Et bientôt notre chère France sera tout près de la Justice, du Bonheur et de la Joie.

La voilà, la vraie décentralisation, la voilà bien !

Automobilofumisme#id___RefHeading__1265_858062255

Ce fut un gamin, qui, le premier, sema l’alarme de la curiosité dans l’âme des villageois.

– Venez voir ! Venez voir ! Il y a une voiture qui monte la côte, une grosse voiture sans chevaux !

Quelques campagnards, tenus au courant de l’automobilisme par le Petit Journal, conclurent judicieusement que si cette voiture montait la côte sans l’aide d’un ou de plusieurs coursiers, ce devait être une de ces voitures sans chevaux, dont les entretient parfois notre vieux camarade Pierre Giffard.

Et ils s’en allèrent au devant du moderne véhicule, lequel grimpait allègrement la rude montée de Villeneuve.

C’était une grande, grosse, énorme voiture dans le genre de celles qu’on voit aux saltimbanques et aux marchands forains.

Fraîchement peinte en claires couleurs, les cuivres tout luisants, elle resplendissait au beau soleil comme un saint-sacrement. Bientôt, elle fut presque au haut de la côte.

Et les habitants de Villeneuve frottèrent leurs yeux, éperdument, se croyant le jouet de quelque rêve.

Cette voiture, à la vérité, cette grosse voiture était bien une voiture sans chevaux, au sens strict du mot, mais elle n’était pas une voiture sans chevaux, comme on l’entend généralement.

Car elle était traînée par un chien. Un chien, un seul chien, et pas un très gros chien, encore !

Les gens de Villeneuve se sentirent les bras leur tomber du corps !

Ils se les ramassèrent mutuellement (avec un sens très vif de la solidarité), et, fatigués de s’être tant frotté les yeux, se contentèrent désormais de les écarquiller.

Un chien de moyenne taille remorquer une aussi formidable roulotte !

Eh ! parbleu, sans doute la roulotte était une roulotte pour rire, une roulotte en carton, destinée à quelque mascarade de la ville !

Hypothèse vite abolie, car on aperçut, sur la plate-forme de devant et aux fenêtres de la voiture, quatre personnes en chair et en os, deux messieurs et deux dames.

Alors, voilà ! Ce chien était un chien phénomène, un chien fort comme deux ou trois vigoureux percherons. Un sacré chien, tout de même !

Un sacré chien, oui, mais n’empêche qu’il fallait être de rudes feignants pour se faire traîner, à quatre, dans cette grosse guimbarde, par un pauvre malheureux toutou qui en crèverait sûrement !

Cependant, un vieux monsieur se détachait du groupe des villageois, s’avançait vers la voiture, et d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

– Je vous somme de vous arrêter ! commanda-t-il.

Docile, stoppa le véhicule.

– Membre de la Société protectrice des animaux, continua le vieux monsieur, j’ai pour devoir de faire cesser l’effroyable surmenage dont ce chien est la proie infortunée.

– Ce chien ! ricana l’un des jeunes gens de la voiture, mais ce chien nous traîne en se jouant… Il se délasse en nous remorquant. Savez-vous combien nous pesons, tout le tremblement, la roulotte, le matériel et les bonnes gens ?

– Plusieurs milliers de kilos.

– Oh ! la la ! Nous pesons quinze livres et demie, en tout et pour tout ! Quinze livres et demie ! Ça te la coupe, hein ! Il faut vous dire que mon ami et moi, nous sommes d’un caractère très léger ; ces dames sont de mœurs plus légères encore. Quant à notre matériel, sachez qu’il frise l’impondérabilité. Toutes nos assiettes, entre autres, sont des assiettes creuses !

– Messieurs, aggrava le vieux zoophile, vous êtes des plaisantins dont l’étourdissant et frivole bagout ne saurait abolir en moi le sens du devoir. Je vous somme de dételer ce chien !

– Ici, mon vieil Azor !

Azor, dételé, sauta gaiement sur la plate-forme de la voiture. Et le plus étrange, c’est que la voiture, traînée désormais par nulle bête, continua sa route tout de même.

Les villageois comprirent alors que ces Parisiens s’étaient moqués d’eux, et ils en conçurent, contre les véhicules automobiles, un vif ressentiment, pas près de s’éteindre.

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