*

Dimanche dernier, aux courses d’Auteuil, je fis la rencontre du Captain Cap et je ressentis, de cette circonstance, une joie d’autant plus vive que je croyais, pour le moment, notre sympathique navigateur en rade de Bilbao.

La journée de dimanche dernier n’est pas tellement effondrée dans les abîmes de l’Histoire qu’on ne puisse se rappeler l’abominable temps qui sévissait alors.

– Mouillé pour mouillé, conclut Cap après les salutations d’usage, j’aimerais mieux me mouiller au sein de l’Australian Wine Store de l’avenue d’Eylau. Est-ce point votre avis ?

– J’abonde dans votre sens, Captain.

– Alors, filons !

Et nous filâmes.

– Qu’est-ce qu’il faut servir à ces messieurs ? demanda la gracieuse petite patronne.

– Ah ! voilà, fit Cap. Que pourrait-on bien boire ?

– Pour moi, fis-je, il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, en sorte que je vais m’envoyer un bon petit corpse reviver.

– C’est une idée ! Moi aussi, je vais m’envoyer un bon petit corpse reviver. Préparez-nous, madame, deux bons petits corpse revivers, je vous prie.

À ce moment, pénétra dans le bar un homme que Cap connaissait et qu’il me présenta.

Son nom, je ne l’entendis pas bien ; mais sa fonction, vivrais-je aussi longtemps que toute une potée de patriarches, je ne l’oublierai jamais.

L’ami de Cap s’intitulait modestement : chef de musique à bord du GOUBET !

Notez que le Goubet est un bateau sous-marin qui doit jauger dans les 10 tonneaux. Vous voyez d’ici l’embarquement de la fanfare !

Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter des histoires plus étranges encore.

Il avait passé tout l’été, affirmait-il, à dresser des moules.

– La moule ne mérite aucunement son vieux renom de stupidité. Seulement, voilà, il faut la prendre par la douceur, car c’est un mollusque essentiellement timide. Avec de la mansuétude et de la musique, on en fait ce qu’on veut.

– Allons donc !

– Parole d’honneur ! Moi qui vous parle (et le Captain Cap vous dira si je suis un blagueur), je suis arrivé, jouant des airs espagnols sur la guitare, à me faire accompagner par des moules jouant des castagnettes.

– Voilà ce que j’appelle un joli résultat !

– Entendons-nous !… Je ne dis pas positivement que les moules jouaient des castagnettes ; mais par un petit choc répété de leurs deux valves, elles imitaient les castagnettes, et très en mesure, je vous prie de le croire. Et rien n’était plus drôle, messieurs, que de voir tout un rocher de moules aussi parfaitement rythmiques !

– Je vous concède que cela ne devait pas constituer un spectacle banal.

Pendant tout le récit du chef de musique du Goubet, Cap n’avait rien proféré, mais son petit air inquiet ne présageait rien de bon.

Il éclata :

– En voilà-t-y pas une affaire, de dresser des moules ! C’est un jeu d’enfant !… Moi, j’ai vu dix fois plus fort que ça !

Le chef de musique du Goubet ne put réprimer un léger sursaut :

– Dix fois plus fort que ça ? Dix fois ?

– Mille fois ! J’ai vu en Californie un bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se poser sur des fils télégraphiques selon la note qu’ils représentaient.

– Quelques explications supplémentaires ne seraient pas inutiles.

– Voici : mon bonhomme choisissait une ligne télégraphique composée de cinq fils, lesquels fils représentaient les portées d’une partition. Chacun de ses oiseaux était dressé de façon à représenter un ut, un , un mi, etc. Pour ce qui est des temps, les oiseaux blancs représentaient les blanches, les oiseaux noirs les noires, les petits oiseaux les croches, et les encore plus petits oiseaux les doubles croches. Mon homme n’allait pas plus loin.

– C’était déjà pas mal !

– Il procédait ainsi : accompagné d’immenses paniers recelant ses volatiles, il arrivait à l’endroit du spectacle. Après avoir ouvert un petit panier spécial, il indiquait le ton dans lequel s’exécuterait le morceau. Une couleuvre sortait du petit panier spécial, s’enroulait autour du poteau télégraphique et grimpait jusqu’aux fils entre lesquels elle s’enroulait de façon à figurer une clef de fa ou une clef de sol. Puis l’homme commençait à jouer son morceau sur un trombone à coulisse en osier.

– Pardon, Cap, de vous interrompre. Un trombone à coulisse ?…

– En osier. Vous n’ignorez pas que les paysans californiens sont très experts en l’art de fabriquer des trombones à coulisse avec des brins d’osier ?

– Je n’ai fait que traverser la Californie sans avoir le loisir de m’attarder au moindre détail ethnographique.

– Alors, à chaque note émise par l’instrument, un oiseau s’envolait et venait se placer à la place convenable. Quand tout ce petit monde était placé, le concert commençait, chaque volatile émettant sa note à son tour.

La petite patronne de l’Australian Wine Store semblait au comble de la joie d’entendre une si mirifique imagination, et comme nous manifestions une vague méfiance, elle se chargea de venir au secours de Cap avec ces mots qu’elle prononça gravement :

– Tout ce que vient de dire le Captain est tout à fait vrai. Moi, je les ai vus, ces oiseaux mélomanes. C’était, n’est-ce pas, Cap ? sur la ligne télégraphique qui va de Tahdblagtown à Loofock-Place.

Le premier parapluiede M. Francisque Sarcey#id___RefHeading__1269_858062255

À mes Amis de l’École Normale Supérieure.

Nous avons la bonne fortune de pouvoir offrir à nos lecteurs quelques bonnes feuilles du prochain volume de notre éminent confrère, M. Francisque Sarcey : Souvenirs d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de décrépitude.

M. Sarcey n’est pas seulement l’esthète au jugement sûr et toujours novateur ; il n’est pas seulement le chroniqueur à la plume étincelante, aux idées audacieuses et parfois même paradoxales : M. Sarcey est encore le conteur exquis, d’une bonne humeur bien française, bien gauloise, et d’une finesse qui tient le lecteur sous le charme.

Aussi, notre clientèle nous saura-t-elle gré de ce que nous n’avons reculé devant aucun sacrifice pour lui fournir cette primeur :

« MON PREMIER PARAPLUIE

… » Ce fut une de mes tantes, la veuve Michu, qui me fit cadeau de ce parapluie pour me récompenser d’avoir brillamment passé mon baccalauréat ès-lettres.

» Brave tante ! Pauvre chère femme ! On n’en fait plus comme ça, des veuves Michu !

» Je le vois encore, ce parapluie, avec un gros manche solide, de grosses baleines à la fois rigides et souples, et de la bonne grosse étoffe dont on ne connaissait pas la fin.

» Quelle différence entre ce robuste ustensile et les bibelots, car ce sont de véritables bibelots, dont on se sert maintenant pour s’abriter des intempéries.

» Les parapluies d’aujourd’hui ne sont pas plus gros que des anguilles et même des anguilles à tricoter, comme dit mon petit garçon, qui a la rage des calembours.

» Vous ne sauriez vous imaginer le plaisir que me causa la possession de mon pépin.

» D’abord, venant de la veuve Michu, ma tante, ce parapluie était sacré pour moi, et puis, c’était mon premier parapluie !

» Car, autrefois, on ne donnait pas de parapluies aux enfants, comme on fait aujourd’hui.

» Quand il pleuvait, les enfants s’abritaient sous le parapluie de leurs parents, ou alors ils couraient sous l’averse, et, mon Dieu, ils n’en mouraient pas.

» La race était-elle plus robuste que maintenant, ou bien est-ce des idées qu’on se forge ? Je n’en sais rien.

» Toujours est-il qu’on élève actuellement les enfants dans du coton et qu’ils sont loin d’être aussi vigoureux que les enfants de mon temps.

» Pour en revenir à mon parapluie, je le soignais comme la prunelle de mes yeux, et quand j’entrai à l’École normale, ce fut la main droite appuyée sur mon vieux riflard.

» La première année, tout se passa bien.

» Mais le troisième dimanche de ma seconde année à l’École (je m’en souviens comme si c’était hier), il m’arriva de rentrer le soir sans mon parapluie.

» Je ne m’en aperçus que le lendemain matin.

» Mon désespoir, vous le voyez d’ici ! Et il était si sincère, mon désespoir, si poignant que pas un de mes camarades ne songea à me blaguer.

» Au contraire, chacun s’ingéniait à se rappeler où j’aurais bien pu oublier mon parapluie.

» Il faut avouer que, ce dimanche-là, on avait un peu plus bu que ne le comportait notre soif. Sans être des ivrognes, les jeunes gens se laissent quelquefois entraîner.

» Edmond About, qui conservait toujours son sang-froid dans ces circonstances, m’affirma que j’avais dû laisser mon parapluie dans un petit café disparu depuis, mais qui était situé tout au haut de la rue Soufflot.

» Je ne fis qu’un bond chez ce limonadier.

» Sur l’affirmation du garçon qu’il n’avait rien trouvé, je rentrai, fort désolé et tout penaud, à l’École.

» Pour comble de malheur, le dimanche suivant, il pleuvait à verse ; je me résolus à acheter un nouveau parapluie.

– Précisément, tout près de l’École, rue de la Vieille-Estrapade, il y avait un marchand, disparu depuis, et remplacé par un ferblantier.

» Quelqu’un se trouvait dans la boutique quand j’entrai, et ce quelqu’un, en m’apercevant, devint rouge, vert, bleu, de toutes les couleurs !

» D’abord, je ne compris rien au trouble de cet homme ; mais bientôt, le mystère s’éclaircit.

» Cet individu si mal à son aise devant moi, n’était autre que le garçon de ce café de la rue Soufflot où j’avais réellement oublié mon parapluie.

» Pour que je ne reconnaisse pas mon pépin, il n’avait trouvé rien de mieux que de le faire recouvrir d’une autre étoffe, et je le surprenais juste au moment où il venait rechercher le fruit de son larcin.

» Le dénouement, vous le devinez : l’indélicat garçon me laissa entre les mains mon cher parasol.

» Il sortit en balbutiant de vagues excuses ; et le plus comique c’est qu’il avait payé d’avance son recouvrage.

» À l’École, nous rîmes beaucoup de cette aventure, mais elle me servit de leçon.

» Depuis ce temps-là, je n’ai plus jamais perdu de parapluie.

» FRANCISQUE SARCEY. »

Tout le volume, Souvenirs d’enfance, de jeunesse, d’âge mûr et de décrépitude est écrit sur ce ton.

Ce sera un des gros succès de librairie de la saison.

Les misèresde la vie conjugale#id___RefHeading__1271_858062255

Il y a des femmes qui sont comme le bâton enduit de confitures de roses dont parle le poète persan : on ne sait par quel bout les prendre.

(Les personnes qui, après la publication de ce petit alinéa, continueraient à faire courir le bruit de ma mauvaise éducation… personne ne les croirait !)

Dites bleu devant certaines dames, vite elles affirment rouge. Convenez rouge, pour leur faire plaisir : vert ! rugissent-elles sur l’heure.

La femme est un être ostiné entre tous, ostiné et contrariant.

La plus ostinée et la plus contrariante de toutes les femmes, c’est l’épouse légitime de mon inspecteur d’assurances, un brave garçon qui n’a d’autre tort que celui d’une excessive veulerie et d’une incoercible irrésistance.

Il me contait ses mésaventures ou plutôt sa mésaventure – car c’est toujours la même – et rien n’était plus comique que son désespoir ahuri.

Pour rendre plus saisissant son récit, je le diviserai en trois parties : Premier tableau, Deuxième tableau et Suite et fin.

Le curieux de cette histoire, c’est qu’on peut mettre le Deuxième tableau au lieu du Premier, et, au besoin, commencer par Suite et fin, sans que rien soit altéré dans la limpidité de la narration.

PREMIER TABLEAU

Monsieur rentre après une journée de fatigues et d’ennuis. Il s’est disputé avec des sinistrés. Ses chefs l’ont presque traité d’idiot.

Complètement esquinté, le pauvre homme n’a d’autre aspiration que celle du bon dodo où il va joncher son abrutissement.

Madame ne trouve pas naturelle cette dépression physique et morale.

D’un ton spécialement grincheux qui n’appartient qu’à elle :

– Qu’est-ce que tu as donc fait dans la journée, dit-elle, pour être dans cet état-là ?

– Ma chère amie, j’ai beaucoup travaillé…

– Travaillé !… Je le connais, ce genre de travail : tu as passé ta journée chez tes cocottes.

– Je te jure bien, ma pauvre amie…

– Eh bien ! retournes-y, chez tes cocottes ; ce n’est pas moi qui t’en empêcherai !

Et Madame, claquant fort la porte, va s’enfermer dans son appartement.

DEUXIÈME TABLEAU

Monsieur a fait une bonne journée. Tout a marché à souhait. Il croit pouvoir compter sur un avancement prochain.

Bref, il est content !

Avant de monter, il a pris, avec un de ses amis, une bonne petite absinthe qui lui a mis encore plus de joie au cœur.

À peine rentré, il se précipite sur sa femme, l’embrasse très tendrement, l’embrasse encore, lui prodigue mille caresses plus ardentes, peut-être, que ne le comporte l’austère décor de la salle à manger.

Mais Madame se dégage vivement. Son visage se renfrogne.

D’un ton spécialement grincheux, qui n’appartient qu’à elle :

– D’où sors-tu donc, pour être excité comme ça ?

– Ma chère amie, je sors du bureau…

– Du bureau !… Je le connais ce bureau-là !… Tu sors de chez tes cocottes.

– Je te jure bien, ma pauvre amie…

– Eh bien ! retournes-y, chez tes cocottes. Moi, je ne me charge pas d’éteindre les flammes allumées par ces demoiselles.

Et Madame, claquant fort la porte, va s’enfermer dans son appartement.

SUITE ET FIN

Et c’est tous les jours la même chose.

Faste influencedu système décimalsur la question ouvrière#id___RefHeading__1273_858062255

Une joie patriotique m’attendait à mon arrivée à Londres. J’apprenais, de la source la plus autorisée, que le système décimal était enfin adopté dans tout le Royaume-Uni.

La décimalisation des poids et des mesures commencera incessamment ; après quoi, on verra s’il y a lieu d’en faire autant pour ce que les Anglais, gens pratiques, appellent si justement money.

On a beau être un sans-patrie et affronter en souriant le reproche en bronze du regard de la statue de Turenne, à Sedan (à toi, d’Esparbès !), tout de même, ça vous fait quelque chose, là (en prononçant le monosyllabe , je me frappe la poitrine à la place de ce muscle, abusivement dénommé cœur)…

Ça vous fait quelque chose , dis-je, quand vous constatez l’adoption par cette vieille Albion, moins perfide encore que têtue, d’une idée aussi française que le système décimal.

J’en arrive à oublier que j’avais (ou plutôt que je n’avais plus) un grand-grand-oncle tué à Waterloo.

Pauvre bon homme !

Ce petit triomphe national, coïncidant avec la température échevelée qui sévissait à Windsor ce jour-là, nous incita à boire deux ou trois bouteilles de champagne en sus de celles qu’on avait raisonnablement sablées au cours du repas.

Notre retour à Londres, le soir, s’effectua dans des conditions exceptionnelles de bonne humeur bien française et de turbulence éminemment parisienne.

Nos hurrah en l’honneur du système décimal réveillèrent bien des cottages endormis.

À peine débarqué à Calais, une autre joie m’attendait, relative aussi à ce système tant fêté.

Ces Messieurs de l’Observatoire de Paris et autres grosses légumes compétentes ont pris, assure-t-on, la mâle résolution d’appliquer le système décimal à la mesure des angles et du temps.

L’angle droit aura cent degrés, le degré cent minutes, etc.

De même pour le cadran, qui ne comptera plus désormais que dix heures, chaque heure ayant cent minutes, chaque minute cent secondes.

Bien qu’à la vérité ce chambardement dans l’ordre établi ne me paraisse pas très foisonneux en avantages de toutes sortes, je ne puis m’empêcher de tressaillir de joie à l’espoir de la mise en pratique de ce beau projet.

Un mauvais changement, ai-je coutume de répéter, vaut mieux qu’un bon piétinement sur place.

Le jeune ingénieur de Calais, qui me mettait au courant de ces choses, en semblait également fort joyeux.

– Sans compter, ajouta-t-il, que la mesure décimale du temps liquiderait une des plus grosses difficultés de la question ouvrière ?

– Laquelle donc ?

– La question des huit heures.

– J’avoue que je ne vois pas clairement…

– C’est pourtant bien simple : les ouvriers réclament énergiquement la journée de travail de huit heures… Quand la journée totale ne comptera plus que vingt heures, rien n’empêchera les patrons de passer cette fantaisie à leurs hommes.

– Mais, pardon…

– Ces braves gens ne s’apercevront pas que leurs huit heures nouvelles correspondent à neuf et demie des anciennes, et le tour sera joué.

– Êtes-vous bien sûr ?

– Mais oui, mais oui ! Les ouvriers ne sont pas si méchants qu’on croit…

Et le jeune ingénieur ajouta comme dans un rêve :

– Heureusement !

Un homme modeste#id___RefHeading__1275_858062255

À propos de décorations, on m’a conté une histoire qui me semble valoir son pesant de ruban.

De plus, sachant ma manie d’exactitude, on a cru devoir me garantir la totale véracité de l’anecdote.

Il y avait une fois un député (ou un sénateur, je ne me souviens plus), dans les environs du centre de la France, qui possédait, comme grand électeur en son arrondissement, un brave homme de jardinier, nature simple et loyale.

En dehors de nombreux services suffrago-universels, notre parlementaire devait une infinité de petites sommes d’argent à l’excellent pépiniériste.

(Car, – triste à dire ! – on peut siéger au sein des assemblées délibératives et devoir de l’argent au monde.)

Appelons spirituellement, pour rendre plus cursif le conte, ce mandataire Amédée Duchèque, et poursuivons.

Duchèque, empêché de verser à son dévoué horticole le moindre acompte, eut l’idée de le dédommager, en honneurs.

Du dernier bien avec le gouvernement, comme le furent toujours les ennemis de la République, Duchèque implora pour son protégé le ruban du Mérite agricole, plus connu sous le nom de poireau.

 Comment donc, mon vieux Duchèque, c’est entendu ! fit le ministre d’alors, un garçon sur qui le parti comptait beaucoup mais qui a mal tourné depuis.

Duchèque sortit de chez le haut fonctionnaire, sur les deux oreilles, bien tranquille au sujet de sa demande.

Oui, mais voilà !

Duchèque s’était trompé d’établissement.

Il avait sollicité le Mérite agricole du ministre de l’instruction publique.

Et, au 14 juillet suivant, ce qui devait arriver arriva : le jardinier fut, froidement, nommé officier d’Académie.

Oh ! mon Dieu, la chose n’avait rien de grave en soi, et l’erreur n’était pas de celles qui chahutent le rythme des évolutions cosmiques !

Du vaudeville seulement devait en résulter.

Un soir que Duchèque rentrait chez lui, il trouva la carte de son fidèle jardinier, venu à Paris par train de plaisir :

VICTOR BONCHRÉTIEN

Jardinier-pépiniériste

Membre de l’Académie Française

Duchèque se releva plusieurs fois, la nuit, pour en rire.

Le lendemain, les propres explications de l’homme aux fleurs éclairèrent sa religion.

D’un doigt, il désignait le ruban violet, et de l’autre :

– Merci ! balbutiait-il simplement.

– Mais, cré nom d’un chien, se tordait Duchèque, vous vous trompez ! Vous êtes officier d’Académie, vous n’êtes pas membre de l’Académie Française !

L’autre hochait modestement la tête.

– Officier d’Académie ! Mais tout le monde me blaguerait, dans le pays, moi, un humble jardinier !… Membre, simple membre, cela suffit !

Comme le prince#id___RefHeading__1277_858062255

OU
UN MONSIEUR CHIC

Quand le duc Honneau de la Lunerie eut achevé la lecture de ses gazettes, il sonna son valet de chambre :

– Monsieur le duc ?

– Ah ! vous voilà, Jean !… Faites immédiatement prévenir le jardinier que j’ai à l’entretenir.

– Bien, monsieur le duc.

Quelques minutes se passèrent, utilisées par le duc Honneau à se lever et à passer son caleçon ; puis le jardinier se présenta :

– Monsieur le duc ?

– Ah ! vous voilà, Dominique !… Vous allez me faire l’amitié, et sans plus tarder, de flanquer par terre quatre cents arbres du parc.

Dominique eut, à ce moment, la perception, très rapide mais très nette, que son noble maître, le duc Honneau de la Lunerie, de simple idiot qu’il était, passait du coup au grade d’aliéné.

– Quatre cents arbres ? balbutia-t-il.

– Oui, mon ami, quatre cents arbres ! Vous allez m’arracher quatre cents arbres dans le parc !… Ça devrait déjà être fait !

Le jardinier, complètement abruti, répétait :

– Quatre cents arbres !… Quatre cents arbres !

Le duc, à la fin, s’impatienta :

– Eh ! oui, maraud ! quatre cents arbres !

– Mais… lesquels ?

– Oh ! pas des petits baliveaux de rien du tout ! Des arbres de belle venue ! Les plus chics arbres du parc, quoi !

– Quatre cents arbres !… Quatre cents arbres !

Devant la croissante stupeur de Dominique, le duc daigna sourire :

– Ce sont là des choses, mon pauvre ami, que vous ne saurez jamais comprendre. Connaissez-vous le Prince ?

– Lequel ?

– Le Prince, parbleu ! Il n’y a pas trente-six princes… Il y a le Prince !

– Ah ! bon.

– Eh bien, mon ami, le Prince n’est pas un prince ; il est un roi, il est un empereur ! Il est le Roi de la mode et l’Empereur du chic ! Ses fantaisies sont, pour nous autres, autant de décisions sans arrêt.

– Ah ! bon !

– Quand le Prince adopta le large ruban de moire pour attacher son monocle, que fis-je ?

– Je ne sais pas.

– J’adoptai le large ruban de moire pour attacher mon monocle… Et cette démarche fut d’autant plus méritoire que, de ma vie, je n’avais su tenir un monocle en mon arcade. Mais je voulais faire comme le Prince !

– Ah ! bon !

– Et quand le Prince se détermina à se livrer à la bicyclette, que fis-je ?

– Vous vous livrâtes à la bicyclette ?

– Précisément !… Et Dieu sait si, jusqu’à présent, j’avais eu le vélo en sainte horreur ! Mais je voulais faire comme le Prince !

– Je ne vois pas bien le rapport avec les quatre cents arbres.

– Je vais vous l’indiquer, mon cher Dominique. Le Prince vient de faire abattre quatre cents arbres dans le Bois de Boulogne. Moi aussi, je veux abattre quatre cents arbres dans mon parc, pour faire comme le Prince !

– Ah bon !… Alors, je vais prévenir les bûcherons.

Et le brave jardinier, roulant entre ses mains calleuses son humble casquette de travailleur, sortit à reculons de la chambre héraldique du duc Honneau de la Lunerie.

Il n’alla pas bien loin, car ce qu’on appelle l’esprit de l’escalier n’est point une vaine image.

Quelques secondes plus tard, Dominique toctocquait à la porte de son maître.

– Entrez !

– Monsieur le duc me permettrait-il de lui faire une petite observation ?

– Parlez, mon ami.

– Monsieur le duc désire faire comme le Prince ?

– Oui !

– Exactement comme le Prince ?

– Mais oui !

 Monsieur le duc me permettra de lui faire observer qu’en abattant des arbres dans son parc, il ne fera pas du tout comme le Prince, car le Prince a fait abattre dans un bois, qui n’est pas à lui, des arbres qui ne lui ont jamais appartenu, tandis que Monsieur le duc flanquera par terre, dans un domaine à lui, des arbres qui sont fichtre bien sa propriété !

– C’est pourtant vrai, mon brave Dominique ! Comment se tirer de ce pas ?

– En laissant vos arbres tranquilles.

– Mes arbres, oui !… Mais les arbres des autres ? Ah ! une idée !… Allez chercher vos bûcherons, et f… moi en bas quatre cents arbres dans les bois de la commune.

– Croyez-vous que les gardes nous laisseront faire ?

– Vous prendrez tout sur vous, mon cher Dominique ! Vous écrirez au préfet une lettre que vous signerez Dominique, entrepreneur, dans laquelle vous prendrez tout sur vous, disant que vous avez agi sans ordres. Moi, j’écrirai aussi au préfet, pour lui offrir de planter mille arbres, partout où il voudra… Comme ça, j’aurai fait comme le Prince.

Dominique, très philosophe, se retira en murmurant docilement :

– Faisons comme le Prince !

Trois étranges types#id___RefHeading__1279_858062255

J’y serais peut-être encore, dans ce délicieux petit pays, sans l’extrême maboulerie des gens qui lotissaient l’unique auberge de l’endroit.

Je ne déteste pas une pointe de démence chez mes commensaux ou interlocuteurs, mais quand cette simple pointe se mue en scie agressive, je m’envole à tire-d’aile vers d’autres cieux, tout de suite.

Le premier de ces raseurs était un homme qui était vêtu, tantôt d’une jaquette jaune citron, tantôt d’un veston rouge vermillon.

Alternativement aussi, il portait le ruban d’officier d’Académie et le ruban de chevalier du Mérite agricole.

Comme je suis un observateur excessivement avisé, je remarquai vite que mon bonhomme arborait le ruban violet concomitamment avec la jaquette citron et le ruban vert avec le veston pourpre.

Sans que je lui demandasse aucune explication à ce sujet, il éclaira ma religion de vive force en m’exposant la théorie des couleurs complémentaires, en ce sens, principalement, qu’un violet se faisait valoir au voisinage d’un jaune, et que le vert le plus pisseux devenait tout à fait présentable quand il s’enlevait sur un rouge.

Comment avait-il obtenu ces deux marques d’honneur, voilà encore une histoire dont je me fichais pas mal !

Pourtant, je dus apprendre que l’ordre du Mérite agricole lui avait été conféré à la suite de ses beaux travaux sur la transplantation du mildew (maladie de la vigne) sur la tomate.

Les palmes académiques s’accrochèrent à sa poitrine parce qu’il avait épousé la fille naturelle d’un ministre de l’Instruction Publique.

… Le second original était un Américain qui s’était arrêté dans cette auberge, l’année dernière, et qui y avait trouvé une eau-de-vie de marc extraordinaire, à son avis.

Il avait demandé au patron :

– Vous en avez beaucoup comme ça, des bouteilles ?

– Environ un mille.

– Je vous les achète.

Le patron eut la foudroyante vision qu’il y avait là une fortune pour lui.

– Elles ne sont pas à vendre, répondit-il avec l’accent blésois.

– Dix francs la bouteille.

– Pas à vendre, je vous dis.

– Vingt francs la bouteille.

– Même pas cent mille francs.

– C’est bon ! répondit froidement le neveu de l’oncle Sam avec l’accent de l’Américain vexé. Je les boirai ici !

Et il s’installa dans cette petite auberge, bien décidé à ne pas s’en aller tant que palpiterait une goutte du précieux marc au fond d’une fiole.

Quand il était gris (et, pour ma part, je ne le vis jamais à jeun), il prenait les gens par leur cravate et leur contait de force ses aventures dans les Cordillères des Andes.

Il avait exploré des pampas de lui seul connues, où, selon la forte expression du géographe, la main de l’homme n’a jamais mis le pied, des pampas double-vierges !

Pour dire quelque chose, je demandai :

– On pourrait aller par là, en bicyclette ?

– Impossible, mon pauvre garçon, il y a trop de tessons de bouteilles sur les routes !

… Nous terminerons, si vous voulez bien, messieurs et dames, par le troisième étrange type de cette galerie.

J’ai tenu à finir par celui-là, qui est incontestablement le plus dangereux des trois.

Pas un mot ne sort de sa bouche sans être farci d’un ou de plusieurs calembours.

Comment ai-je pu conserver mes méninges intactes à la suite des propos de cet homme ? Dieu seul le sait, et il ne serait peut-être même pas fichu de l’expliquer.

– Vous avez un joli vélo ! me dit-il un jour.

– J’t’écoute ! lui fis-je. C’est un Comniot !

– Ah ! un Comiot ? Et comiot vous trouvez-vous là-dessus ?

Un matin, il me demande :

– Vous allez faire un tour ?

– Oui.

– À pied ou sur votre vache ?

– Sur ma vache ? Quelle vache ?

– C’est votre comiocipède que j’appelle une vache.

– ???

– Évidemment, puisque c’est une machine… comme Io !

Je me sentais déjà fort déprimé.

Il m’acheva d’un coup de massue :

– Et votre pneu, quelle marque ?

– Dunlop.

– Savez-vous quel est le contraire du pneu Dunlop ?

– Non, je ne sais pas.

– Eh bien, le contraire du pneu d’un lop, c’est le pneu d’un anti-lop !

D’un bond, je fus à la caisse, exigeai ma note, la soldai, et si je cours encore depuis ce moment-là, je suis rudement loin !

L’inattendue fortune#id___RefHeading__1281_858062255

Tel que vous me voyez, mesdames et messieurs, je suis détenteur d’une somme de 10.000 francs (je dis dix mille) qui glissa dans les replis de mon portefeuille, par une bien inhabituelle trémie.

Cet or (d’ailleurs en papier) n’est pas le fruit d’un âpre et incessant labeur.

Il ne me fut donné par aucune âme compatissante.

Il ne me vient ni du jeu, ni d’un heureux pari, ni d’un habile chantage.

Je ne l’ai ni volé, ni emprunté, ni trouvé dans la rue.

Alors, quoi ?

Ah, voilà !

… Il y a quelques semaines, j’ai dû me mettre en quête d’un appartement (celui que je possédais auparavant ne convenait plus à mon nouveau genre d’industrie).

Ah ! que j’ai gravi d’étages ! J’en ai descendu beaucoup aussi, avant de découvrir le sweet home idéal !

Un jour, je visitais un appartement dans la rue Jules-Renard, un joli petit appartement confortable, propre et coquet.

Elle-même, la maîtresse de la maison, guidait mes pas.

Je me trompai tout d’abord sur l’étiage social et mondain de cette dame.

Une cossue bonne petite bourgeoise, conjecturais-je.

Je ne me trompais pas de beaucoup ; mon éventuelle hôtesse était, en effet, une cossue bonne petite bourgeoise, mais – horrendum ! – pas mariée et de posture analogue à celle de cette madame Warner, que notre distingué Vandérem nous a si bien contée dans l’éminent Charlie.

Une demi-mondaine bien popote, bien sage et pratique au-delà de toute prévision.

Comme son bail n’était pas tout à fait fini, la dame avait hâte de trouver un brave locataire qui prît l’appartement tout de suite, et je goûtais vive joie à l’entendre déployer tant d’éloquence à me persuader les innombrables charmes de son logement.

Toutes les pièces, disait-elle, se commandaient sans se commander.

Elle avait placé son lit comme ça, mais on pouvait le placer autrement, comme ça, par exemple, sans que rien n’eût à flancher dans l’harmonie de la pièce.

Jolie, avec ça, la mâtine ! Un peu replète, mais très fraîche encore, malgré la trentaine à coup sûr dépassée.

En retraversant la salle à manger :

– Vous prendrez bien un doigt de porto ? insinua-t-elle.

Une pas autrement déplaisante petite femme de chambre me débarrassa de mon chapeau, de mon pardessus, de ma canne, et servit le porto.

Nous en savourions le second verre, quand vibra la sonnerie de l’entrée.

– Qui est-ce ? s’enquit la dame.

– Monsieur Chicago, fit la désirable soubrette.

– Fais-le entrer au salon.

Correct, je me levai.

C’était entendu, patati, patata, l’appartement me convenait ; je reviendrais, demain ou après-demain, rendre réponse.

Une heure après, je croisais dans la rue un de mes cousins.

– Très chic, ton nouveau chapeau ! disait l’adolescent admiratif.

– Mon nouveau chapeau ?… Je n’ai pas de nouveau chapeau. Instinctivement, j’enlevais mon couvre-chef et constatais qu’il n’était pas mien.

Nul doute permis ! J’avais, par erreur, dans l’antichambre de la dame, coiffé le galurin du nommé Chicago.

Au fond du dit galurin, luisaient la marque d’or d’un chapelier de New York et cinq ou six initiales, surtout des W et des K .

Je n’avais pas perdu au change : le chapeau du Yankee était un extraordinairement beau chapeau et qui m’allait comme un gant.

Une imperceptible boursouflure gonflait le cuir intérieur. Grâce à une légère enquête, je constatai bientôt la présence clandestine, à cet endroit, de dix jolis billets de mille.

Oh ! la chose ne comportait aucun mystère !

Avant de monter chez sa bonne amie, M. Chicago avait prudemment carré une somme de cinq cents louis, destinée sans doute à un autre emploi.

… Et moi, je me trouvais là, stupide, devant ces dix ridicules mille francs.

L’indélicatesse de l’Américain (car, enfin, ce n’est pas chic de se méfier ainsi de sa maîtresse) me suggéra un instant l’idée de m’assimiler froidement cette galette fortuite.

Mon atavique probité reprit le dessus.

– Cet argent n’est pas le mien ! Je le rendrai à son légitime propriétaire.

Toutes mes démarches pour retrouver le méfiant Chicago demeurèrent vaines.

La dame ne voulut me fournir aucune indication.

Une lettre à elle confiée pour être remise au monsieur resta sans réponse.

Je crois que je finirai par appliquer à des besoins personnels cet argent tombé du ciel.

Ça me rappellera une portion importante de ma jeunesse, où je vécus exclusivement des générosités de quelques braves courtisanes, qui m’aimaient bien parce que j’étais rigolo.

Patriotisme#id___RefHeading__1283_858062255

Un autre jour, que je déjeunais à cette excellente auberge, je fus témoin d’une scène dont la solution, quelques heures plus tard, me combla d’une vive allégresse.

Les habitués parlaient entre eux d’une assez vilaine affaire, arrivée dans la ville et dont le héros était un général de brigade.

– Jamais, s’écria quelqu’un, jamais je ne croirai cela d’un général français !

Je contemplai le monsieur qui s’indignait ainsi : c’était une manière de vieux quidam moustachu de blanc, dont l’ancien métier devait être celui des armes, en général, et de la cavalerie, en particulier, comme qui dirait un ancien colonel de dragons.

La rosette rouge de sa boutonnière encourageait cette supposition.

– Jamais, accentua le supposé citrouillard, jamais je ne croirai cela d’un général français !

– Pourquoi donc ? demanda son voisin de table, un jeune employé des postes et télégraphes.

– Pourquoi ? Parce qu’on aura beau dire et beau faire, un général français sera toujours un général français !

– D’accord !… Mais donnez-moi une raison, une simple petite raison de rien, expliquant pourquoi un général français serait plus honorable qu’un étameur danois, par exemple.

– Comment, vous osez comparer un général français… !

Et, en prononçant ces deux mots : général français, l’homme aux moustaches blanches semblait se gargariser avec un drapeau tricolore : un général français !

La noble indignation du personnage, le sang-froid du jeune postier fournirent une piquante discussion.

– Parfaitement ! j’ose comparer… Les généraux, c’est absolument comme les ébénistes, les charcutiers et les vétérinaires – il s’en trouve d’une honorabilité au-dessus de tout soupçon, cependant que d’autres ne sont ni plus ni moins que d’épaisses brutes et d’immondes fripouilles.

– Vous raisonnez comme un Prussien !

– Ainsi, voyez notre vieux Dreyfus ; si on ne l’avait pas nommé artilleur honoraire aux Îles du Salut, voici un garçon qui était très en passe de devenir général dans une quinzaine d’années.

– Jamais Dreyfus ne serait devenu général !

– Pourquoi donc cela, je vous prie ? Dans vingt-cinq ans, l’État-Major français sera uniquement composé d’officiers juifs.

– Je vous le répète, vous raisonnez comme un Prussien, comme un voleur de pendules !

– Comme Napoléon Ier, alors ?

– Napoléon Ier n’a jamais volé de pendules.

– Non, c’est le chat qui les a barbotées pour lui ! Avez-vous lu le testament de Napoléon Ier ?

– Peut-être, mais je ne m’en souviens pas.

– Eh bien, dans le testament de Napoléon Ier, il y a ceci, en toutes lettres : « Je lègue à mon fils la pendule ayant appartenu à Frédéric-le-Grand, et que j’ai prise moi-même dans son cabinet, à Potsdam. » (Textuel.) Vous voyez que le Petit Caporal ne négligeait pas de mettre la main à la pâte quand il le fallait.

– Napoléon a pris cette pendule comme souvenir.

Ici, le jeune postier devint tout à fait comique.

D’une main preste, il fit disparaître dans sa poche la belle chaîne et la belle montre en or du colonel, en disant : « Ne faites pas attention, c’est comme souvenir ! »

Le déjeuner était fini. La discussion prit fin avec cette affirmation du vieux soldat que la France serait toujours la France, et que les Français ne cesseraient pas une seconde d’être des Français.

Sur cette fière assurance, je me rendis à la gare où j’attendais mon ami, le peintre américain, Joë Moonfellow.

– Hello, Joë !

– Hello, Alphy ! How are you, old chappie ?

Sur le coup de cinq heures, après avoir visité la ville, nous songeâmes à gagner notre résidence d’été.

Un verre de quelque chose, avant de monter en voiture, s’imposait.

– Mais, s’écria Joë en nous installant à la terrasse du café, mais, sacré mille diables ! je ne me trompe pas, c’est bien le père Auguste !

Et Joë me désignait, comme père Auguste probable, le monsieur assis près de moi.

Or, ce monsieur n’était autre que le vibrant colonel de dragons de tout à l’heure, celui qui ne croira jamais ça d’un général français !

– Mais non, mais non, je ne me trompe pas ! assura Joë. C’est bien le père Auguste.

Et, se levant, il alla tendre la main au monsieur, rondement, sans façons, en vieux camarade.

– Bonjour, père Auguste ! Je ne m’attendais, sacré mille diables ! pas à vous rencontrer ici.

La physionomie de l’interpellé se cramoisit aussitôt de superbes tons écarlates.

– Mais, monsieur… vous vous trompez… Je ne suis pas la personne que vous croyez…

– Vous n’êtes pas le père Auguste ?

– Je vous assure… monsieur… je vous assure que vous vous trompez.

– Eh bien, monsieur, c’est, sacré mille diables ! trop fort ! C’est épatant ce que vous ressemblez à un père Auguste que j’ai connu à Chicago pendant l’Exposition.

Juste à ce moment arrivait, devant le café, une grosse vieille dame blonde dans une petite charrette anglaise qu’elle conduisait elle-même.

La dame, aidée par un garçon, descendit, et la première personne qu’elle aperçut, ce fut mon ami Joë.

– Ah ! monsieur Joë ! s’écria-t-elle. Ce bon monsieur Joë ! Quelle bonne rencontre ! Et vous vous êtes toujours bien porté depuis le temps ?

Et patati et patata, tout ce que peut dire une grosse vieille dame blonde, bavarde, à un monsieur qu’elle n’a pas vu depuis trois ans !

Mais Joë affectait une vive surprise.

– Je vous assure, madame, que vous vous trompez. Vous croyez sans doute avoir affaire à l’honorable M. Joë Moonfellow, vous vous trompez !

– Comment, vous n’êtes pas monsieur Joë Moonfellow ?

– Non, madame, je ne suis pas ce gentleman et je ne le serai pas, tant que ce bonhomme ne sera pas le père Auguste !

Le père Auguste, car, décidément, c’était bien le père Auguste, consentit enfin à rentrer dans la peau dudit père Auguste.

Il tendit la main à Joë en lui recommandant, tout bas et en anglais, de ne point parler : Not a word !

Joë promit le plus sépulcral des silences, mais, à moi, il voulut bien tout dire.

Le père Auguste, ce patriote farouche, cet irréductible cocardier, le père Auguste était l’ancien patron d’une des maisons les mieux famées (du latin fama, femme), de Chicago.

En dix ans, dont une d’exposition universelle, il avait gagné son million, son joli petit million, qu’il était venu manger paisiblement et honorablement sur les bords fleuris du Beuvron.

La rosette rouge qui fleurissait sa boutonnière était bien une rosette rouge, mais une rosette rouge panachée d’un peu de vert symbolique.

Cet emblème constituait tout ce qu’il avait pu tirer d’un Président de République vaguement sud-américaine, lequel l’avait honoré de sa clientèle décorative, mais peu rémunératrice.

Et comme je racontais l’indignation ressentie par le personnage au récit qu’on faisait d’un général de brigade, amenant chez lui de jeunes fillettes, mon ami Joë conclut sagement :

– Probablement, il était furieux de ne pas les lui avoir procurées lui-même.

Et il ajouta plus sagement encore :

– Où, sacré mille diables, le patriotisme va-t-il se nicher ?

Une infâme calomniedu Petit Journal#id___RefHeading__1285_858062255

Nous recevons la lettre suivante, que, fidèle à notre vieille tradition d’impartialité, nous n’hésitons pas à insérer.

Nous insérerons de même, s’il y a lieu, la réponse de M. Francisque Sarcey ou de son fils Jean.

« Monsieur le raidacteur,

» Je vous écri asseulfain de protesté ôtement conte les imputacion calaumenieuse que M. Francisque Sarcey, mon patron, a mis dans le Petit Journal de hiere an datte du 6 sétambre 1895.

» Son artique dit que son fisse Jean a di à Royan, ouque nous somme an ce moman toute la fammille, que je ne me jenerait pas pour fère pacé des piaisses fosses au monde.

» Du raiste, Monsieur le raidacteur, jugé par vousmaime. Je découpe avec des siso le passage ouqu’il ait cestion de moi et je le caule ici avec dais pin a cachté :

« J’étais, ces jours derniers, en villégiature à Royan. Vous n’ignorez pas qu’on y joue, comme dans tous les casinos de bains de mer, aux petits chevaux. Or, à Royan on est, je ne sais pourquoi, empoisonné de pièces papales, ou suisses, ou roumaines. J’en reçus une, sans y prendre garde, et naturellement la première fois que j’eus besoin de payer quelque chose, on me la refusa.

» – C’est bien ! dis-je ; voilà qui m’apprendra à faire attention. Et j’allais en faire cadeau à quelqu’un pour la vendre au poids de l’argent :

» – Oh ! donne-la-moi, me dit mon gamin de fils. Je la ferai bien passer, moi.

» – Et où cela ?

» – Aux petits chevaux. Comme les préposés ne peuvent pas examiner toutes les pièces, c’est là qu’on porte toutes celles qui ne sont pas bonnes.

» – Non, répondis-je, j’aime mieux la donner à la bonne pour qu’elle l’échange à son prix en argent.

» – Ah bien ! si tu crois qu’elle ne la fera pas passer, elle.

» – C’est une autre affaire ! Elle sera dans son tort ; mais l’ayant prévenue, je n’y serai pour rien.

» J’avoue qu’il n’eut pas l’air très convaincu. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Dabor, je pourais me pleinde que M. Sarcey socupe de ma vie privé et qu’il n’a pas le droi de me mette dan les journo san ma permisillon, mais je ne lui an veu pas de tro pour ça, rapor à tou les artique quil a afer et que ce povre omme ait bien forcé de prande des sujé ouquil les trouve, mais ce que je nademai pa sou socun prétaisque, cet quil dise publiqman que je sui une fame a fer pacé des piaisse fosse au monde.

» An noute, ça ma fé bocou de pène de voire que M. Jean, le fisse à monsieur, tenai des propo comme ça sure moi, car un gamain quon na vu naite pour insidir, ça fait toujoure de la pène de voire quit n’a pas une meilleure opinion sure vous.

» Dans tou les cas, je man raporte à vos colone, monsieur le raidacteur, poure dire publiqman que je ne sui pa une fame a fer pacé des piaisse fosse au monde.

» Joré bien écri au petit journal lui maime mé je suis sure que M. Poidatz moré mi des baton dans lé rou pour quon ninser pas ma lette, alaure cét à vou que jécri.

Je vou remerci bocou, monsieur le raidacteur et recevé le salu de vote dévoué servante.

» Signé : FRANÇOISE,

» Bonne ché M. Sarcy depui biento

catorse ans. »

La protestation de Françoise nous paraît des plus légitimes. M. Sarcey a agi avec une impardonnable légèreté, en laissant supposer aux huit cent millions de lecteurs du Petit Journal que sa cuisinière est femme à faire passer des pièces fausses au monde, comme elle dit.

Quant à M. Jean Sarcey, il trouvera, je l’espère, dans sa conscience, le châtiment de sa jeune inconséquence.

Irrévérence#id___RefHeading__1287_858062255

La jeunesse actuelle a bien des défauts, mais on ne saurait l’accuser de professer un respect excessif pour les aïeux illustres ou les grands aînés.

La jeunesse actuelle considère que la portion assez importante, en somme, de l’humanité, née avant la guerre, se compose uniquement de vieilles bêtes et de sordides crapules.

Je ne m’amuserai même pas à relever l’exagération d’un tel dire, et je passerai tout de suite à la partie anecdotique de mon machin.

Le jour des obsèques de Pasteur, le fils d’un de mes amis haussait ainsi les épaules :

– Pasteur ! Mais si nous avions un gouvernement sérieux, au lieu des fantoches qui nous régissent, c’est dans une maison centrale que serait mort ce vieux farceur qui empoisonne l’humanité avec ses sales vaccines !

Ce n’était pas déjà trop mal, dites ; mais il alla plus loin encore :

– Vous les trouvez bien, ces vers-là ? Mais c’est de la poésie complètement gâteuse !… On dirait du Hugo !

Tous les propos de mon jeune homme se tiennent dans cette tonalité.

M. de Monthyon, dont, pourtant, la mémoire est respectée de tous, savez-vous comment mon jeune homme le désigne ?

Il l’appelle ce vieux saligaud de Monthyon !

Parce que, dit-il, ce brave homme aurait donné son nom à une rue où les plaisirs d’amour sont éminemment variés et non exempts, paraît-il, d’un côté quasi-commercial.

Qu’est-ce que vous voulez répondre à une aussi évidente mauvaise foi ?

Connaissez-vous dans l’histoire de l’Art Industriel un exemple plus réellement beau, plus, tranchons le mot, héroïque que celui de Bernard de Palissy brûlant son mobilier et son plancher pour achever la cuisson de ses remarquables céramiques ?

Eh bien ! la grande ombre de Bernard de Palissy n’a pas su trouver grâce devant l’irrespect de ce jeune homme, si moderne ; il l’appelle cette vieille andouille de Palissy.

– Pourquoi ? fais-je un peu interloqué.

– Parce qu’on n’est pas bête à ce point-là. Il faut être crétin comme l’était ce huguenot ! Brûler un admirable mobilier de l’époque, de superbes bahuts Henri II, des lits Charles IX de toute beauté, des fauteuils François 1er épatants, tout ça pour obtenir un plat comme on en trouve à 4 fr. 50, et tant qu’on veut, au Grand Dépôt de la rue Drouot !… On l’a f… à la Bastille où il est mort, votre Bernard : on a bien fait !

La conversation continua longtemps sur ce ton-là.

Je commençais à m’y faire.

Mais, vraiment, je ne pus me défendre d’un vif sursaut, en entendant mon jeune homme proférer :

– C’est encore comme cette vieille fripouille de saint Vincent de Paul !…

Certes, on ne saurait m’accuser d’être un ultramontain endurci : j’ai lu Voltaire, Diderot et tous les encyclopédistes ; mais j’ai gardé assez de liberté d’esprit pour reconnaître le mérite partout où il se trouve : j’éprouve, notamment, sans partager ses idées, une profonde estime pour la personnalité de saint Vincent de Paul.

Aussi, m’indignai-je :

– Ne touchez pas au souvenir de saint Vincent de Paul, car celui-là est un saint, un vrai saint dont le nom brille au martyrologe de l’humanité.

Mais le jeune homme de rire plus fort :

– Saint Vincent de Paul ! Dites-moi donc ce qu’il a fait de si chouette, votre ratichon ?

– Il a sauvé de la mort mille et mille orphelins.

– Il sauva de la mort mille et mille orphelins ! Ça c’est un beau vers… Et lesdits orphelins, où sont-ils à l’heure qu’il est ?

 Mais… ils sont morts.

– Ah ! vous voyez, je ne vous le fais pas dire ! Ils sont morts !… Il ne les a donc sauvés de rien du tout, ces fameux orphelins, DE-RIEN-DU-TOUT ! C’est un fumiste, et vous, vous êtes un pitoyable snob !

Je me tins fort heureux que ce jeune homme m’eût simplement qualifié snob, quand il aurait pu employer une expression moins courtoise.

L’or mussif#id___RefHeading__1289_858062255

Tout d’abord, je tiens à remercier publiquement l’édilité parisienne de la délicate surprise qu’elle m’a faite pendant ma courte absence de Paris.

Elle a bien voulu remettre en place l’horloge pneumatique de la rue Royale, en face de la Madeleine, cette horloge dont la disparition m’avait fait pousser, ici même, d’étincelantes clameurs.

J’aimais déjà beaucoup l’édilité parisienne ; je l’aime plus encore, maintenant – si cela est possible –, pour sa charmante attention.

… Divers bruits ont couru, dans certaine presse, sur le but de mon voyage à Londres.

D’après les uns, j’aurais été chargé d’une mission assez louche auprès de personnages plutôt ténébreux, au sujet d’une très vilaine affaire sur laquelle il ne sied point de s’étendre pour le moment.

D’autres assurent froidement que j’allais tentativer un léger chantage auprès du nouveau Lord-Maire, qui aurait encouru, en 1872, une condamnation auprès du tribunal correctionnel de Rambouillet.

On va jusqu’à affirmer… Mais que n’affirme-t-on point ?

Bref, on a tout dit, sauf la vérité.

La vérité ! Mais je n’ai aucun intérêt à la cacher, la vérité !

Je suis allé à Londres organiser le lancement d’une nouvelle affaire bien parisienne, celle-là, et de tout repos.

Il s’agit des placers de Saint-Georges-Fountein, inépuisables à ce que m’a affirmé Paul Escudier, qui doit s’y connaître, puisqu’il est conseiller municipal de ce quartier.

Ce que vaut l’affaire, l’avenir le dira.

La parole est à l’avenir ; attendons en prenant un bock.

… Ce n’est pas la première fois que je m’occupe d’affaires d’or, avec succès.

Dans le temps (oh ! comme ça ne me rajeunit pas, tout ça !), je menais au Quartier Latin une vie d’étudiant d’autant plus douce que j’en avais soigneusement banni les formalités les plus ennuyeuses, entre autres : les cours à suivre et les examens à passer.

Quand il faisait beau, je vivais dans le Jardin du Luxembourg ou aux terrasses des cafés.

Quand il faisait vilain, je me décidais à pénétrer dans l’intérieur des brasseries.

(N’exagérons rien : très passionné, à cette époque, pour les sciences physiques, je hantai souvent divers laboratoires. Saluons en passant mon premier maître en chimie, M. Berthelot, pour qui j’ai conservé une inaltérable et sympathique admiration.)

Un soir, dans je ne sais plus quelle petite brasserie de la rue Monsieur-le-Prince, il nous arriva, à mon ami Charles Cros et à moi, d’avoir une de ces conversations qui nous amusaient tant.

J’annonçai gravement à Cros que j’avais fait dans l’après-midi une découverte comme on n’en fait pas deux dans un siècle.

La fortune ! c’était la fortune !

– Imagine-toi, mon vieux, que j’ai trouvé le moyen de démussifier l’or !

(Pour celles de mes lectrices qui pourraient l’avoir oublié, je dirai que l’or mussif est un bi-sulfure d’étain qui n’a du précieux métal que l’aspect.)

Et Cros, entrant dans la plaisanterie :

– Tous mes compliments, mon vieux ! En effet, c’est la fort une !

À la table à côté, un jeune homme fort bien mis, et sûrement pas du Quartier, ouvrait d’avides oreilles.

         – Tu comprends, repris-je, l’or mussif coûte dans les 30 ou 40 fr. le kilogramme. La démussification me revient à 14 fr., pas plus.

– Oui, objectait Cros, mais il y a le déchet.

– Environ 25 pour 100… Ça me laisse encore un joli bénéfice, puisque j’obtiens de l’or pur qui vaut 3,000 francs le kilo.

À ce moment, le jeune homme bien mis ne put y tenir.

Avec mille courtoisies, il nous offrit une bouteille de champagne…

Nous consentîmes.

Et nous causâmes.

De son crayon, il avait fait sur le marbre un rapide calcul, établissant que l’or pur nous reviendrait, grâce à notre procédé, à moins de 50 francs le kilo.

Cros et moi, je le jure, nous n’eûmes pas la pensée, une minute, que ce jeune homme apportait la moindre créance à notre loufoquerie.

Un garçon spirituel, pensions-nous, qui trouvait drôle notre fantaisie, et qui s’en faisait, pour un instant, le joyeux complice.

Il n’en était rien.

Nous avions causé, Cros et moi, avec un tel sérieux (ainsi que cela nous était coutumier, même en les plus folâtres occurrences), que le bon jeune homme avait coupé dans le godant comme dans du beurre.

Cette opération de prendre l’or mussif et de le démussifier lui paraissait si simple qu’il se demandait comment l’idée n’en était déjà pas venue à de préalables chimistes.

La petite plaisanterie dura huit jours.

Le brave jeune homme riche tenait absolument à nous commanditer.

En attendant, il nous payait des déjeuners, des dîners, des soupers, que notre absence totale de dignité nous autorisait à accepter.

Et puis, un jour, il disparut brusquement.

Nous apprîmes, par la suite, qu’une petite femme de brasserie, extrêmement cupide, l’avait déconseillé de mettre un sou dans notre affaire.

Nous le regrettâmes peu, car il commençait à nous raser, cet imbécile, avec son or mussif.

Une curieuse industriephysiologique#id___RefHeading__1291_858062255

Lors de mon dernier tour en Belgique, on me conseilla fortement de pousser jusqu’aux environs de La Haye, où j’aurais à voir quelque chose de curieux.

J’écoutai les objurgations de mes amis. Bien m’en prit ; je ne regrettai pas mon voyage.

Je vis quelque chose de curieux, quelque chose de réellement curieux.

Dans quel ordre d’idée ? vous inquiétez-vous.

Une curiosité naturelle ? Non.

Un musée, une œuvre d’art quelconque ? Non.

Un très antique et très beau monument ? Non.

Une étrange cité ? Non.

Zut ! dites-vous.

Et vous avez bien raison de dire zut !

Donnez votre langue au chat (il adore ça) et ne cherchez plus.

Ce que je vis de si réellement curieux dans les environs de La Haye, c’est une industrie.

Une simple industrie. Oui, mais quelle industrie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout d’abord, je supplie les âmes sensibles et les natures facilement impressionnables de ne point poursuivre la lecture de ce factum.

Il y a, en apparence, dans l’industrie que je vais décrire, un petit côté pénible et même cruel, très susceptible de déchaîner les plus douloureuses compatissances.

J’ai dit en apparence, car, dans la réalité, ce côté pénible et cruel n’existe pour ainsi dire pas du tout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut au mois de septembre dernier que l’industrie sus-indiquée vit le jour.

La petite Wilhelmine, la jeune reine de Hollande, était venue passer un mois dans l’île de Walcheren.

En ce pays, c’est une vieille coutume chez les enfants pauvres de galoper les routes et les grèves avec les pieds nus.

Il résulte de ce parti pris une économie de chaussures fort sensible dans les petits ménages où l’on ne roule pas sur les ducats.

La jeune reine prenait un vif plaisir à contempler les ébats des petits nécessiteux zélandais. Son plus âpre désir était d’en faire autant.

Mais sa gouvernante appartenait à cette vieille race de gouvernantes hollandaises qui ne veulent rien savoir.

Or, un jour, cette duègne, légèrement indisposée, fut remplacée momentanément par une jeune institutrice française qui accompagna dès lors Sa Petite Majesté dans ses promenades.

L’institutrice française en question appartenait à cette vieille race d’institutrices françaises qui, du prestige, n’ont qu’une notion rudimentaire.

Wilhelmine manifesta le désir de courir dans la dune avec ses pieds nus. L’institutrice française aida Sa Majesté à se déchausser.

Mais, hélas ! la charmante monarquette ne sut aller bien loin, la peau de ses pauvres et délicats petits pieds se refusant à un exercice aussi inhabituel.

– Que n’ai-je, ragea-t-elle, la rude peau des pieds de ces bébés indigents !

Un vieux courtisan qui passait par là entendit le royal propos et se jura d’exaucer, dans la mesure du possible, le vœu de sa jeune souveraine.

Il choisit, parmi les enfants du pays, une fillette dont la pointure était exactement celle de la reine, l’installa confortablement chez lui et fit venir un célèbre chirurgien de ses amis.

Si vous êtes un peu au courant des progrès de la chirurgie, vous savez que c’est maintenant un jeu d’enfant d’enlever la peau des gens en vie, aussi facilement, et sans plus de souffrance, qu’on dépiaute un lapin mort.

Ce fut l’opération qu’on fit à la petite pauvresse, préalablement nettoyée et blanchie.

On lui leva la peau des pieds jusqu’à la cheville, de façon à former deux mignonnes sandales.

Un léger tannage à l’alun et ça y était !

Quant à la petite opérée, grâce à d’habiles pansements antiseptiques, quinze jours après, elle était sur ses pieds… ses pieds garnis d’une peau toute neuve et toute rose.

La jeune reine, à la vue des sandales naturelles, manifesta une vive allégresse, et, tout de suite, elle voulut les chausser.

Fort heureusement, la vieille gouvernante hollandaise, toujours souffrante, était encore remplacée par l’institutrice française.

Sa Majesté s’amusa ce jour-là, avec ses sandales, comme elle ne s’était jamais amusée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En dépit de la lenteur qu’on prête au tempérament hollandais, la vogue des sandales en peau de pauvre s’accrut rapidement dans la noblesse d’abord, dans la riche bourgeoisie ensuite.

Elle s’accrut au point de devenir une industrie des plus florissantes.

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… La manufacture que j’ai visitée aux environs de La Haye se compose de deux bâtiments distincts.

Le premier ressemble beaucoup à une sorte d’hôpital.

C’est là qu’on enlève la peau des pieds aux pauvres.

Tous les pauvres décidés à l’opération y sont reçus, sans question d’âge, de sexe, de nationalité ou de religion. Il leur suffit de pouvoir établir qu’ils marchent pieds nus depuis un certain temps et que leur peau possède à la fois toute la souplesse et toute la fermeté désirables.

L’autre bâtiment sert à l’industrie proprement dite.

C’est là qu’on prépare et qu’on tanne légèrement les sandales ainsi obtenues.

Le peu de place dont je dispose ici me contraint à écourter des explications sur lesquelles j’aurais bien désiré m’étendre.

Terminons en apportant tous nos vœux à cette nouvelle industrie qui, si elle venait à s’acclimater chez nous, pourrait apporter une source de bénéfices aux déshérités français.

Une maison prolifique#id___RefHeading__1293_858062255

Je feuilletais, la semaine dernière, quelques numéros du Petit Bourguignon, que j’avais mis de côté pour les lire à tête reposée.

(Le Petit Bourguignon exige qu’on le savoure loin des bruits du monde.)

Mes yeux tombèrent soudain en arrêt sur tout simplement ceci :

ÉTAT CIVIL DE DIJON

Du 29 octobre 1895

NAISSANCES

Henri Clerc, rue Docteur-Chaussier, 7.

Lucien-James Ferrand, rue Docteur-Chaussier, 7.

Lucienne-Jeanne Valter, rue Docteur-Chaussier, 7.

Alice Poisot, rue Docteur-Chaussier, 7.

Marcelle-Jeanne-Marguerite Perret, rue Saint-Philibert, 11.

Soit, pour cinq naissances dans tout Dijon, quatre dans cette seule maison.

Quatre naissances par jour dans une maison, cette maison fût-elle un vaste immeuble, voilà, je crois, un résultat fort capable de réjouir les patriotes les plus désespérés !

Et si toutes les maisons de France étaient aussi prolifiques, notre beau pays pourrait, dans vingt-cinq ans, mettre en rang une armée de première ligne, dont le cocardier Auguste Germain mourrait d’orgueil, sûrement.

Un doute planait, pourtant, sur mon âme.

Pourquoi quatre naissances, à ce 7 de la rue Docteur-Chaussier, et seulement une dans tout le reste de Dijon ?

Vous avez beau dire, la proportion ne me semblait pas équitable.

Je voulus en avoir le cœur net (j’ai la manie du cœur net, parfaitement net, jusqu’à, des fois, me le passer au tripoli).

Précisément, à Dijon même, sévit, en ce moment, un de mes bons amis, conseiller de préfecture.

Quand j’aurai ajouté que ce garçon pourrait bien passer sous-préfet plus tôt qu’on ne s’y attend, je croirai l’avoir suffisamment désigné.

« Mon ami, lui écrivis-je, sois assez bon pour m’expliquer, par retour du courrier, le mystère de la nativité du 29 octobre 1895, 7, rue Docteur-Chaussier, à Dijon (Côte-d’Or), etc., etc. »

Il est probable que le courrier de Dijon était un peu souffrant ces jours-ci, car ce matin seulement j’ai reçu la réponse.

Une touchante histoire que celle de ces quatre simultanées naissances dans la même maison :

Il y a un an, vivaient, dans l’immeuble situé au n° 7 de la rue Docteur-Chaussier, quatre ménages parfaitement unis, s’entendant à merveille et vivant en paix.

Quelques lettres anonymes vinrent mettre bon ordre à tout cela, et bientôt l’harmonie fut rompue.

Rompue ? Que dis-je ! Elle fut cassée en mille miettes.

Non seulement les familles étaient fâchées entre elles, mais les femmes voulaient divorcer, les époux parlaient de tuer les femmes, et réciproquement.

Vous avez deviné, n’est-ce pas, Mesdames et Messieurs, que toute cette discorde était le fruit de la calomnie, de cette lâche calomnie qu’on ne saurait trop comparer au serpent qui rampe, mord, bave, et tue ?

Un des locataires du 7 de la rue Docteur-Chaussier (dont le procureur général de Dijon m’a prié de taire le nom) souffrait, en son âme de brave homme, de ce consternant état de choses.

Au moyen d’autres lettres anonymes plus habiles que les premières (guérir le mal par le mal !), il parvint à réconcilier tout notre petit monde.

Quand fut accomplie son œuvre de concorde, et pour la fêter, il invita les quatre familles, Clerc, Ferrand, Valter et Poisot, à un petit dîner comme on n’en avait pas vu, en Bourgogne, depuis Anne d’Autriche.

La chère fut succulente et copieuse.

Quant aux vins, je ne vous dis que ça ! Les plus fameux crus du pays y étaient représentés par leurs plus poudreux échantillons.

Ceci – notez bien la date – se passait le 29 janvier.

Neuf mois après, jour pour jour, la France comptait quatre petits défenseurs de plus.

Ce qui prouve que si la concorde est une bonne chose, la réconciliation est meilleure encore.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dernières nouvelles. – On m’avait indignement trompé. L’explication de ces faits est bien plus simple.

La maison sise au n° 7 de la rue Docteur-Chaussier n’est pas autre chose qu’un hospice de Maternité.

Un saint cloupour l’Exposition de 1900#id___RefHeading__1295_858062255

À l’abbé Trave, futur cardinal

(comme l’indique son nom).

Un groupe de patriotes français vient d’avoir une idée à la fois touchante et ingénieuse : celle de faire inaugurer l’Exposition de 1900 par le tsar de toutes les Russies.

Pour cela, le sympathique autocrate du Nord n’aurait pas besoin de quitter Pétersbourg.

Un simple bouton électrique qu’il pousserait, et, crac ! voilà notre Exposition inaugurée.

Émile Gautier, dans un récent numéro du Figaro, s’est longuement étendu sur cette glorieuse proposition, en a décrit les divers développements et, finalement, a émis des doutes sur la réalisation possible de cette superbe entreprise, à cause, dit-il, du peu d’intensité des courants arrivant de si loin.

L’électricité permet de faire des coups de Bourse à distance, elle ne permet pas d’en tirer un de canon.

Il y a encore bien des progrès à exécuter dans cette branche.

Alors, moi, qui ne suis pas un patriote, mais un être profondément religieux, j’ai eu aussi ma petite idée, une petite idée dont je suis assez content, ma foi !

C’est de faire inaugurer l’Exposition de 1900 par notre Saint-Père le Pape.

La faire inaugurer et la faire bénir du même coup ! (C’est le même prix.)

Dans ma combinaison, le Souverain Pontife ne serait pas forcé de quitter son vieux Vatican. On relierait ce palais au Champ-de-Mars par un courant électrique d’une certaine intensité.

Mon projet se complique de plusieurs annexes : d’abord, un vaste bénitier de 34,000 mètres cubes, placé au centre de l’Exposition.

Le plus vaste bénitier du monde !

Ce bénitier serait constamment rempli d’une eau que Sa Sainteté consentirait certainement à bénir Elle-même, téléphoniquement.

(On est arrivé à construire des téléphones qui transmettent la bénédiction, l’extrême-onction, etc., etc., le tout avec un déchet insignifiant.)

Le jour de l’inauguration, à l’heure dite, le successeur de saint Pierre appuiera sur un petit bouton électrique. Les courants déchaînés par le saint doigt actionneront d’énormes pompes aspirantes et foulantes qui projetteront en l’air, avec une vigueur surhumaine, l’eau du sacré réceptacle (préalablement bénite).

Et cette eau retombera en pluie bienfaisante sur toute la surface de le Paris-Exhibition.

Pendant ce temps, le téléphone, aidé de puissants microphones et de fantastiques porte-voix, redira les paroles rituelles venant de Rome, paroles saintes sans lesquelles nulle entreprise des hommes ne saurait prospérer.

Avouez que ce spectacle ne serait pas banal !

On dit que la foi disparaît des âmes françaises. Évidemment, elle disparaît, mais pourquoi ? Parce qu’on ne fait rien pour l’y retenir.

Il faut, bon gré mal gré, que la Religion se décide à faire comme toutes les autres branches de l’industrie, qu’elle entre dans le mouvement !

Les affaires d’autrefois ne se faisaient pas comme celles de maintenant.

Aujourd’hui, impossible de rester debout sans ces deux béquilles : la Science, la Publicité.

Pour ce qui est de la Publicité, ça va bien, l’Église en joue comme une vieille virtuose. Mais la Science, ah dame ! la Science, il y a encore bien à faire dans cet ordre d’idées ! L’Exposition de 1900 est pour le catholicisme une occasion qui ne se représentera jamais !

Le comprendra-t-on à Rome ?

Reste la question des frais.

Un bénitier de 34,000 mètres cubes, l’installation électrique entre le Vatican et le Champ-de-Mars, les pompes aspirantes et foulantes, etc., etc., tout cela coûtera les yeux de la tête, m’objectait dernièrement Monseigneur d’Hulst.

Certes, on n’a rien pour rien ; mais qui empêche de couvrir les dépenses de cette entreprise et, au besoin, d’en tirer quelque profit au bénéfice du denier de saint Pierre ?

Un projet entre mille :

Vous connaissez ces petits appareils de distribution automatique qui vous remettent un objet quelconque contre le décime que vous insérez dans la fente ad hoc ?

Vous connaissez aussi, sans doute, ceux de ces appareils qui vous projettent à la face un peu de parfum pulvérisé ?

Vous les connaissez ? Bon !

Eh bien, pourquoi ne pas parsemer l’Exposition de 1900 d’appareils automatiques distribuant, pour deux sous, un peu d’eau bénite ?

De l’eau bénie par le pape lui-même, ça n’est pas de la petite bière, dites donc, mes amis !

Il faudrait véritablement ne pas avoir deux sous dans sa poche ou posséder un parti pris farouche d’irréligion pour se refuser ce petit avantage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un de mes lecteurs m’a suggéré une autre idée très magnifique et bien humaine.

On construira sur la place de la Concorde une immense horloge, immense, immense, si immense qu’on pourra, au besoin, se servir de l’Obélisque comme balancier !

Cette immense horloge sera agrémentée d’une formidable sonnerie, avec d’énormes cloches, énormes !

Et toutes les nations réunies à Paris dans ces joutes du travail et de la peine, pourront entendre – enfin ! – sonner l’heure de la Concorde.

Un miracle indiscutable#id___RefHeading__1297_858062255

Le tapis de l’actualité est encore encombré de la question toujours palpitante des pèlerinages et des miracles.

N’en déplaise à messieurs les libres penseurs, le flambeau de la foi, rebelle à l’ouragan du doute, brûle encore au sein de notre vieille France, la France des Croisades, la France de saint Louis, cette vieille France, enfin, qui comptait plus de bénitiers que de cuvettes, au dire de la statistique (ô l’âme blanche du moyen âge, tant regrettée de Huysmans ! l’âme blanche et les pieds noirs !)

Ricanez, esprits forts ! Ricanez, lecteurs de Zola ! Vous ne ricanerez peut-être pas d’aussi bon cœur en goûtant personnellement les hautes températures du très achalandé Lucifer’s grillroom.

Élevé par une vieille tante extrêmement pieuse, j’ai toujours fait de la religion le pivot de ma vie. Toujours, je partageai mon temps entre la prière et l’étude, loin des cabarets et des maisons pires peut-être.

Mon corps se trouva bien de ce régime, mais c’est surtout mon âme qu’il faudrait voir. Une âme rose tendre tirant sur le bleu-clair !

Aussi, vous pensez bien qu’avec une âme de ce ton-là, je n’aime pas beaucoup qu’on blague les miracles devant moi.

Et M. Zola, tout Zola qu’il puisse être, entrerait dans cette chambre à cette heure, que je n’hésiterais pas à lui flanquer ma main sur la figure.

La semaine dernière, pas plus tard, je fus, moi qui vous parle, témoin d’un miracle, d’un miracle qui fera sourire messieurs les incrédules ; mais qu’importe !

Une dame d’un certain âge, revenant d’un pèlerinage à Lourdes, se trouvait dans un hôtel où j’étais moi-même descendu.

Cette dame occupait une chambre contiguë à la mienne.

Un matin, elle frappa à ma porte.

– Vous n’auriez pas, dit-elle, un peu d’esprit-de-vin à me prêter ?

– Je le regrette bien vivement, répondis-je, mais je ne possède point la moindre fiole de ce liquide.

– Ah ! c’est bien fâcheux, reprit la dame ; j’ai égaré le mien, et j’en ai le plus pressant besoin pour la petite lampe où je chauffe mon fer à friser.

– Demandez-en à la bonne de l’hôtel.

– La bonne n’en a pas, et le plus proche épicier du pays est à plus de deux kilomètres.

– C’est bien ennuyeux !

Après s’être excusée, la dame rentra chez elle et bientôt je l’entendis pousser un grand cri.

– Venez ! clamait-elle. Venez voir !

J’entrai dans sa chambre et j’aperçus ma voisine dans une pose extatique, qui contemplait le flamboiement de sa petite lampe à alcool.

– Vous avez retrouvé votre esprit-de-vin ? fis-je.

– Non ! s’écria-t-elle. J’ai rempli ma lampe avec de l’eau de Lourdes, j’ai invoqué Notre-Dame et mon eau s’est enflammée.

– Spontanément ?

– Non, avec une allumette.

– Ça n’en est pas moins fort édifiant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tel est le fait dans toute sa simplicité.

Osera-t-on nier, désormais, l’influence surnaturelle de notre bonne Dame de Lourdes ?

E. M. Zola viendra-t-il encore parler de suggestion, d’hystérie et de mille autres sornettes ?

Post-Scriptum. – Au moment de mettre à la poste le récit de ce miracle, j’apprends un léger détail qui va peut-être en diminuer la portée.

Le liquide dont la brave dame s’est servie pour mettre dans sa lampe à esprit-de-vin était réellement de l’esprit-de-vin.

Cette personne a retrouvé, depuis, sa vraie bouteille d’eau de Lourdes dans le fond de sa malle.

Le fait n’en demeure pas moins des plus curieux.

Un pèlerinage#id___RefHeading__1299_858062255

Ce que j’aime dans l’Église catholique, c’est son incontestable aptitude organisatrice.

Dans toutes les affaires qu’elle entreprend, depuis Lourdes (la plus florissante entreprise du siècle) jusqu’au plus humble pèlerinage régional, on retrouve cette maîtrise de l’art subtil de bien remplir la caisse et de ne laisser rien à l’imprévu.

Pas plus tard qu’aujourd’hui, je viens d’assister au pèlerinage qu’ont fait, à Notre-Dame-de-Grâce, plusieurs milliers de braves gens de Lisieux et des environs.

C’est une de mes meilleures et plus gaies journées de la saison.

Chaque pèlerin était muni d’une petite brochure, mi-indicateur, mi-recueil de cantiques, dont la lecture à froid dégage un comique assez analogue à celui des Poêles mobiles de ce pauvre Mac-Nab.

Quelques extraits pourront sans doute en donner une légère idée :

3e PÈLERINAGE LEXOVIEN

à Notre-Dame-de-Grâce

le 29 août 1895

MATIN

1er train (départ). 6 h. 10

2e train . . . . . . . . 6 h. 27

Les billets de pèlerinage ne sont pas délivrés par les employés du chemin de fer, mais aux sacristies des paroisses de la ville, et par MM. les curés de campagne à leurs paroissiens.

Ne jamais chanter avant les départs ni pendant les arrêts.

En partant de Lisieux, on entonnera le cantique suivant :

AVE MARIA

(Air de Lourdes.)

Déjà de l’aurore

Les feux ont brillé

Et l’airain sonore

Annonce l’Ave.

Ave, Ave, Ave Maria (bis).

Franchissons l’espace, (42 kilom. !)

Heureux pèlerins ;

Allons tous à Grâce

Chanter nos refrains.

Devant l’église du Breuil, on chantera trois fois, en l’honneur du patron de la paroisse :

Sancte Germane, ora pro nobis.

Après la station du Breuil, prière du matin.

Avant la station de Pont-l’Évêque, on chantera trois fois :

Sancte Michaël, ora pro nobis.

(Bien que personne ne m’ait chargé de cette commission, je crois devoir déclarer que le Michaël de Pont-l’Évêque n’a rien de commun avec le jeune recordman anglais du même nom.)

En quittant Pont-l’Évêque, on chantera le cantique suivant :

LOUANGE À MARIE

Unis aux concerts des anges,

Aimable reine des cieux,

Nous célébrons tes louanges

Par nos chants mélodieux. (Mélodieux !) etc., etc.

Après la station de Quetteville, chapelet. (Remarquez comme se fouille le patron de l’église de Quetteville. Est-ce que saint Machin aurait démérité ?)

Arrivée à Honfleur : Détacher et donner en sortant de la gare le coupon d’aller.

PROCESSION

La procession partira de la gare après l’arrivée du deuxième train et marchera lentement.

On se rangera dans l’ordre suivant et sans distinction de paroisse :

Nous demandons instamment à tous les pèlerins d’unir leurs voix pour que les chants s’exécutent avec entrain.

En face de l’église Saint-Léonard, on chantera trois fois :

Sancte Léonarde, ora pro nobis.

Et, en passant près de l’église Sainte-Catherine, trois fois également :

Sancta Catharina, ora pro nobis.

Avant d’arriver à la chapelle, on commence le cantique suivant :

À NOTRE-DAME-DE-GRÂCE

(Air : Unis au concert des anges)

Nous avons franchi l’espace (42 kilom !)

Qui nous séparait de vous,

Ô Notre-Dame-de-Grâce,

Pour nous mettre à vos genoux.

La jeunesse,

La vieillesse,

À vous tout âge a recours,

L’innocence,

La souffrance

Implorent votre secours.

(Forcé d’écourter, je cite seulement deux couplets de ce pimpant petit cantique.)

De son esquif il regarde

La chapelle des marins

Et dit : La Vierge nous garde,

Nous aurons des jours sereins.

(Enfoncé, le filage de l’huile !)

Etc., etc., etc.

Après la messe et la première communion, récitation de cinq « Pater » et de cinq « Ave » pour :

L’Église,

La France,

Le diocèse de Bayeux,

Les paroisses des deux cantons de Lisieux,

L’expédition de Madagascar,

Trois « Pater » et trois « Ave » aux intentions particulières des pèlerins, et le De profundispour les défunts amis ou parents des pèlerins.

L’office du matin sera terminé par un allegro militaire, exécuté par la fanfare.

Après une matinée si bien remplie, les pèlerins sont libres jusqu’à 3 h. 1/2. Les cantiques à la Vierge sont remplacés par des engouffrements de fricots énormes, de cidres torrentiels et de petits calvados sans nombre.

Après quoi, assemblée, sermon, nouveaux cantiques, magnificat, salut, etc.

Un léger extrait de ces chants :

Jadis l’Anglais foula notre patrie,

Nous gémissions sous le joug étranger.

Le vieux Gaulois se lève et dit : « Marie,

Si vous voulez, notre sort peut changer. »

Jeanne paraît ! etc.

Étrange ! On appelle Marie et c’est Jeanne qui vient ! Manque d’organisation !

La fin de la petite brochure est consacrée à de menus détails extraordinairement pratiques.

Hein ! tout de même, si Pierre l’Ermite avait organisé sa croisade avec une fanfare et cette précision, croyez-vous que le tombeau du Christ

Serait encore aux mains des mécréants ? (Bis.)

Anecdote inédite sur M. Jules Lemaître#id___RefHeading__1301_858062255

Sans doute il est trop tard pour parler encor d’elle.

disait Musset à propos de la Malibran.

Le temps a donné raison au poète, car la grande artiste, tout en restant chérie de ceux qui l’entendirent et desquels le nombre tend à décroître chaque jour, a totalement disparu du tapis de l’actualité.

Non, ce n’est pas de la Malibran que je vais vous entretenir, mais bien de M. Jules Lemaître, le nouvel académicien.

D’autres plumes plus autorisées que la mienne ont examiné en M. Jules Lemaître le critique, le conférencier, l’auteur dramatique, le conteur, etc.

M’incombe la tâche, à moi, de vous présenter M. Jules Lemaître sous l’angle un peu spécial de professeur de rhétorique au lycée du Havre pendant les mois de juin et de juillet de chaque année, et sous l’angle, plus spécial encore, de charmeur d’insectes.

Je tiens les renseignements d’un ancien élève de M. Lemaître, actuellement chauffeur à bord du transatlantique l’Argenteuil (ligne des Antilles).

M. Jules Lemaître, au temps où la pédagogie était son fait, éprouvait une indicible horreur pour cette partie de son métier qui consiste à régenter les élèves, à les prier de se taire, à les inviter à tenir, de préférence, leurs mains sur leur pupitre, etc., etc.

Les observations à propos de discipline scolaire, venant hacher ses ingénieux aperçus, le dégoûtaient profondément. Par exemple :

– Il est évident, messieurs, que Paul Verlaine… Balochard, n’attrapez pas toutes les mouches, il n’en restera plus dans la classe… Il est évident, vous disais-je, que Paul Verlaine… Leroux, vous roulerez votre cigarette après le cours, il en sera encore temps… Il est évident, disais-je, et j’avais tort de dire il est évident, car en somme rien n’est moins prouvé… Fauvel, vous n’êtes pas ici dans votre cabinet de toilette… Le même fait s’est présenté pour Jean Moréas, pour Jean Moréas dont le vrai nom, d’ailleurs, est Papadiamantopoulos…

Allez donc, dans ces conditions, enseigner la littérature à vos jeunes contemporains !

À la fin de l’année scolaire, surtout, la chaleur aidant, les cours devenaient de plus en plus pénibles pour notre sympathique professeur.

Beaucoup d’élèves sommeillaient ou affectaient des attitudes débraillées tout à fait incompatibles avec l’atticisme de l’enseignement du futur immortel.

C’est alors que M. Jules Lemaître eut l’idée de mettre à profit la connaissance profonde qu’il avait des insectes.

Tout jeune, en effet, dans son pays blésois, M. Lemaître avait manifesté un goût très vif pour l’entomologie.

Plus tard, à l’École normale, de préférence à ceux qui s’occupent de lettres, il préférait les élèves destinés à l’enseignement des sciences naturelles, principalement de la zoologie, et plus particulièrement encore de l’entomologie.

Les insectes, le fait est connu, aiment ceux qui les aiment : M. Lemaître arriva vite à obtenir de ces menus animaux des prodiges de bonne volonté et des travaux qu’on n’aurait jamais attendus d’aussi fragiles organismes, de cerveaux aussi frivoles.

Les taons, par exemple ! Qui ne connaît ces insupportables petits piqueurs, terreur des hommes et des bêtes ?

Eh bien ! M. Lemaître en faisait ce qu’il voulait.

Il en avait dressé quelques-uns à se poser, et pas ailleurs, sur un personnage qu’il indiquait du doigt.

Rien n’était plus curieux que ce petit manège, et plus discret à la fois.

En arrivant à son cours, dans les mois d’été, M. Lemaître apportait ses pensionnaires ailés dans une petite boîte qu’il ouvrait bientôt.

Les taons sortaient, se répandaient sur la chaire, se gardant de voleter sans un signe du patron.

Un élève venait-il à sommeiller, ou à distraire ses camarades, ou à lire un livre obscène, alors, sans cesser de parler, M. Lemaître prenait un taon sur le bout de son doigt et le mettait dans la direction du coupable.

Une seconde après, un petit cri retentissait, un léger sursaut s’opérait, et M. Lemaître avait reconquis un auditeur.

Bientôt, la classe de rhétorique du lycée du Havre devint une des plus attentives de toute l’Université de France.

Des élèves d’élite en sortirent à flots, rehaussant l’éclat des Lettres Françaises.

Ajoutons, pour calmer l’inquiétude bien légitime des familles, que la piqûre disciplinaire de M. Lemaître était dépouillée de tout danger.

Avant chaque classe, le jeune universitaire faisait prendre à ses taons un petit bain antiseptique qui rendait leur dard aussi inoffensif que celui de l’agneau qui vient de naître.

Supérioritéde la vie américaine sur la nôtre#id___RefHeading__1303_858062255

De mon dernier séjour en Amérique (si j’en excepte les deux paradisiaques mois passés en Canada), le meilleur souvenir que j’aie gardé, c’est Hotcock-City.

Je n’eus pas plus tôt posé les pieds sur le quai de la gare que j’adorai ce pays.

Par la suite, plus je le connus et plus je l’aimai.

La première chose qui me frappa, c’est les trottoirs feutrés !

– Peste ! fis-je, que de luxe !

– N’allez pas croire à un faste frivole ! me répondit mon excellent hôte William H.-K. Canasson…

Avant de terminer cette affaire de trottoirs, laissez-moi vous présenter mon ami William H.-K. Canasson.

Un trait suffira à vous peindre ce vavasseur (pourquoi vavasseur ?).

William H.-K. Canasson prétend que son véritable nom est ainsi : Cana’s son, ce qui signifie : Fils de Cana.

Il descendrait de ce fameux Cana dont les noces, encore qu’elles remontent à une belle pièce de deux mille ans, sont présentes à toutes les mémoires.

Et puisque l’occasion me vient de parler de cette pénible histoire, je ne suis pas fâché de m’en expliquer très nettement et sans ambages (pour faire taire les bruits qui ont couru à mon sujet dans une certaine presse).

Jésus-Christ crut devoir accepter l’invitation de Cana : c’est son affaire et cela ne regarde que lui.

Mais l’attitude qu’il prit à table, les tours de passe-passe qu’il exécuta avec les breuvages, toutes ces – passez-moi le mot – galipettes auxquelles il se livra pendant le repas, sont de la dernière incorrection et tout à fait indignes d’un Divin Sauveur.

Le fils de Dieu perdit là une belle occasion de rester tranquille.

Parlons d’autres choses, si vous voulez bien, parce que je sens que je me ficherais en colère !

… Mon ami William H.-K. Canasson me pilota dans Hotcock-City avec une bonne grâce digne du vieux monde.

– Les trottoirs feutrés ! reprit-il. Vous vous imaginez sans doute, pâle et ridicule Européen, que nous avons feutré nos trottoirs pour en faire comme qui dirait des instars de salons. Biffez cela de vos tablettes, goîtreux Français !… Ce feutre sur lequel vous appuyez mollement la plante de vos pieds recouvre tout un jeu ingénieux et charmant de ressorts. Chaque pas que vous faites, espèce d’imbécile du Vieux-Continent, se traduit par un travail qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd… Tout ce travail des pas humains (ou autres) est totalisé, centralisé, utilisé sous forme d’électricité (accumulateurs qu’on charge)… Qu’est-ce que vous pensez de cela, imbécile de Parisien ?

– Je n’en pense que du bien, mais je trouve que vos propos ne perdraient rien à se dépouiller de quelques désobligeances nationaliteuses.

– C’est bon ! voulut bien Canasson. Je ne vous croyais pas l’entendement dans un état aussi voisin de la putréfaction. S’il n’y a que ça pour vous faire plaisir, je serai courtois comme un marquis.

– Je vous en prie, me piquai-je.

– Pas seulement les trottoirs enregistrent et accumulent le travail des passants. Aussi les chaussées. Chaque pavé de nos rues est monté sur ressort… Résultat : suppression de tressaut chez les voiturés, travail gagné au profit de tout un chacun. Comprenez-vous, jeune et beau Celte ?

– Je comprends.

– Ah ! vous comprenez ? On est si subtil de l’autre côté de l’Atlantique !… Vous aimez les chevaux ?

– Ah ! les sales bêtes ! Elles ont du poil aux pattes !

– Ça tombe bien, parce que vous n’en verrez jamais la queue d’un à Hotcock-City.

– Il n’y a pas de chevaux à Hotcock-City ?

– Tous ceux précédemment en usage furent naguère rendus à leurs chères études. Automobilism ! Voilà de quel bois nous nous chauffons en matière de véhicule !… L’accumulateur est à l’œil à Hotcock-City ; on serait bien bon de se gêner !

– Gratuits, les accumulateurs ?

– Presque… On a 170,000 volts pour un sou.

– De bons volts ?

– Des volts épatants !… Alors, qu’arriva-t-il ? Il arriva que l’exclusive adoption des voitures électriques nous permit de doubler le nombre de nos rues.

– Je ne vois pas bien.

– Crétin !… Ah ! pardon… poète ! Vous ne voyez pas bien ?… C’est pourtant d’une simplicité biblique… Une voiture sans chevaux est de moitié moins longue qu’une voiture avec chevaux… Elle encombre de moitié moins la longueur des rues. Inutile donc d’avoir des rues si longues ! Alors, quoi !… D’une rue nous en avons fait deux. Et voilà !

Évidemment, c’est très simple, mais encore fallait-il y penser.

D’autres choses nouvelles me frappèrent encore dans cette admirable ville américaine de Hotcock-City.

C’est surtout ces mille robinets dans les appartements qui m’intriguèrent beaucoup.

Robinet pour l’eau froide, robinet pour l’eau chaude, cela se trouve dans les plus sordides coins de la miasmatique et purineuse Europe.

Mais le robinet à air froid ! Voilà du nouveau. Avez-vous trop chaud dans votre chambre ? Un simple tour de clef, et un air frais vous inonde jusqu’à ce que vous ayez obtenu la température qui vous sied.

Tant que je n’en connus pas l’emploi, un petit robinet marqué J.-C. m’énigmatisa beaucoup.

J.-C. ! Jésus-Christ, pensai-je d’abord, un instant.

Mais non ! On a mis le Christ à bien des sauces plus ou moins à l’abbé Chamel, mais à propos de quoi songerait-on à le canaliser ?

J.-C. ! Jules Claretie, peut-être ? Serait-ce point là le fameux robinet par où fluèrent tous les impérissables chefs-d’œuvre de Jules Claretie, empreints d’un cachet si personnel et tant inoubliable ?

J’en étais là de mes réflexions quand William H.-K. Canasson pénétra dans mon room.

– Ah ! vous avez envie d’un John Collins ! Excellente idée ! Prenons un John Collins ! Tout à fait fameux pour le… Wooden mouth ! Comment dites-vous en français ?

– Ça dépend ! Le docteur Héricourt dit xylostome, les voyous prononcent gueule de bois.

Pendant cette courte explication, Canasson, tournant le robinet J.-C., avait rempli deux grands verres d’un liquide gazeux fleurant le Old Tom Gin et le citron, lequel n’est autre que le fameux John Collins.

Et ce fait donne bien une idée de l’ingéniosité américaine et de la supériorité de leur initiative sur la nôtre.

Une Société s’est formée à Hotcock-City (The Central John Collins C°) pour la canalisation et la conduite à domicile de ce délicieux breuvage dont les Américains font une ample consommation chaque matin.

Pour que le liquide arrive très frais à destination, les tubes en argent qui le charroient sont insérés dans un plus gros tube en étain, sorte de gaine où circule une eau glycérinée toujours maintenue à la température 0°.

Inutile d’ajouter que The Central John Collins C o fait des affaires d’or.

Le lait est également l’objet d’une industrie pareille, ce qui permet à tout citoyen de Hotcock-City d’avoir, à n’importe quelle heure de jour et de nuit, une tasse de lait aussi exquis que celui qui sort du pis de la vache.

La société qui s’occupe de cette denrée (The Illimited Pneumatic Milk) possède dans toute la campagne périphérique de Hotcock-City une quantité énorme de vaches vivant toutes à air libre ou dans des étables admirablement tenues au point de vue de l’hygiène.

À certaines heures, deux fois par jour, ces braves bêtes, averties par une sonnerie électrique à laquelle elles sont habituées, viennent se ranger dans un vaste hangar ad hoc et poser leurs mamelles sur des appareils en cristal, sortes de larges coupes communiquant à des tubes qui aboutissent eux-mêmes à une formidable machine pneumatique fonctionnant au centre de la ville.

En quelques coups de piston, les vaches sont débarrassées de leur lait. Ce dernier se trouve dirigé, par la force du vide, vers un immense réservoir central, où il est mis sous pression et envoyé vers les cent mille clients de The Illimited Pneumatic Milk.

Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, il n’y a dans cette opération rien de sorcier ni même de bien compliqué.

Qu’attend-on pour en faire autant à Paris ? Que M. Paul Leroy-Beaulieu ait compris un mot à la question sociale ? Ce sera bien long !

J’ai parlé plus haut de Jésus-Christ avec une familiarité qui va peut-être offusquer quelques lectrices.

Cela m’amène à féliciter le clergé américain de l’entrain avec lequel il adopte, à peine parues, toutes les plus fantastiques applications de la science actuelle.

Ah ! ce n’est pas pour les prêtres de Hotcock-City que William Draper pourrait récrire ses Conflits de la Science et de la Religion !

Pas une maison qui ne soit munie d’un théophone, instrument analogue à notre théâtrophone, sauf qu’au lieu de s’appliquer à des spectacles mondains, il opère la transmission des sermons ou des chants sacrés.

Une nouvelle église (véritablement réformée celle-là) vient de se fonder, qui proclame légitimes et valables les derniers sacrements administrés par téléphone.

Le clergé catholique n’en est pas encore là ; mais, néanmoins, il faut lui savoir gré de s’être vaillamment aventuré dans la voie du progrès.

Quelques jours avant mon départ de Hotcock-City, je croisai sur la route un vertigineux tandem, monté par un digne ecclésiastique et son enfant de chœur, lesquels allaient porter l’extrême-onction à un vieux, riche et moribond fermier des environs.

L’engraisseur#id___RefHeading__1305_858062255

– Chacun prend son plaisir où il le trouve…

– Dit un proverbe que j’approuve.

– Moi, j’ai un ami dont la suprême joie est d’aborder les passants (de préférence les messieurs décorés) et de leur dire sur le ton du mystère confidentiel : « Vous voyez bien cette dame ? – Oui, fait le monsieur interloqué. – Eh bien, elle est nue ! – Comment cela, nue ? – Toute nue, oui, monsieur, toute nue ! » Le bonhomme décoré commence à faire une tête inquiète ; mon ami insiste : « Complètement nue !… Les vêtements que vous lui voyez sur le corps sont là (baissant la voix) pour écarter les soupçons ; mais sous son manteau, sous sa robe, sous sa chemise, elle est nue, inexorablement nue ! » Il s’en va, ravi. Voilà mon ami joyeux pour le restant de la journée !

– Ton ami n’est pas difficile à réjouir ; mais si ce passe-temps lui suffit, tant mieux pour lui ! L’Ecclésiaste a dit : Heureux ceux qui rigolent d’un rien !

– L’Ecclésiaste est un ouvrage recommandable entre tous.

– Moi, j’ai un ami dont la seule distraction est d’amener traîtreusement chez lui les chiens qu’il rencontre dans la rue et de ne les rendre à la circulation qu’après les avoir teints en vert, en rose, en bleu, en toutes les couleurs imaginables. Et même, aux environs du 14 juillet, il teint les pauvres bêtes en tricolore pour faire plaisir à Georges d’Esparbès…

– Qui se montre très sensible à cette attention…

– Jusqu’aux larmes.

Plusieurs des convives citèrent encore des cas de ces divertissements baroques et monomaniaques, mais pourtant non attentatoires aux bonnes mœurs et à la sûreté de l’État.

Celui qui parla le dernier s’exprima ainsi :

– Moi, j’ai un ami qui s’amuse à engraisser des danseuses.

– À engraisser des danseuses ?

– À engraisser des danseuses ! Il en engraisse trois ou quatre par an et il est peut-être l’homme le plus heureux du globe.

– Des danseuses ?… De vraies danseuses ?

– Eh ! oui, de vraies danseuses, des petites danseuses du Moulin-Rouge !… Vous n’êtes pas sans avoir remarqué au Moulin-Rouge toute une race de jeunes petites danseuses, maigres comme des clous, parfois jolies, originaires, presque toutes, des flancs de Montmartre, la butte sacrée, ou du sein des Batignolles ?

– Nous connaissons l’espèce.

– Ces jeunes personnes mettant – et on ne saurait trop les en louer – le culte de la chorégraphie au-dessus du soin de leurs intérêts pécuniaires, ne trouvent que plus tard l’occasion de devenir de grosses dames. Leur danse gagne à cette combinaison une alertise, une rythmosité qu’on découvrirait difficilement dans les pas andalous de la vieille reine d’Ibérie. Souvent, on les voit sautiller seules des danses fantaisistes dans la manière de celle qui inaugura ce genre, une artiste qui portait un nom d’explosif dont le souvenir m’échappe.

– Picrate d’ammoniaque ?

– C’est bien cela, Picrate d’ammoniaque. Or, mon ami (car, si nous revenions un peu à mon ami) arrive au Moulin Rouge, fait le tour de la salle et avise la jeune personne dont la gorge frise de plus près le néant et dont les jambes n’attendent qu’un mot pour se déguiser en tringles à rideaux. Il fait l’aimable auprès d’elle, lui offre quelque chose, lui prodigue mille compliments sur son incomparable maîtrise et finalement l’invite à souper. Neuf fois sur dix, la petite est libre de toute attache sérieuse et habite un hôtel garni. Mon ami lui loue un petit appartement qu’il meuble de palissandre. Éblouissement de l’enfant ! Ensuite, il lui donne une bonne, une bonne spéciale qui ne lui sert qu’à cet usage. Cette bonne se met à fabriquer des cuisines exquises mais gaveuses. L’appétit de la petite est savamment aiguisé par de petites promenades sagement dosées et par des apéritifs spéciaux à base de liqueur de Fowler et de gouttes de Baumé. Bien entendu, pendant cette cure, pas le moindre Moulin-Rouge, pas le moindre Casino de Paris, pas la moindre polka ! Et puis, un beau soir, au bout de trois mois, quand le sujet est arrivé à peser pas loin de deux cents livres, mon ami, avec un petit air de rien, propose : « – Tiens, si on faisait un tour au Moulin, ce soir ? » La petite accepte, enchantée. Très rosse et fou de joie à l’avance, mon ami insinue : « Tu devrais bien danser ce joli pas que tu exécutais, toute seule, le jour où je t’ai vue pour la première fois. » L’infortunée, qui ne se doute pas de l’étendue du désastre, s’élance dans l’arène, et la cohue devient bientôt telle que l’orchestre s’arrête de jouer. Ce n’est plus une danseuse qui sautille, mais un tas de viande et de graisse qui se trémousse, irrésistiblement burlesque !… Mon ami en a environ pour un mois à être largement satisfait ; après quoi il passe à une autre jeune personne.

– Chacun prend son plaisir où il le trouve…

– Dit un proverbe que j’approuve.

Le pauvre rémouleur rendu à la santé#id___RefHeading__1307_858062255

Il y a longtemps que ce pauvre rémouleur excitait vivement ma pitié, avec sa figure minable et la veulerie évidemment anémique de son attitude.

– Pauvre rémouleur, lui répétais-je souvent, vous devriez vous soigner !

Mais le pauvre rémouleur haussait ses maigres et résignées épaules d’un air qui signifiait :

– Me soigner ? C’est bon pour les gens riches de se soigner ! Un pauvre rémouleur doit mourir à la peine.

Pourtant, je le décidai à voir un morticole, un stupide morticole qui ne trouva rien de mieux que de lui conseiller l’usage fréquent de la bicyclette.

Le pauvre rémouleur en fut quitte pour hausser à nouveau les épaules de tout à l’heure et pour s’éloigner, le cœur enflé du mépris des médecins.

– Faire de la bicyclette ! un pauvre rémouleur ! Idiot, va !

Quand le pauvre rémouleur me conta la chose, moi aussi je haussai les épaules et portai sur ce thérapeute un jugement des plus sévères.

Et puis, mon ingéniosité native reprenant le dessus, il me vint une idée à la fois simple et géniale.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis sûr, astucieux lecteurs, que vous avez déjà deviné.

Sans dire un mot de mon projet au pauvre rémouleur, je pris l’express de Paris, et, de la gare, je ne fis qu’un bond, rue Brunel, chez le jeune et intelligent Comiot, mon constructeur ordinaire.

Ce jour-là, une nouvelle machine était inventée, le vélo-meule !

Imaginez-vous une bicyclette comme toutes les autres, avec cette différence que la roue de devant, au lieu d’être garnie d’un pneu, est habillée d’un revêtement en pierre meulière, la même qui sert à ces messieurs pour repasser les couteaux, les ciseaux, les rasoirs.

Évidemment, c’est très simple, mais encore fallait-il y songer.

Elle tint du délire, la joie du rémouleur, quand il aperçut le nouvel engin que je lui offrais de grand cœur !

Aussitôt il enfourcha son stratagème, ramassa un certain nombre de pelles et bientôt conquit le sens précieux de l’équilibre.

Il était sauvé !

Maintenant, il exerce son métier tout en pédalant selon la prescription du médecin.

Un petit filet est suspendu de chaque côté de sa machine, ce qui le dispense de s’arrêter à chaque porte.

Les gens lui jettent leurs couteaux, leurs ciseaux, leurs rasoirs.

Lui pédale, pédale à mort, utilisant la rotation de sa roue de devant pour affiler lesdits outils.

Une heure après, il les rapporte à tout un chacun. Et c’est un spectacle réellement très curieux que celui de ce brave homme exerçant de si nouvelle façon une des plus vieilles industries de l’humanité.

Sans compter qu’il se porte infiniment mieux qu’avant.

La langue et l’armée françaises#id___RefHeading__1309_858062255

À la terrasse du mastroquet départemental où j’étanchais ma soif, vinrent s’asseoir près de moi deux caporaux de ligne. Deux caporaux blonds avec des taches de rousseur, comme on les a toujours dépeints dans les récits dits naturalistes.

La bouteille de vin blanc entamée, ils s’informèrent gentiment des nouvelles du pays, des familles respectives, et du bien-être qu’ils éprouvaient chacun dans leur compagnie.

Je constatai avec joie, bien que les affaires de ces guerriers ne me concernassent en rien, que tout allait au gré de leurs vœux.

Seulement, l’un éprouvait nonobstant un visible petit souci.

L’autre s’en aperçut :

– Qu’est-ce que t’as ? T’as l’air un peu embêté ?

– Non, je t’assure, j’ai rien.

– Mais si ! T’as quéq’chose.

– Eh ben, oui, j’ai quéq’chose ! j’ai qu’il y a le ratichon qui s’est payé ma poire ce matin, et que j’voudrais bien en être sûr, parce qu’il n’y couperait pas, c’t enfant de salaud-là !

– Un ratichon qui s’est payé ta poire ! Quel ratichon ?

– C’est un apprenti curé qu’on a dans la compagnie et qu’on appelle le ratichon. Y a pas plus rosse que lui ! Et tout le temps un air de se f… du monde !

– Et comment qu’il a fait pour se payer ta poire ?

– Je le commandais de corvée, ce matin, et lui ne voulait rien savoir. Il me donnait des explications qui n’en finissaient pas. Mais moi non plus, je ne voulais rien savoir. C’était à son tour de marcher, je voulais qu’il marche ! Je n’connais que ça, moi ! À la fin, impatienté, je lui dis : « Et puis, en v’là assez, vous pouvez romper ! »

(Explication pour les jeunes gens qui n’ont jamais fichu les pieds sous un drapeau : l’expression : Rompez ! est employée militairement pour désigner à un inférieur qu’on l’a assez vu et qu’il n’a plus qu’à se retirer.)

En prononçant : Vous pouvez romper ! le jeune caporal considéra attentivement son camarade pour juger de l’effet que produisaient ces mots sur lui.

Mais le camarade ne broncha pas.

– Et alors ? demanda-t-il.

– Alors, reprit l’autre, le ratichon s’est mis à rigoler comme une baleine. Je lui ai demandé ce qu’il avait à rigoler, et il m’a dit : « Caporal, on ne dit pas : Vous pouvez romper ! on dit : Vous pouvez rompre ! »

– Rompre ? s’étonna l’autre caporal. Qu’est-ce que ça veut dire, ça, rompre ?

– C’est ce que je me suis demandé. As-tu jamais entendu parler de ça, toi, rompre ? Ça veut rien dire.

– Eh ben, tu peux être tranquille : ton ratichon s’est payé ta bobine !

Les caporaux se versèrent un nouveau verre de vin, qu’ils burent à la santé des bonnes amies restées au pays, et la conversation reprit sur la question : Vous pouvez romper ! ou Vous pouvez rompre !

– Tiens ! s’écria soudain le caporal du ratichon, v’là Brodin !… On va l’appeler. Il va nous renseigner, lui qui est bachelier !

– Te renseigner ! Oui, tu vas voir : il va t’envoyer aux p’lotes !

(Envoyer aux p’lotes : expression militaire pour inviter une personne à aller se faire fiche.)

– M’envoyer aux p’lotes, Brodin ! On voit bien que tu ne le connais pas. Je l’ai eu bleu dans mon escouade. C’est le meilleur gas de tout le régiment.

Pendant ce colloque, ledit Brodin s’approchait, le bras orné des deux galons de fourrier, la mine futée et imberbe d’un jeune rigolo à l’affût des joies de la vie.

– Hé ! Brodin !

– Tiens, Lenoir ! Comment ça va, mon vieux Noirot ?

– Ça s’maintient. Prends-tu quéque chose avec nous ?

– Volontiers ! Qu’est-ce que vous buvez là ?

– Tu vois, du vin blanc.

– Vous avez raison, c’est ce qu’on peut boire de meilleur de ce temps-là, d’autant plus qu’il est délicieux, ici. Un bon verre de vin blanc, ça vaut mieux que toutes ces cochonneries d’apéritifs qui vous démolissent la santé ! Garçon ! une absinthe pure !

– Je t’ai appelé, Brodin, pour te demander une petite consultation…

– Mais, je ne suis pas vétérinaire.

– Ça n’est pas rapport à la question de la santé, c’est pour un mot que je voudrais bien savoir si on le dit ou si on le dit pas.

– Quel mot ?

– Voilà l’affaire : est-ce qu’on dit Vous pouvez romper ou vous pouvez rompre ?…

Les yeux du fourrier Brodin s’allumèrent d’un vif petit feu intérieur.

– Rompre ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai jamais entendu prononcer ce mot-là ! On doit dire : vous pouvez romper ! Il n’y a pas d’erreur, parbleu !

 Ah ! je savais bien, moi !

– Une supposition, insista Brodin, que tu sois capitaine des pompiers et que tu veuilles dire à tes hommes de pomper, est-ce que tu leur diras : Vous pouvez pomper, ou vous pouvez pompre ?

– Je dirai : Vous pouvez pomper.

– Eh bien ! c’est exactement la même chose.

– Salaud de ratichon ! Crapule ! En v’là un qui ne va pas y couper, dès demain matin !

Essai sur la vie de l’abbé Chamel#id___RefHeading__1311_858062255

À PROPOS DE LA STATUE

QU’ON SE PROPOSE D’ÉRIGER EN SOUVENIR

DE CE DIGNE PRÉLAT

Rosalie Chamel était depuis plus de vingt ans au service de l’abbé Tumaine, et sa seule angoisse était de quitter cet ecclésiastique.

Femme de ménage de premier ordre, cuisinière hors de pair, nature affective entre toutes, Rosalie Chamel s’attacha fortement à la cure de Hétu (près Monvieux) et à son titulaire.

Aussi, à chaque heure de la journée, l’entendait-on gémir :

– Mon Dieu ! qu’est-ce que je deviendrais si l’abbé mourait ?… Où irais-je si l’abbé mourait ?… Je n’aurais plus qu’à me jeter à l’eau, si l’abbé mourait !

Si l’abbé mourait, par-ci. Si l’abbé mourait, par-là… Tout le diocèse retentissait de cette sempiternelle antienne.

Le nom en resta au pauvre serviteur de Dieu, et bientôt on ne l’appela plus que l’abbé Mouret.

Ainsi qu’il était facile de s’y attendre avec un tel sobriquet, l’abbé Mouret ne tarda pas à commettre une faute, la faute bien connue sous le nom de faute de l’abbé Mouret.

L’infortunée Rosalie Chamel n’y coupa point : neuf mois plus tard, la légion des Chamel comptait un petit membre de plus.

L’abbé Mouret (conservons-lui ce nom, n’est-ce pas, ce nom qui, tout compte fait, ne dérange personne), l’abbé Mouret, dis-je, fut très chic dans cette affaire-là.

Plutôt que de perdre une tant irremplaçable cuisinière, il passa par-dessus toutes les convenances mondaines et sacerdotales, et conserva Rosalie Chamel à son service, en l’augmentant (ça, alors, est très chic) de trente mensuels francs pour les multiples dépenses occasionnées par le frais émoulu.

Tout de suite, l’enfant grandit en taille et en vertus. Mais l’atavisme était là, qui veillait !

Atavisme, laissez-vous saluer en passant ! Vous êtes le grand veilleur ! À votre place, il y a belle lurette que je m’en serais allé coucher !

L’atavisme veillait pour insuffler, dans cette baudruche qu’est la destinée d’un enfant, la double et simultanée aptitude des parents, cuisine et saint-sacrement mêlés !

Et la chimère du petit Chamel oscilla longtemps entre l’art culinaire de sa maman et la profession ecclésiastique de son criminel à la fois et sacré papa.

Abrégeons : l’enfant, devenu jeune homme, se fit prêtre, non sans avoir jeté sur le Fourneau un long regard tenant plus de l’Au revoir que du définitif Adieu.

… Nous n’avons pas encore assez abrégé. Abrégeons davantage et brûlons les planches du Temps :

Nous retrouvons l’abbé Chamel à la tête de la florissante petite paroisse de Dauday-sur-Tarasque.

Il pouvait bien être onze heures du matin, onze heures et demie même.

À la porte du presbytère, tintinnabula le grelot d’une bicyclette, et de cette bicyclette alertement sauta un homme, jeune encore, portant le costume ecclésiastique.

L’abbé Chamel n’eut pas grand’peine à reconnaître en ce véloceman son collègue, l’abbé Kahn, le secrétaire particulier de Monseigneur, prêtre d’origine juive (comme l’indique son nom) et qui (comme l’indique encore son nom) passait les trois quarts de sa vie en vélocipède (ces prêtres-là, vous avez beau dire, font énormément de tort à la religion).

– Mon cher Chamel, fit l’abbé Kahn avec une volubilité bien sémite, voici ce dont il s’agit : Monseigneur arrive ici dans quarante minutes ; il s’agit de lui fricoter un petit lunch qui ne soit pas dans une potiche !

– Ah ! riposta l’abbé Chamel, vous vous imaginez que ça s’organise comme ça, en cinq sec, un petit déjeuner pour un prélat ! Nous ne sommes pas dans le ghetto de Francfort, ici.

(L’abbé Chamel est un des premiers abonnés de la Libre Parole.)

L’abbé Kahn se mordit les lèvres :

– Mais, mon cher collègue, un petit poulet, un petit canard, un petit lapin…

– Nous n’avons ici ni petit poulet, ni petit canard, ni petit lapin !

– On m’avait pourtant dit que la petite paroisse de Dauday-sur-Tarasque était très riche…

– Précisément ! Les gens sont si riches ici qu’ils achètent tout ce qui est à vendre et qu’ils ne veulent rien vendre de ce qui leur appartient !

– Ah diable !

– Tout ce que j’ai chez moi, c’est du beurre, du lait, de la crème et des œufs… Je ne parle pas, bien entendu, d’un vieux restant de veau d’hier… Mais j’ai une idée !… si Monseigneur vient, priez-le de m’excuser : je vais lui composer un petit plat de ma composition…

Abrégeons encore :

On se mit à table.

Monseigneur prit des œufs. Il en reprit. Il en redemanda encore. Et ce manège dura tant que durèrent les œufs.

– Comment appelez-vous cette sauce ? s’informa le doux prélat.

– Cette sauce, Monseigneur, n’a aucun nom dans aucune langue. C’est moi qui viens de l’improviser.

– Eh bien ! tous mes compliments. Je me souviendrai longtemps des œufs à l’abbé Chamel !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un comité vient de se former pour réunir les fonds destinés à élever une statue à l’excellent prêtre, au digne homme, à l’incomparable cuisinier que fut l’abbé Chamel.

Je m’inscris personnellement pour 350,000 francs.

Où l’ivrognerie mène les lapins#id___RefHeading__1313_858062255

Plusieurs de mes lecteurs s’adressent à moi et me consultent sur l’attitude qu’ils doivent prendre, dorénavant, devant les alcools.

« L’Académie de Médecine, me demandent-ils, est-elle une assemblée d’augustes savants ou bien un amas de vieux rigolos ? »

Cruelle énigme !

Beaucoup de bons esprits, en effet, à la lecture des comptes rendus de l’A. de M., se prennent à douter du sérieux de ces morticoles.

La dernière séance n’est pas faite, hélas ! pour remettre le public en confiance.

Le docteur Daremberg y prit la parole et déclara froidement que, plus une eau-de-vie est antique, et même auth idem, plus elle est néfaste.

Au contraire, les pires tord-boyaux consommés sur les zincs innommables de faubouriens mastroquets à la veille de faire faillite, s’avalent tel le petit lait, et sans plus d’inconvénients.

Alors, quoi ?

Qui trompe-t-on, ici ?

(La première conclusion que je tire de la désinvolture de M. Daremberg, c’est que si ce savant possède des propriétés quelque part, ce n’est pas dans les Charentes. Voulez-vous parier ?)

Le docteur Daremberg ne parlait pas à la légère.

À l’appui de son dire, il exposa à l’Académie le récit des expériences auxquelles il avait procédé pour éclairer sa religion et qu’on peut résumer ainsi :

I. Sept lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de cinq eaux-de-vie achetées au détail sur les comptoirs de cinq marchands de vins.

Aucun de ces animaux ne meurt.

(Ces lapins sont de rudes lapins !)

II. Six lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de vieux cognac ayant coûté 60 francs la bouteille.

Ces animaux meurent sur le coup.

(Je ne vois guère qu’Otero pour avoir le moyen de faire ainsi périr ses gibelottes.)

III. Deux lapins reçoivent chacun, dans la veine de l’oreille, 10 centimètres cubes de cognac authentique ayant coûté 12 francs la bouteille.

Ils meurent sur le coup.

Et voilà !

Avant de tirer la désolante moralité de ces chiffres, écoutons la parole autorisée de deux autres académiciens, MM. Laborde et Magnan.

Ces deux princes de la science contestèrent la valeur des conclusions de l’honorable préopinant.

D’abord, un lapin n’est pas un homme.

(Non, un lapin n’est pas un homme, et rien n’est plus facile que de distinguer un lapin d’un homme : le lapin a du poil aux pattes – oh ! la sale bête ! – il court plus vite que l’homme ; il bat du tambour beaucoup mieux que l’homme, et surtout, il est infiniment plus posé que l’homme.)

Et puis, qu’est-ce que c’est que ce procédé pour déguster la fine-champagne ? Où a-t-on jamais vu les gens se verser un petit verre dans la veine de l’oreille, comme une confidence ! Non, non, mon vieux Daremberg, à d’autres !

Et pourtant…

Me voilà fort embarrassé, bons lecteurs, pour vous donner le conseil demandé.

Le mieux, je crois, est de prendre un moyen terme :

Donc, mes amis, lorsqu’il s’agira d’alcools bizarres à deux sous le petit verre, introduisez-les-vous délicatement dans la veine de l’oreille.

Ce petit exercice n’a pas fait de mal aux lapins du père Daremberg, pourquoi voulez-vous qu’il vous soit nocif ?

Mais quand vous serez en présence de vieille fine-champagne datant de la première moitié de ce siècle, employez de préférence l’ingestion bucco-stomacale, comme faisaient nos pères, qui ne s’en portaient pas plus mal.

Une affaire de tout premier ordre#id___RefHeading__1315_858062255

Cet homme, adorné d’une belle barbe blonde couleur de moisson mûre, était un homme entre deux âges, et, à ce qu’il me parut, entre deux vins, car la pourpre de son teint trahissait l’abus des boissons fermentées et des spiritueux.

Sa nationalité était celle du Lapon.

Je n’ai eu que peu d’occasions, en ma vie pourtant si diaprée, de hanter des Lapons ; aussi me ruai-je sur cette bonne fortune offerte.

Bien que d’une taille exiguë, ce Lapon avait de hautes visées et ne parlait rien moins que de placer la Laponie, sa chère Laponie, à la tête des nations civilisées, et cela dans pas très longtemps.

Il parlait un français très correct panaché, point désagréablement, d’un léger accent lapon, et scandait la plupart de ses phrases d’une petite lampée de swenska punch.

Moins l’accent lapon, j’imitais la conduite momentanée de cet homme du Nord : je sifflais, entre autres, le traître swenska punch avec un déplorable abus.

Sur ce que je m’informais pourquoi surtout il était venu en France, il dit :

– Pour peu que vous ayez voyagé sur les routes de France, vous avez remarqué, et principalement au bas des côtes, de gros piliers portant à leur sommet cette indication : Chevaux de renfort. Avez-vous remarqué ?

– Que de fois !

– Beaucoup de ces poteaux ne sont plus que les pâles vestiges d’une civilisation disparue. Il y a bien les piliers, mais les chevaux de renfort sont allés se rafraîchir dans les neiges d’antan. Ils ne servaient plus à rien, la grande route étant devenue veuve de rouliers.

– La faute aux chemins de fer ! Ceci tuera cela.

– Longtemps, en France, on la crut morte et bien morte, la belle route nationale que jalousaient les nations voisines et dont s’enorgueillissaient à bon droit mille départements français.

– Mille ! Vous exagérez, mon vieux Lapon !

– Non, elles n’étaient pas mortes, vos belles routes nationales, et, la preuve, c’est qu’à l’heure qu’il est, l’admirable réseau de ces chemins qui sillonnent votre patrie a repris une vie active, un air de joie et de prospérité…

– Grâce à la bécane !

– Grâce à la bécane, vous l’avez dit. Et les bonnes vieilles auberges campagnardes renaissent de leurs cendres ! À nous les omelettes au lard et les petits reginglards du pays !

– Le roulage est mort, vive le tourisme !

– Et vous, agents-voyers, comme dirait d’Esparbès, sortez de votre torpeur et entretenez-nous nos routes, si bien, mille tonnerres ! qu’on dirait des pistes !

– Malheureusement, les agents-voyers sont toujours au café… Tenez, les quatre messieurs qui jouent à la manille, à cette table, ce sont quatre agents-voyers.

– Ah ! vraiment !

– Et les deux qui jouent au billard, aussi !

– C’est bien triste. Mais il n’y a pas, pour le tourisme, que cet inconvénient de routes parfois mal entretenues : il y a aussi les côtes.

– Ah ! oui, les côtes !

– Pour un cycliste vigoureux et bien entraîné, une côte est un jeu d’enfant ; mais pour des personnes déjà âgées, pour de tout jeunes gens, pour de frêles petites femmes, une côte raide et longue constitue un épouvantail qui suffit souvent à dégoûter de la route bien des gens.

– On ne peut pourtant pas raboter la France… pour faire plaisir à des vieillards décrépits ou à des fillettes chlorotiques.

– Inutile de raboter la France ! J’ai un truc et, sans toucher aux côtes, j’en supprime l’inconvénient. C’est même pour lancer cette affaire-là que je suis venu en France.

Et mon homme sortit de sa poche un prospectus dont le titre était ainsi conçu :

SOCIÉTÉ FRANCO-LAPONE

pour le tirage,

au moyen de rennes,

des cyclistes aux montées.

 Ce que les chevaux de renfort, continua le Lapon, faisaient pour les grosses voitures des rouliers, mes rennes le feront pour les cyclistes. Un petit attelage fort ingénieux s’adapte à toutes les machines. Mes rennes sont dressés à donner juste la traction équivalente à l’effort de montée, de sorte que le cycliste, ainsi tiré, n’a qu’à continuer à pédaler comme s’il était sur une route absolument horizontale.

– Ce sera pittoresque.

– Et surtout pratique.

– Le renne s’acclimate-t-il bien chez vous ?

– Admirablement, sauf dans le Midi. Mais cela n’a aucun inconvénient, car, dans le Midi, les vélocipédistes sont si forts, si forts, qu’ils sont obligés de mettre le frein pour monter les côtes !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Société Franco-Lapone pour le tirage, au moyen de rennes, des cyclistes aux montées, va lancer une émission d’actions dans la seconde quinzaine de septembre.

C’est un placement absolument sûr, une occasion unique pour la petite épargne.

Ceux de nos lecteurs qui désireraient souscrire une ou plusieurs actions peuvent m’envoyer directement leur argent. (Se presser.)

Le méticuleux vieillard#id___RefHeading__1317_858062255

J’ai eu l’occasion, comme tout le monde, de rencontrer, dans ma vie, des gens propres et même des gens extraordinairement propres.

Mais d’aussi propres que ce petit bonhomme-là, jamais je n’en ai rencontré, jamais ! Dès qu’on l’aperçoit sur la route, tout de suite on s’écrie : « Mon Dieu, que ce petit bonhomme-là est propre ! » et il vous paraît si propre que, lorsqu’il est passé, on se retourne pour contempler, quelques instants encore, un tant propre petit vieillard.

Comment arrive-t-il à donner une sensation aussi vive de propreté ? Je ne sais pas au juste, mais il est probable que c’est en se lavant beaucoup et en revêtant du linge et des habits d’une irréprochable netteté.

Le boucher du pays, à qui je demandais des détails sur ce méticuleux personnage, sembla ravi de pouvoir exhaler une vieille rancune :

– Ce bonhomme-là ? grommela-t-il. S’il n’y avait que des gens comme ça dans la commune, tout le monde pourrait bien crever de faim !

Non pas que son cœur fût plus dur qu’un autre, mais c’était un homme qui ne faisait pas aller les affaires.

Depuis dix ans qu’il était fixé dans le pays, on ne l’avait vu acheter ni un kilo de pain, ni une livre de viande, ni une once de café, ni un clou de girofle, ni un grain d’ellébore, ni une barrique de vin, ni un arobe de madère, ni un gallon de whisky, ni une bouteille de cognac, ni un boujaron de rhum.

De quoi donc vivait cet homme ? pantelez-vous.

De rien ou, tout au moins, de fort peu de chose : cet homme s’était fait une règle de se nourrir uniquement d’œufs frais, et encore, ces œufs, les récoltait-il dans sa propre basse-cour.

L’eau pure étanchait sa soif.

Les gens du pays disaient de lui : « C’est un original. » Les gens du pays eussent été plus près de la vérité en proclamant : « C’est un sage ! »

Et peu s’en fallut que je ne fusse intégralement conquis aux pratiques de ce raisonnable individu.

Certes, il y avait, dans son cas, un peu de manie (ne cherchons pas à le dissimuler), mais on y pouvait constater surtout un grand bon sens et une intelligente application au vivre des leçons de la physiologie.

J’eus l’immense avantage de lui plaire tout d’abord : pas cinq minutes après la connaissance faite, il m’appelait son cher ami.

– Je ne vous invite pas à déjeuner, ajouta-t-il en souriant, car vous vous accommoderiez sans doute fort mal de mon régime.

J’ébauchai une vague grimace mi-acquiesceuse, mi-protestataire.

– Voyez-vous, continua le méticuleux bonhomme, les œufs, il n’y a que ça ! Les œufs, c’est propre, au moins ?

– C’est par propreté que vous vous nourrissez d’œufs ?

– Par hygiène, aussi, mais surtout par propreté. L’idée de manger de la viande tripotée par un boucher qui vient de mettre ses mains je ne sais pas où, pouah ! C’est comme le pain ! C’est comme les légumes ! Tandis que l’intérieur d’un œuf, parlez-moi de ça, comme propreté !

– Et cet aliment vous suffit ?

– Pourquoi ne me suffirait-il pas ? L’œuf est un aliment complet, puisqu’il est composé de toutes les molécules qui constituent le petit poulet, avec ses os, ses muscles, sa graisse, ses nerfs, tout quoi !… Il ne manque rien dans un œuf.

– Et vous buvez de l’eau ?

– Rien que de l’eau, et de l’eau sans microbes, je vous prie de le croire !

– Vous la filtrez ?

– Mieux que ça ! j’ai un truc à moi : je fais bouillir mon eau ; quand elle bout très fort, je la porte à la cave (une cave aussi fraîche qu’une glacière). Les microbes attrapent, à ce petit jeu-là, un chaud et froid dont ils ne se relèvent jamais. Pas un n’échappe au carnage. Je la filtre et je peux alors me vanter de boire de l’eau propre.

– Ne boire que de l’eau, c’est bien débilitant.

– Débilitant, l’eau ? Croyez-vous donc, jeune homme, que les taureaux s’abreuvent de malaga ? Et pourtant, quand ils vous flanquent un coup de corne, vous le sentez, dites ? Et les lions du désert, croyez-vous qu’ils sablent le champagne à tous leurs repas ? Allons donc, l’eau est le tonique par excellence, l’eau propre, bien entendu !

La maison de cet homme est assez particulière, en ce sens que pas un morceau de bois n’a contribué à sa construction.

– C’est sale, le bois, et ça ne peut pas se nettoyer !

Tout est en acier, en granit et en céramique.

Chaque matin, une énorme pompe à vapeur inonde la maison jusque dans ses plus petits replis.

Sauf le linge et les vêtements du bonhomme, pas une maille d’un tissu quelconque n’a mis les pieds dans cette maison.

Trois ou quatre fois par jour, notre vieil ami rentre chez lui, se nettoie de fond en comble et prend de nouveaux vêtements qui sortent d’une étuve aseptique fonctionnant sans trêve.

Mais ce qui me charma le plus dans cette maison, ce fut la façon dont l’homme propre peut se vanter de manger des œufs frais.

Sur un feu jamais éteint bout une casserole pleine d’eau.

Les poules, admirablement dressées à cet exercice, accourent dans la cuisine, dès qu’elles sentent l’œuf prêt à faire son entrée dans le monde.

Elles penchent sur la casserole leur orifice ouvert, et l’œuf tombe directement du cul de la poule dans l’eau bouillante. Voilà, je pense, un record de l’œuf frais assez difficile à battre !

Légitime revendication#id___RefHeading__1319_858062255

Bornons-nous, pour aujourd’hui, à enregistrer une légitime réclamation.

Elle se passe de commentaires, et j’en suis ravi, car je m’en trouve complètement dénué en ce moment, et j’ai passé un marché avec une grande maison anglaise qui m’interdit de me servir de tout commentaire ne sortant pas de ses manufactures :

« Cher monsieur, »

» À qui j’adresserais cette âpre réclamation, longtemps j’hésitai entre M. votre oncle Francisque Sarcey et vous-même.

» Je conclus pour vous-même, rapport au nommé Symbole auquel aurait pu croire votre digne parent, et dont le vieux bougre se serait méfié peut-être.

» Si vous n’avez rien de mieux à faire pour le moment, relevez le bas de votre pantalon et entrons dans le vif de la question.

» (Je serai obligé à messieurs les typographes d’employer les capitales pour les trois lignes suivantes, afin de les distinguer de la professionnelle et bafouilleuse littérature circonvoisine qui les enserre.)

» PLUS IL FAIT CHAUD, PLUS JE ME VOIS FORCÉ DE GRIMPER HAUT DANS LE TUBE DES THERMOMÈTRES.

» Ces jours-ci, dans certains appareils dont il me serait pénible de désigner avec plus de précision les propriétaires, je fus contraint d’atteindre, en plein soleil et au moment le plus chaud du jour, des degrés sis pas loin du 45° centigrades.

» Par contre, quand viendra l’hiver, je n’aurai rien de mieux à faire que de stagner dans des bas-fonds de thermomètres, au risque d’y geler bêtement et sans plus de gloire que les pontonniers de la Bérésina. (Honneur et Patrie !)

» Serait-ce pas plus simple, entre nous, de chavirer l’état des choses en question ?

» Plus il ferait froid, plus je grimperais haut à l’échelle, et ça me procurerait de l’exercice.

» Plus il ferait chaud, plus je me tiendrais tranquille, dans les environs de pas loin de zéro degré, où j’attendrais patiemment la fraîcheur du soir.

» La science n’y perdrait rien ; l’humanité y trouverait son compte.

» C’est en vous que j’espère, cher monsieur, mollement, d’ailleurs.

» Veuillez, etc., etc., etc.

» Signé : LE MERCURE

DES THERMOMÈTRES. »

Pas plus tôt cette lettre reçue, je fis un bond à l’Observatoire, où je ne pus me mettre en contact qu’avec un vague subalterne.

Je sortis entièrement découragé.

Du courage, Mercure des Thermomètres, du courage encore !

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