Autrefois les Princes Souverains permettoient le duel lorsqu’il s’agissoit de crime capital commis secrettement, mais l’avanture suivante est bien plus étrange, qu’on ait accordé le combat à une bête contre un homme & contrait un homme d’entrer en combat & à se mesurer avec une Bête. L’Histoire en est admirable, & on la voit peinte sur le manteau d’une des cheminées de la grande Salle du Château de Montargis, le Roi Charles V. ayant eu soin de l’y faire représenter pour une marque des jugemens de Dieu admirables.
Il y avoit un Gentil-homme que quelques-uns qualifient avoir été Archer des Gardes du Roi, & que je crois plutôt devoir nommer un Gentil-homme ordinaire ou un Courtisan, parce que l’Histoire Latine dont on a tiré ceci le nomme Aulicus, il est nommé par quelques Historiens le Chevalier Macaire. Cet homme étant envieux de la faveur que le Roi portoit à un de ses Compagnons nommé Aubri de Mondidier l’épia si souvent qu’enfin il l’attrapa dans la forêt de Bondi accompagné seulement de son Chien que quelques Historiens & notamment le Sieur d’Audiguier disent avoir été un Levrier d’attache, & trouvant l’occasion favorable pour satisfaire sa fureur, le tua & puis l’enterrra dans la forêt, se sauva après le coup & revint à la Cour faire bonne contenance. Le Chien de son côté ne bougea jamais de dessus la fosse où son Maître avoit été mis jusqu’à ce que faim dévorante le contraignit de venir à Paris où le Roi étoit, pour demander du pain à un ami de feu son Maître, & puis il s’en retournoit sur le champ au lieu où son Maître étoit enterré. Continuant assez souvent cette façon de faire, quelques-uns de ceux qui le virent aller & venir tout seul hurlant & se plaignant & semblant par des aboys extraordinaires vouloir découvrir sa douleur & déclarer le malheur de son Maître, le suivirent dans la forêt & observant exactement tout ce qu’il feroit, virent qu’il s’arrêtoit sur un lieu où la terre paroissoit avoir été remuée, ce qui les ayant obligés d’y faire fouiller, ils y trouverent le corps mort, lequel ils honorerent d’une plus digne sepulture sans pouvoir découvrir l’auteur d’un si exécrable crime. Comme donc ce pauvre Chien étoit demeuré à quelques-uns des parens du défunt & qu’il les suivoit, il apperçut fortuitement le meurtrier de son premier Maître & l’ayant choisi au milieu de tous les autres Gentils-hommes, il l’attaqua avec grande violence, lui sauta au collet & fit tout ce qu’il put pour le mordre & pour l’étrangler. On le bat, on le chasse, il revient toujours, & comme on l’empêche d’approcher, il se tourmente & aboye de loin, adressant ses menaces du côté qu’il sent que s’est sauvé l’assassin. Mais comme il continuoit ses assauts toutes les fois qu’il rencontroit cet homme, on commença de soupçonner quelque chose du fait, d’autant que cet animal plus reconnoissant & plus fidéle envers son Maître que n’auroit été un autre serviteur n’en vouloit qu’au meurtrier & ne cessoit de lui vouloir courir sus pour en tirer vengeance. Le Roi étant averti par quelques-uns des siens de l’obstination de ce Chien qui avoit été reconnu appartenir au Gentil-homme qu’on avoit trouvé enterré, voulut voir les mouvemens de cette pauvre Bête. L’ayant donc fait venir devant lui il commanda que le Gentil-homme soupçonné de ce crime, se cachât au milieu de tous les Courtisans qui étoient alors en grand nombre ; alors le Chien avec sa furie accoutumée alla choisir son homme entre tous les autres. Et comme s’il se fût senti assisté de la présence du Roi, il se jetta plus furieusement sur lui & par un pitoyable aboy sembloit crier vengeance, & demander justice à ce sage Prince. Il l’obtint aussi, car ce cas lui ayant paru étonnant & extraordinaire, & joint avec quelques autres indices, il fit venir devant lui le Gentil-homme soupçonné ; il l’interrogea, & le pressa fort vivement pour apprendre la vérité de ce que le bruit commun & les attaques & abboyemens de ce Chien déposoient contre lui, vu que c’étoit comme autant d’accusations. Mais la honte & la crainte de mourir par un supplice honteux rendirent tellement obstiné & ferme ce Criminel dans la négative, qu’enfin le Roi fut contraint d’ordonner que la plainte du Chien & la négative du Gentil-homme se termineroient par un combat singulier entr’eux deux par le moyen duquel Dieu permettroit que la vérité seroit reconnue ; ensuite de quoi ils furent tous deux mis dans le camp comme deux champions en présence du Roi & de toute la Cour. Le Gentil-homme armé d’un gros & pesant bâton & le Chien avec ses armes naturelles ayant seulement un tonneau percé pour sa retraite & pour ses relancemens. Aussi-tôt que le Chien fut lâché, il n’attendit pas que son ennemi vînt à lui, & comme le bâton du Gentil-homme étoit assez fort pour l’assommer d’un coup il se mit à courir ça & là, à l’entour de lui pour en éviter les coups ; mais enfin tournant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, il prit si bien son tems qu’il se jetta d’un plein saut à la gorge de son ennemi & s’y attacha si bien qu’il le renversa à terre & le contraignit à crier miséricorde & supplier le Roi qu’on lui ôtât cette Bête & qu’il diroit tout, sur quoi les écoutes du camp retirerent le Chien & les Juges s’étant approchés par le commandement du Roi, il confessa devant tous qu’il avoit tué son Compagnon sans qu’il y eût personne qui l’eût pu voir, que ce Chien duquel il se confessoit vaincu. L’Histoire dit qu’il fut puni ; mais elle ne dit point de quelle mort ni de quelle façon il avoit tué son concurrent. Si ce Chien eût été au tems des anciens Grecs, lorsque la Ville d’Athénes étoit en son lustre, il eût été nourri aux dépens du Public, son nom seroit dans l’Histoire, on lui auroit dressé une Statue & son corps auroit été enseveli avec plus de raison & à plus juste titre que celui de Xantipes. L’Histoire de ce Chien outre les honorables vestiges peints de sa victoire qui paroissent encore à Montargis, a été recommandée à la postérité par plusieurs Auteurs, & particuliérement par Jule Scaliger en son Livre contre Cardan .
J’oubliois de dire que ce combat fut fait dans l’Isle Notre-Dame, en présence du Roi & de toute la Cour.
Plutarque dans le traité qu’il a fait, où il examine quels Animaux sont plus fins & industrieux, ou ceux de la terre, ou ceux de l’eau, raconte de quelle maniere le Chien d’Hésiode accusa les enfans de Ganistor Naupactien d’avoir tué son Maître & qu’ils en furent punis ; & un autre Chien qui en fit de même auprès de Pyrrhus contre certains Soldats de son Armée ; & celui encore qui gardoit le Temple d’Esculape à Athénes. Enfin il resulte de tous ces exemples qu’il est constant que le Chien est le plus fidéle & le plus grand ami de l’Homme .