CHAPITRE VII. Que les Bêtes s’entendent entr’elles par une sorte de langue qui nous est inconnue.

Après ce que nous avons rapporté ci-dessus de l’industrie des Castors, n’est-il pas évident qu’une entreprise si bien suivie & si bien exécutée suppose nécessairement que les Animaux ont entre eux une sorte de langage par lequel ils se communiquent leurs pensées.

Les Loups chassent avec beaucoup d’adresse & concertent ensemble des ruses de guerre. Un homme passant dans une campagne apperçut un Loup qui sembloit guetter un troupeau de moutons. Il en avertit le Berger, & lui conseilla de le faire poursuivre par ses chiens. Je m’en garderai bien, lui répondit le Berger. Ce Loup que vous voyez n’est là que pour détourner mon attention, & un autre Loup qui est caché de l’autre côté n’attend que le momemt où je lâcherai mes chiens sur celui-ci pour m’enlever une brebis. Le passant ayant voulu vérifier le fait s’engagea à payer la brebis, & la chose arriva comme le Berger l’avoit prévuë. Une ruse si bien concertée ne suppose-t’elle pas évidemment que les deux Loups sont convenus ensemble, l’un de se montrer, l’autre de se cacher ? Et comment peut-on convenir ainsi ensemble sans avoir une connoissance raisonnable & une espéce de langage.

Un Moineau trouvant à sa bienséance un nid qu’une Hirondelle venoit de construire s’en empara. L’Hirondelle voyant chez elle l’usurpateur, appella du secours pour le chasser. Mille Hirondelles arrivent à tire d’aile, & attaquent le Moineau, mais celui-ci couvert de tout côtés & ne présentant que son gros bec par la petite entrée du nid étoit invulnérable & faisoit repentir les plus habiles qui osoient s’en approcher. Après un quart d’heure de combat toutes les Hirondelles disparurent. Le Moineau se croyoit vainqueur & les spectateurs jugerent qu’elles abandonnoient l’entreperise. Point du tout. Un moment après, on les vit revenir à la charge, & chacune s’étant pourvuë d’un peu de cette terre détrempée dont elles font leurs nids, elles fondirent toutes ensemble sur le Moineau & le claquemurerent dans le nid afin qu’il y pérît, puisqu’elles n’avoient pû l’en chasser. Peut-on entrevoir que les Hirondelles ayent pu former & concerter ce dessein sans avoir de la connoissance & se communiquer leurs idées ?

Entrez dans un bois où il y a des Geais, le premier qui vous apperçoit donne l’allarme à toute la troupe, & le bruit ne finit point que vous ne soyez sorti, ou que votre présence ne les ait chassés. Les Pies, les Merles, & presque tous les oiseaux en font autant. Qu’un chat paroisse sur un toit, ou dans un jardin, le premier moineau qui le découvre fait précisément ce que fait parmi nous une sentinelle qui apperçoit l’ennemi. Il avertit par ses cris tous ses camarades, & semble imiter un tambour qui bat au champ. Voyez un coq auprès d’une poule, un pigeon auprès d’une femelle, un chat à la suite d’une chatte, on diroit que leurs discours ne finissent point.

Nous-mêmes nous parlons tous les jours aux bêtes, & elles nous entendent fort bien. Le Berger se fait entendre de ses moutons. Les vaches entendent tout ce que leur dit une petite paysanne ; nous parlons aux chevaux, aux chiens, aux oiseaux, & tous nous entendent. Les bêtes nous parlent aussi à leur tour, & nous les entendons. Combien plus se doivent-elles faire entendre de leurs semblables ?

Il est vrai que leur langage est autrement borné, & qu’elles ne sçavent qu’exprimer leurs desirs. Or leurs desirs sont infinement moins étendus que les nôtres, & ils sont bornés à ce qui est purement nécessaire.

Écoutez parler un chien. Il ne se plaindra pas de ce que sa niche n’est point dorée, ni de ce qu’on ne le sert pas dans un plat d’argent ; il ne vous demandera pas le droit de commander à tous les chiens de la maison. Tout ce qu’il vous demandera, c’est un peu de nourriture pour subsister. Si vous le menacez, il tâchera de vous fléchir : si vous le laissez seul, il témoignera par ses cris son désespoir, & la crainte qu’il a d’être abandonné sans retour. Si vous le menez à la promenade, il vous remerciera avec mille expressions de joie : s’il voit quelque objet qui l’effraye, il vous le dira par ses gestes & ses abboyemens ou en se rangeant auprès de vous. En un mot parlez-lui de boire, de manger, de dormir, de courir, de folâtrer, de se défendre contre un ennemi, & de défendre en vous son protecteur & son unique appui, il vous entendra parfaitement, parce que tout cela tend à sa conservation, pour laquelle seule la nature leur a donné la faculté d’entendre & de se faire entendre.

C’est une vieille erreur des Anciens Philosophes de prétendre que les bêtes ne rient point, & que le rire est une propriété essentielle de l’homme exclusivement aux bêtes ; mais il est évident que les bêtes rient très bien à leur maniere & tout aussi-bien que l’homme. Voyez deux jeunes chiens folâtrer ensemble dans une campagne, se surprendre l’un l’autre, se faire des niches & de fausses peurs, tout cela se peut-il faire sans rire ? Est-il donc essentiel au rire qu’il se fasse comme dans l’homme par un mouvement de levres & de la bouche qui se dilate extrémement avec un son de voix convulsif qui se termine en des ha, ha, ha, fréquemment répétés. Le rire n’est qu’une expression de joie, & cette expression est nécessairement différente dans les diverses espéces d’animaux. L’homme rit à sa maniere, & le chien rit à la sienne. Qu’importe que ce soit par un éclat de voix ou par un simple mouvement des oreilles ou de la queuë ou quelqu’autre expression semblable, c’est toujours rire.

Il y a outre cela une infinité de choses qui nous échappent dans les Bêtes, faute d’entendre leur langage, & qui ne leur échappent cependant pas. Distinguons-nous leur phisionomie, par exemple, entre les oiseaux de la même espéce ? à peine nous doutons-nous qu’ils en ayent de différentes ; rien n’est cependant plus certain & ils ne s’y trompent point.

J’ai vû une Hirondelle porter à manger à 6 ou 7 petits rangés à la file sur une aiguille de cadran. Les petits avoient beau changer de place, la mere ne se meprenoit jamais en donnant à manger deux fois de suite au même, & elle n’en oublioit aucun. Que dans un troupeau de cent agneaux une brebis entende bêler le sien, elle le reconnoît aussi-tôt & court le chercher. Deux moineaux se reconnoissent entre mille au son de la voix. On pourroit alléguer cent faits pareils pour prouver que tous les Animaux ont dans leur commerce entr’eux une finesse de discernement qui nous échappe & qui leur fait remarquer entr’eux des différences qui sont absolument imperceptibles pour nous.

Non seulement le langage des Bêtes est borné aux seuls objets qui intéressent leur conservation comme on l’a dit ci-dessus, mais il est encore borné par lui-même en ce qu’il n’a qu’une seule expression pour chaque objet, & c’est-là la cause de leurs repetitions fréquentes : car comme il est naturel que les Bêtes insistent toujours sur le même objet jusqu’à ce que leur desir soit satisfait, ou qu’il soit détourné par un objet plus puissant, & comme elles n’ont qu’une seule façon de s’exprimer sur chaque objet, il est nécessaire qu’elles repetent toujours la même expression, & que cette repetition dure aussi long-tems que l’objet les occupe. C’est ainsi qu’un chien qui aboye la nuit pour quelque bruit qu’il a entendu, ne fait évidemment que repeter toujours la même phrase. « Prenez garde, j’entends du bruit qui m’inquiette, ou je vois quelqu’un dont je me défie, » & qu’il le repetera toujours jusqu’à ce que sa crainte soit passée.

Cette simplicité ou cette stérilité du langage des Bêtes paroît à la vérité défectueuse ; mais il faut aussi remarquer qu’elle est remplacée par des mines, des gestes & des mouvemens qui sont une espéce de langage très intelligible & un suplément de l’expression vocale. Un chien, par exemple, n’a pas d’expression vocale pour demander pardon quand il apperçoit que vous êtes en colere contre lui, mais que fait-il ? Il s’humilie devant vous, il rampe à vos pieds dans la posture d’un suppliant. Il n’a pas de phrase pour dire, ouvrez-moi la porte ; mais il y gratte, & vous avertit par-là du desir qu’il a d’entrer ou de sortir, ne sont-ce pas là des actions parlantes ? Sans doute, puisqu’elles se font bien entendre. Si on ne craignoit pas d’insister trop long-tems sur une chose aussi sensible, on pourroit faire ici, comme dit le proverbe populaire, des commentaires sur les grimaces des Singes : car il n’est pas douteux que si entre ces grimaces, il y en a qui ne sont que de pures grimaces, il y en a d’autres qui sont autant d’expressions qui valent bien des mots & des paroles.

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