Chapitre III De l’industrie des Castors à construire leurs Digues & leurs Maisons.

L’Instinct de ces Animaux pour venir à bout de faire leurs petites maisonnettes a quelque chose qui passe l’imagination ; car enfin pour les construire en figure de four, ou de grosses ruches à miel, il faut premiérement qu’ils ayent l’adresse & la force de faire des trous au fond de l’eau, afin d’y planter ensuite quatre ou cinq, & même six pieux qu’ils ont le soin de placer directement au milieu des rivieres, lacs, ou étangs, qu’ils arrêtent par le moyen de leurs digues. 2. C’est sur ces pieux qu’ils bâtissent ces petites cabanes faites de terre grasse, d’herbes & de branches d’arbres. Elles doivent être sur la surface des eaux, & ont toujours trois étages pour monter de l’un à l’autre, quand les riviéres croissent par les pluyes ou par les dégels ; afin que leurs petits n’en soient point incommodés. Leurs planchers sont de joncs & chaque Castor a sa chambre à part : ils entrent dans ces nids par dessous l’eau, où l’on voit un grand trou au premier plancher, environné de bois de tremble coupé par morceaux, qu’ils peuvent tirer facilement dans leurs cellules lorsqu’ils ont envie de manger. Comme c’est leur nourriture ordinaire, ils ont toujours la précaution d’en faire un grand amas & surtout durant l’Automne, prévoyant que les gelées doivent glacer leurs étangs, & les tenir enfermés deux ou trois mois dans leurs cabanes. C’est aussi pour cette raison qu’ils font tant de digues afin que leurs provisions puissent être arrêtées, & ne point suivre le courant de l’eau. Ces digues sont si stables que nos plus habiles Maçons auroient bien de la peine à faire des murailles à chaux & à ciment, qui fussent plus fortes. Elles ont quatre & souvent plus de cinq cens pas de longueur sur vingt pieds de hauteur & sept ou huit d’épaisseur. Un pareil ouvrage commencé par une centaine de ces Animaux se trouvera fini & parfait au bout de six mois de tems, sans qu’il soit besoin d’un plus grand nombre de travailleurs, tant ils agissent avec vivacité & diligence. On diroit à les entendre sans les voir dans ces occupations, que ce sont des hommes qui travaillent, si on n’étoit persuadé que ce sont des Castors. Pour moi, continue le Voyageur, je crois sur ce qui s’est passé sous mes yeux que ces Animaux font une société d’une centaine d’entre eux, se choissisant un canton pour y vivre séparément des autres Castors. Il semble même qu’ils se parloient pendant que je les voyois travailler, & qu’ils raisonnoient ensemble par des tons plaintifs & dolens, à peu près comme ceux que nous font entendre quelquefois nos poules & nos canards, avec cette distinction néanmoins, que ces Amphibies me sembloient attentifs aux différens sons de voix les uns des autres pour agir conformément à l’intention de ceux qui s’exprimoient par leurs petits tons non articulés. Ce qui est certain du moins, c’est qu’ils s’entendent bien entr’eux.

Ces laborieux Animaux avant de construire leurs digues examinent premiérement les bords des petites rivieres afin de voir s’ils n’y trouveront point des deux côtés d’assez grands arbres vis-à-vis les uns des autres pour qu’ils puissent les croiser par leur chute.

Il n’importe pour la grosseur, car, ainsi qu’on l’a déja dit, les plus gros ne leur font point de peur : au contraire ce sont les meilleurs, & ceux ausquels ils semblent s’attacher le plutôt ; mais pour en venir à bout avec plus de facilité, ils ont l’instinct d’observer auparavant de quel côté donne le vent afin d’en profiter ; ce qui leur est indifférent d’ailleurs pour leur ouvrage : car si les vents changent de face, les Castors quittent aussi-tôt leur entreprise de ce côté pour aller faire le même travail d’un autre, pourvu néanmoins qu’ils leur soient favorables, & puissent les aider à renverser leurs arbres en travers. Et si les vents ne changent pas, ils s’occupent à couper avec leurs dents incisives les branches de ceux qui sont déja tombés, & à les entrelasser les unes dans les autres. Ensuite ils se chargent d’herbes & de mortier, qu’ils traînent sur leur queue, & les jettent entre ces bois avec tant d’art & d’industrie, que les plus habiles en maçonnerie auroient bien de la peine à faire un édifice qui fût, pour son épaisseur, aussi ferme & aussi permanent que l’est celui de ces Animaux.

Si les Castors se trouvent dans un lieu où il y ait une grande quantité de bois de tremble pour subvenir en cas de besoin à leurs provisions, & que ce lieu soit seulement traversé d’un ruisseau ; ils se déterminent sur le champ à y faire des digues & des chaussées de la maniere que l’on a dit, lesquelles arrêtant le cours de l’eau, causent une inondation dans cet endroit, qui a quelquefois deux lieues de circonférence. L’Auteur ajoute, qu’il marcha un peu-avant sur une de leurs digues quoiqu’elle ne fût qu’imparfaite, & que l’eau passât à travers en beaucoup d’endroits. Je croyois, dit-il, à la voir par en haut, qu’elle n’avoit que trois pieds de large ; mais le Sauvage qui m’accompagnoit me fit voir avec sa perche qu’elle pouvoit avoir plus de douze pieds d’épaisseur dans le fond de l’eau.

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