Il est bon d’entendre parler là-dessus les Voyageurs eux-mêmes. J’ai eu le plaisir, dit un d’eux, de les y voir travailler. La riviere sur laquelle nous étions étoit fort navigable. Nous la descendions assez tranquillement sans avoir besoin même de nous servir de nos avirons, de sorte que nous avancions dans ces vastes solitudes sans faire aucun bruit, étant toujours aux écoutes pour voir si nous n’entendrions, ou plutôt nous ne verrions point de Castors : nous étions précisément dans des endroits où il doit y en avoir beaucoup. Tout étoit plein de digues. Un de nos compagnons qui tenoit le devant du Canot, en ayant apperçu un qui nageoit tira dessus, mais n’ayant fait que le blesser, nous ne l’eûmes point : ce coup manqué fut cause que dans le même instant je vis un peu plus loin quantité de ces Animaux s’élancer dans l’eau comme des grenouilles. Plusieurs eurent la hardiesse de venir nous approcher en montrant seulement leur tête hors de l’eau, ce qui fut cause que mes sauvages & moi tirant d’accord dans le même moment, nous en tuâmes chacun un de ceux qui s’amusoient un peu trop à plonger & à replonger ; après cet heureux coup nous allâmes à terre, & nous nous enfonçâmes un peu dans le bois pour nous cacher & guetter ces Animaux, qui, selon ce qu’il nous étoit facile de prévoir, travailloient à y faire une nouvelle digue. Une heure après je m’avisai d’aller me promener seul sur le bord de la riviere dans l’espérance d’y voir travailler quelques Castors. Je ne me trompai point dans cette idée. Mais afin d’approcher de plus près un endroit où j’avois en débarquant remarqué quelques grands arbres à moitié coupés, j’avançai doucement, ventre à terre, pour voir sans être vû, ces Animaux Architectes, dont j’avois entendu dire tant de merveilles. J’étois déja assez proche quand un certain bruit que j’entendis excitant de plus en plus ma curiosité fit que je me dressai derriere un grand arbre, pour voir plus à mon aise ce qui le causoit. Ce fut pour lors que sans branler de ma place, je vis bien cent de ces Animaux occupés à un travail aussi admirable que surprenant. Il y en avoit douze qui serrés les uns contre les autres, & dressés sur leurs pattes de derriere, scioient ou plutôt coupoient avec leurs dents un grand arbre d’environ douze pieds de circonférence, pendant que plus de cinquante autres étoient occupés à couper & traîner les branchages d’un autre arbre déja tombé. C’étoit un vrai plaisir de voir l’agilité avec laquelle ils conduisoient à la nage ces branches. Tantôt je les voyois sauter & ressauter par-dessus ces matériaux. Tantôt je ne voyois plus ni branches ni Castors, & dans d’autres momens je les appercevois en plus grand nombre sur la surface des ondes, tirant comme en colere ces mêmes branchages qui leur avoient échappés, & avec lesquels il se replongoient jusqu’au fond de la riviere.
J’en remarquai deux assis sur leur queue uniquement occupés à regarder les travailleurs, & à les empêcher d’avancer du côté que l’arbre que l’on coupoit devoit tomber : plusieurs autres de même me sembloient un peu plus loin faire, pour ainsi dire, l’office d’Inspecteurs ou de Piqueurs, pour diligenter l’ouvrage, soit en faisant hâter les paresseux, soit en aidant eux-mêmes à rouler des pierres, ou tirer leur charpente, qui embarrassoit quelquefois trop les travailleurs, soit en rechargeant ceux qui laissoient tomber le mortier que d’autres leur avoient déja chargé sur la queue. Dans le même tems d’autres, comme des especes de Maçons, préparoient ce même mortier mêlé de terre grasse que quelques-uns leur apportoient du fond de la riviere, & d’un peu de gravier ramassé sur le rivage. Ce gravier bien pétri avec ce limon, tant avec leurs queues qu’avec leurs pattes, pouvoit dans la suite devenir dur, & se conserver au fond des eaux comme un ciment capable d’affermir leurs digues, & un mortier propre à bâtir leurs cabanes. Ces animaux ont les pattes fort courtes, de façon que leur ventre posant, pour ainsi dire, à terre, ils ont de la peine à courir. C’est pourquoi de crainte d’être pris par les Chasseurs ou par des Animaux qui pourroient leur nuire, ils ne s’écartent jamais à plus de vingt ou trente pas de l’eau. Encore ont-ils des sentinelles qu’ils posent à de certaines distances pour éviter d’être surpris pendant qu’ils sont occupés à leur travail. Car au moindre cri que font ces sentinelles à l’approche, tous les travailleurs se jettent à l’eau & se sauvent jusqu’à leurs cabanes. C’est un fait que j’ai vu, ayant eu beaucoup de peine à le croire sur le rapport que l’on m’avoit fait, & si j’ai été un bon espace de tems assez proche d’eux sans en être apperçu, c’est un bonheur pour moi, ou un effet du hasard.
Pour revenir à leurs pattes, ils ont les doigts de celles de derriere joints par une membrane, comme ceux d’une oye. Celles de devant sont sans membrane, semblables à ceux des rats de montagne, & ils s’en servent comme d’une main, de même que les Écureuils ; leurs ongles sont courts, taillés de biais, & creux par dedans comme des plumes à écrire.
La queue du Castor tient plus de la nature du poisson que de celle des Animaux terrestres, aussi bien que ses pieds qui en ont le goût. Elle paroît écaillée, mais elle ne l’est point ; car si on veut essayer d’enlever cette sorte d’écaille, formant une pellicule, qui les joint ensemble, il se trouvera que ce n’est qu’une simple peau, ou parchemin d’une seule piece. Cette queue qui a onze & douze pouces de long, est de figure ovale comme une Sole, mais moins platte. C’est le morceau le plus délicat de l’Animal. Le Castor se sert de cette queue & de ses pieds de derriere pour nager ; elle lui sert aussi de battoir pour battre le mortier, ou de truelle quand il veut se bâtir une cabane.