V

Au retour, lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de Donna Clara, cette odeur singulière qui imprègne l’air respiré par les malades leur frappa désagréablement les narines ; car ils conservaient encore l’impression vive des senteurs forestières et du vent vespéral qui soufflait sur la prairie.

Donna Clara fut quelques instants sans ouvrir les yeux, étendue sur le dos, dans une de ces somnolences agitées qui la prenaient vers le soir. Elle était là ; elle avait sur la figure quelque chose de cave, une expression d’égarement comme quand on a perdu connaissance. Un bandeau blanc lui couvrait le front ; les couvertures lui arrivaient jusqu’au menton ; de toute cette blancheur mélancolique sortait un profil presque diaphane au nez aminci, et les formes longues du corps allaient se perdre sous les plis du drap.

Françoise et Gustave restaient debout de chaque côté du lit, en face l’un de l’autre, sans lever les yeux : ce corps de vieille femme endolorie les divisait, les éloignait. Même en présence de cette détresse, ils sentaient une impatience les tenter, l’impatience de celui qu’un désir talonne et qui est obligé de subir un retard fâcheux. Désormais, une force les poussait l’un vers l’autre. Mais Gustave entendait la voix filiale l’avertir tout bas que cette impatience était cruelle : et, pour y échapper, il s’adressait les reproches et les exhortations intérieures que les hommes émus d’un sentiment coupable s’adressent à eux-mêmes sur le théâtre de leur conscience. – Cette pauvre malade n’était donc plus sa mère ? Il ne ressentait donc plus la même tendresse qu’autrefois ? Après l’avoir délaissée pendant des heures, il lui semblait donc pénible maintenant de rester un peu dans cette chambre pour la garder ? Que signifiait ceci ? Était-il tout d’un coup devenu méchant et insensible ? – Voilà ce qu’il se demandait à lui-même, mais sans attention d’esprit, comme s’il eût récité un rôle noble pour tromper la voix accusatrice. Les invincibles fantômes du récent après-midi d’amour le préoccupaient, l’absorbaient.

Enfin Donna Clara ouvrit les veux, lentement, avec peine. Elle ne dit rien ; elle ne répondit aux questions que par un léger abaissement de paupières et par un sourire vite effacé. La vue de Gustave et de Françoise ne la réconfortait pas ; bien plus, une source de tristesse lui montait dans l’âme, parce qu’il lui semblait qu’ils l’avaient abandonnée trop longtemps. Ce jour-là, elle avait entendu au bas du perron le rire de Françoise, la voix de Gustave, puis le galop des chevaux se perdant au loin. Et elle était restée seule.

Un peu plus tard, Ève était entrée en courant.

– Écoute, ma bonne Ève. Ouvre cette fenêtre.

La fillette avait pris un air grave d’infirmière. Mais, même en se haussant sur la pointe des pieds, elle ne parvenait pas à ouvrir.

– Appelle Suzanne. Tu ne peux pas.

– Oh ! grand’mère, qu’est-ce que tu dis ?

Et elle avait traîné une chaise dans l’embrasure de la fenêtre, pour ouvrir en montant dessus. Elle ouvrit. La grand’mère la regardait en souriant : dans le nimbe de poussière lumineuse qui montait du plancher, avec ses petits bras nus, elle avait la grâce agile d’une chevrette qui essaie d’escalader le talus d’une haie.

Par la fenêtre entr’ouverte un souffle tiède passa ; on entrevit la campagne tout inondée de soleil.

– Comme ceci, grand’mère ?

– Oui, ma bonne Ève. Viens.

La vieille femme sentait qu’elle s’attendrissait ; un besoin l’avait saisie d’étreindre sur son cœur cette douce masse de cheveux, d’y appuyer sa joue un moment. Son refuge, à elle, c’était l’adoration de cette tête enfantine.

Puis Ève aussi s’en était allée, là-bas, dans le jardin, pour courir sur le gazon. La fenêtre laissait passer un air trop vif ; le vent croissait ; les rideaux ondulaient et s’enflaient ; la lumière entrait, limpide et glaciale comme une eau de source. Alors un frisson avait commencé à secouer la malade ; elle s’était sentie reprise par ce froid nerveux qui la faisait souffrir. Elle avait eu à peine la force de prendre la sonnette pour appeler quelqu’un. Et c’était Suzanne, la femme de chambre grise comme une béguine, qui était venue lui poser sa main sèche sur le front en invoquant toutes les vierges du Ciel…

Françoise et Gustave rentraient donc seulement de la promenade ? Si tard ? Ils n’avaient donc plus pensé à elle ?

Françoise voulut rompre un silence qui lui pesait.

– Vous savez, mère ? Nous avons été au bois de pins.

– Ah !

– Il s’est fait tard sans que nous nous en soyons aperçus.

– Ah !

– Je vous ai apporté cette fleur.

La dernière phrase fit tressaillir Gustave. Cette fleur médiatrice avait gardé un parfum subtil qui vint jusqu’à lui ; et l’odeur réveilla le fantôme du baiser dérobé et de la clairière secrète.

Donna Clara tira de dessous les couvertures une main maigre et tremblante, pour prendre la fleur.

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