CLXXIV NUIT.

Ebn Thaher, après avoir marché quelque temps avec l’esclave confidente, la quitta et retourna dans sa maison, où il se mit à rêver profondément à l’intrigue amoureuse dans laquelle il se trouvait malheureusement engagé. Il se représenta que le prince de Perse et Schemselnibar, malgré l’intérêt qu’ils avaient de cacher leur intelligence, se ménageaient avec si peu de discrétion qu’elle pourrait bien n’être pas longtemps secrète. Il tira de là toutes les conséquences qu’un homme de bon sens en devait tirer : « Si Schemselnihar, se disait-il à lui-même, était une dame du commun, je contribuerais de tout mon pouvoir à rendre heureux son amant et elle ; mais c’est la favorite du calife, et il n’y a personne qui puisse impunément entreprendre de plaire à ce qu’il aime. Sa colère tombera d’abord sur Schemselnihar, il en coûtera la vie au prince de Perse, et je serai enveloppé dans son malheur. Cependant j’ai mon honneur, mon repos, ma famille et mon bien à conserver. Il faut donc, pendant que je le puis, me délivrer d’un si grand péril. »

Il fut occupé de ces pensées durant tout ce jour-là. Le lendemain matin, il alla chez le prince de Perse dans le dessein de faire un dernier effort pour l’obliger à vaincre sa passion. Effectivement, il lui représenta ce qu’il lui avait déjà inutilement représenté : qu’il ferait beaucoup mieux d’employer tout son courage à détruire le penchant qu’il avait pour Schemselnihar, que de s’y laisser entraîner ; que ce penchant était d’autant plus dangereux que son rival était plus puissant : « Enfin, seigneur, ajouta-t-il, si vous m’en croyez, vous ne songerez qu’à triompher de votre amour. Autrement, vous courez risque de vous perdre avec Schemselnihar, dont la vie vous doit être plus chère que la vôtre. Je vous donne ce conseil en ami, et quelque jour vous m’en remercierez. »

Le prince écouta Ebn Thaher impatiemment. Néanmoins, il se laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais prenant la parole à son tour : « Ebn Thaher, lui dit-il, croyez-vous que je puisse cesser d’aimer Schemselnihar, qui m’aime avec tant de tendresse ? Elle ne craint pas d’exposer sa vie pour moi, et vous voulez que le soin de conserver la mienne soit capable de m’occuper ! Non ! quelque malheur qui puisse m’arriver, je veux aimer Schemselnihar jusqu’au dernier soupir. »

Ebn Thaher, choqué de l’opiniâtreté du prince de Perse, le quitta brusquement et se retira chez lui, où, rappelant dans son esprit ses réflexions du jour précédent, il se mit à songer fort sérieusement au parti qu’il avait à prendre. Pendant ce temps-là, un joaillier de ses intimes amis le vint voir. Ce joaillier s’était aperçu que la confidente de Schemselnihar allait chez Ebn Thaher plus souvent qu’à l’ordinaire, et que Ebn Thaher était presque toujours avec le prince de Perse, dont la maladie était sue de tout le monde, sans toutefois qu’on en connût la cause. Tout cela lui avait donné des soupçons. Comme Ebn Thaher lui parut rêveur, il jugea bien que quelque affaire importante l’embarrassait, et croyant être au fait, il lui demanda ce que lui voulait l’esclave confidente de Schemselnihar. Ebn Thaher demeura un peu interdit à cette demande et voulut dissimuler, en lui disant que c’était pour une bagatelle qu’elle venait si souvent chez lui. « Vous ne me parlez pas sincèrement, lui répliqua le joaillier, et vous m’allez persuader par votre dissimulation que cette bagatelle est une affaire plus importante que je ne l’ai cru d’abord. »

Ebn Thaher, voyant que son ami le pressait si fort, lui dit : « Il est vrai que cette affaire est de la dernière conséquence. J’avais résolu de la tenir secrète ; mais, comme je sais l’intérêt que vous prenez à tout ce qui me regarde, j’aime mieux vous en faire confidence que de vous laisser penser là-dessus ce qui n’est pas. Je ne vous recommande point le secret : vous connaîtrez par ce que je vais vous dire combien il est important de le garder. » Après ce préambule, il lui raconta les amours de Schemselnihar et du prince de Perse. « Vous savez, ajouta-t-il ensuite, en quelle considération je suis à la cour et dans la ville, auprès des plus grands seigneurs et des dames les plus qualifiées. Quelle honte pour moi, si ces téméraires amours venaient à être découvertes ! Mais, que dis-je ? ne serions-nous pas perdus, toute ma famille et moi ! Voilà ce qui m’embarrasse l’esprit ; mais je viens de prendre mon parti. Il m’est dû, et je dois ; je vais travailler incessamment à satisfaire mes créanciers et à recouvrer mes dettes ; et après que j’aurai mis tout mon bien en sûreté, je me retirerai à Balsora, où je demeurerai jusqu’à ce que la tempête que je prévois soit passée. L’amitié que j’ai pour Schemselnihar et pour le prince de Perse me rend très-sensible au mal qui peut leur arriver ; je prie Dieu de leur faire connaître le danger où ils s’exposent et de les conserver ; mais si leur mauvaise destinée veut que leurs amours aillent à la connaissance du calife, je serai au moins à couvert de son ressentiment, car je ne les crois pas assez méchants pour vouloir m’envelopper dans leur malheur. Leur ingratitude serait extrême si cela arrivait ; ce serait mal payer les services que je leur ai rendus et les bons conseils que je leur ai donnés, particulièrement au prince de Perse, qui pourrait se tirer encore du précipice, lui et sa maîtresse, s’il le voulait. Il lui est aisé de sortir de Bagdad comme moi, et l’absence le dégagerait insensiblement d’une passion qui ne fera qu’augmenter tant qu’il s’obstinera à y demeurer. »

Le joaillier entendit avec une extrême surprise le récit que lui fit Ebn Thaher : « Ce que vous venez de me raconter, lui dit-il, est d’une si grande importance, que je ne puis comprendre comment Schemselnihar et le prince de Perse ont été capables de s’abandonner à un amour si violent. Quelque penchant qui les entraîne l’un vers l’autre, au lieu d’y céder lâchement, ils devaient y résister et faire un meilleur usage de leur raison. Ont-ils pu s’étourdir sur les suites fâcheuses de leur intelligence ? Que leur aveuglement est déplorable ! J’en vois comme vous toutes les conséquences. Mais vous êtes sage et prudent, et j’approuve la résolution que vous avez formée : c’est par là seulement que vous pouvez vous dérober aux événements funestes que vous avez à craindre. » Après cet entretien, le joaillier se leva et prit congé d’Ebn Thaher.

Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour, que je vois paraître, m’empêche d’entretenir votre majesté plus longtemps. Elle se tut, et le lendemain, elle reprit son discours dans ces termes :

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