CLXXV NUIT.

Avant que le joaillier se retirât, Ebn Thaher ne manqua pas de le conjurer, par l’amitié qui les unissait tous deux, de ne rien dire à personne de tout ce qu’il lui avait appris. « Ayez l’esprit en repos, lui dit le joaillier, je vous garderai le secret au péril de ma vie. »

Deux jours après cette conversation, le joaillier passa devant la boutique d’Ebn Thaher, et voyant qu’elle était fermée, il ne douta pas qu’il n’eût exécuté le dessein dont il lui avait parlé. Pour en être plus sûr, il demanda à un voisin s’il savait pourquoi elle n’était pas ouverte. Le voisin lui répondit qu’il ne savait autre chose, sinon que Ebn Thaher était allé faire un voyage. Il n’eut pas besoin d’en savoir davantage, et il songea d’abord au prince de Perse : « Malheureux prince, dit-il en lui-même, quel chagrin n’aurez-vous pas quand vous apprendrez cette nouvelle ! Par quelle entremise entretiendrez-vous le commerce que vous avez avec Schemselnihar ? Je crains que vous n’en mouriez de désespoir. J’ai compassion de vous. Il faut que je vous dédommage de la perte que vous avez faite d’un confident trop timide. »

L’affaire qui l’avait obligé de sortir n’était pas de grande conséquence ; il la négligea, et quoiqu’il ne connût le prince de Perse que pour lui avoir vendu quelques pierreries, il ne laissa pas d’aller chez lui. Il s’adressa à un de ses gens, et le pria de vouloir bien dire à son maître qu’il souhaitait de l’entretenir d’une affaire très-importante. Le domestique revint bientôt trouver le joaillier et l’introduisit dans la chambre du prince, qui était à demi couché sur le sofa, la tête sur le coussin. Comme il se souvint de l’avoir vu, il se leva pour le recevoir, lui dit qu’il était le bienvenu, et après l’avoir prié de s’asseoir, il lui demanda s’il y avait quelque chose en quoi il pût lui rendre service, ou s’il venait lui annoncer quelque nouvelle qui le regardât lui-même. « Prince, lui répondit le joaillier, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous particulièrement, le désir de vous marquer mon zèle m’a fait prendre la liberté de venir chez vous, pour vous faire part d’une nouvelle qui vous touche ; j’espère que vous me pardonnerez ma hardiesse en faveur de ma bonne intention. »

Après ce début, le joaillier entra en matière et poursuivit ainsi : « Prince, j’aurai l’honneur de vous dire qu’il y a longtemps que la conformité d’humeur, et quelques affaires que nous avons eues ensemble, nous ont liés d’une étroite amitié, Ebn Thaher et moi. Je sais qu’il est connu de vous et qu’il s’est employé jusqu’à présent à vous obliger en tout ce qu’il a pu ; j’ai appris cela de lui-même, car il n’a rien eu de caché pour moi, ni moi pour lui. Je viens de passer devant sa boutique, que j’ai été assez surpris de voir fermée. Je me suis adressé à un de ses voisins pour lui en demander la raison, et il m’a répondu qu’il y avait deux jours que Ebn Thaher avait pris congé de lui et des autres voisins, en leur offrant ses services pour Balsora, où il allait, disait-il, pour une affaire de grande importance. Je n’ai pas été satisfait de cette réponse, et l’intérêt que je prends à ce qui le regarde m’a déterminé à vous demander si vous ne savez rien de particulier touchant un départ si précipité. »

À ce discours, que le joaillier avait accommodé au sujet pour mieux parvenir à son dessein, le prince de Perse changea de couleur, et regarda le joaillier d’un air qui lui fit connaître combien il était affligé de cette nouvelle : « Ce que vous m’apprenez, lui dit-il, me surprend ; il ne pouvait m’arriver un malheur plus mortifiant. Oui ! s’écria-t-il les larmes aux yeux, c’est fait de moi si ce que vous me dites est véritable ! Ebn Thaher, qui était toute ma consolation, en qui je mettais toute mon espérance, m’abandonne ! Il ne faut plus que je songe à vivre, après un coup si cruel. »

Le joaillier n’eut pas besoin d’en entendre davantage pour être pleinement convaincu de la violente passion du prince de Perse, dont Ebn Thaher l’avait entretenu. La simple amitié ne parle pas un tel langage ; il n’y a que l’amour qui soit capable de produire des sentiments si vifs.

Le prince demeura quelques moments enseveli dans les pensées les plus tristes. Il leva enfin la tête, et s’adressant à un de ses gens : « Allez, lui dit-il, jusque chez Ebn Thaher. Parlez à quelqu’un de ses domestiques, et sachez s’il est vrai qu’il soit parti pour Balsora. Courez, et revenez promptement me dire ce que vous aurez appris. » En attendant le retour du domestique, le joaillier tâcha d’entretenir le prince de choses indifférentes ; mais le prince ne lui donna presque pas d’attention. Il était la proie d’une inquiétude mortelle. Tantôt il ne pouvait se persuader qu’Ebn Thaher fût parti, et tantôt il n’en doutait pas, quand il faisait réflexion au discours que ce confident lui avait tenu la dernière fois qu’il l’était venu voir, et à l’air brusque dont il l’avait quitté.

Enfin le domestique du prince arriva, et rapporta qu’il avait parlé à un des gens d’Ebn Thaher, qui l’avait assuré qu’il n’était plus à Bagdad, qu’il était parti depuis deux jours pour Balsora. « Comme je sortais de la maison d’Ebn Thaher, ajouta le domestique, une esclave bien mise est venue m’aborder, et après m’avoir demandé si je n’avais pas l’honneur de vous appartenir, elle m’a dit qu’elle avait à vous parler, et m’a prié en même temps de vouloir bien qu’elle vînt avec moi. Elle est dans l’antichambre, et je crois qu’elle a une lettre à vous rendre de la part de quelque personne de considération. » Le prince commanda aussitôt qu’on la fît entrer ; il ne douta pas que ce ne fût l’esclave confidente de Schemselnihar, comme en effet c’était elle. Le joaillier la reconnut pour l’avoir vue quelquefois chez Ebn Thaher, qui lui avait appris qui elle était. Elle ne pouvait arriver plus à propos pour empêcher le prince de se désespérer. Elle le salua… Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, je m’aperçois qu’il est jour. Elle se tut, et, la nuit suivante, elle poursuivit de cette manière :

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