II

 

Ce n’est qu’après avoir longtemps regardé autour de moi que je vis au fond de la grotte une porte entr’ouverte par laquelle je me hasardai à jeter un coup d’œil dans la salle suivante qui était très spacieuse et très haute de plafond. C’était une sorte de salle à manger meublée au centre d’une table ronde, assez vaste, pour donner place à plus de cent convives. Pour l’instant, il s’en trouvait là une cinquantaine environ qui tous, jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans, bavardaient avec animation.

 

De la porte où je me tenais, et où on ne me voyait point, je remarquai que la table n’avait point de pieds. Elle était suspendue au plafond par quatre crochets portant des poulies sur lesquelles s’enroulaient des câbles ; métalliques de ces poulies les cables filaient en sens différents le long du plafond et après avoir passé dans des anneaux fixés à la corniche, descendaient le long des murailles où l’on pouvait les baisser, les remonter et les arrêter à volonté. Il en était de même des sièges de cette singulière salle à manger : ils avaient tous l’air d’escarpolettes. Des lampes électriques brillaient dans des ampoules de teintes différentes. Je remarquai qu’il y avait toutes les couleurs du prisme et ces ampoules suspendues du bout de leur fil étaient disposées comme à plaisir et au hasard dans toute la salle et à des hauteurs différentes, il y en avait même qui semblaient sortir de la plinthe près du plancher. Ces lumières aux teintes versicolores étaient si bien distribuées, qu’on eût dit qu’il régnait dans la salle, la lumière même du soleil. Je ne vis point de domestiques, mais au boutdun instant, les convives ayant assez mangé des mets qui leur avaient été servis, les valets entrèrent par les portes du fond pour emporter le premier service et d’autres serviteurs arrivèrent poussant devant eux un petit chariot ou était étendu sur un lit de bois vert et de bois sec un bœuf tout vivant qu’on y avait solidement attaché. Lorsque le chariot, dont le fond pouvait dégager une chaleur électrique suffisante à cuire un rôti, fut auprès de la table, tout s’alluma et il y eût bientôt, sous le bœuf que l’on retournait tout vivant, un brasier instantané et aromatique. A ce moment quatre écuyers tranchants s’avancèrent de cet air satisfait et fatigué de M. André Billy, quand à midi juste il nous sert une tranche de son auteur quotidien. Les convives qui devisaient fort agréablement s’interrompirent aussitôt pour choisir le morceau de leur goût, comme font les journalistes d’affaires après une nouvelle conquête coloniale. Le bœuf encore vivant était découpé à l’endroit désigné, et telle était l’habileté du boucher que le morceau était détaché et rôti sans qu’aucun des organes essentiels ne fût touché. Je vis bientôt que ces découpeurs étaient de race jaune, c’était sans aucun doute d’anciens bourreaux chinois qui s’étaient distingués devant des diplomates européens. Bientôt il ne resta que la peau et le squelette que l’on emporta vers les cuisines.

Alors, entrèrent vingt oiseleurs, l’appeau en bouche et qui portaient chacun deux grandes cages pleines de canards plumés vivants que l’on étouffa devant chaque convive. Les sommeliers qui se présentèrent spontanément, versèrent des rasades de vin. de Hongrie et vingt trompettes qui entrèrent par quatre portes à la fois se mirent à sonner dans leurs instruments pavoisés.

 

Ce repas d’aliments vivants m’avait paru si singulier que je fus un peu inquiet sur le sort qui m’attendait en compagnie de gens aussi avides de sang, mais ils se levèrent alors et tandis qu’ils allumaient qui des cigarettes, qui des cigares, les valets débarrassèrent la table et la hissèrent en un clin d’œil jusqu’au plafond, ainsi que les sièges. La salle demeura vide, et les trompettes s’en étant allés furent remplacés par quatre violonistes aveugles qui jouaient des airs de danse à la mode, ce qui engagea aussitôt ces jeunes gens à danser. Mais cet exercice ne dura pas plus d’un quart d’heure, après quoi ils s’en allèrent dans une autre salle.

 

La porto étant restée ouverte, je m avançai a pas de loup : je les vis qui devisaient entre eux, tandis qu’autour d’eux de singuliers meubles semblaient danser de la façon la plus bizarre et sans musique. Ces meubles se haussaient petit à petit comme un poète de salon et se dandinaient en se haussant et grandissaient par saccades ; bientôt ils prirent l’apparence de meubles confortables, fauteuils et divans de cuir ; une table avait l’apparence d’un champignon, elle était recouverte de cuir comme le reste du mobilier.

Aussitôt que les meubles eurent pris cette apparence honnête et cessé de haleter, les inconnus s’assirent dans les fauteuils et continuèrent de fumer ; quatre d’entre eux s’installèrent autour de la table et entamèrent une partie de bridge qui provoqua aussitôt les discussions les plus désagréables, à ce point que l’un d’eux ayant posé sur la table son cigare allumé et tandis qu’il discutait, rouge de colère, un coup de son adversaire, la table éclata soudain comme un dirigeable allemand, jetant quelque perturbation dans la partie de cartes et dans l’assistance. Un nègre accourut aussitôt pour enlever la table pneumatique qui avait éclaté au contact du cigare et qui gisait à terre comme un éléphant mort ; il proposa d’apporter une autre de ces tables de caoutchouc recouvert de cuir, car il s’agissait d’un nouveau mobilier gonflable et dégonflable à volonté, et partant peu encombrant, même en voyage. Mais ces messieurs déclarèrent, qu’ils n’avaient plus envie de jouer, et le nègre n’eut qu’à dégonfler le mobilier, qui s’affaissa en sifflant comme un serviteur russe sibilant devant son maître. Tout le monde quitta ensuite ce fumoir démeublé et le nègre éteignit l’électricité.

 

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