À cause d’une mauvaise jambe, on peut ne pas être apte au service militaire et quand même préférer Londres à Belleville.
– Que voulez-vous, qu’il aurait dit, moi j’adore Londres.
D’ailleurs, on ne l’interrogeait pas. Il existe, n’est-ce pas ? d’autres inconvénients à chérir sa patrie bien-aimée. Si ce n’est pas l’armée en bloc, c’en est une partie : les gendarmes. Ce sont ces curieux : les juges. C’est, des fois, celui qu’à Paris on appelle : le Monsieur de Paris : le mec immortel de la Veuve.
Zut ! Kiki n’aimait pas Paris, parce qu’on y boite moins à l’aise que sur les trottoirs de Londres.
Kiki boitait, mais pour le voir il fallait qu’il marche. Il était jeune, avec une figure taillée fine, qu’il appelait sa « gueugueule ». D’un peu de cosmétique de la langue, il plaquait là-dessus, deux jolies mèches aux côtés, une autre sur le front, au milieu. Il n’aimait pas le faux-col. Pour le reste, il se vêtait, à peu près, comme tout le monde : une veste très ample, ce qui est, à sa convenance, chaud l’hiver, frais l’été ; puis une culotte à pièces dont il se dispensait de retrousser le bas des jambes, parce qu’elles étaient déjà courtes. Il lui arrivait de porter deux chaussettes de même couleur. Quant au gilet, bast ! car, pour le gilet, il faut une montre. D’ailleurs, ce n’est pas vilain, directement sous la veste, un peu de bleu de la chemise, ou bien, sans ce bleu, un bout de peau en satin rose.
Ainsi vêtu, la casquette dans les yeux, Kiki se mêlait au grand monde. Le jour, il ouvrait les portières aux belles dames qui arrivent en voiture. La nuit, il ouvrait d’autres portes, qui n’étaient pas précisément des portières. C’est pour cette raison qu’il chaussait volontiers des espadrilles.
Tel que, si, le jour où Zonzon ne revint pas au Cercle, on lui avait dit : « Mon vieux, c’est toi qui retrouveras la môme », il aurait blagué : « Bin vrai » et n’en aurait rien cru. Il y avait huit jours depuis Zonzon. Lorsqu’après huit jours, ni malade, ni coffrée, une môme reste partie, t’as beau jouer l’inquiet, François, son homme, on sait ce que ça veut dire. Pax vobis, chantent les curés, et Motus ! Pax vobis, pauvre Zonzon.
Pourtant ce soir-là, devant cette pâtisserie, derrière la glace de ce beau coupé, cette grande bouche, ce trognon de nez, ces yeux à la chinoise, il eût juré Zonzon Pépette. Il se dit : « C’est pas possib… » tant il y avait de plaqué là-dessus et puis du rouge ! et puis de la poudre ! et puis encore du noir ! Mais après, il dut bien en convenir :
– Acré ! c’est elle tout de même !
C’était bien elle. Zonzon se trouvait seule dans sa voiture.
Elle allait en sortir. D’abord elle n’aperçut pas Kiki. Elle avait trop de peine à pousser hors de la portière tout un bazar de plumes et de rubans qui formaient un chapeau sur sa tête. Et puis, ce sacré marche-pied qu’elle ne trouvait jamais !
Mais, dès qu’elle eût reconnu Kiki, ce fut comme si, durant cette huitaine, elle avait médité : Je ferai ceci. Houp ! elle rentra dans son coupé : « Monte » ; elle le fit entrer, et quand il fut auprès d’elle, par un tube exprès pour cela, elle cria : « Atchoum ! » ce qui, pour son anglais de cocher, signifiait :
– À la maison !
Ce que ces huit jours elle avait dû s’asseoir sur sa langue ! On ne roulait pas encore qu’elle avait déjà dit :
– Tu vois, je ne suis pas morte ; je m’emmerde.
Et, aussi, qu’elle voulait savoir comment allaient les copains, s’ils parlaient d’elle, s’ils se réunissaient toujours, quelle gueule, en ne la voyant plus, son homme avait faite.
Ensuite elle raconta : Un soir, elle avait raccroché un type, un très chic, peut-être un lord ; il l’avait ramenée dans un « flat » qu’il tenait pour ces choses ; qu’il la gâtait ; qu’il l’aimait, parce qu’il pouvait faire avec elle « tu sais leurs saloperies à ‘anglaise » ; qu’il lui avait dit :
– Je dis, mon môme, aussi long tu voudras, aussi long tu resteras.
Quand elle eut fini, pour bien faire comprendre que cette vie l’emmerdait, elle a dit :
– Tu comprends, mon vieux, que cette vie m’emmerde !
Après elle parla encore : Elle avait songé à avertir son homme ; elle avait même écrit ; sa lettre se trouvait quelque part, mais elle ne l’avait pas envoyée à cause que, dans ce sale Londres, on n’est pas fichu de retenir le nom de la « street » où l’on perche.
Sacré Zonzon ! Kiki ouvrait grand les yeux. Elle en avait une de robe ! En soie, avec des rubans ! Et aux doigts des bijoux ! Un collier sur le cou ! Et ce chapeau, mazette ! à remplir, à lui seul, la voiture !
Il se tenait là-dessous, comme sous un arbre. Il la reniflait, tant elle sentait bon, il y mettait les lèvres pour savoir si elle goûtait si bon qu’elle sentait :
– On peut ?
Et elle :
– Pour sûr ! Depuis le temps que je m’emmerde !
Quand ils arrivèrent chez le lord, ce fut bien autre chose. Il y avait un vestibule.
– Viens, dit Zonzon.
Et Kiki dut venir ! Kiki dut entrer !
– Mince ! mince !
Il boitait à tomber, tant il voulait marcher droit. Heureusement il étrennait des espadrilles et, sous sa veste, il avait mis sa poitrine en jolie peau, également toute neuve.
– Viens, disait Zonzon.
Après le vestibule, il y eut un ascenseur avec un groom. Il y eut une antichambre. Il y eut un salon. Il y eut d’autres salons ; avec des tapis, des chaises, des armoires, des glaces, des rubans pour les jeunes filles, des flacons comme pour les cocottes, et mille autres choses à vous donner une semaine de besogne pour emporter.
– Mince ! Mince !
Et, boitant à tomber, lorgnant à droite, lorgnant à gauche, Kiki construisait, en petit, dans son cerveau, un logis avec des pièces pareilles, où pousser les espadrilles plus tard, quand la camarade n’y serait plus.
Le plus beau, ce fut dans la dernière salle. Il y avait une table avec dessus des assiettes, des verres ; des séries de verres ! Et des fruits dans des corbeilles ! Du vin dans des carafes ! Et des machins remplis de choses, comme on reluque chez les pâtissiers !
– Tout ça m’emmerde, dit Zonzon.
Comme il restait debout, elle le poussa dans une chaise ; et cette chaise était si douce qu’il pensa bien que son cul allait passer à travers.
Puis elle dit :
– Attention, je vas sonner au lord.
Il n’eut que le temps de vérifier, dans sa poche, qu’il avait le nécessaire.
C’était, vraiment, un lord : grand, mince, assez vieux et, puisqu’on était au soir, en habit. Il fit trois pas : un… deux… trois… comme s’il les comptait.
– Gare, pensa Kiki, ce qu’il va me fout’ à la porte.
Et, pas du tout. Quand il eut aperçu Kiki, il regarda Kiki, il regarda Zonzon, puis, de nouveau, Kiki et Zonzon.
Elle ne fit pas comme celles qui disent :
– Mon cher, je te présente mon cousin.
Ou :
– Mon cher, c’est mon frère qui arrive de Paris, rapport à notre mère qui crève.
Elle dit :
– Mon gros, c’est Kiki.
D’ailleurs elle compléta :
– Y bouffera avec nous.
Quel drôle de lord ! Il ne dit pas « oui », il ne dit pas « non ». Il s’inclina devant Zonzon ; il tourna sur les talons et… une… deux… trois… il disparut derrière la porte.
– C’est-y, demanda Kiki, qu’il est muet ?
– Non, fit Zonzon, il rage.
Tant pis pour le lord ! Puisque la table était servie, ils bouffèrent sans lui. Kiki mangea les fruits qu’il y avait dans les corbeilles ; il but le vin qu’il y avait dans les carafes ; il croqua les choses qu’il y avait dans les machins. Après, il s’aperçut qu’il aurait dû commencer par le homard qu’il y avait sur de la salade. Il croqua la salade qu’il y avait sous le homard, puis le homard qui restait après la salade, puis un poulet qu’on trouva sur un plat.
Ce qu’il était fier, Kiki ! Assis dans la chaise du lord, il buvait dans le verre du lord ; il se torchait la « gueugueule » à la nappe du lord ; il avait mis le pyjama du lord et après, comme il était vraiment milord, il chatouilla sa môme aussi bien que l’eût fait le milord.
Au moment de filer, Kiki montra qu’il appartenait réellement au grand monde. Il ne voulut aucun des bibelots qui traînaient dans la maison d’une camarade. Il se contenta de quelques sucreries, histoire de se garnir les poches, et, pour avoir plus de poches, il garda celles qui se trouvaient dans le pyjama du lord. Il prit aussi un peu de pain et, dans ce pain, le modèle vraiment curieux d’une serrure.
Puis il dit :
– Au revoir, duchesse…
Pour Zonzon, cette histoire eut la fin qu’elle voulait. Elle dormit seule ; le lendemain, milord entra. Il n’avait pas d’habit, puisqu’on était au matin, mais il compta ses pas, comme s’il l’avait. Il en fit huit.
Il dit :
– Mon môme, je ne veux plus de vô…
– Yes, fit Zonzon.
Il lui remit d’ailleurs plus que son dû. Il ajouta :
– Gâdez, aussi, le robe. Gâdez le mèle. Gâdez tô… Nô, pas le voitioure.
Elle ne dit pas :
– Merci.
Tout de même, il était gentil. Elle voulut trouver quelque chose. Elle montra les flacons, montra les rubans, montra toutes ces choses fades qui l’avaient emmerdée. Elle dit :
– Mon lord, ici, faudrait tenir une levrette… Nous, vois-tu, on est des loups.
– Yes, fit le lord.