Ils n’avaient pas amené Zonzon, encore moins insisté auprès de D’Artagnan qui préparait sa blague :
– Je suis malade.
L’affaire était simple, comme on eût dit une visite de rien, histoire de vérifier que les pendules marquaient l’heure et que l’argenterie pesait son poids. La veille, Kiki avait fait son dernier tour : combien de portes, comment les serrures, où les pièges que des poteaux signalaient autour de la baraque ? La nuit, aussi, était bonne : de la lune, peut-être un peu trop ; par contre, dans les arbres, ce grand vent qui avale à lui seul tous les autres bruits. D’ailleurs, ils n’avaient pas à se gêner ; la maison était vide et, dans les champs, il n’existait que celle-là, aussi loin que portait la lune.
Ils entrèrent à trois : Kiki-le-Boiteux, Gros Jules et François. Justin, qui n’était pas fort, resta dehors pour faire le guet.
Ils eurent à peine besoin de chatouiller la serrure. Ils étaient dans le vestibule et préparaient la lumière, quand, du côté de Justin, un coup de sifflet les avertit :
– Attention, y a du monde.
Puis un plus long :
– Attention, y en a trop !
– Ça c’est bête, grogna Kiki. Décampons.
Il semblait furieux, mais resta calme. Il ne se hâta pas : il prit en main son revolver, alla en boitant, jusqu’au fond du vestibule, crocheter une porte. Puis il appela :
– Venez, gn’a personne.
On voyait le jardin. Ils s’engagèrent, à la file, sous une allée de petits arbres avec des fruits. Même que c’était des poires. À cause des pièges, Kiki venait devant, l’œil sur tout.
À mi-chemin, il souffla :
– C’est tout de même drôle qu’on ne voit personne.
Au contraire, c’était assez naturel, vu qu’on avait sifflé, non du côté du jardin, mais du côté de la route. Pourtant, à cause de ce mot, puisque aussi bien il y avait du monde, ils auraient aimé autant le rencontrer tout de suite. Et puis on devait les voir, en plein, par cette sacrée lune !
Ils arrivèrent au bout du jardin, où s’étalait un peu d’ombre à cause d’un mur. Kiki connaissait le mur. Il dit :
– Je vas voir de l’autre côté.
Il s’aida par les épaules de Gros Jules, regarda à ras du faîte, ensuite plus haut, puis sauta par-dessus. Les autres l’entendirent retomber et dire :
– Zut ! gn’a toujours personne !
Qu’eurent-ils besoin alors de se hâter comme ils le firent ? Se bousculant tous trois, ils se hissèrent, en même temps, pour passer de l’autre côté ; ils virent qu’en effet, il n’y avait personne, et alors, devant cette garce de campagne, sous cette diablesse de lune, ils eurent peur.
Ils restèrent une grosse minute à penser :
– Nous sommes fichus.
Après, ils se reprirent, et Gros Jules, le plus calme, en était à demander si, avec leurs sifflets, ils n’avaient pas eu la berlue, quand il y en eut un nouveau, très long celui-là, mais beaucoup plus loin.
– Zut ! fit Kiki.
On ne s’expliqua jamais ce qu’il prit alors à Kiki. Ayant combiné l’affaire, il avait le droit d’être nerveux, mais ce n’était pas une raison pour détaler, comme il le fit, en criant :
– Zut !
Sur l’instant, François et Gros Jules ne raisonnèrent pas tant. Ils dirent :
– Si Kiki file, c’est qu’il a des motifs de filer.
Ils filèrent derrière lui. Après ils ne pensèrent qu’à une chose : filer encore plus vite.
Ce fut, ils durent l’avouer, une fameuse panique : Ils traversèrent un pré. Ils passèrent par-dessus un pont. Ils aperçurent un étang ; Dieu sait où ils seraient arrivés, si le Boiteux, qui galopait, à sa manière, en sautant sur sa bonne jambe, ne se fût brusquement embarrassé dans la mauvaise, puis étalé par terre. Clair comme il faisait, les autres le virent étendre les mains, piquer de la tête, puis plonger. À la même seconde, il y eut un coup de feu. En tombant, Kiki venait de faire partir son revolver.
Il aurait pu se blesser. Heureusement, il ne se plaignait pas de mal. Quand Jules et François le rejoignirent il se ramassait, déjà, et disait :
– C’est mon bibelot qu’a pété.
On trouva un peu de boue sur sa main gauche.
Kiki, d’aplomb, cet accident eut ceci de bon : il leur avait coupé la frousse. D’ailleurs, après ce coup, s’il y avait un danger, il aurait dû se montrer et il ne vint personne. Mais, alors, pourquoi Justin avait-il sifflé ?
Kiki s’était mis à l’écart et semblait réfléchir. Gros Jules lui dit :
– Si on allait voir ce que devient Justin ?
– Allez vous deux, dit Kiki, je crois que je me suis fait mal à la jambe.
Ils n’eurent pas besoin d’aller loin. En plein dans la lune, Justin accourait :
– Eh bien ? cria-t-il.
Ne les voyant pas sortir, il était entré dans la maison, avait traversé le jardin, franchi le mur. Oui, il avait entendu le revolver ; non il n’avait pas sifflé.
– Je n’ai même pas entendu qu’on sifflât.
Alors quoi ?
Quoi ? Ils ne tardèrent pas à le comprendre : ils avaient été bêtes, car tout là-bas, en même temps qu’un nouveau coup de sifflet, ils reconnurent cette fois le grondement d’un train qui roule. Mille dieux ! Ce qui les avait effrayés, ce qui les avait lancés comme des pleutres, c’était, tout bonnement, le sifflet d’une locomotive.
– Bin vrai, dit Gros Jules, ce que le Boiteux va nous en faire une tête.
Ah oui ! il leur en faisait une tête ! Il ne les avait pas attendus. Quand ils arrivèrent, il se gondolait par terre. Il trépignait des jambes, il jetait les bras, il se tenait le ventre, tant il avait du plaisir. Ils devinèrent d’un seul coup : il savait, lui, qu’il passait un chemin de fer. Il s’était moqué. Son « décampons », sa galopade, son revolver, tout cela, de la frime pour leur flanquer la frousse.
Tout de même, ils auraient pu se fâcher ! Gros Jules, qui était susceptible, dit :
– Mon P’tit, ce n’est pas à faire.
Et Joseph commença :
– Tu sais, mon vieux…
Mais Kiki continuait de si bon cour que, tous trois à la fois, ils éclatèrent.
Après, ils pouffèrent encore plus, parce que se tenant toujours le ventre il leur faisait une drôle de grimace, un œil fermé, la bouche ouverte et les fixait ainsi.
Ils ne virent pas tout de suite qu’il était mort.