XXIV LE DOIGT DE DIEU

C’est entendu. Il était un brave petit fieu. Il le disait lui-même : « Je suis un brave petit fieu ». Il avait fait ses études chez les Révérends Pères Jésuites. Un larynx, il ne l’eût pas distingué d’un pharynx, mais quant au bien, quant au mal, il mettait le doigt dessus, il affirmait : Ceci est bien, ceci est mal.

Il savait de la sorte beaucoup de choses. Ainsi la première fois qu’il vit Zonzon, sa conscience l’avertit :

– Ce serait mal d’aimer cette femme.

Et aussitôt il aima cette femme.

De même plus tard, quand elle l’eut repoussé :

– Tu es de ton monde, moi du mien.

Il réfléchit :

– Sans doute qu’en me faisant voleur… ce serait mal.

Ce fut peut-être mal, mais ce ne fut pas long ; il se fit voleur.

Pour sa récompense, il devint ce qu’on appelle un sale individu, un vil maquereau, l’ignoble souteneur d’une fille publique. Eh bien quoi ? Il l’aimait sa fille publique. Ignoble souteneur, il ne soutenait rien. Où les autres, à leurs mômes, s’informaient : « Ta galette ? » il sautait sur la sienne :

– Le type, quoi c’est-y qu’y t’a fait ? Et toi, quoi c’est-y qu’tu lui as fait ?

Et comme à soi seul, on reprend un pèlerinage, à toutes les chapelles où les types avaient passé, il repassait.

Oh ! c’était mal !… mais c’était bon.

Tout de même il aurait dû prévoir : on l’avait averti. Le mal est une pente savonneuse, on s’y cale du derrière et jusqu’en bas on glisse : il avait vu de ces jeux dans les foires. La nuit où Zonzon le guida dans le vestibule, il ne s’attendait pas à rencontrer au fond le cou d’une vieille femme. Il y était pourtant ce cou, un cou de bois, un cou très dur, qui lui laissa tout le temps de se dire :

– Mon fieu, ce que tu fais là, c’est pis que mal.

Il n’en serra que mieux et tandis qu’il s’acharnait dans ce mal, il avait senti par la tête, il avait senti par le corps, quelque chose de bon, quelque chose de puissant, quelque chose comme s’il avait eu sous les doigts, non pas cette vieille, mais une jeune, et qu’au lieu de l’étouffer, il eût été en amour avec elle. c’est peut-être ça, le remords.

Après il blagua :

– J’crois que j’ai la crampe.

Et ce fut tout.

Tout ? Du moins pour l’instant. Mais il y a le doigt de Dieu. Ce doigt est un doigt intelligent, un doigt patient, un doigt terrible qui frappe à son heure. Un soir, ce doigt frappa. François l’Allumette parlait. Un peu comme Valère, il s’était trouvé dans un vestibule, à brûle-pourpoint, nez à nez avec un homme. François qui s’appelait l’Allumette flambait vite, mais il était doux :

– J’ai eu de la chance, dit François. Je tenais prêt du poivre, je lui en ai flanqué dans les yeux, puis bonsoir.

Du poivre dans les yeux !

Valère sentit un choc. Du poivre sur la viande, du poivre sur le melon, mais s’imagine-t-on, brave petit fieu, qu’on puisse, comme sur une huître, flanquer du poivre dans les yeux ? Il pensa à la vieille. Dire qu’il y a des femmes qu’on rencontre dans les vestibules et qu’on peut ne pas tuer en leur flanquant du poivre dans les yeux. Lui, il avait tué. Il dit à Zonzon :

– Hein si qu’on avait su.

– T’es bête, et la lampe ?

C’est vrai, il fallait à cause de la lampe.

N’importe, le doigt de Dieu l’avait touché. Ce doigt, comme un doigt sur un sexe, vous empêche de dormir. Il dormit mal. Le lendemain, il pensait encore à la vieille. Et plus seulement à la vieille : il pensait à autre chose. C’est pas toujours vieux, la femme. C’est beau, la femme. C’est beau, les yeux… et puis du poivre dans les yeux. Il pensait aux pauvres femmes qu’on aurait pu sauver, en leur jetant du poivre dans les yeux. Il pensait aux pauvres femmes qui ont mal, parce qu’on leur a jeté du poivre dans les yeux. Il pensait aux pauvres femmes que l’on rencontre dans les vestibules, et que l’on tue après leur avoir fait mal avec du poivre dans les yeux. Et alors, tous ces yeux, toutes ces femmes, que se passait-il dans les yeux de ces femmes qui ont du poivre dans les yeux ?

Il y pensa des jours, il y pensa des semaines : il était, brave petit fieu, comme une puce entre les ongles des doigts divins. Il quitta Zonzon, il revint à Zonzon. Il y pensait toujours.

– Zonzon, qu’il disait, j’ai sur le front quelque chose qui m’démange.

Elle ne savait pas.

– Gratte-toi qu’elle faisait.

– C’est pas gratter qu’il faut.

– Mords-moi, qu’elle faisait.

– C’est pas les dents qu’il faut.

– Alors quoi ?

– Ah voilà.

« Voilà » ne montrait rien.

Le lendemain :

– Zonzon, j’ai sur le front quelque chose qui m’démange.

Alors un soir, à rôder seul, il eut une seconde aventure de vestibule.

À vrai dire, cela ne se passa pas dans un vestibule, cela se passa dans une belle chambre et la vieille, quand elle parut, était toute jeune, une jolie dame en peignoir bleu d’amoureuse, avec de jolis cheveux en fils de soie flottante. Il y avait encore cette différence : c’est que la dame ne le surprit pas, elle se trouvait déjà dans la belle chambre, elle s’y trouvait pour lui, ils étaient à table, ils mangeaient, elle le dorlotait sur ses genoux, elle était entrain de lui dire : « My little sweet », et lui : « My little Ketty. »

Mais enfin il avait bien le droit de se croire dans un vestibule.

Sur la table, il y avait du poivre. Alors n’est-ce pas ? au fond de ce vestibule, Valère pensa :

– Que se passerait-il, si Ketty recevait de ce poivre dans les yeux ?

Il ne savait trop comment faire. Cette Anglaise, dans quel jargon lui dire :

– Voulez-vous de ce poivre ?

Il hésita.

– Want you ?

Puis il toussa.

C’était du poivre rouge. Il en vola sur le nez, un peu sur la nappe, et beaucoup dans les yeux.

Il voulait simplement voir, ensuite un peu d’eau là-dessus et ce serait tout. Elle cria : « Aaah ! » elle mit les mains sur les paupières, elle se roula sur un divan, mais de ce qu’il attendait, rien, elle ne montra rien de ce qui se passe quand on a du poivre dans les yeux. Il supplia « My little Ketty », il tâcha d’écarter les mains, il voulut soulever la tête, il lui toucha la nuque. C’était malgré les cheveux en fils de soie la nuque d’une femme qui souffrait parce qu’elle avait du poivre dans les yeux. Alors il appuya des pouces ; ils étaient comme les pouces de Dieu, ils entraient bien, il ajouta les autres doigts. Il en fut, sans trop savoir, à tenir par la gorge une femme qui avait du poivre dans les yeux. Dites, que se passe-t-il dans les yeux d’une femme qu’on étrangle pendant qu’elle a du poivre dans les yeux ? Il finirait bien par voir, il se pencha, il fut tout sur elle ; il en vint ainsi à sentir ce quelque chose de bon comme s’il eût été en amour avec elle ; il pensa : Tant que j’y suis et sous le peignoir bleu, il fut en amour avec elle.

Puis ce fut tout : elle ne bougea plus… Sur la cheminée marchait une pendule. Cinq minutes : un désir, une femme, cela prend cinq minutes à mourir. Pauvre Ketty.

Il ne restait qu’à filer. Il partit inquiet, il partit furieux. Il était venu pour voir, il n’avait rien vu : alors, avant qu’elles meurent, cré nom de Dieu ! que se passe-t-il dans les yeux des femmes qui ont du poivre dans les yeux ?

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