Le soir, au bal, si vous gagnez à dîner même chez un homme honorable ; ou le matin chez vous le lendemain du jour où vous avez touché vos revenus ; enfin toujours au moment où vous avez de l’argent, et que vous ne craignez rien pour votre bourse :
Une connaissance aimable, un ami même, un de ces gens auxquels on ne refuse rien parce qu’ils connaissent notre situation ; mais le plus souvent une dame fort aimable, engageante, spirituelle, vous racontent les infortunes d’un homme de la société :
« Oui, disent-ils avec onction. Un Tel est tombé dans la misère ! Je le plains de tout mon cœur. Ah ! c’était un bien brave et digne homme : il ne mérite pas son sort. »
Là, vous faites un signe d’approbation. En effet, que risquez-vous ? Vous n’apercevez rien de sinistre pour votre bourse.
« C’est un devoir pour tous les honnêtes gens de le secourir… »
Qui n’applaudirait pas à cette maxime chrétienne si touchante, si belle et si banale qu’elle signifie tout le contraire ?
« Enfin, ajoute-t-on, je ne sais pas comment cela se fait mais son malheur est tel, que le pauvre diable n’a pas un écu. »
Là, vous vous doutez de quelque piège : il y a des pressentiments salutaires.
Alors vous dites quelque phrase, et c’est toujours ce que vous pouvez trouver de plus insignifiant. Enfin, pour échapper, vous feignez de chercher des yeux une connaissance dans le salon.
Il est trop tard, on vous tient, on vous regarde, et l’on ajoute : « Il a été forcé de vendre :
« Un bel Elzévir », si c’est un homme de lettres ;
« Un tableau », si c’est un peintre ;
« Un beau meuble », si c’est un homme du monde ;
« Une belle porcelaine », si c’est un journaliste ;
« De la vaisselle plate », si c’est un artiste dramatique ;
« Des bagues », si c’est un seigneur déchu.
Et remarquez qu’il y a toujours des circonstances intéressantes : l’auteur a eu des succès ; le peintre a été à Rome ; le banquier est un sot qui n’a pas eu l’esprit de faire faillite ; le seigneur a été un personnage. « Vous devriez bien, dit-on d’un air sentimental, prendre des billets : le prix est si modique ! Pour vous, c’est une bagatelle ! Vous gagnerez, tout est presque placé. »
« Voulez-vous me permettre de voir ? » dites-vous froidement ; car vous espérez encore vous tirer de ce mauvais pas.
Vous tenez le billet, vous le tournez, retournez. On vous voit : il y a là plusieurs personnes… Il est impossible de le rendre.
Quand on est arrivé jusqu’à se faire offrir les billets, il faut agir avec grandeur ; se tenir obligé de rendre service ; ne prendre qu’un billet, mais d’un air réjoui ; car songez que, dans le traquenard où vous êtes pris, il y a quatre-vingt-neuf personnes qui perdent avec vous cinq francs, dix francs, un napoléon, deux, trois, dix quelquefois.
Mais souvenez-vous, pour l’avenir :
1° Que l’objet promis est porté à trois fois sa valeur ;
2° Que souvent on ne place pas assez de billets pour que le tirage ait lieu ;
3° Que le propriétaire garde presque toujours la moitié des billets, et qu’il a quarante-cinq chances contre vous une ;
4° Vous ne connaissez jamais, ni d’Ève ni d’Adam, la personne secourue ;
5° Elle ne vous connaîtra jamais ;
6° Partant, il n’y a ni reconnaissance à attendre, ni plaisir à espérer.
Nous connaissons un compositeur dont le piano a été mis sept fois en loterie. Il rapporte dix-huit cents francs par an. Mais il ne reste plus que trois quartiers de Paris à exploiter.
Quant aux moyens de se garantir des loteries, il n’en existe qu’un seul. Il faut avoir une grande connaissance du système de Lavater, et d’après les figures, les inflexions de voix, les gestes, deviner d’une lieue ce dont il s’agit.