1 Du notaire

Les dangers que votre bourse court chez le notaire ne sont pas grands en apparence, ils sont presque toujours inaperçus, et les effets de l’ignorance de cet officier ne se dévoilent quelquefois qu’à la seconde génération : un contrat de vente mal rédigé, un contrat de mariage ou une transaction éclatent alors comme une bombe et mettent le feu à votre fortune ; mais vous êtes mort, et ce sont vos héritiers qui se battent. Lorsqu’il se commet des fautes de rédaction chez un notaire, c’est toujours au Palais que se passe la bataille ; et une longue connaissance de l’art nous a convaincu que la plupart des procès viennent de l’ignorance des notaires. Ils sont de grands fleuves qui alimentent la mer des assignations. Ces vieilles rives neigeuses ressemblent aux glaciers des Alpes, d’où coulent imperceptiblement les grosses rivières d’Europe.

Cette faute capitale d’une mauvaise rédaction doit être mise en première ligne, surtout aujourd’hui qu’un notaire minute en dansant, inventorie en fredonnant un air de Rossini, ou achète une terre en disant : « J’ai le roi, et la vole. »

À ceci il n’y a d’autre remède que celui-ci : l’homme assez malheureux pour avoir une grande fortune doit se soumettre à une étude très profonde des lois, des actes, etc. ; il doit connaître la procédure, faire son droit, être en état de rédiger un acte, de dresser un bordereau, de régler une succession, un partage : tels sont les charges et les ennuis de la fortune : aussi n’est-il pas étonnant que tant de gens préfèrent la pauvreté.

Lorsqu’un homme riche saura ainsi se mêler de ses affaires, il se garantira de ce vice capital qui entache beaucoup d’actes notariés.

Il y a bien un autre remède, qui est d’appeler près de soi un bon avocat et de lui donner l’acte à examiner avant la signature ; mais il faut avoir soin de ne pas le mettre en contact avec le notaire.

C’est ainsi qu’en usent plusieurs grandes maisons, où il serait peu séant que l’héritier présomptif fît son droit et allât chez un avoué : ces maisons-là ont ce qu’on appelle un conseil. C’est une assemblée de quelques bons casuistes judiciaires qui veillent aux intérêts de propriétaire.

Un autre danger auquel on est en butte, et qui n’est pas moindre, c’est une foule de petits actes dont les notaires farcissent une grande affaire.

Supposez une succession bien hérissée de difficultés, on fera vingt procurations, une nuée de quittances, etc. ; on enverra un pouvoir à cinquante lieues, à quelque agent, et l’agent répondra que la pièce n’est pas suffisante.

Votre grand-père meurt : que Dieu veuille avoir son âme ! En son vivant, le digne homme était possédé de la rage des meubles, des tableaux, des tabatières, etc.

Vous êtes plusieurs enfants ; il faut un inventaire. Eh bien ! voyez tout d’un coup ce que les manies de ce bon vieillard vont vous coûter.

On commence l’inventaire ; le notaire dresse chez lui l’intitulé. Vous croyez qu’il n’y a qu’à mettre : Inventaire de Monsieur Un Tel… Pauvre sot !…

L’intitulé contiendra toutes vos qualités, vos pouvoirs, vos droits à succéder, etc., et l’on y annexe les procurations de vos sœurs ou frères qui sont à cent lieues.

Le clerc fait cela en une matinée : il y a quelquefois sept ou huit pages de minute : on vous mettra trois vacations. Une vacation est une période donnée de temps pendant laquelle on travaille chez vous. Cette vacation se paie cher. Suivez bien ces mouvements-là :

On arrive chez vous, et depuis la cave jusqu’au grenier, vous présent, on furette, on cherche pour découvrir tout ce que laisse ou ne laisse pas votre grand-père.

Vous voyez deux clercs au nez pointu qui sondent les boiseries, secouent les tables, remuent les chaises, et cherchent comme Cromwell : l’esprit du Seigneur. Pendant tout ce temps le notaire ou son clerc écrit, et le commissaire-priseur apprécie les objets.

Voyez-vous la dépense que vous causent ces tabatières, ces tableaux !

– Oh ! voilà un bien beau morceau ! s’écrie un clerc.

Le notaire l’interrompt, le commissaire-priseur arrive ; on examine, on admire ; vous, vous êtes flatté, vous racontez où et comment votre grand-père se procura ce chef-d’œuvre, combien il y était attaché, et l’on vous écoute : l’heure se passe.

Cependant, de temps en temps, le premier clerc ou le second disent d’un air fâché : « Ne perdons pas notre temps : allons, Messieurs, il est précieux. »

Mais telle est la curiosité humaine, que chaque vacation s’écoule en scènes pareilles. Vous vous émerveillez de la promptitude de ces messieurs, de leur esprit à trouver les cachettes où les avares mettent leur argent ou leur testament, et il vous serait impossible de faire moins de vacations.

Or, l’inventaire après la mort de Mme de Pompadour dura une année entière.

Nous ne faisons pas mention de l’expédition de l’inventaire que l’on vous donne en grosse et qui coûte immensément cher ; songez bien que, principe général, il faut toujours déclarer avec fermeté que vous ne voulez pas d’expédition de l’inventaire.

Cette minute, qui vous paraît définitivement écrite, qui ne tient que dix ou vingt pages, vous arriverait en un volume in quarto de quatre cents rôles. Ce serait comme un changement de costume de Perlet : vous l’avez vu sec comme un hareng saur et dans le Gastronome sans argent ; il reviendrait gras comme Bernard Léon dans la Loge du portier.

Ainsi, nous le répétons, ne demandez jamais d’expédition chez les notaires, les actes de vente exceptés ; contentez-vous de prendre la date de la passation de l’acte et le nom du notaire. Cet axiome est des plus importants, quand vous vous mariez, par exemple, et qu’on vous apporte une expédition sur parchemin de votre contrat de mariage : que de jolis rubans roses le nouent de toutes parts, et sont comme les drapeaux de votre victoire ! Croyez-vous que cette galanterie notariée ne vaille pas une gratification excessive ? Faveur pour faveur, rien pour rien.

* * * * *

Un autre chapitre bien plus important, et sur lequel nous ne pouvons guère nous expliquer, c’est l’article des dépôts entre les mains des notaires. Dans cette affaire, tout est de confiance ; c’est comme le choix d’un médecin. Il y en a qui se fondent sur la science de Lavater, examinent les traits de leur notaire, s’enfuient s’il est rouge ou si ses yeux sont vairons, s’il louche ou s’il cloche. Pour nous, nous ne pouvons que montrer par un exemple toute l’influence d’un notaire sur un dépôt et d’un dépôt sur un notaire.

En je ne sais quelle année, un jeune homme sans fortune acheta une belle étude de notaire à Paris. En ce temps-là une grande et forte maison de banque fit une faillite considérable. Cependant, lorsque Messieurs Tels, Tels et compagnie furent arrivés en pays étranger, ils furent étrangement surpris de recevoir une lettre du syndic de leurs créanciers qui les avertissait sous main qu’il se trouvait à l’actif une somme deux fois plus forte qu’au passif ; les banquiers de revenir, et de décider, sur l’avis du syndic, qu’ils laisseront les créanciers s’arranger entre eux, moyennant une somme d’un million déposée chez un notaire.

Le hasard voulut que le million tombât entre les mains du jeune notaire dont il vient d’être fait mention. On lui apporta dix fois cent mille francs dans sa caisse.

Vous avouerez que la position était perplexe ; et tel qui se croit le plus honnête homme du monde, pour peu qu’il eût d’imagination, ne dormirait guère si son oreiller était rembourré de dix fois cent mille billets de banque.

Notre jeune notaire fit tant et tant de réflexions, qu’il résolut de posséder légalement le million. Il s’enquit des causes qui avaient fait déposer la bienheureuse somme, et il apprit que des procès du diable, survenus entre les créanciers, procès interminables, parce que deux ou trois Normands, cinq avoués, trois hommes d’affaires s’en mêlaient, retardaient indéfiniment le paiement des créances. « Bah ! lui dit le créancier désolé auquel il s’était adressé, il y en aura pour des années !… Et le malheur, c’est que nos fonds ne nous rapportent rien. »

Ces dernières paroles germèrent dans le cœur de notre jeune notaire : alors le gouvernement venait de créer un emprunt viager. Le jeune homme alla sur-le-champ donner son million au gouvernement, et reçut en échange une inscription de cent mille livres de rente viagère.

Il espère que les contestations dureront au moins cinq à six ans, que les intérêts des cent mille francs, qu’il touchera tous les ans, cumulés avec les cent mille francs même, rétabliront le million, et que, le paiement fait, il se trouvera ainsi possesseur de cent mille livres de rente.

Tout sembla d’abord aller au gré de ses vœux. Pendant un an et demi le feu se mit aux créances, et le diable avec ses cornes n’aurait pu rien démêler dans cette fusée processive ; mais, au bout de deux ans on remarqua que chaque année la masse perdait cinquante mille francs d’intérêts, et que, pour peu que l’on plaidât quelques années de plus, on se ruinerait en frais et en perte d’intérêts ; si bien qu’un beau jour le calme naquit, l’on ne s’occupa plus que de régler les créances, et d’envoyer chez le notaire créanciers sur créanciers, tous munis de leurs bordereaux.

Le jeune homme fut tout stupéfait lorsque le premier créancier, que les syndics lui détachèrent, se présenta, muni d’un bordereau de sa créance, etc. Il apprit la fatale nouvelle d’une pacification générale.

Alors il n’eut d’autre ressource que de traîner en longueur. Il fit observer qu’il ne pouvait payer que lorsque tous les bordereaux et les créanciers seraient réunis, afin de ne pas avoir à payer plus que le million qu’il avait en dépôt.

Ceci parut juste : on s’empressa de tout régler ; et un beau jour il fut salué de la demande du million. Il prétexta encore quelques affaires, trouva moyen de faire intervenir deux ou trois oppositions ; mais au bout de six mois tout était en règle ; et enfin il se vit forcé de convoquer tous les créanciers un beau matin, dans son cabinet.

Ce ne fut pas sans un mouvement d’effroi qu’il se vit entouré d’une cinquantaine de créanciers dont les mains brûlaient de palper ce précieux argent. Il les fit asseoir tous, et, se mettant vis-à-vis de son bureau, dans son fauteuil notarial, il les regarda avec inquiétude : un silence solennel régnait.

« Messieurs, leur dit-il, voici bien tous vos bordereaux, ils sont en règle ; il ne me reste plus qu’à vous payer. »

À ce début on s’entre-regarda avec satisfaction.

« Je ne le puis pas en ce moment, car je n’ai plus le million que l’on a déposé… »

À peine cette parole fut-elle lâchée, que les cinquante créanciers se lèvent, se courroucent, la colère étincelle, les yeux s’animent ; comme dans un chœur d’opéra, les créanciers s’élancent vers le notaire, et ces paroles furieuses sont mille fois répétées : « Vous êtes un fripon ! Où est notre argent ?… Il faut le poursuivre, etc. »

Mais cette fureur soudaine tomba, comme la voûte blanche d’une casserole pleine de lait qu’une cuisinière retire du feu, lorsque les créanciers virent l’air impassible du notaire.

« Messieurs, leur dit-il, je vois avec peine que vous n’êtes pas sages ; vous compromettez vos créances. Songez bien à ne pas me causer la moindre peine ; je suis délicat, d’une complexion faible, et le chagrin me rend malade. Si vous détruisez ma santé ou ma réputation, vous perdez tout ; si, au contraire, vous avez pour moi des attentions particulières, si vous prenez garde à ce que rien ne me choque, et que vous me fassiez vivre tranquillement, avant trois ou quatre ans, cinq ans au plus, vous aurez tout reçu, intérêt principal : vous voyez que c’est avoir de la conscience. Aussi j’imagine que vous consulterez mes goûts, mes fantaisies, mes plaisirs : que vous, Monsieur Un Tel, vous m’enverrez des bourriches du Mans ; vous, Monsieur X…, vous m’inviterez à vos fêtes. Oui, Monsieur ; car une jaunisse, un choléramorbus, un champignon mal choisi vous feraient perdre tout. »

Le silence le plus profond régnait, et quelques créanciers croyaient que le jeune notaire extravaguait. « Messieurs, ajouta-t-il, voici une inscription de cent mille livres de rente viagère constituée sur ma tête, et voici où est votre million (il leur montrait son estomac) ; je l’ai placé entre les mains du gouvernement qui me le rend en détail ; on aurait pu vous le voler chez moi ; je l’ai mis à couvert. Vous voyez que vos créances sont sûres, et dépendent de ma santé. Pour preuve de ma bonne foi, voici deux cent cinquante mille francs pour payer ceux d’entre vous qui sont les plus pressés ; les autres n’attendront pas longtemps. » Il dit. À la colère succède la plus profonde admiration pour une manœuvre si habile : les avoués présents, surtout, rendaient un peu hommage à cette savante combinaison.

« Ce n’est pas tout, Messieurs, j’exige le plus grand secret, car j’ai mon honneur à cœur ; et si mes affaires se ressentaient de votre indiscrétion, j’en mourrais de chagrin. »

On lui garda longtemps le secret, et le jeune notaire amassa par ce moyen une des fortunes les plus remarquables dont le notariat ait gardé le souvenir.

On n’est pas toujours aussi heureux. Cet exemple doit suffire pour cet article.

* * * * *

Parmi les services que l’institution des notaires rend à la société, il faut compter celui de servir d’intermédiaires entre les prêteurs et les emprunteurs : ils sont les pères conscrits de la république des hypothèques. Toute cette affaire-là roule sur eux et leurs actes. En cette matière il y a nombre de dangers.

Il y a des gens qui prétendent que certains notaires, surtout en province, ont l’art de placer pour le prêteur les fonds à cinq, et d’en tirer sept, huit et même neuf de l’emprunteur. Ils ajoutent, ces calomniateurs, que ces surplus d’intérêt se règlent et se paient par des billets, dont l’échéance coïncide avec celle des intérêts légaux : ceci n’est qu’un jeu d’enfant. Qu’un notaire place par an cent mille francs, un ou deux pour cent produisent mille ou deux mille francs. On ne se compromet pas pour cent louis, et ce serait l’histoire du Normand pendu pour des clous.

D’autres prétendent qu’il est facile aux notaires de vous faire prêter votre argent à des gens en déconfiture, de vous faire perdre ainsi des sommes que l’on ne peut pas rembourser, parce qu’elles sont les dernières inscrites. Pourquoi un notaire ferait-il cela ? Et quelle somme pourrait payer le discrédit que des opérations semblables répandent sur une étude ?… Ceci, d’ailleurs, est l’affaire du client, et c’est un piège que l’intelligence la plus épaisse peut éviter en vérifiant les hypothèques.

Sur cette matière, une affaire récente a jeté de grandes lumières, et a prouvé que, dans l’emploi de ses fonds, un homme doit être minutieux jusqu’au ridicule.

En général un homme du monde, et qui a reçu une certaine éducation, ne renonce à la probité que pour de fortes sommes capables de l’enrichir pour toujours : alors on ne doit se défier que lorsque l’argent prêté peut être, par un moyen quelconque, soustrait habilement.

Ainsi un notaire, dont la fortune apparente excluait tous les soupçons, avait imaginé de s’approprier les sommes que ses clients étaient censés prêter à des individus chimériques.

Il avait soin de faire reposer la somme prêtée sur une belle propriété, et de ne jamais mettre le soi-disant emprunteur en rapport avec son client.

Il donnait au prêteur une obligation dressée par lui notaire, et qui était fausse ; puis il lui fournissait une fausse hypothèque.

C’était une chose réellement plaisante, que ce notaire examinant les maisons de Paris, et choisissant les plus belles pour les hypothéquer imaginairement de cent, deux cent mille francs.

Entre autres aventures arriva celle-ci peu de temps avant la catastrophe. Monsieur B… avait imaginé d’emprunter selon sa méthode, quarante mille francs à l’un de ses amis, et il les avait soi-disant empruntés pour sa belle-mère, qui, dans l’acte, affecta comme gage de sa créance, une maison de campagne sise à Saint M… près de Paris.

Au bout de quelques jours, le prêteur, allant se promener au bois de…, s’ingéra par curiosité d’aller voir cette maison de campagne, sur laquelle il avait hypothéqué : il trouve les dehors charmants, et il entre.

Ne supposant pas que des gens auxquels il a prêté quarante mille francs lui refusent l’hospitalité, il se fait annoncer, et il se voit reçu par la belle-mère du notaire avec tous les signes de la froideur.

Il loue avec emphase la charmante retraite, et désire voir l’intérieur ; il parle comme s’il était chez lui, etc. La dame, le prenant pour un de ces intrigants dont Paris abonde, mais plus étonnée de son air de bonne foi, lui dit enfin :

« Monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et je ne sais à quel motif attribuer… » Il l’interrompt en disant avec un air de triomphe : « Je suis Monsieur. »

La dame le regarde avec un air surpris et lui de répéter : « Monsieur… »

Enfin il prend la parole et explique le prêt de quarante mille francs et l’hypothèque qu’il a sur la maison.

La dame nie le fait, et une dispute vive s’élève. En disputant, la belle-mère du notaire s’emporta, et M… fut forcé de se retirer. Madame… l’avait mis en déroute complète.

Dès le matin, le lendemain il accourt chez le notaire, lui raconte son aventure, et lui en demande l’explication d’une manière assez vive.

« À qui avez-vous parlé ? demanda le notaire.

– À une dame.

– Une dame d’un certain âge, mise de telle manière ?

– C’est bien cela !

– Hé bien ! mon cher, ce n’est pas étonnant : ma belle-mère est folle. Elle a la tête timbrée. Par égard pour la famille on ne veut pas la faire interdire ; mais on la tient là sans lui parler d’affaire. Avez-vous des craintes, je vais vous rembourser… » Et il remboursa, craignant les suites de cette affaire.

Une aventure plus originale encore fit découvrir le mystère des opérations de M. B…, qui prit la fuite.

La chambre des notaires a déclaré que tout serait payé par elle ; et par cette noble conduite les notaires de Paris ont prouvé que leur honorable solidarité était la meilleure de toutes les garanties.

Néanmoins, riche ou pauvre, suivez avec attention les différentes opérations que vous faites : c’est un conseil qui vaut plus que le petit écu avec lequel vous aurez acheté ce livre.

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