XXII.

« Les hommes seraient trop malheureux si, auprès des femmes, ils se souvenaient le moins du monde de ce qu’ils savent par cœur. »

Le nombre des femmes rares qui, semblables aux vierges de la parabole, ont su garder leur lampe allumée, sera toujours trop faible aux yeux des défenseurs de la vertu et des bons sentiments ; mais encore faudra-t-il le retrancher de la somme totale des femmes honnêtes, et cette soustraction consolante rend encore le danger des maris plus grand, le scandale plus affreux, et entache d’autant plus le reste des épouses légitimes.

Quel mari pourra maintenant dormir tranquille à côté de sa jeune et jolie femme, en apprenant que trois célibataires, au moins, sont à l’affût ; que s’ils n’ont pas encore fait de dégât dans sa petite propriété, ils regardent la mariée comme une proie qui leur est due, qui tôt ou tard leur écherra, soit par ruse, soit par force, par conquête ou de bonne volonté ? et il est impossible qu’ils ne soient pas, un jour, victorieux dans cette lutte !

Effrayante conclusion !...

Ici, des puristes en morale, les collets-montés enfin, nous accuseront peut-être de présenter des calculs par trop désolants : ils voudront prendre la défense, ou des femmes honnêtes, ou des célibataires ; mais nous leur avons réservé une dernière observation.

Augmentez, à volonté, le nombre des femmes honnêtes et diminuez le nombre des célibataires, vous trouverez toujours, en résultat, plus d’aventures galantes que de femmes honnêtes ; vous trouverez toujours une masse énorme de célibataires réduits par nos mœurs à trois genres de crimes.

S’ils restent chastes, leur santé s’altérera au sein des irritations les plus douloureuses ; ils rendront vains les vues sublimes de la nature, et iront mourir de la poitrine en buvant du lait sur les montagnes de la Suisse.

S’ils succombent à leurs tentations légitimes, ou ils compromettront des femmes honnêtes, et alors nous rentrons dans le sujet de ce livre, ou ils se dégraderont par le commerce horrible des cinq cent mille femmes de qui nous avons parlé dans la dernière catégorie de la première Méditation, et dans ce dernier cas, que de chances pour aller boire encore du lait et mourir en Suisse !...

N’avez-vous donc jamais été frappés comme nous d’un vice d’organisation de notre ordre social, et dont la remarque va servir de preuve morale à nos derniers calculs ?

L’âge moyen auquel l’homme se marie est celui de trente ans ; l’âge moyen auquel ses passions, ses désirs les plus violents de jouissances génésiques se développent, est celui de vingt ans. Or, pendant les dix plus belles années de sa vie, pendant la verte saison où sa beauté, sa jeunesse et son esprit le rendent plus menaçant pour les maris qu’à toute autre époque de son existence, il reste sans trouver à satisfaire légalement cet irrésistible besoin d’aimer qui ébranle son être tout entier. Ce laps de temps représentant le sixième de la vie humaine, nous devons admettre que le sixième au moins de notre masse d’hommes, et le sixième le plus vigoureux, demeure perpétuellement dans une attitude aussi fatigante pour eux que dangereuse pour la Société.

— Que ne les marie-t-on ? va s’écrier une dévote.

Mais quel est le père de bon sens qui voudrait marier son fils à vingt ans ?

Ne connaît-on pas le danger de ces unions précoces ? Il semble que le mariage soit un état bien contraire aux habitudes naturelles, puisqu’il exige une maturité de raison particulière. Enfin, tout le monde sait que Rousseau a dit : « Il faut toujours un temps de libertinage, ou dans un état ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard. »

Or, quelle est la mère de famille qui exposerait le bonheur de sa fille aux hasards de cette fermentation quand elle n’a pas eu lieu ?

D’ailleurs, qu’est-il besoin de justifier un fait sous l’empire duquel existent toutes les sociétés ? N’y a-t-il pas en tous pays, comme nous l’avons démontré, une immense quantité d’hommes qui vivent le plus honnêtement possible hors du célibat et du mariage ?

— Ces hommes ne peuvent-ils pas, dira toujours la dévote, rester dans la continence comme les prêtres ?

D’accord, madame.

Cependant nous ferons observer que le vœu de chasteté est une des plus fortes exceptions de l’état naturel nécessitées par la société ; que la continence est le grand point de la profession du prêtre ; qu’il doit être chaste comme le médecin est insensible aux maux physiques, comme le notaire et l’avoué le sont à la misère qui leur développe ses plaies, comme le militaire l’est à la mort qui l’environne sur un champ de bataille. De ce que les besoins de la civilisation ossifient certaines fibres du cœur et forment des calus sur certaines membranes qui doivent résonner, il n’en faut pas conclure que tous les hommes soient tenus de subir ces morts partielles et exceptionnelles de l’âme. Ce serait conduire le genre humain à un exécrable suicide moral.

Mais qu’il se produise cependant au sein du salon le plus janséniste possible un jeune homme de vingt-huit ans qui ait bien précieusement gardé sa robe d’innocence et qui soit aussi vierge que les coqs de bruyère dont se festoient les gourmets, ne voyez-vous pas d’ici la femme vertueuse la plus austère lui adressant quelque compliment bien amer sur son courage, le magistrat le plus sévère qui soit monté sur le siége hochant la tête et souriant, et toutes les dames se cachant pour ne pas lui laisser entendre leurs rires ? L’héroïque et introuvable victime se retire-t-elle du salon, quel déluge de plaisanteries pleut sur sa tête innocente !... Combien d’insultes ! Qu’y a-t-il de plus houleux en France que l’impuissance, que la froideur, que l’absence de toute passion, que la niaiserie ?

Le seul roi de France qui n’étoufferait pas de rire serait peut-être Louis XIII ; mais quant à son vert-galant de père, il aurait peut-être banni un tel jouvenceau, soit en l’accusant de n’être pas Français, soit en le croyant d’un dangereux exemple.

Étrange contradiction ! Un jeune homme est également blâmé s’il passe sa vie en terre sainte, pour nous servir d’une expression de la vie de garçon ! Serait-ce par hasard au profit des femmes honnêtes que les préfets de police et les maires ont de tout temps ordonné aux passions publiques de ne commencer qu’à la nuit tombante et de cesser à onze heures du soir ?

Où voulez-vous donc que notre masse de célibataires jette sa gourme ? Et qui trompe-t-on donc ici ? comme demande Figaro. Est-ce les gouvernants ou les gouvernés ? L’ordre social est-il comme ces petits garçons qui se bouchent les oreilles au spectacle pour ne pas entendre les coups de fusil ? A-t-il peur de sonder sa plaie ? ou serait-il reconnu que ce mal est sans remède et qu’il faut laisser aller les choses ? Mais il y a ici une question de législation, car il est impossible d’échapper au dilemme matériel et social qui résulte de ce bilan de la vertu publique en fait de mariage. Il ne nous appartient pas de résoudre cette difficulté ; cependant supposons un moment que pour préserver tant de familles, tant de femmes, tant de filles honnêtes, la Société se vît contrainte de donner à des cœurs patentés le droit de satisfaire aux célibataires : nos lois ne devraient-elles pas alors ériger en corps de métier ces espèces de Décius femelles qui se dévouent pour la république et font aux familles honnêtes un rempart de leurs corps ? Les législateurs ont bien eu tort de dédaigner jusqu’ici de régler le sort des courtisanes.

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