CHAPITRE XVI

Bretagne et Vendée. – Deuxième époque.

(1793)

Effrayée des progrès chaque jour croissants et de plus en plus terribles de l’insurrection vendéenne, qu’on lui disait morte, la Convention lança vers la Loire la fleur de ses clubs et de son armée. Douze mille hommes, commandés par Santerre, et une artillerie formidable arrivèrent de Paris à Saumur : d’autres troupes et une excellente cavalerie les suivirent de près. En un mot, quarante mille hommes aguerris occupèrent Saumur, Montrerai, Thouars, Doué et Vihiers. Charles de Hesse, Biron et Westermann commandaient avec Santerre l’armée de la Convention.

Après la prise de Fontenay, les Vendéens s’étaient dispersés, selon leur habitude, et leur absence avait permis aux républicains de reprendre sans peine quelques places ; mais les paysans revinrent bientôt, et poussèrent l’ennemi jusqu’à Saumur, qu’ils attaquèrent le 10 juin 1793. Saumur, on le sait, est une des plus fortes clefs de la Loire. Cette ville était d’ailleurs bien défendue par Berruyer, Santerre, Berthier, Menou et Ligonnier. Cependant Saumur ne peut tenir contre l’attaque des blancs ; ils entrent dans la place et s’en rendent maîtres ; quatre-vingts canons, cent mille fusils et onze mille prisonniers tombent au pouvoir des vainqueurs. Les prisonniers sont renvoyés sains et saufs. Cette victoire épouvanta la Convention, et confondit les Vendéens eux-mêmes.

Il ne manquait plus à l’armée royale qu’un généralissime ; tous les chefs furent d’avis d’en élire un ; Lescure le désigna le premier… Ce fut Cathelineau. Dans sa sainte humilité, Cathelineau protesta de toutes ses forces, et ne céda, pour ainsi dire, qu’à la violence. L’armée catholique offrit alors à l’Europe le tableau fraternel que la république n’avait pas su lui donner. Forestier, de simple cordonnier de village, devint général de cavalerie ; il n’avait que dix-huit ans. Une foule croissante de nobles accouraient sous les ordres de ces chefs en sabots : Charles d’Autichamp, de Piron, de La Guérivière, et enfin le prince de Talmont.

On lit dans les Mémoires d’un officier républicain cette phrase remarquable : « Si l’armée de l’Ouest s’était dirigée de Saumur sur Paris, elle n’aurait pas rencontré de grands obstacles. » – « Ah ! si nos chefs avaient su s’entendre après la prise de Saumur, » s’écrient de leur côté tous les officiers et tous les soldats vendéens qu’on interroge sur les chances de la guerre de 1793, « nous aurions épargné la Terreur à la France, et hâté de vingt ans la restauration de la monarchie. »

Malheureusement les chefs, si unanimes pour l’élection de Cathelineau, ne purent s’accorder pour la marche des troupes. Le débat fut très-orageux dans le conseil, surtout entre Stofflet et Bonchamps. Celui-ci demandait instamment le passage de la Loire, et l’alliance de la Bretagne et de la Vendée. Bonchamps avait mille fois raison ; mais le conseil se rangea à l’avis de Stofflet, qui voulait qu’on assiégeât Nantes immédiatement, pour faire ensuite appel à la Bretagne. C’était le chemin le plus court, mais non le plus sûr, et l’événement justifia trop tôt Bonchamps.

De Saumur, les Vendéens se replièrent donc sur Angers, où ils entrèrent sans coup férir : ils n’y restèrent que le temps de vider les prisons républicaines. Leurs rangs se grossissaient de victoire en victoire. À la seule nouvelle de l’approche des royalistes, toute l’ardeur révolutionnaire des Nantais se ranima. L’Europe entière eut alors les yeux fixés sur Nantes ; cette ville devint un moment la capitale de la révolution ; si elle devenait la capitale de la monarchie, c’en était fait de la république. « Maîtres de Nantes, dit Napoléon, Charette et Cathelineau n’avaient qu’à réunir leurs forces pour marcher sur Paris. Rien n’eût arrêté la marche triomphante des armées royales ; le drapeau blanc eût flotté sur les tours de Notre-Dame avant qu’il eût été possible aux armées du midi d’accourir au secours de leur gouvernement. » Tout cela serait arrivé sans l’énergie du maire de Nantes, le girondin Baco. Les généraux républicains pensaient à capituler, lorsque Baco jura qu’il s’ensevelirait plutôt sous les ruines de la ville.

L’armée de Cathelineau et de Charette était devant Nantes. Charette s’engagea à ouvrir l’attaque le 29 juin avec toutes ses divisions. Il fut décidé qu’on donnerait l’assaut par tous les points à la fois, c’était une grande faute, et Cathelineau s’efforça de l’éviter. « Il faut laisser, dit-il, des issues à la fuite des Nantais et de leurs défenseurs… Sinon vous doublerez leur courage par le désespoir, et vous les forcerez à vaincre ou à mourir. » Cette sagesse fut méconnue, surtout par le prince de Talmont. Cathelineau persista dans son avis ; mais, seul contre tous, il dut céder. L’émulation, pourquoi ne dirions-nous pas la jalousie ? égarait déjà les chefs vendéens. En se divisant pour attaquer Nantes de toutes parts, ils croyaient entrer chacun le premier dans la ville, et s’approprier ainsi les honneurs de la journée. Cette combinaison multiplia les actes de courage ; mais elle sauva Nantes et perdit l’armée royale.

La garnison de Nantes se composait de onze mille hommes, et les deux armées vendéennes réunies en comptaient à peu près cent mille. Tous les Nantais et tous les Vendéens qui étaient acteurs ou spectateurs de ce drame formidable palpitent encore d’émotion après plus d’un demi-siècle, et manquent d’expressions pour rendre l’acharnement des républicains et des royalistes. – Cathelineau surpasse tout le monde, et se surpasse lui-même ; mais sa valeur lui fait oublier sa prudence, et il s’élance comme un simple capitaine, jouant sa vie à la tête des plus braves. Les Vendéens électrisés chargent avec la baïonnette ; encore un moment, et c’en est fait de Nantes, où une partie de leurs troupes a déjà pénétré, quand une balle républicaine vient frapper Cathelineau en pleine poitrine. C’était frapper au cœur la Vendée elle-même. La fatale nouvelle court de rang en rang, et sème partout le désespoir ; c’est une déroute complète parmi les troupes royalistes. Le combat avait duré dix heures depuis l’assaut de la grande armée, treize heures depuis l’attaque de l’armée de Charette, et trente-six heures depuis l’engagement du bourg de Nort. Charette continua même son feu jusqu’au lendemain sur la rive gauche, et sauva ainsi les vaincus de la poursuite des vainqueurs. La République avait été sauvée ce jour-là. Aussi la Convention déclara-t-elle que « Nantes avait bien mérité de la patrie. » Le rémunérateur d’un tel service devait être Carrier !

Pendant ce temps-là, Charette retournait avec ses volontaires à son quartier de Legé, et les soldats de la grande armée repassaient la Loire dans toutes les barques des deux rives. Les compagnons de Cathelineau, espérant encore le sauver, le déposèrent dans une voiture et l’emmenèrent par la route de Saint-Florent. Westermann et Biron n’avaient pas attendu la déroute de Nantes pour entrer dans le Bocage ; toutes les forces royalistes étant concentrées sur la Loire, ils marchèrent sans obstacle de Niort sur Saint-Maixent et sur Parthenay. Inaugurant son système d’extermination, Westermann allume l’incendie dans tous les lieux où il passe. Ces incendies mettent la rage au cœur des paysans ; à l’appel de Marie-Jeanne, la grande armée se réunit à Chollet Stofflet, Bonchamps et d’Elbée viennent au secours de La Rochejacquelein et de Lescure ; et le 8 juillet, quand Westermann célébrait sa victoire, il se voit entouré de bataillons qui semblent sortir de terre. En deux heures il perd son artillerie et son armée, et il abandonne tout le Bocage, en frémissant d’une fureur impuissante. La vengeance des paysans fut terrible, et rien ne put la modérer.

Le 14 juillet, Cathelineau expirait après d’horribles souffrances. Dès lors, la Vendée fut perdue. D’Elbée fut élu généralissime ; il succéda au saint de l’Anjou, mais il ne le remplaça pas. Cependant l’hydre vendéenne (comme l’appelait Barrère) devait survivre encore longtemps à la mort de Cathelineau. « Détruisez la Vendée, disait Barrère à la Convention dans son fameux rapport du 2 août, détruisez la Vendée, et vous serez maîtres de la France et de l’Europe ! » Ce jour-là même parut le décret qui livrait le quart de la France aux flammes : « Il sera envoyé à la Vendée, par le ministre de la guerre, dit ce décret, des matières combustibles de toute espèce pour incendier les bois, les taillis et les genêts. Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles seront détruits, les récoltes seront coupées et les bestiaux seront saisis. Les biens des rebelles seront déclarés appartenir à la République. » Et Barrère : « C’est faire le bien que d’extirper ainsi le mal. Louvois fut accusé par l’histoire d’avoir incendié le Palatinat, et Louvois devait être accusé, car il travaillait pour les tyrans. Le Palatinat de la République, c’est la Vendée ! Détruisez la Vendée, et vous sauvez la patrie ! »

Tout en Europe se liguait contre la Vendée. L’Angleterre feignait de s’intéresser au sort de ce malheureux pays ; mais au fond elle ne voulait ni le triomphe de l’insurrection, qu’elle encourageait, ni celui de la révolution, qu’elle avait fomentée. Elle voulait ruiner la France en y perpétuant la guerre civile, et se rendre maîtresse des ports qu’elle indiquait pour y jeter des troupes et des armes. Les chefs vendéens ne le comprenaient que trop bien, et, ne se confiant qu’en la bonté de leur cause et en leur propre courage, ils continuaient à triompher de la république.

Cependant l’incendie était plus que jamais à l’ordre du jour. Santerre écrivait, à propos d’une nouvelle réquisition en masse : « Je préférerais des mines ! des mines à force ! et puis tomber dessus ! » Il alla plus loin, il proposa l’empoisonnement du pays. Il réclama la présence du chimiste Fourcroy pour aviser à la plus prompte destruction des brigands. Tout cela est constaté dans les Mémoires du républicain Savary. Savin, lieutenant de Charette, lui écrivait de son côté : « Nous fûmes stupéfaits de la quantité prodigieuse d’arsenic que nous trouvâmes à Palluau. On nous assura qu’un étranger, qui fut tué dans cette affaire, était chargé de notre empoisonnement général. »

C’est ici l’admirable moment de la Vendée. Voués à l’extermination par les républicains, abandonnés par la monarchie, trahis par l’Europe, ses géants jurent tous de vaincre ou de s’ensevelir sous les débris de leurs chaumières. Charette, Lescure, La Rochejacquelein et Royraud à leur tête, ils rencontrent les bleus aux Quatre-Chemins (4 septembre 1793), les exterminent, et sur huit mille ils n’en renvoient que quelques centaines.

Mais alors arrive à Nantes la formidable armée de Mayence, conduite par Kléber, Marceau, Grouchy, et composée de vingt-quatre mille Mayençais, de quarante-un mille soldats des côtes de La Rochelle, de quinze mille soldats des côtes de Cherbourg et de trente-cinq mille soldats des côtes de Brest (cent quinze mille hommes !), sans compter la masse des gardes nationales et des prétendus volontaires qui marchaient sous peine de mort.

Les Vendéens se comptent ; ils étaient un contre dix ; mais, s’ils ne peuvent vaincre, ils sauront du moins mourir avec gloire pour l’autel, le trône et le foyer domestique.

Kléber ne commandait que l’avant-garde de l’armée de Mayence ; mais il en était réellement le chef par son influence et par son talent. La grande guerre qui allait s’ouvrir, il faut le dire, fut signalée des deux côtés par les fautes les plus graves. Les bleus ne pouvaient triompher que par l’ensemble, en frappant de grands coups ; et mille rivalités vinrent les armer les uns contre les autres. Les blancs, au contraire, ne pouvaient se défendre que par des victoires partielles et multipliées, par la guerre de tirailleurs ; et ils renoncèrent à ce système naturel pour rêver une armée d’expédition impossible. Charette seul demeura fidèle à ses habitudes de partisan ; aussi sa petite troupe de volontaires survécut-elle trois ans à la grande armée catholique.

Les Mayençais n’avaient fait que paraître, et ils occupaient déjà le centre du Bocage, brûlant tout sur leur passage et chassant devant eux une multitude épouvantée. Les deux armées vendéennes, fortes de quarante mille hommes, s’avancent alors avec tous leurs chefs, sains ou blessés, hors La Rochejacquelein, qui n’a pu quitter son lit de douleur. Le 19 septembre, à Torfou, le combat le plus terrible et le plus solennel s’engage entre les paysans et les Mayençais ; les femmes, s’armant de fourches, de pierres et de bâtons, apportent un renfort inattendu à l’armée des blancs. La mêlée devient horrible : Kléber, deux fois blessé, tombe et se relève à deux reprises. Les invincibles Mayençais sont enfin vaincus ; deux lieues se firent ainsi sans relâche et sans quartier. Tous les soldats républicains allaient périr les uns après les autres, lorsque Kléber, s’adressant à Chevardin, commandant des chasseurs de Saône-et-Loire : « Mettez-vous à la tête de ce pont, lui dit-il, et faites-vous tuer avec tout votre bataillon. – Oui, général, » répondit le sublime Chevardin, et il meurt avec tous ses hommes en sauvant l’armée.

Le lendemain, Charette et Lescure, celui-ci entraîné par celui-là, ne purent s’empêcher de couronner leur victoire en allant surprendre et chasser de Montaigu le général Beysser. Restait à battre le corps d’armée commandé par Mieskouski ; Charette et Lescure s’en chargent encore, et Bonchamps reste avec des forces plus qu’insuffisantes. Aussi, le 22, il essuie un terrible revers à l’attaque de la Galissonnière, où s’était retiré Canclaux. Il reprocha amèrement à ses deux collègues de l’avoir ainsi abandonné contre toute convention, et la discorde vint les séparer quand l’union leur était le plus nécessaire. Pour comble de malheur, cette discorde gagna les soldats eux-mêmes. Si l’on s’était entendu, et si chacun avait rempli ses engagements, au lieu de trois victoires dont la conclusion fut une défaite, on eût écrasé successivement et complètement les Mayençais. La querelle s’envenima, et finit, hélas ! par une rupture ouverte. L’ensemble si heureux d’un jour aboutit à la désorganisation la plus fatale. À l’exception de Lescure, de Bonchamps et de La Rochejacquelein, qui savaient immoler leur amour-propre à l’intérêt général, toute la gloire des chefs vendéens efface à peine l’énormité de leurs torts. Une faute non moins immense devint la conséquence nécessaire de la première. Privés soudain de Canclaux et d’Aubert-Dubayet par une destitution absurde, les Mayençais, qui chérissaient ces chefs, proposèrent leurs services aux Vendéens, moyennant quatre cent mille livres et une solde de sept sous par jour. Les chefs royalistes délibérèrent si longtemps que la transaction devint impossible.

Westermann, profitant de la division des blancs, reparaît dans le Bocage, où il met tout à feu et à sang ; le 10 octobre, au même moment, Carrier entrait à Nantes. – À Cholet, les Vendéens réunis tentent un dernier et sublime effort le 11 octobre ; mis en déroute complète, ils ont la douleur de voir mortellement blessés d’Elbée et Bonchamps. Trop tard, le conseil de passer la Loire, donné par ce dernier, est compris. « Ainsi, dit Kléber, se termina cette sanglante et mémorable journée. L’ennemi perdit douze pièces de canon. Jamais il n’avait donné un combat si opiniâtre, si bien ordonné, mais qui lui fût en même temps si funeste. Les rebelles combattaient comme des tigres, et nos soldats comme des lions. » La nuit de cette journée désastreuse, Lescure, Bonchamps et d’Elbée, tous trois mourants de leurs blessures, se rencontrèrent à Beaupréau pour se dire l’éternel adieu. L’armée royaliste s’achemina vers la Loire, à la hauteur de Saint-Florent, suivie de près de cent mille paysans de tout âge et de tout sexe, qui, chassés par le fer et le feu républicain, n’avaient plus d’autre asile que le fleuve ou la mort. On arriva ainsi, le 18, au bord de la Loire. Il était temps ! Rentré à Cholet, Carrier avait fait mettre la ville à feu et à sang ; et Westermann accourait en toute hâte pour sabrer ou noyer les derniers débris de l’armée vendéenne ; mais ses troupes, harassées, tombant sur la route, il leur donna quatre à cinq heures de repos. Ce fut là le salut des derniers blancs, Qu’on se figure, s’il est possible, le navrant tableau du passage de la Loire par ces milliers de malheureux, et dans des barques en mauvais état. Bonchamps allait expirer, mais comme il avait vécu, en héros chrétien, et en léguant à la postérité le souvenir d’un des plus beaux traits que contienne l’histoire des peuples.

Cinq mille prisonniers républicains, des plus féroces et des plus exécrés, venaient d’arriver de Cholet à Saint-Florent ; une voix unanime réclame leur mort. Déjà les canons sont braqués sur l’église qui les renferme ; Bonchamps se relève sur sa couche de douleur, aux cris de : « Mort aux républicains ! » et il dit cette sublime parole : « Grâce aux prisonniers !… Que je ne meure pas sans être assuré de leur vie ! » Bonchamps meurt le sourire aux lèvres, car sa voix a été entendue, et la Vendée, riche de tant de nobles actions, pourra encore se parer de celle-là (18 octobre 1793).

Puis le passage de la Loire s’effectua avec tant de bonheur, qu’on n’eut à regretter que la perte d’un homme : grâce aux soins et à l’intrépidité du prince de Talmont, les canons mêmes et les bagages, tout le matériel enfin, furent sauvés ; et quand Westermann arriva aux bords du fleuve, tous les blancs étaient sur la rive opposée, où il ne put les poursuivre, les Vendéens ayant brûlé après eux tous les moyens de transport. Cependant l’armée royaliste, qui n’avait plus de chef (on ne savait où d’Elbée était allé mourir), élut à l’unanimité Henri de La Rochejacquelein généralissime ; il avait à peine vingt-un ans. Conduite par lui, l’armée ne pouvait qu’aller en avant : les cinquante mille soldats qui la composaient encore prirent la route de Laval.

Des chefs qui n’étaient point à la bataille de Cholet, et qui se trouvèrent isolés sur la rive gauche que venait de quitter La Rochejacquelein, les uns déposèrent les armes, en attendant l’occasion de les reprendre ; les autres continuèrent la guerre de clocher contre les détachements républicains. Charette occupa l’île de Noirmoutiers, qu’il offrit pour asile à d’Elbée mourant. Charette continua ensuite à prouver à la Convention que la Vendée n’était rien moins que soumise. Merlin (de Thionville) proposa alors de nommer cette terre le Département vengé, de la partager à de pauvres sans-culottes, à condition qu’ils en détruiraient en six mois tous les bois et toutes les clôtures. Fayau, plus expéditif, fut mieux écouté. « Je pense, écrivit-il, qu’il faut envoyer en Vendée une armée incendiaire, pour que, pendant un an au moins, nul homme, nul animal ne puisse trouver de subsistance sur ce sol ennemi. » Barrère avait déjà dit : « Il faut désoler jusqu’à la patience des Vendéens ! »

C’est une honte éternelle pour la république, qu’elle s’acharna sur la Vendée sans défense, qu’elle écrasa des femmes, des vieillards et des enfants abandonnés. On ne saurait croire toutes les horribles vengeances qu’exercèrent sur les pays de Tiffauges, de Vallet et de Clisson, les républicains vaincus de Torfou, de Montaigu et de Saint-Fulgent. Tirons un voile sur ces horreurs ; ce sont des Français qui les ont commises, leur honneur est trop le nôtre pour que nous rappelions ces faits qui attestent le délire et la folie d’un peuple égaré.

Le passage de la Loire avait dérouté les plans gigantesques d’extermination formés par la république ; cependant, au moment de se mettre en route, l’armée catholique avait reçu un coup terrible, la nouvelle de l’exécution de la reine Marie-Antoinette, après six mois d’effroyable misère et un jugement plus effroyable encore. Quelques avantages remportés sur les républicains suffisent à peine à ranimer le courage des Vendéens, épuisés par la fatigue et les privations de tout genre. Le 23 octobre, enfin, on entre dans Laval. Talmont avait promis de soulever tout le pays de Laval, rempli des souvenirs de sa famille ; la terreur qui glaçait les âmes l’empêcha de réaliser cette promesse. Mais un autre secours, des plus utiles, vint fortifier les Vendéens. La chouannerie du Maine, depuis longtemps insurgée, accourut en foule avec ses vieux fusils de chasse et ses fourches de fer. Les chefs, comme les soldats, étaient de pauvres paysans, Jean Cottereau, dit Jean Chouan, et ses trois frères ; Jean-Louis Treton, dit Jambe-d’Argent, boiteux infatigable. Des Bretons vinrent aussi grossir la colonne intrépide, sous les ordres de Lemercier, surnommé la Vendée, et de Georges Cadoudal, qui jouera plus tard un si grand rôle. En peu de temps il y en eut plus de six mille : on donnait à ce rassemblement le nom de Petite Vendée.

Après deux jours de repos à Laval, l’armée royaliste fut attaquée par les Mayençais et Westermann, dans la lande de la Croix-de-Bataille. Le combat dura toute une nuit et fut des plus acharnés. Les bleus perdirent beaucoup de monde. Enfin ils se replièrent sur Château-Gonthier, où ils trouvèrent Léchelle et Kléber. Malgré l’avis de ce dernier, une bataille générale fut résolue ; elle eut lieu le 27 octobre 1793. Le triomphe des Vendéens fut complet ; il les fit passer de l’abattement du désespoir au délire de la joie. Jamais la chance n’avait tourné si brusquement ni si complètement. Kléber ne ramena que de honteux débris de l’armée républicaine à Angers. C’est ici, comme on l’a très-bien dit, que la guerre de l’Ouest devient, de part et d’autre, une guerre de géants ! À Cholet, la Vendée entière était anéantie, et, dix jours plus tard, elle ressuscitait victorieuse. À Laval, la république n’avait plus de soldats, et douze jours après elle retrouvait une armée. Mais par quels moyens ? voici le sublime de la Terreur (qu’on nous passe cette expression) !

Hommes et femmes, vieillards et enfants, sont mis en réquisition permanente. Les hospices et les ambulances manquent-ils pour les blessés, voici ce que Esnue, Prieur et Turreau ont imaginé : « On se plaint, dans les rapports, de la trop grande quantité de blessés et de malades qui encombrent l’armée, et peuvent, dans un cas de gravité, paralyser ses mouvements ou son ensemble. Les blessés et les malades, étant francs républicains comme nous, doivent, comme nous, se sacrifier au salut commun. Ils ne peuvent pas combattre et mourir les armes à la main ; il faut qu’ils meurent d’une autre manière. En cas d’absolue nécessité, nous autorisons donc, dans l’intérêt bien entendu de la chose publique, à se défaire le plus humainement possible de tous ceux qui, par raison d’état sanitaire, apporteraient un préjudice quelconque à la marche ou au succès des troupes républicaines. Le patriotisme et la fraternité des généraux décideront des cas où le salut de la république commandera impérieusement ces sacrifices. »

Les soldats sont-ils nu-pieds, comme cela n’arrivait que trop souvent alors, – « Tout citoyen qui ne marchera point à la défense de la patrie, sera tenu de remettre à sa municipalité les souliers et les bottes qu’il a, sous peine d’être réputé suspect. »

Si les souliers font défaut (il y a des communes où l’on n’en trouve plus une seule paire), on met en réquisition les sabots : « Soldats, dit le ministre Bouchotte à l’armée de l’Ouest, je vais vous parler de vos sabots. On vous les donne gratis ; mais si vous les perdez, vous les paierez. La patrie préviendra vos besoins avec l’attention et la libéralité d’une mère tendre et reconnaissante des sacrifices que vous faites pour elle ; mais vous devez, en enfants soigneux et économes, ne négliger aucun moyen de lui éviter des embarras et des dépenses ! »

Boursault agit mieux encore que Bouchotte ne parle : des soldats qu’il passe en revue lui montrent leurs pieds nus et sanglants : « Citoyens, dit le représentant à la foule des spectateurs, que chacun de vous ôte ses chaussures et les offre aux défenseurs de la patrie. » Et l’échange s’accomplit sur le champ. Quant à l’argent, on en trouve en mettant les riches à contribution ; et quiconque a un habit et un logis propre est taxé comme riche. De pauvres familles durent fournir des sommes qu’elles n’avaient jamais possédées ; tout cela sous peine de suspicion, c’est-à-dire de mort.

« Nous voulons, disait le comité de salut public, faire le bien du peuple malgré le peuple. Il faut le contraindre à être libre ! le forcer à tous les sacrifices ! l’imposer pour son bonheur et pour sa gloire ! » – Le secret des lettres fut violé, non pas à huis clos, dans un cabinet noir ; mais publiquement, en vertu d’une loi formelle.

C’est ainsi que la république improvisa une nouvelle armée. Entre la guillotine et le champ de bataille, tout le monde préféra le champ de bataille.

Cependant les chefs vendéens se distinguaient de plus en plus par leur grandeur d’âme, et trop souvent par leurs rivalités. Il fallait aux Vendéens de l’unité, c’est-à-dire un régime monarchique : ce régime leur manqua, et leur organisation trop libérale les perdit. La seule mesure que produisit la victoire de Laval fut l’émission de neuf cent mille livres de bons royaux négociables, avec prière aux fidèles sujets de Louis XVII de les prendre en paiement ou en indemnité. Et quand on refusait de les recevoir, on fusillait héroïquement le soldat qui dérobait un morceau de pain. C’était répondre saintement aux violences de la Convention ; mais c’était aussi se résigner aux désastres que nous allons voir.

Après de longues et vaines disputes sur la marche de l’armée, sur les propositions de l’Angleterre et sur l’appel de la chouannerie bretonne, on se décide à gagner Rennes par Vitré ; puis l’itinéraire change, et l’on arrive le 3 novembre à Fougères, où l’on sauve trois cents prisonniers vendéens. On y perd ensuite quatre jours, au lieu de marcher sur Rennes, et l’on se brouille à mort au sujet des écharpes adoptées par les commandants. Et pourtant les paysans bretons accouraient en foule à la voix de La Rochejacquelein, apportant des vivres, des armes et des bras de fer. Ce merveilleux mouvement eût enlevé l’Ouest tout entier, si les chefs vendéens se fussent entendus pour le seconder et le diriger.

Le 4 novembre, celui que la voix publique avait surnommé le saint du Poitou, Lescure, expirait, âgé de vingt-sept ans ; après la mort de Cathelineau, ce fut une des plus grandes pertes que pût faire l’armée vendéenne. La nouvelle de l’exécution de Marie-Antoinette l’avait achevé.

Cependant les fièvres et les dyssenteries décimaient l’armée : la discorde s’envenimait de plus en plus entre les chefs. Puis l’hiver approchait ; que faire ? – Tout à coup un transfuge se présente ; c’est d’Oppenheim, officier du génie. Affilié au complot de Puisaye, il a tenté avec le général Wimpfen de soulever la Normandie et le Calvados en faveur des Girondins ; il capte la confiance des chefs vendéens, et leur persuade d’assiéger Granville. L’arrivé de deux envoyés du ministère anglais les détermine. Ce sont Bertin et Freslon, deux hommes honorables ; leurs bâtons contiennent des dépêches. On y trouve d’abord une lettre de Georges III, offrant aux Vendéens son concours immédiat s’ils s’emparent de Saint-Malo ou de Granville ; mais une autre lettre du marquis Du Dresnay, chargé du mouvement royaliste en Bretagne, conseille aux Vendéens de ne pas se fier aux promesses de l’Angleterre. Et pourtant, le conseil, malgré l’avis de La Rochejacquelein, prend la résolution d’assiéger Granville avec le secours d’une flotte anglaise, ne demandant, en outre, à Georges III, que cinquante mille francs, le retour des émigrés, et surtout l’arrivée d’un Bourbon à l’armée catholique. – Les Bourbons ne répondirent même pas ; l’Angleterre continua de fausser sa foi ; ses agents, qui dupaient Freslon, Du Dresnay et les généraux, étaient vendus à la Convention, d’Oppenheim retournait aux bleus, et les Vendéens allaient se briser à Granville. Le 9 novembre, ils arrivèrent à Dol, épuisés par ces longues marches dont ils n’avaient pas l’habitude, en proie au mal du pays qui consume Bretons et Vendéens loin de leurs chaumières, ils éclatèrent en murmures, en cris de détresse, et voulurent retourner dans le Bocage. Plusieurs centaines désertèrent sans armes, et furent les victimes de la cruauté des républicains. La Rochejacquelein assiège enfin Granville (14 novembre) avec trente mille hommes découragés. Les vaisseaux promis par l’Angleterre n’arrivent pas ; après des prodiges de valeur, les Vendéens vont pénétrer dans la place, quand la panique les prend, et rien ne peut arrêter une déroute d’autant plus terrible, que la nuit l’enveloppe de ses ombres.

Les Vendéens retrouvèrent le courage du désespoir pour retourner dans leur pays. Le 18 novembre, à Pontorson, ils font un terrible massacre des républicains, qui veulent leur couper le chemin ; mais leurs victoires ne devaient pas plus les sauver que leurs défaites. Enfermés dans Dol, ils eussent tous péri sans la présence d’esprit et le courage de La Rochejacquelein ; là encore des hommes brisés par l’insomnie, la fatigue et la faim font reculer Westermann, Kléber, Marceau, Savary, Rossignol et leurs vaillants soldats, tant le désespoir et l’amour du pays leur donnent d’énergie. La joie des Vendéens dépassa tout ce qu’on peut imaginer. Ils pouvaient, après leur double triomphe, occuper Rennes et rejoindre les chouans morbihanais ; le mal du pays ne leur en laissa pas la force. Rien ne put les détourner de leur fatale marche en arrière. Du reste, les bleus n’étaient pas moins désorganisés.

Le 4 décembre, on atteint Angers ; il s’agit de traverser cette ville pour continuer la marche. Après un combat de deux jours, les paysans, pris en queue par les républicains, se mettent à fuir à l’aventure. Cependant la Vendée s’était émue au retour de ses enfants ; La Bouère et Pierre Cathelineau entreprirent de leur ouvrir les Ponts-de-Cé, et battirent à Bressuire le général Desmares. Mais ils arrivèrent trop tard devant Angers, où Marceau et Kléber venaient d’entrer. Les Vendéens pénètrent en vainqueurs à la Flèche, mais ils ne font qu’y passer. Ils traversent ensuite, le 10 décembre, la ville du Mans, où ils épargnent, comme à Laval, deux à trois cents prisonniers. Ils étaient encore vingt-cinq mille environ, mais tous plus ou moins épuisés, tous chargés de femmes, d’enfants et de malades. Marceau et Kléber rejoignent, pour les achever, Chabot et Westermann, surnommé le boucher des Vendéens. Les horribles journées des 12 et 13 décembre se lèvent alors sur les deux camps. Depuis le Mans jusqu’à Laval, où s’était enfuie l’armée vendéenne, quinze mille personnes de tout âge, de tout sexe, avaient succombé dans le combat ou dans la retraite. Sur cette route de quatorze lieues on ne pouvait faire un pas sans se heurter à un mort ou à un blessé. Pas une famille qui n’eût à pleurer une partie ou la totalité de ses membres ; des communes avaient perdu jusqu’à leur dernier représentant.

Arrivé à Laval avec un reste d’armée qui semble un convoi funèbre, La Rochejacquelein ne songe plus qu’à reconduire ces malheureux dans leurs villages, si toutefois leurs villages existent encore. Le 16 décembre, on est en face de la Loire ; mais aucun moyen de passage. La Rochejacquelein et Stofflet vont chercher des barques sur l’autre rive ; assaillis par les bleus, ils ne peuvent repasser le fleuve ; les voilà séparés de l’armée, qui les croit morts ou captifs. Des espions promettent la vie à ceux qui rendront les armes, et Carrier les fait fusiller à mesure qu’ils arrivent à Nantes. Enfin quelques milliers de braves, à demi nus, s’arrêtent à Savenay, leur dernier refuge, au milieu d’un cercle de feu, tracé par Marceau, Kléber, Westermann et toutes les forces républicaines (23 décembre 1793) C’était le jour suprême de la Vendée ; il ne fut pas le moins glorieux. Le combat s’ouvre dans la boue, sous une pluie pénétrante ; les Vendéens chargent les premiers avec une telle vigueur, qu’ils font reculer les bleus. Ces derniers n’ont plus de poudre, la crosse de leurs fusils devient un assommoir terrible. L’armée des blancs était dispersée sans retour ; Westermann et Carrier se chargèrent de l’exterminer en détail.

L’histoire de la grande guerre se termine ici. Voici ce que le général Beaupuy écrivait à Merlin (de Thionville), le lendemain de la bataille de Savenay : « Enfin, mon cher Merlin, elle n’est plus, cette armée royale ou catholique. Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent se flatter de vaincre tous les peuples de l’Europe réunis contre eux seul. Cette guerre de paysans, de brigands, qu’on affectait de regarder comme si méprisables, m’a toujours paru pour la république, la grande partie ; et il me semble à présent qu’avec nos autres ennemis nous ne ferons plus que peloter. »

C’était vrai, et ces lignes, dont on ne peut suspecter l’authenticité, sont selon nous le plus bel éloge de la valeur et de l’héroïsme vendéens.

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