Chapitre IX

Jean de Montfort. – Ses alliances avec l’Angleterre. – Il persécute Clisson.

(1366 – 1399)

Jean de Montfort, alors unanimement reconnu comme duc de Bretagne, se rendit dans son duché, où d’abord il fit battre une nouvelle monnaie en son nom. En même temps il fit publier par chaque ville qu’il avait enfin la paix avec tout le monde, et qu’il défendait, sous quelque prétexte que ce pût être, de se livrer à aucune hostilité. Il assembla ensuite les états, et travailla à rétablir partout l’ordre et la tranquillité.

Les Bretons vivaient en repos depuis cinq ans, et commençaient à réparer les désastres causés par la guerre, lorsque le roi de France saisit une occasion de reprendre les hostilités contre l’Angleterre. Le prince de Galles, qui gouvernait la Guienne pour Édouard III, ayant surchargé d’impôts cette province, vit les barons de Gascogne en appeler à la cour des pairs et à son suzerain Charles V. Le parlement le fit sommer de comparaître. Le prince, indigné, répondit qu’il s’y rendrait avec soixante mille lances en guise de témoins ; et sur-le-champ il ordonna aux débris des grandes compagnies, revenues des campagnes de Navarre et de Castille, d’entrer sur les terres françaises et d’y vivre à discrétion. Charles V, de son côté, envoya l’un de ses gentilshommes à Du Guesclin, alors en Catalogne, pour l’engager à lui ramener les troupes bretonnes et françaises qu’il avait encore sous ses ordres.

Le duc de Bretagne, attaché au roi d’Angleterre par les liens de la reconnaissance, crut ne pouvoir se dispenser d’accorder passage à quatre cents hommes d’armes et à autant d’arbalétriers, envoyés au prince de Galles par le roi son père, au commencement de cette guerre, qui devait être surtout funeste à Jean de Montfort. Charles V ne pouvait se dissimuler, d’après tout ce qu’il apprenait, que Montfort ne fût au fond plus Anglais que Français, et il attendait impatiemment le retour de Du Guesclin. Le roi commença par le nommer connétable de France ; mais, par prudence et par une économie que lui commandaient rigoureusement les circonstances, il ne voulut pas lui donner plus de cinq cents hommes, dont la solde était payée pour quatre mois. Du Guesclin eut beau représenté qu’il ne pouvait rien faire avec cette poignée de soldats, et surtout sans argent ; il ne gagna rien sur l’esprit du monarque.

Bertrand, très-mécontent d’avoir accepté une charge si lourde, partit pour la Normandie, où le rejoignirent ses fidèles Bretons : Clisson, Rohan, Raiz, etc. Ranimé par cet entourage des plus célèbres capitaines du siècle, il écrivit à sa femme de lui apporter les joyaux et la vaisselle qu’il avait conquis en Espagne, ou qui provenaient de la reconnaissance du roi de Castille. Il vendit tout, et bientôt il eut à sa solde plus de quatre mille hommes d’armes. Son frère Olivier ne put s’empêcher de lui dire en voyant une telle dépense : « Monsieur, des gens de guerre vous arrivent de toutes parts, et il en accourt encore ; l’argent du roi ne suffirait pas à payer quinze cents hommes d’armes ; faites, je vous prie, un peu d’attention à vos affaires. – Vous avez bien raison, mon frère, reprit Du Guesclin ; mais s’il en vient mille fois plus, je n’en refuserai pas un seul tant que dureront les bagues de ma femme, ma vaisselle et mes meubles. Les grandes compagnies, que nous avons eu tant de peine à extirper du royaume, ne se sont formées qu’à défaut de paiement. Peut-être le roi me le rendra-t-il un jour. » Puis il se mit en campagne à la tête de ses braves : partout l’Anglais fuyait devant lui, abandonnant ses conquêtes passées. Le connétable était dignement secondé, et lui et ses compagnons firent de si belles actions, que le roi en les apprenant, s’écria : « Je voudrais être Breton ; il n’y a pas de plus vaillante nation au monde ! »

Il récompensa largement les troupes de Bertrand, qui venaient de nettoyer le Poitou, et les dirigea sur la Guienne, où elles se couvrirent d’une gloire nouvelle. En peu de temps la Saintonge, le Rochelois, la Gascogne, se trouvèrent purgés d’Anglais, et le roi combla les Bretons de tant d’honneurs, ils acquirent une telle renommée parmi les guerriers de cette époque, qu’on ne croyait point à la vaillance d’un soldat s’il ne se disait Breton.

Le duc de Bretagne, loin de prendre part à l’allégresse générale, s’affligeait des désastres de l’armée anglaise. Non-seulement il leur avait donné passage à travers son pays, mais encore il était resté chez lui pendant la guerre dont nous venons de parler, pour ne pas exposer ses États, disait-il, à l’invasion des ennemis de la France. Charles V n’était pas dupe de cette hypocrisie, et il attendait un moment favorable pour le punir d’avoir sitôt manqué à ses promesses. De plus, Jean n’avait su se concilier ni l’affection de ses barons, ni l’amour de ses sujets des classes plus humbles ; tous en général embrassaient le parti de la France contre leur seigneur. On se plaignait hautement, et avec raison, de ce que Jean préférait les Anglais aux Bretons. En effet, honneurs, richesses, places, tout était réservé aux insulaires. L’injustice devint si manifeste, que la plupart des seigneurs bretons s’empressaient de se rattacher à la cause française.

Jean IV, loin de chercher à calmer l’exaspération toujours croissante de ses peuples, livra aux Anglais toutes ses places maritimes, telles que Brest, Concarneau, Quimperlé, Hennebon ; et les barons en conçurent de telles alarmes, qu’ils députèrent vers le roi de France pour le supplier d’occuper les bonnes villes de Bretagne et d’y placer des hommes de guerre, afin de les délivrer du joug de l’étranger. Charles V, irrité de la conduite du duc, qui favorisait ainsi ses ennemis et leur ouvrait ses ports, envoya au connétable l’ordre d’entrer en Bretagne avec une armée, pour lui faire la guerre et le contraindre de chasser les Anglais. Du Guesclin partit à la tête de quatre raille hommes, accompagné des ducs de Bourgogne, de Berri, de Bourbon, et s’avança jusqu’à Rennes. Les Bretons les plus dévoués à la personne du duc lui conseillèrent alors d’entrer en arrangement avec le roi de France et de renvoyer les Anglais, pour détourner l’orage dont il était menacé. Le duc, qui avec sept cents lances s’était approché de l’armée française dans le dessein de la combattre, rejeta cet avis. Cependant il ne tarda pas à prendre une résolution plus sensée, qui fut de négocier avec le connétable et les autres chefs de l’armée ennemie. Le duc promit de renvoyer prochainement les Anglais, et Du Guesclin se retira. C’est ainsi qu’un auteur contemporain raconte ce fait. Un autre historien, un peu postérieur, l’expose avec des circonstances différentes. L’armée française, selon lui, s’avança jusqu’à Rennes, d’où la duchesse venait de partir pour se retirer à Vannes. On dépêcha après elle cinq cents hommes d’armes, qui la joignirent à quatre lieues de là et l’amenèrent au duc de Bourbon. La duchesse, en le voyant, s’écria : « Ah ! beau cousin, suis-je prisonnière ? – Non, Madame, répondit le duc, je ne fais point la guerre aux dames. » En même temps il lui fit rendre tout ce qu’on lui avait pris, excepté des lettres d’alliance entre le roi d’Angleterre et le duc son mari ; ensuite on lui donna une escorte pour la conduire à Lohéac. L’armée française se présenta devant Redon : le sire de Rieux, qui y commandait, étant sorti de la place pour s’aboucher avec les généraux, on lui fit voir les lettres qu’on avait prises à la duchesse. Ce seigneur, après les avoir lues, protesta qu’il ne servirait jamais le duc tant qu’il en userait ainsi à l’égard de son souverain. « Alors, ajoute cet auteur, comme la saison était avancée, les chefs de l’armée revinrent à Paris, et y emmenèrent le sire de Rieux et quelques autres Bretons. Le roi n’épargna rien pour se les attacher, et pour soulever contre le duc toute la noblesse de Bretagne, dont la plus grande partie prit des engagements afin de le forcer à chasser les Anglais. »

Cependant le duc, toujours obstiné à favoriser les ennemis de la France, renouvela ses alliances avec le roi d’Angleterre. Par ses lettres du 22 octobre 1372, datées de Brest, il s’engagea à recevoir en Bretagne tous les soldats qu’Édouard y voudrait envoyer pour faire la guerre à la France ; et le roi d’Angleterre, par les siennes du 19 décembre de la même année, promit au duc de le secourir, et que, si lui ou ses successeurs devenaient un jour rois de France, le duc de Bretagne serait affranchi de l’hommage.

L’année suivante (1373), une flotte anglaise de quarante gros vaisseaux, sur lesquels il y avait deux mille hommes d’armes, sans compter les archers, aborda à Saint-Malo comme par accident, et y brûla sept navires espagnols. Les seigneurs bretons, ayant été informés que le duc avait lui-même fait venir cette flotte, en furent indignés. Charles V, de son côté, convaincu de sa mauvaise foi et de sa félonie, ordonna au connétable d’entrer en Bretagne et de saisir le duché. Du Guesclin partit de Paris et alla à Angers, où il avait donné ordre aux troupes de s’assembler. Le duc de Bretagne se trouva alors dans un grand embarras. Le comte de Salisbury, général des troupes anglaises débarquées depuis peu en Bretagne, voyant que tout le pays était soulevé contre le duc, et que les forces de la France allaient l’accabler, avait jugé à propos de rembarquer ses troupes et de se retirer à Brest. Dans ces fâcheuses circonstances, le duc, après avoir envoyé la duchesse son épouse à Auray, où commandait un chevalier anglais, se rendit au port de Concarneau et passa en Angleterre. En partant, il laissa le gouvernement de son duché à Robert Knolle, général anglais.

L’armée française, composée de troupes nombreuses et de la plus illustre noblesse du royaume, entra alors en Bretagne sous la conduite du connétable. Elle se présenta d’abord devant Rennes, qui lui ouvrit ses portes, et reconnut le roi de France pour seigneur et premier souverain du duché. Fougères, Dinan, Vannes, Guingamp, Saint-Mahé, Quimper, Quimperlé, Redon et Guérande se rendirent pareillement. Quelques villes défendues par les Anglais, ayant opposé de la résistance, furent prises de force et leurs garnisons passées au fil de l’épée. À Hennebon particulièrement, on fit main basse sur tous les Anglais, et on n’épargna que deux capitaines : on en agit de même à Concarneau, et on n’excepta que le capitaine de la place.

Le connétable marcha ensuite vers Nantes, et somma les habitants de se rendre. Ceux-ci répondirent que le roi de France ayant reconnu Jean IV pour duc de Bretagne, et leur ayant ordonné de le reconnaître, ils lui avaient prêté serment de fidélité ; que le duc avait été bon et loyal seigneur, et qu’ils ignoraient qu’il eût commis le crime de félonie envers le roi ; qu’ils consentaient cependant à ce que le connétable entrât dans la ville, à condition que si le duc revenait et faisait son devoir à l’égard du roi, ils le reconnaîtraient pour leur seigneur comme auparavant, et qu’il ne leur serait d’ailleurs fait aucun tort. Le connétable jura d’observer ces conditions et entra dans Nantes.

Derval, château appartenant à Knolle, traita aussi avec le connétable, et promit de se rendre si dans deux mois il ne paraissait pas une armée en campagne capable de livrer bataille aux Français. On stipula que durant la suspension d’armes la place ne serait point ravitaillée, et que dans le temps du combat la garnison ne pourrait sortir pour combattre ni pour faire aucune entreprise. Pour sûreté du traité, les Anglais donnèrent des otages. Knolle obtint les mêmes conditions pour Brest, et donna aussi des otages.

Cependant le duc de Lancastre, accompagné du duc de Bretagne, débarqua à Calais avec une nombreuse armée. Ils s’avancèrent jusqu’à Hesdin, où Lancastre demeura quelque temps, tandis que le duc de Bretagne ravageait la Picardie du côté de Corbie et de Doullens. Il passa même la Somme, et écrivit au roi pour le défier, en lui déclarant qu’il le réputait pour son ennemi, et qu’il se tenait déchargé de sa foi et hommage. En même temps le comte de Salisbury reçut en Bretagne un secours d’Angleterre, et envoya offrir la bataille au connétable. Comme il s’était fait un détachement considérable de l’armée de Bretagne, par ordre du roi, pour aller en Picardie, le connétable ne jugea pas à propos d’accepter le combat. Le général anglais lui proposa de rendre les otages, ce que Du Guesclin refusa. Salisbury entra alors dans Brest avec des vivres et des munitions : le connétable, de son côté, se retira avec ses otages, accusant le comte d’avoir enfreint le traité.

À l’égard de celui qui avait été fait par le commandant du château de Derval, nommé Broite, Knolle désavoua cet officier, qui était son neveu, en disant qu’il n’avait pu traiter sans sa participation. Le duc d’Anjou, lorsque le terme prescrit fut expiré, vint en personne au siège de Derval, et envoya sommer la garnison de se rendre, et, en cas de refus, menaça de faire mourir les otages. Knolle qui était entré dans la place malgré le traité, fit répondre qu’il se mettait peu en peine de cette menace, et qu’il userait de représailles. Le duc ordonna donc qu’on amenât les otages en vue du château, et qu’on leur coupât la tête. Knolle fit aussitôt dresser une espèce d’échafaud à une des fenêtres du fort, y fit monter quatre prisonniers qu’il avait, trois chevaliers et un écuyer, et aux yeux des assiégeants il les fit décapiter. Après cette cruelle exécution, le duc d’Anjou et le connétable levèrent le siège et retournèrent en France pour s’opposer aux ducs de Lancastre et de Bretagne, qui, à la tête de trente mille hommes, étaient entrés en France, et y commettaient de grands désordres. Ils traversèrent une grande partie du royaume, et se rendirent à Bordeaux, où le duc de Bretagne passa le reste de l’année.

Au commencement de l’année suivante (1374), il s’embarqua et vint séjourner quelque temps à Auray. Il fit fortifier cette place et celles de Derval et de Brest, presque les seules qui tinssent pour lui en Bretagne. Mais, se voyant haï et abandonné de ses barons et de presque tous ses sujets, il résolut de retourner en Angleterre, où il emmena la duchesse sa femme. Après avoir habité quelque temps son comté de Richemont, il reçut d’Édouard un secours de trois mille archers, payés pour six mois, et de quatre mille hommes d’armes commandés par Edmond, comte de Cambridge, fils du roi d’Angleterre. Le duc s’embarqua avec cette armée à Southampton, et aborda à Saint-Mahé : il assiégea d’abord le château, le prit et passa la garnison au fil de l’épée : exemple qui intimida la ville et la força d’ouvrir ses portes. Il se préparait à faire d’autres conquêtes, et il était sur le point de prendre Quimperlé, lorsqu’on lui apporta une copie du traité de Bruges, par lequel le roi de France et le roi d’Angleterre étaient convenus d’une suspension d’armes pendant un an, entre eux et leurs alliés. Le duc, se voyant les mains liées par ce traité, jugea à propos de repasser en Angleterre. De là il se rendit en Flandre, où il resta quelque temps, espérant s’accorder avec Charles V et rentrer en grâce. Frustré de ses espérances, il retourna encore en Angleterre, où il trouva Édouard atteint de la maladie dont il mourut, le 23 juin 1377. Comme la trêve conclue par le traité de Bruges, et prolongée depuis, était expirée (1377), les hostilités recommencèrent en Bretagne. Le duc de Lancastre partit d’Angleterre avec une armée considérable, et vint assiéger Saint-Malo ; mais Du Guesclin et Olivier de Clisson le forcèrent à lever le siège et à s’en retourner. Peu de temps après, Charles V fit attaquer Auray : après un siège assez long, la ville se rendit à Clisson, lieutenant du roi en Bretagne.

Durant tous ces troubles, le duché se trouvait dans un état déplorable. La justice n’était plus rendue, le bon droit était opprimé : ce n’était partout que violence et déprédation. Les exactions des seigneurs ne faisaient pas moins gémir le peuple que les ravages des gens de guerre. Charles V étant devenu le maître de toute la Bretagne, à la réserve de deux ou trois places, il semblait que l’ordre et la tranquillité allaient être rétablis dans la province, sous la paisible domination de la France, et que désormais ni les Anglais ni les autres partisans du duc n’en pourraient troubler le repos. Ce roi forma en effet le dessein de s’assurer pour toujours la possession du duché de Bretagne ; mais il s’y prit mal. Au lieu de commencer par dompter tous les Bretons et les mettre hors d’état de lui résister, il employa des formalités précoces contre le duc Jean pour le dépouiller juridiquement. Après l’avoir fait ajourner à comparaître en personne, le roi se rendit au parlement le 9 décembre 1378 et tint son lit de justice. Le procureur du roi dit que Jean de Montfort, qui fut duc de Bretagne, était tombé dans les crimes de félonie et de lèse-majesté par son alliance avec les ennemis de l’État et par les hostilités qu’il avait commises en France. Il conclut à ce qu’il fût déclaré déchu de sa pairie et que son duché fût confisqué. Alors le procureur de la comtesse de Penthièvre se leva, et dit que Jean de Montfort n’avait jamais été duc de Bretagne, qu’il n’avait été que le détenteur de ce duché. Enfin, après plusieurs procédures, il fut déclaré, le 18 du même mois, que Jean de Montfort avait encouru toutes les peines du crime de lèse-majesté, et qu’en conséquence le duché de Bretagne, le comté de Montfort et tout ce qu’il tenait en France, étaient acquis au roi, qui pouvait et devait dès lors en prendre possession et l’unir au domaine de la couronne.

La comtesse de Penthièvre, blessée de cet arrêt, représenta que le duché de Bretagne ne pouvait être confisqué, n’étant point dans son origine un démembrement de la couronne de France ; que si Jean de Montfort, en punition de sa félonie, méritait de perdre le duché, elle ne devait pas pour cela être privée de ses droits qu’elle lui avait cédés par le traité de Guérande ; et que, puisque celui avec qui elle avait traité était déclaré déchu de ses prétentions, c’était à elle de le remplacer. Malgré ces raisons, Charles V ordonna au duc de Bourbon, à Louis de Sancerre, maréchal de France, et à Jean de Vienne, amiral, d’entrer en Bretagne à la tête d’une armée, pour faire exécuter l’arrêt du parlement et prendre possession en son nom du duché. Cette armée ne partit qu’au printemps de l’année suivante (1379).

Le roi, qui s’était flatté que toute la Bretagne allait se soumettre à lui, s’aperçut bientôt qu’il s’était trompé. De tous les Bretons sur lesquels il comptait le plus, il n’y en eut qu’un fort petit nombre qui entra dans ses vues. Tous les autres résolurent unanimement de s’opposer à son projet et de défendre leur pays contre l’usurpation dont il était menacé. Charles V, étonné de cette noble fermeté à laquelle il ne s’attendait pas, entreprit de gagner par des promesses ou d’intimider par des menaces les seigneurs de Bretagne qui lui parurent les plus puissants et les plus obstinés. Il manda donc à Paris le sire de Laval, Bertrand Du Guesclin, Olivier de Clisson et le vicomte de Rohan. Ces gentilshommes consentirent volontiers à tout ce que le roi exigea d’eux, à l’exception du sire de Laval, qui ne voulut jamais promettre de faire la guerre au duc, et qui s’engagea seulement à ne point se déclarer contre le roi. De son côté, le sire de Lohéac, à la tête de quarante gentilshommes, forma à Rennes une ligue pour s’opposer à l’invasion de la Bretagne, et souleva contre le roi toute la noblesse du pays. Ces confédérés se promirent par écrit et avec serment de s’entr’aider à défendre le droit ducal de la Bretagne contre tous ceux qui voudraient s’en emparer, excepté celui à qui le duché devait appartenir par droit de naissance, etc.

Bientôt la Bretagne entière entra dans cette ligue et s’arma pour la défense du droit ducal. Tous ceux qui avaient été jusque alors dans les intérêts contraires, se réunirent pour s’opposer à l’usurpation, et l’on prit, d’un accord unanime, la résolution de députer en Angleterre vers Jean de Montfort, pour le prier de revenir en Bretagne.

Le duc apprit avec joie la nouvelle disposition de ses sujets à son égard, et promit aux députés de partir prochainement. Mais avant de s’embarquer il fit un traité avec le roi d’Angleterre, par lequel ce monarque s’engagea à lui fournir deux mille hommes d’armes et deux mille archers, payés pour quatre mois et demi. Le duc, de son côté, s’obligea à faire la guerre dans ses États aux ennemis de l’Angleterre, et après cette époque, s’il avait entièrement recouvré son duché, à la faire hors de la Bretagne aux Français, avec deux mille combattants, à ses propres frais, durant neuf mois.

Lorsque tout fut prêt pour son départ, Jean de Montfort s’embarqua à Southampton. À la hauteur de Caen, il envoya annoncer son retour à Geoffroy de Kerrimel, un des seigneurs bretons qui lui étaient le plus dévoués. Enfin il prit terre près de Saint-Malo, pour se rendre de là à Dinan. La noblesse et le peuple allèrent au-devant de lui. « On voyoit, dit un ancien auteur, les plus grands seigneurs, vêtus superbement, se jeter dans l’eau pour approcher du vaisseau du duc, et se mettre à genoux dans la mer même, pour le saluer et lui témoigner leur respect. » Le duc vint à Dinan, où, quelques jours après, les principaux barons se rendirent près de lui avec des troupes. Le vicomte de Rohan, qui avait été un de ses plus grands ennemis, lui amena quatre cents lances. La comtesse de Penthièvre même prit part à la joie publique, et arriva à Dinan pour féliciter son cousin sur son heureux retour. Chose remarquable ! malgré tant de troubles et de ravages, Jean de Montfort retrouva ses meubles, sa vaisselle et ses trésors dans le même état que s’il les eût conservés lui-même ; il toucha aussi tous les revenus du duché, que pendant son absence on avait déposés dans un lieu sûr.

Le duc, après avoir remercié les seigneurs des témoignages d’attachement et de fidélité qu’ils lui donnaient en cette occasion, les renvoya chez eux afin qu’ils se disposassent à la guerre, indiquant Vannes comme le point où toutes les troupes devaient se réunir. Quelques jours après il se rendit à Rennes : le peuple et le clergé, en procession, allèrent au-devant de lui et le reçurent avec de grandes démonstrations de joie.

Du Guesclin, qui jusque alors s’était flatté de pouvoir soutenir en Bretagne les intérêts du roi, voyant que la plupart des seigneurs et des villes se déclaraient hautement contre les prétentions de la France, commença à augurer mal du succès de la guerre. Clisson, qui n’approuvait pas la réunion du duché à la couronne, mais qui haïssait personnellement le duc, vint joindre le connétable, et tous les deux se rendirent à Pontorson, auprès des ducs d’Anjou et de Bourbon, qui à la tête d’une armée se préparaient à entrer en Bretagne. En même temps celle de Jean de Montfort s’assembla à Vannes, et marcha sur Pontorson pour combattre les troupes françaises, dont une partie, à cette nouvelle, se débanda. Le duc d’Anjou, abandonné d’un assez grand nombre de ses soldats, crut devoir proposer à Jean une trêve d’un mois. Le duc de Bretagne, qui craignait les armes de la France, et qui ne cherchait qu’à amuser le roi, y souscrivit volontiers et consentit à remettre la décision de ses différends avec Charles V entre les mains du duc d’Anjou et du comte de Flandre. Mais le roi de France persistant à vouloir que l’arrêt de confiscation fût exécuté, les engagements de part et d’autre furent sans effet.

Le roi d’Angleterre et Jean de Montfort firent alors une convention par laquelle le duc de Bretagne s’engagea à ne point traiter avec la France et les autres ennemis des Anglais, sans le consentement de Richard. Richard, roi d’Angleterre depuis la mort d’Édouard et du prince de Galles, s’engageait à comprendre le duc de Bretagne dans tous les traités qu’il passerait. Il fut de plus arrêté, dans le parlement de Westminster, que Thomas de Wodestok, comte de Buckingham, débarquerait à Calais avec six mille hommes, et traverserait le royaume de France pour se rendre en Bretagne. Buckingham, depuis duc de Glocester, aborda à Calais le 19 juillet 1380 ; après y avoir demeuré deux jours, il se mit en marche avec son armée, traversa la Picardie et entra dans l’Île-de-France. Les Anglais publiaient partout que les Bretons les avaient appelés afin de se joindre à eux pour faire la guerre au roi. La plupart des seigneurs bretons avaient en effet consenti que le duc employât le secours des Anglais, mais seulement pour empêcher le roi de France d’asservir la Bretagne, et non pour porter aucun préjudice au royaume.

Du Guesclin, ne pouvant oublier que la Bretagne était sa patrie, blâma la rupture de la trêve, et déclara qu’il ne servirait plus contre son pays. Le chambellan Bureau de la Rivière, qui redoutait l’influence du grand capitaine, se joignit aux conseillers de Charles V, et fit entendre au monarque qu’il importait d’éloigner le connétable des marches de son territoire natal. Du Guesclin reçut donc un ordre qui renvoyait en Guienne combattre les Anglais. Il vint trouver le roi, prit ses instructions, et lui dit en le quittant : « Sire, vous m’envoyez en Gascogne. Je ne dois pas vous cacher que j’accepte ce poste avec une vive satisfaction. Quoique je puisse me regarder comme le plus dévoué de vos serviteurs, il m’était impossible de faire honorablement la guerre où vous m’aviez placé. C’est le pays où Dieu m’a fait naître. Là sont mes parents, mes amis, mes compagnons d’enfance. J’aurais fait sans doute mon devoir, mais avec douleur, et d’autres obtiendront plus de succès que moi. Sachez encore, Sire, je dois le dire, que vous m’aviez enlevé les meilleurs moyens de vous être utile, en me privant des Bretons, les plus sages et les plus vaillants de mes guerriers. Mon aigle ne peut plus voler, vous lui avez arraché son plumage . – Monsieur le connétable, reprit le roi, je vous envoie en Guienne, parce que je sais que mes affaires iront toujours bien où vous serez, il en eût été de même aux lieux que vous quittez… – Ah, Sire ! répondit Du Guesclin, j’ai longtemps combattu en France et en Espagne ; j’ai vu des batailles, des rencontres, des assauts, des sièges de villes et de forteresses, on le sait ; mais qui pourrait penser que je doive à mes seules forces le peu que j’ai fait ? Ce sont mes soldats, mes vieux capitaines bretons, qui, en s’élevant avec moi, m’ont aidé, m’ont secouru, et j’ai joui de leur propre gloire. Je me fiais en eux comme en moi-même, parce que je connaissais leur valeur. Ils se sont éloignés, et avec eux ma force a disparu. Je vous supplie humblement, Sire, de prendre en bonne part ce que je vous dis. Je ne sais si je reviendrai du lieu où je vais ; je suis vieilli, quoique je ne sois pas fatigué. Mais s’il en existe un moyen, je vous en prie, faites la paix avec le duc de Bretagne. Soyez avec lui de bon accord, et il fera son devoir ; car les gens d’armes de son pays vous ont bien soutenu, et ils peuvent encore vous servir avec fidélité ; mais je crains qu’à la longue cette guerre ne vous en suscite d’autres. – J’y pense souvent, dit Charles, et à cause de vous j’en saisirai l’occasion, si je la trouve. Je ferai si bien que vous serez content. »

Le bon connétable ne revit plus le roi. Il pénétra dans le Gévaudan, mit le siège devant la forteresse de Châteauneuf-Randon, et fut atteint d’une fièvre maligne qui l’enleva en peu de jours. Il mourut le 13 juillet 1380. Quelques moments avant d’expirer, il réunit ses capitaines près de sa couche de mort et les entretint dans les termes les plus attendrissants. Il regretta de n’avoir pu les faire tous connaître au roi, selon leurs mérites, et les exhorta à persévérer dans leur noble conduite, à se souvenir toujours que la faute de la guerre ne vient pas du cultivateur ; que les armes ne doivent jamais se tourner contre les gens paisibles ni contre les femmes et les enfants, et qu’il se repentait fort de n’avoir pas été plus compatissant dans sa jeunesse. Puis il remit sa vieille et bonne épée aux mains de son meilleur ami, Olivier de Clisson : « Vous me remplacerez, lui dit-il… Je recommande au roi ma femme et mon frère. Adieu, je n’en puis plus. » Et il expira.

Le deuil fut général par toute la France : les paysans pleurèrent avec les soldats le grand capitaine et le père de la patrie. Du Guesclin était de tous les gentilshommes le plus aimé, et de tous les chefs d’armée le plus respecté. Les Anglais le regardaient comme le premier guerrier du siècle, les peuples comme le plus humain, les diplomates comme le plus sage ; les Bretons et les Français voyaient en lui l’honneur de la chevalerie, et ne l’appelaient que le bon connétable. Il fut digne de son immortalité.

Il avait alors soixante-six ans. Son corps embaumé traversa la France, où dans les villes on lui rendit les honneurs funèbres réservés aux seuls souverains. Le roi pleura à la vue de son cercueil, et le fit inhumer à Saint-Denis, au pied du tombeau où il devait bientôt se coucher lui-même. Trois mois après la mort de Du Guesclin, la France pleurait celle de Charles V.

Dix ans plus tard, le jeune roi Charles VI s’entretenait un jour avec les seigneurs de sa cour des hautes vertus de Du Guesclin ; cette noble mémoire porta dans leurs âmes un tel enthousiasme, que le roi se hâta d’ordonner un service solennel à Saint-Denis en l’honneur du connétable. Il y assista en personne, avec Olivier de Clisson et les seigneurs les plus distingués du royaume, en habits de deuil. L’évêque d’Auxerre officia et prononça la première oraison funèbre dont les voûtes d’une église aient retenti ; son discours, simple comme la vérité, mais grand comme le héros dont il rappelait le souvenir, arracha des larmes à toute l’assistance.

Quand l’offrande ainsi fut passée,

L’évesque d’Auxerre prescha ;

Et fut mainte larme plorée

Des paroles qu’il recorda.

Car il conta comment l’épée (de connétable)

Bertrand de Gloequin bien garda,

Et comme, en bataille rangée,

Pour France grand’peine endura.

Tous les princes fondoient en larmes

Des mots que l’évesque montroit :

Car il disoit : Plorez, gens d’armes.

Bertrand, qui tretous vous aimoit !

On doit regretter les fés d’armes

Qu’il fit au temps qu’il vivoit.

Diex ait pitié, sur toutes âmes,

De la sienne, car bonne estoit !

Jamais on ne vit rien de comparable à la pompe, à la magnificence de cette cérémonie funèbre ; jamais on ne rendit de si grands honneurs à la mémoire d’un guerrier.

Sur sa tombe on lisait l’inscription suivante, remarquable par sa simplicité :

Cy-gist honorable homme et vaillant messire Bertrand Claikin, comte de Longueville, jadis connétable de France, qui trépassa l’an MCCCLXXX, le XIIIe jour de juillet.

Cependant les Anglais, sous la conduite de Buckingham, arrivés sur les frontières de la Bretagne, attendaient des nouvelles du duc pour y entrer. Leur présence, coïncidant avec la mort de Charles V, donna quelque inquiétude à Montfort, qui balançait si au début d’un nouveau règne il devait faire la guerre à la France, et s’aliéner par là Charles VI, qui dans la suite pouvait lui être favorable ; mais, d’un autre côté, il lui paraissait comme impossible de renvoyer les Anglais qu’il avait mandés, et qui pour venir le joindre avaient traversé toute la France. Dans cet embarras, il crut devoir consulter les seigneurs bretons ; mais, en attendant qu’il eût pris son parti, il envoya au-devant de Buckingham plusieurs gentilshommes pour lui dire qu’il l’irait joindre incessamment à Rennes. Les députés furent en même temps chargés d’avertir Buckingham que la Bretagne n’était plus dans les mêmes dispositions que lorsqu’il était parti d’Angleterre, et que les Nantais en particulier s’étaient déclarés pour le roi de France.

Les Anglais, quatre jours après, se rendirent à Rennes, qui leur ferma ses portes ; de sorte qu’ils furent obligés de camper dans les faubourgs. Buckingham, Latimer, Knolle et quelques seigneurs furent seuls logés dans la ville, où ils attendirent plus de quinze jours le duc, qui était à Vannes, et qui, par politique, différait de jour en jour de les aller trouver. Buckingham, las de l’attendre vainement, fit marcher du côté de Vannes mille hommes d’armes et les suivit avec le reste de son armée. Le duc, informé de leur approche, se trouva alors dans la nécessité d’aller au-devant d’eux. Pour s’excuser d’avoir tant tardé à venir les joindre, il allégua le changement des Bretons à son égard depuis qu’ils l’avaient rappelé d’Angleterre. « Je vois bien que vos sujets ne sont pas à votre dévotion, dit l’Anglais ; je vous amène de quoi châtier les rebelles et les mettre à la raison : cela ne tient plus qu’à vous. »

Mais Montfort n’était pas assez certain du succès pour combattre sans hésiter les Bretons avec les forces anglaises. Il laissa Buckingham commencer tout seul le siège de Nantes, qui fut vaillamment soutenu par Amaury de Clisson, Le Barrois-Desbarres et tous les gentilshommes voisins. Montfort cherchait vainement à lever des hommes : ses bans, ses proclamations, ses supplications n’avaient plus le don d’émouvoir ses sujets. Les seigneurs enfin fermèrent leurs places et leurs châteaux aux partisans du duc, et déclarèrent que, s’il se rendait au siège de Nantes, ils se lèveraient en masse et courraient sus à ses soldats. Après deux mois et demi d’attaques infructueuses, Buckingham se mit en marche vers la ville de Vannes, où il prit ses quartiers d’hiver, la saison étant très-avancée. Hennebon, Quimperlé et Quimper ne voulurent jamais se rendre, et il fallut que les soldats anglais se contentassent d’habiter les villages voisins, où ils souffrirent beaucoup des rigueurs de l’hiver, attaqués de plus en toute occasion par les paysans armés, qui n’épargnaient aucun homme isolé, et n’osant s’aventurer, même en grand nombre, pour aller au fourrage ou pour se procurer les objets les plus nécessaires à leur subsistance.

La plupart des barons de Bretagne pressaient Montfort de se réconcilier avec le roi de France et de se soumettre à ses volontés, lui promettant leurs bons offices pour obtenir de Charles VI des conditions honorables. Le duc goûta leur avis et promit de le suivre d’autant plus volontiers qu’il n’avait encore eu aucun sujet particulier de se plaindre du jeune roi, et qu’il avait tout lieu de craindre, dans la disposition où étaient les esprits des Bretons, de se voir encore contraint à se réfugier en Angleterre. Il envoya donc au roi le sire de Laval, Charles de Dinan, Gui de Rochefort et deux chevaliers de distinction. On s’entendit si bien de part et d’autre, et si promptement, que, le 15 janvier 1381, un projet de traité fut rédigé et approuvé, et qu’il ne resta plus qu’à obtenir la signature de Jean IV. Le duc, tout en reconnaissant la nécessité d’accepter un traité avec Charles VI, ne le signa qu’à grand’peine, fort embarrassé des excuses qu’il serait forcé de faire à Buckingham. Il se rendit cependant à Guérande, et là, en présence de quelques évêques et des premiers barons de Bretagne, il en jura l’observation sur les reliques. La paix fut ensuite proclamée à son de trompe : c’était le 4 avril 1381. Une proclamation enjoignit au clergé breton, à la noblesse et aux habitants des bonnes villes de ratifier par écrit les dispositions du traité. On le fit partout avec empressement, et la veuve de Charles de Blois y apposa sa signature.

Lorsque les Anglais apprirent que le duc avait traité avec le roi de France sans les prévenir ni les consulter, et qu’il s’était même ligué avec lui pour leur faire la guerre, ils en furent également surpris et consternés. Montfort, pressé d’obtenir le départ des Anglais, alla trouver Buckingham à Vannes. Celui-ci lui témoigna son indignation et l’accabla de reproches amers : il s’embarqua le même jour pour retourner en Angleterre, et persévéra dans son refus de voir le duc de Bretagne, qui voulait encore protester de son amour pour les Anglais et de sa reconnaissance.

Le roi d’Angleterre, pour se venger de Jean IV, retint dans ses États la duchesse de Bretagne, et fit saisir les revenus de son comté de Richemont. Tel fut le résultat d’une expédition guerrière entreprise à grands frais, et qui traversa les plus belles provinces de la France, qu’elle traita en pays conquis.

Olivier de Clisson, qui avait succédé à Du Guesclin dans la charge de connétable de France, voyant le duc brouillé avec les Anglais qu’il haïssait mortellement, devait naturellement se réconcilier avec lui. Ils se donnèrent réciproquement des lettres d’alliance, et jurèrent sur les Évangiles et par la foi de leurs corps, comme loyaux chevaliers, le connétable d’être bon, vrai et loyal allié du duc de Bretagne, de lui aider à garder et à défendre sa personne et son duché contre tous, excepté contre le roi, ses successeurs et monsieur le duc d’Anjou. Le duc promit, de son côté, d’être bon et loyal seigneur, allié et bienveillant du connétable, et d’être avec lui à la garde de sa personne et de ses biens contre tous, excepté le roi de France, le duc d’Anjou et le comte de Flandre. Il est à remarquer que, dans cet acte, Clisson ne se qualifie point sujet du duc, mais seulement son allié. Ces préliminaires accomplis, le duc de Bretagne songea aux préparatifs du voyage qu’il avait à faire en France, afin de rendre au roi l’hommage qu’il lui devait. Il assembla ses états, leur demanda un subside qu’il obtint, et se mit en marche vers Paris avec une suite brillante. De Paris, où le duc fut reçu avec honneur, il se rendit à Compiègne, où résidait à cette époque le jeune Charles VI. Le 27 septembre 1381, jour marqué pour la cérémonie, le duc, suivi de ses barons et chevaliers, se présenta devant le roi assis sur son trône et environné de princes, de prélats et d’un grand nombre de seigneurs du royaume. Il se mit d’abord à genoux et demanda pardon au monarque, conformément à ce qui avait été arrêté dans le traité. L’hommage et la prestation du serment vinrent ensuite : le duc les fit agenouillé comme ses prédécesseurs. Le roi retint le duc à dîner, et celui-ci, pour faire honneur au suzerain qu’il venait de reconnaître, posa la main sur son assiette et sur sa serviette. C’était donner à entendre qu’il était prêt lui-même à servir le roi. On regarda ce geste comme la marque la plus insigne de courtoisie, et on le combla de politesses à son tour. Quand le duc prit congé du jeune monarque, il en reçut des amitiés naïves et la promesse affectueuse de l’oubli total du passé.

Tandis que la guerre ravageait le reste de l’Europe, et qu’on se battait au nord et au midi de la France, la Bretagne goûtait les douceurs de la paix après de longs et sanglants revers. Cependant toutes les haines ne s’étaient pas éteintes en un jour, toutes les armes n’étaient pas posées, tous les fruits de la paix ne pouvaient prospérer.

Le duc était rentré en Bretagne avec l’intention de se saisir des terres de sa cousine, la veuve de Charles de Blois. Cette princesse venait d’expirer sans avoir pu revoir ses fils aînés, que la politique anglaise retenait prisonniers depuis le jour où leur père les avait livrés en otage pour se racheter lui-même, après le combat de la Roche-Derrien. Jean IV mit la main sur leur héritage, sous prétexte de le garantir de tout envahissement, jusqu’au jour où ses neveux (à la mode de Bretagne) viendraient lui en faire hommage. Durant quelques mois il parut s’occuper d’une administration plus active de la justice, que réclamaient vivement ses sujets.

La duchesse de Bretagne, prisonnière des Anglais, avait succombé à de longs chagrins. Le duc, marié dès son enfance à une fille d’Édouard III, avait épousé en secondes noces Jeanne Holland, belle-sœur du même Édouard et tante de Richard II. Mais aucune d’elles ne l’avait rendu père. Les oncles et tuteurs de Charles VI, craignant que Montfort ne se remariât encore en Angleterre, se hâtèrent de lui proposer la main de leur nièce, Jeanne de Navarre, fille de Charles le Mauvais : le mariage eut lieu à Pampelune.

On a vu que le duc de Bretagne et Clisson, après s’être haïs mortellement, s’étaient enfin réconciliés de bonne foi, au moins en apparence ; mais leur haine réciproque se ralluma bientôt. Le connétable ne cessait de presser le duc de mettre en liberté les deux fils de Charles de Blois, comme il s’y était engagé formellement par le traité de Guérande. Jean IV prétendait de son côté qu’il ne s’était point obligé à payer leur rançon, mais seulement à leur rendre de bons offices pour qu’ils devinssent libres.

Sur ces entrefaites, Guy de Blois, le plus jeune des deux frères, étant mort, le connétable forma le projet ambitieux de marier sa fille au prince Jean, qui restait et qui devait être duc de Bretagne, si Jean IV n’avait point d’enfants. Il attendit cependant que la comtesse sa mère fût morte pour proposer à son fils une union si disproportionnée, à laquelle, selon toute apparence, elle n’eût pas consenti. Après sa mort, le connétable fit dire au jeune prince que, s’il voulait épouser sa fille, il payerait sa rançon. Jean, ennuyé de sa longue captivité, dont ses plus proches parents se mettaient si peu en peine de le tirer, accepta les offres du connétable, qui pour la somme de cent vingt mille francs lui procura sa liberté.

Le duc de Bretagne fut très-offensé de la démarche de Clisson ; il ne voulut voir dans la conduite du connétable que le projet formel de l’anéantir ; et dès ce jour, alliances, promesses, serments, services, soins du présent, craintes de l’avenir, équité, honneur, tout fut mis en oubli. Un seul sentiment resta, l’ardeur effrénée de la vengeance.

Pressé de satisfaire son ressentiment, le duc attira Clisson à Vannes, sous prétexte de le faire assister (juin 1387) aux états généraux assemblés dans cette ville pour s’occuper de l’administration, du bien public, de mesures qui importaient au repos des peuples et aux intérêts du commerce. Comblé de prévenances par son ennemi, et fasciné par sa perfide cordialité, Clisson offrit au duc un repas que ce dernier accepta. On allait se séparer après maintes causeries intimes, lorsque le duc fit tomber la conversation avec une négligence toute naturelle sur le château de l’Hermine, qu’il faisait alors bâtir sur les bords de la mer, tout près de Vannes. Soudain, s’adressant au petit nombre de convives qui n’avaient pas quitté la table : « Beaux seigneurs, leur dit-il, je vous prie, à votre département, que vous veuilliez voir mon château de l’Hermine ; si verrez comment je l’ai fait ouvrer et fais encore. »

La proposition est acceptée ; on arrive au château. Montfort prend le bras du connétable ; le prince a fait place à l’ami. Il montre en détail à son ancien frère d’armes toutes les chambres de sa future résidence, le questionne sur la meilleure distribution intérieure, et le conduit jusqu’au cellier, où l’on vide la coupe de l’hospitalité. Le duc entraîne toujours Olivier, qui n’est accompagné que du sire de Laval, son beau-frère. Au pied du donjon, Jean IV, quittant le bras du connétable, lui dit : « Messire Olivier, il n’y a homme deçà la mer qui se connoisse mieux en maçonnerie que vous faites ; je vous prie, beau sire, que vous montez là sus : si me sauriez dire comment le lieu est édifié ; si il est bien, il demeurera ainsi ; si il est mal, je le ferai amender. – Volontiers, sire, répond Clisson en s’inclinant, je suis à vos ordres ; or, passez devant nous, seigneur. – Je n’en ferai rien, ajoute le duc ; allez seul, voyez, examinez tout : pendant ce temps je causerai un petit avec le sire de Laval, avec qui j’ai affaire. »

Le connétable monte sans défiance ; mais il a à peine franchi le premier étage qu’il entend la porte extérieure rouler sur ses gonds, et que des hommes armés se jettent sur lui. Sa force herculéenne, son courage rendaient la prise difficile. Néanmoins, à peine armé, entouré à l’improviste par de nombreux assaillants, il succombe, et Yvonnet, l’un des écuyers du duc, le fait attacher par une triple chaîne à la pierre d’une chambre froide et humide. Olivier envisage alors toute l’horreur du sort qui l’attend, et il ne doute plus que le duc n’ait résolu de le faire périr secrètement dans cette prison. Une sueur froide inonde son corps ; cet intrépide guerrier, qui a tant de fois bravé la mort dans les combats, frémit à la pensée qu’il va devenir la victime d’un lâche assassinat, et expirer sans gloire entre les murailles d’un cachot.

Mais dès que le sire de Laval, resté à la porte de la tour, l’avait vue se fermer sur Clisson, il craignit d’autant plus pour les jours de son beau-frère, qu’ayant jeté les yeux sur le duc, il le vit, dit Froissart, plus vert qu’une feuille. « Ha ! monseigneur, s’écria-t-il, pour Dieu mercy, que voulez-vous faire ? N’ayez nulle male volonté sur beau-frère le connétable. – Sire de Laval, dit le duc, montez à cheval, et vous partez de ci ; vous vous en pouvez bien aller, si vous voulez ; je sais bien que j’ai à faire. – Monseigneur, répondit le sire de Laval, jamais je ne me partirai sans beau-frère le connétable. »

Alors survint le sire de Beaumanoir, qui joignit ses instances à celles de Laval ; mais le duc n’en tint compte, et, après l’avoir menacé de lui crever un œil, pour lui faire de tous points un sort semblable à celui de Clisson, il l’enferma dans une chambre où il fut chargé de chaînes.

Le sort de Beaumanoir ne découragea pas Laval ; plus que jamais il conjura le duc d’abjurer ses mauvais desseins.

Sans lui le connétable eut été mis à mort dans la nuit même qui suivit son arrestation. On lui ôta ses fers jusqu’à trois fois, et l’on se prépara soit à lui trancher la tête, soit à le noyer, selon les ordres qu’envoyait le duc, et dont le sire de Laval obtenait la révocation par ses prières. Jean de Bazvalan partagea avec Laval l’honneur d’avoir sauvé le connétable. Il était gouverneur du château de l’Hermine ; Montfort, l’ayant mandé, lui dit : « Bazvalan, vous sçavez que j’ay cest après midy faict prendre Clisson et constituer prisonnier en cest chaste ! ; je suis résolu qu’il en mourra, et pour ce, je vous ordonne que ceste nuict, sur la mynuict que tout le monde reposera, vous ne faillez le plus secrètement que faire se pourra, de le faire lier pieds et mains et le clorre en un sac, et le jecter en l’eaue, et qu’il n’en soit jamais parlé ; mais n’y faites pas faulte, c’est sur votre vie. » Vainement Bazvalan, se jetant aux pieds du duc, le conjure d’abandonner son projet ; vainement il lui représente les suites terribles d’un pareil traitement exercé sur le premier officier de la couronne de France, sur un homme si haut placé par ses exploits, ses richesses, ses alliances. Il le supplie de ne point écouter son premier mouvement, et de faire instruire le procès de Clisson par les barons de Bretagne. « Pour Dieu, dit-il en terminant, n’attachez pas à votre nom une si grande flétrissure. – Taisez-vous, répond le duc transporté de colère, car si vous me rebarbez plus, je vous détruirai de fond et de racine. »

Bazvalan, voyant qu’il n’y avait rien de bon à attendre d’un homme en délire, résolut de gagner du temps. Le sire de Laval, qu’il avait prévenu de l’état d’exaltation du duc, revint à la charge ; il ne craignit pas de lui reprocher la déloyauté et la barbarie de sa conduite. Ses raisons ébranlèrent Montfort. Aussi, le lendemain matin, agité de remords, et effrayé de l’idée que le roi de France et les seigneurs bretons ne tarderaient pas à tirer une éclatante vengeance du meurtre du connétable, le duc s’empressa-t-il d’appeler Bazvalan pour lui donner contre-ordre. Bazvalan parut, affectant une contenance morne, et le duc lui ayant demandé s’il avait exécuté ses ordres : « Monseigneur, répondit Bazvalan, vous me le commandastes en telle instance que je n’eusse osé y faillir ; c’est fait. » À ces mots Montfort laisse éclater ses sanglots. « Hé Dieu ! s’écrie-t-il, que m’est-il advenu ? Que ferai-je ? que fera mon pauvre pays que je vois tant allumé en guerre ? Il me semble que je vois déjà mes ennemis par les villes, et moi banni, exilé, à la fuite en Angleterre, devers ceux que j’ai tant offensés, et de grâce me suis fait leur ennemi. « … Clisson est-il bien mort ? demanda-t-il une seconde fois. – Ouy, Monseigneur, répliqua Bazvalan ; soubdain que j’ai entendu la mynuict, je l’ay fait mettre au sac, et l’ayant tenu en l’eaue et noyé, je l’ay fait lever, afin que le corps ne fust trouvé, et l’ay fait enterrer auprès du château. » Le duc, entendant cette réponse, s’écria douloureusement : « Aah ! Dieu mon créateur ! Aah ! messire Jehan, vecy un piteux resveille-matin ! Ah ! maudicte cholère ! où m’has-tu mené soubdainement, et en moins, d’une heure ? Pleust à Dieu, Bazvalan, que je vous eusse creu ; vous me conseilliez bien, et mon insensé esprit ne vous peut pas croire ; je voy bien que je n’auray jamais bien et seray tout le reste de mes jours en pauvreté et mendicité ; et pleust à Dieu que je fusse le plus pauvre gentilhomme de ce duché, et en seureté de ma personne. »

Bazvalan, à qui le duc intima l’ordre de ne plus reparaître devant lui, se retira. Mais, démêlant dans tout ce qu’il venait d’entendre, moins un remords réel que la crainte de perdre la couronne de Bretagne, il voulut que l’épreuve fût complète. Il épia donc le duc pendant toute la journée, et quand il fut bien assuré du désespoir de son maître, il se représenta devant lui et lui avoua sa désobéissance. Le duc, passant alors de l’excès du désespoir à celui de la joie, se jeta au cou de Bazvalan, l’embrassa à plusieurs reprises, et promit de le dignement récompenser du service qu’il lui avait rendu.

Mais, comme l’avait pressenti Bazvalan, la crainte, plus qu’un repentir réel, avait déterminé Montfort. Incapable de générosité, dominé d’ailleurs par toutes ses mauvaises passions, il ne consentit à relâcher son prisonnier qu’à beaux deniers comptants. La rançon de Clisson fut fixée à cent mille livres, et il lui fallut accepter un traité portant que les villes et châteaux de Clisson, Josselin, Lamballe, Broons, Jugon, Blain, Guingamp, La Roche-Derrien, Chatelaudren et Chateaugui, près Oudon, seraient remis au duc dans les trois jours suivants, c’est-à-dire les 28, 29 et 30 juin 1387, etc. Le traité du 27 juin contenait encore beaucoup d’autres stipulations oppressives et humiliantes pour le connétable.

Comme on le pense bien, Clisson n’aspirait qu’à déchirer un traité si onéreux et si déloyalement extorqué. Il se hâta de se rendre à Paris, et là, en plein conseil, il demanda au roi que le duc perfide, rebelle et félon, subît le châtiment dû a ses méfaits. Il jeta fièrement son gantelet en signe de défi à quiconque soutiendrait qu’il avait manqué à ses devoirs, et présentant au roi l’épée de connétable : « Je vous la rends, Sire, dit-il, donnez-la à tout autre ; pour moi, je ne saurais plus exercer avec dignité si haute charge. »

Charles VI aimait Clisson ; de plus il était courroucé d’un attentat qui avait causé une indignation universelle parmi les gens de guerre et la noblesse. Aussi, après avoir refusé de reprendre l’épée de Clisson, lui promit-il de mesurer la punition du coupable à l’énormité de son crime. Cette peine, c’étaient les pairs qui devaient la prononcer : il fut décidé que, avant de citer le duc de Bretagne, on lui enverrait une députation pour l’engager à venir à Paris. Montfort éluda la réponse : il demanda un délai pour réfléchir, déclarant toutefois que, si quelque acte de rigueur avait été exercé, ce n’était ni au mépris de l’autorité royale, ni contre le connétable, mais contre un baron, vassal et sujet du duché de Bretagne, et qu’il avait usé de son droit de suzeraineté et de justice contre Olivier avec plus d’indulgence que celui-ci ne le méritait. Il termina en assurant les députés qu’aussitôt que ses affaires le lui permettraient, il se rendrait volontiers près du roi.

Cette réponse parut satisfaire Charles VI ; mais il n’en fut pas de même de Clisson. Désespérant d’obtenir aucune réparation, il résolut de se faire justice lui-même. Après avoir solennellement défié Montfort, qui ne répondit point à son cartel, il passa en Bretagne, où plusieurs seigneurs l’aidèrent à reprendre quelques-unes des places que Jean lui avait arrachées. Charles VI, contrarié d’un état de choses qui suspendait l’exécution de ses projets contre l’Angleterre, envoya en Bretagne une nouvelle députation qui signifia aux deux parties l’ordre de suspendre les hostilités et de se soumettre à son arbitrage ; ce que Montfort accepta, mais après avoir préalablement déclaré dans son conseil (19 et 31 décembre 1387) qu’il protestait d’avance contre tout ce que le conseil ferait, n’entendant se dessaisir d’aucune des places cédées par Olivier. Quoi qu’il en soit, les deux adversaires se soumirent à la trêve ordonnée par le roi, et Clisson en profita pour marier sa fille au comte de Penthièvre, et pour mettre lui-même un terme à son long veuvage, en épousant Marguerite de Rohan, veuve du sire de Beaumanoir.

Jean IV, cité à paraître devant le roi à Orléans, où se tinrent les états après les fêtes de Pâques (1388), ne se présenta ni en personne ni par procureur. Clisson détailla ses griefs avec une mâle dignité, et offrit de se mesurer en combat singulier avec le duc ou tout autre champion assez osé pour soutenir qu’il n’avait point été traîtreusement surpris et outragé. Ce nouveau défi resta encore sans réponse. Quant à Montfort, ingénieux à trouver des motifs pour reculer son voyage, il ne vint, non pas même à Orléans, mais à Paris, que pressé par son propre conseil. Après d’assez longs débats, Charles VI prononça son jugement, le 20 juillet 1388, à l’hôtel Saint-Paul, en présence des grands du royaume. La paix fut encore une fois rétablie en apparence entre Jean IV et Clisson, ces deux irréconciliables ennemis.

Les largesses du roi, la considération, l’appui dont le roi entourait Clisson, en faisaient un adversaire redoutable pour Montfort : l’événement le prouva. En effet, au mois de septembre 1388, pendant que le connétable accompagnait Charles VI dans la Gueldre, Montfort ayant envoyé ses gens prendre possession, en son nom, conformément à la décision du 20 juillet, des villes et forteresses qui devaient lui être remises, les capitaines qui y commandaient pour Clisson s’étaient refusés à les restituer, alléguant le défaut d’ordres nécessaires, et Marguerite avait même gardé les prisonniers qu’elle avait en son pouvoir. Ces violations de la sentence royale déterminèrent Montfort à envoyer une députation à Charles VI pour lui exposer ses doléances. Mais Clisson avait aussi à se plaindre de plus d’une infraction de la part de Jean IV à la décision du 20 juillet. Dans cet état de choses, le roi intervint de nouveau, moins pour résoudre les questions en litige que pour favoriser Clisson en ne l’obligeant à aucune restitution.

Lorsque Charles VI revint à Paris, les démêlés de Jean et du connétable étaient plus animés qu’en aucun temps. On était alors à la fin de 1390. L’année suivante se passa en escarmouches, en négociations. Les amis communs des deux antagonistes étaient parvenus à les rapprocher ; il en résulta un traité ou arrangement qui, s’il fut réellement consenti, ce qui est peu probable, ne fut point exécuté. Le roi désirait pourtant qu’un accommodement entre les deux contendants ôtât à Montfort tout prétexte de s’allier aux Anglais à l’expiration de la trêve (conclue avec cette nation le 18 juin 1389, pour durer jusqu’au 16 août 1392), et il s’y employa de façon à amener le traité arrêté à Tours le 26 janvier 1392, et stipulant, pour principales conditions, que le duc de Bretagne paierait à Clisson, avant le 18 mai suivant, ce qu’il restait lui devoir des cent mille livres de rançon qui lui avaient été arrachées avant sa sortie du château de l’Hermine ; qu’il fournirait des cautions ; que les excès seraient réciproquement pardonnés, les sentences annulées, les procédures anéanties. Tout ce qui ne consistait qu’en paroles fut exécuté sur-le-champ. Il en fut tout autrement des stipulations qui devaient se traduire en actes : le traité de Tours, comme la très-bien dit un auteur moderne, fut une lettre morte qui n’eut d’autre effet que de faire cesser la guerre ouverte, sans atténuer les haines qui couvaient, aussi intenses qu’auparavant. À quelques mois de là elles firent une explosion terrible.

Pierre de Craon, sénéchal et premier baron de l’Anjou, avait longtemps été protégé par le duc d’Orléans, bien que ses débauches et sa conduite déloyale envers le duc d’Anjou l’eussent rendu indigne de cette faveur. Chassé enfin de la cour sur la demande de son protecteur lui-même, il attribua sa disgrâce au connétable, qu’il savait avoir de l’influence sur le duc d’Orléans, et qu’il savait aussi ne voir en lui qu’un espion de Montfort. Furieux, et méconnaissant les liens de parenté qui l’unissaient à Clisson, Pierre de Craon vint à la cour de Bretagne, et, après avoir concerté avec Montfort les moyens de se défaire de leur ennemi commun, il dirigea à plusieurs reprises sur Paris de mauvais garçons bien armés et résolus à tout entreprendre. Le 14 juin 1392, jour de la fête du Saint-Sacrement, Charles VI tint cour plénière à l’hôtel des grands ébastements (hôtel Saint-Paul), et y donna une fête qui se prolongea fort avant dans la nuit. Clisson, sorti vers une heure du matin, se rendait à cheval, n’ayant pour escorte que huit hommes sans armes, à son hôtel situé sur l’emplacement qu’occupent actuellement les Archives de France, lorsqu’en passant dans la rue Culture-Sainte-Catherine, lui et ses gens furent brusquement assaillis par une troupe à cheval qui arracha les flambeaux qu’on portait devant lui. Le connétable, regardant cette attaque comme une espièglerie du duc d’Orléans, dont il venait de prendre congé quelques instants auparavant et dont il connaissait l’humeur joyeuse, s’écria : « Monseigneur, par ma foi, c’est mal fait ; mais je vous le pardonne, car vous êtes jeune, si sont tous revaux et jeux en vous. » Mais Pierre de Craon, tirant son épée, lui cria : « À mort ! à mort ! Clisson, cy vous faut mourir ! – Et qui es-tu ? reprit Clisson d’une voix terrible ; qui es-tu, qui oses dire de telles paroles ? – Je suis Pierre de Craon, votre ennemy ; vous m’avez tant de fois courroucé, qu’icy vous le faut amender. En avant ! dit-il à ses gens, je tiens celuy que je demandois et que je voulois avoir ! »

Et aussitôt il se précipita avec ses sicaires sur le connétable. Quoique Olivier n’eût pour toute arme qu’une dague et que tous ses serviteurs eussent été dispersés, à l’exception d’un seul, il lutta néanmoins contre ses nombreux assassins, et, s’adossant à un mur, il se défendit vaillamment jusqu’à ce que, renversé de cheval par un violent coup assené sur sa tête, il alla rouler dans la boutique d’un boulanger qui venait de l’entr’ouvrir au bruit de la rue. Craon et les siens, le croyant mort ou mortellement blessé, s’enfuirent à toute bride par les portes de Paris qui n’avaient pas été rétablies depuis que Clisson les avait fait abattre à son retour de la campagne de Flandre en 1382.

Le bruit de cet assassinat parvint aussitôt aux oreilles du roi, qui allait se mettre au lit. Il se vêtit d’une houpelande, on lui bouta ses souliers ès pieds, et il courut à l’endroit où l’on disait que son connétable venait d’être occis. Il le trouva baigné dans son sang. « Eh bien ! connétable, lui dit-il, comment vous sentez-vous ? – Chier Sire, petitement et faiblement. – Eh ! qui vous a mis en ce parti ? – Sire, Pierre de Craon et ses complices, traîtreusement et sans nulle défiance. – Connétable, oncques chose ne fut si comparée comme celle sera, ni si fort amendée. »

Quand les médecins eurent donné au roi l’assurance que les plaies d’Olivier, bien que nombreuses, lui permettraient de se rétablir dans quinze jours, Charles VI fit transporter le malade à l’hôtel Saint-Paul et ne songea plus qu’à punir les assassins. Il enjoignit à Pierre de Folleville, prévôt de Paris, de se mettre sur-le-champ à la poursuite de Craon, et, en attendant qu’on pût s’emparer de sa personne, il ordonna l’exécution de ceux de ses complices qu’on parvint à saisir ; il fit démolir l’hôtel de Craon, dont l’emplacement fut converti en cimetière , et la rue qui passait sous les murs du jardin où les spadassins s’étaient cachés, fut appelée la rue des Mauvais-Garçons, nom qu’elle a conservé jusqu’à ce jour.

Pierre de Craon, qui avait gagné son château de Sablé, apprit avec effroi que Clisson vivait encore. Redoutant le ressentiment du roi, il se hâta d’aller chercher un refuge auprès de Montfort, qui l’accueillit assez mal et lui reprocha d’avoir manqué son coup. « Vous êtes un chestif, lui dit-il, quand vous n’avez sçu occire un homme duquel vous étiez au-dessus. – Monseigneur, répondit Pierre, c’est bien diabolique chose ; je crois que tous les diables d’enfer, à qui il est, l’ont gardé et délivré de mes mains ; car il y eut sur lui lancé et jeté plus de soixante coups que d’épées et de grands couteaux. »

Quand le roi sut que le duc de Bretagne avait donné asile à Craon, il demanda que ce meurtrier lui fût livré : Montfort refusa. Charles, irrité de la désobéissance de son vassal, s’avança en Bretagne avec une armée ; mais en traversant la forêt du Mans il fut atteint de l’horrible accès de folie qui priva la France du meilleur de ses souverains (5 août 1392). Clisson, comprenant qu’il n’y avait pas de sûreté pour lui à la cour, s’enfuit en Bretagne, où la haine de ses ennemis le poursuivit : les ducs de Berri et de Bourgogne lui adressèrent des commissaires du parlement de Paris, pour le citer devant ce tribunal. Comme il ne comparut ni en personne ni par procureur, il fut condamné par contumace à être banni du royaume, comme traître envers la couronne. Persécuté en France, le connétable se vit en même temps attaqué par Montfort, qui, dans la situation où il le voyait, crut en venir aisément à bout ; mais il trouva plus de résistance qu’il ne s’était imaginé. Clisson mit sur pied des troupes composées de ses vassaux et de ses amis, et il reçut des secours de France, que le duc d’Orléans lui envoya à l’insu des ducs de Berri et de Bourgogne, tandis que ce dernier prince en faisait autant en faveur de Montfort.

Craon ne contribuait pas peu à animer le duc de Bretagne contre Clisson. Ce prince résolut de l’aller assiéger dans son château de Josselin. Clisson, averti par le vicomte de Rohan, y laissa une bonne garnison et en sortit secrètement pour aller s’enfermer dans Moncontour. Le duc, le croyant à Josselin, s’approcha de la place à la tête d’une armée, et en fit le siège dans les formes. Réduits à l’extrémité, les assiégés firent prévenir le connétable ; mais n’ayant pas assez de troupes pour contraindre le duc à lever le siège, Clisson prit le parti de la négociation. Montfort consentit à se retirer, à condition que Clisson paierait les frais du siège et qu’il lui obéirait comme ses prédécesseurs, ce qui fut accepté par le connétable.

Le duc s’en alla ensuite au château de La Chèze, où Clisson avait promis de se rendre pour ratifier le traité ; mais il ne vint point, et allégua pour prétexte que le duc avait auprès de lui certaines personnes qui étaient ses ennemis déclarés : il voulait surtout désigner Pierre de Craon. Montfort, qui trouva de la mauvaise foi dans ce procédé, en fut très-irrité. Pour s’en venger, il se prépara à lui faire vivement la guerre l’année suivante.

Cependant Charles VI, qui avait des intervalles de raison, témoigna qu’il était fort mécontent de la conduite qu’on avait tenue à l’égard du connétable, et révoqua l’arrêt prononcé contre lui. Le roi, se trouvant mieux au commencement de janvier (1394), partit de Paris pour aller au Mont-Saint-Michel accomplir un vœu qu’il avait fait. La proximité de la Bretagne fit naître à son conseil l’idée d’y envoyer des ambassadeurs pour y établir la paix entre Montfort et Clisson. Le duc, qui était d’un caractère fougueux, leur refusa d’abord le sauf-conduit : « Que viennent faire ici ces Français ? dit-il ; qu’ils s’en aillent ; je n’ai que faire d’eux. » Cependant il se rendit à l’avis de ses ministres, et permit aux ambassadeurs de venir le trouver. Il leur fit des promesses et leur donna des assurances de paix, qu’il ne tint pas. Les actes d’hostilité recommencèrent donc, et le duc vint assiéger le château de la Roche-Derrien. Roland de Coëtmen, commandant de la place, ne se croyant pas en état de tenir contre Montfort, prit le parti d’aller se jeter à ses pieds, suivi des principaux chefs militaires. Le duc pardonna à tous, fit ensuite raser le fort, congédia ses troupes et se retira à Morlaix.

Clisson, de son côté, ayant reçu un renfort que le roi et le duc d’Orléans lui avaient envoyé, alla assiéger Saint-Brieuc : s’en étant rendu maître en quinze jours, il marcha sur le château de Perrier, qu’il prit en une semaine et qu’il fit démolir, comme Montfort avait fait abattre celui de la Roche-Derrien. Le duc se repentit alors d’avoir congédié ses troupes, et de ne les avoir pas plutôt distribuées sur les frontières de l’Anjou, du Maine et de la Normandie, pour empêcher les Français d’entrer en Bretagne et de donner du secours à ses ennemis. Il rassembla donc sur-le-champ son armée, qu’il partagea en trois corps. Il mit le premier sous la conduite du sire de Malestroit et du vicomte du Faou ; il voulut conduire lui-même le second, et donna le commandement du troisième aux sires de Montfort, de La Hunaudaye et de Montauban. Son armée se composait de deux mille cinq cents hommes d’armes, et de treize mille cinq cents hommes, tant arbalétriers qu’archers et valets bien armés. Ils accoururent sous les murs de Saint-Brieuc et offrirent le combat à Clisson, qui le refusa.

Sur ces entrefaites, le roi écrivit au duc de Bretagne pour le prier de vouloir bien, en sa considération, ne plus faire la guerre au connétable et permettre aux Français qui étaient à son service de revenir en France. Montfort, las de guerroyer, souhaitait sincèrement la paix ; ayant donc délivré un sauf-conduit à tous les Français, soldats de Clisson, il lui envoya deux seigneurs pour l’engager à venir le trouver, afin de se réconcilier avec lui et de conclure ensemble une paix solide et durable. Mais Clisson n’y voulut point consentir ; il se rappelait trop bien l’aventure terrible du château de l’Hermine. Ce fut en vain que les deux seigneurs s’offrirent de demeurer en otages à Josselin jusqu’à son retour. Clisson leur dit que le duc ne lui faisait faire cette proposition que pour l’avoir en sa puissance et le mettre à mort. Il ajouta cependant que si Montfort voulait lui envoyer en otage son fils aîné, il consentirait à l’aller trouver pour mettre un terme à leurs différends.

Cette étrange demande fut rapportée au duc, qui y répondit en ordonnant de continuer la guerre. Il apprit cependant alors que le roi d’Angleterre sollicitait à la cour de France la main de la fille aînée de Charles VI, promise à son fils par un traité solennel. Il réfléchit qu’il était vieux et ses enfants très-jeunes ; de plus, la majorité de ses barons favorisait, ouvertement ou secrètement, le parti de Clisson et du comte de Penthièvre. Il craignit que, s’il mourait sans avoir établi une paix solide dans son duché, ses enfants ne courussent risque de ne point lui succéder. D’ailleurs le peuple gémissait des désordres d’une longue guerre qui avait ruiné le pays, et chacun soupirait après le calme. Ces motifs portèrent le duc à faire de lui-même des avances pour obtenir la paix.

À cet effet ; sans rien communiquer à son conseil, il dicta à son secrétaire une lettre pleine de courtoisie et d’amitié pour Clisson, par laquelle il lui demanda un entretien particulier. La lettre fut portée à Josselin, où le connétable se trouvait, par un homme discret et affidé, avec ordre de rapporter la réponse, et de ne dire à qui que ce fût où il allait ni qui l’envoyait. Clisson fut un peu surpris de recevoir de la part du duc une lettre si remplie de bonté et de marques d’affection. Il la lut plusieurs fois, ayant de la peine à croire qu’elle fût bien de Montfort ; mais le cachet ne lui permit pas d’en douter. Il douta seulement que le changement de ce prince à son égard fût sincère. Dans cette pensée, il lui fit répondre qu’il était disposé à l’aller trouver comme il le souhaitait, mais qu’il le priait de l’y engager en lui donnant pour sûreté son fils aîné en otage. La condition était dure ; mais le duc avait résolu de ne rien refuser. Le jeune prince avait à peine six ans : il partit pour Josselin sous la garde de trois chevaliers, qui devaient le laisser dans ce château et ramener le connétable. Clisson, à la vue de ce précieux dépôt, ne put plus douter de la bonne foi du duc. Touché de cette marque éclatante de confiance et d’estime, il résolut aussitôt de l’aller trouver et de lui ramener son fils. Le duc fut à son tour très-touché de la générosité de Clisson : ils eurent ensemble un long entretien, qui termina tous leurs différends ; chacun se relâcha de ses prétentions, et l’on conclut enfin un traité de paix, qui, dicté parla bonne foi, fut très-fidèlement exécuté. Tous les troubles de la Bretagne furent alors pacifiés, et le duc ne songea plus qu’à faire des alliances qui pussent contribuer à affermir son autorité et à augmenter sa puissance.

Dans cette vue, il projeta l’union de sa fille Marie avec Henri d’Angleterre, fils aîné du comte de Derby et petit-fils du duc de Lancastre. Cette proposition, qui avait d’abord plu à la cour d’Angleterre, n’eut point de suites, Montfort ayant changé de résolution et marié sa fille au fils du comte d’Alençon. Piquée de ce changement, la cour d’Angleterre refusa de rendre Brest, comme elle l’avait promis si l’union d’abord projetée se fût accomplie.

Montfort conclut en même temps le mariage de son fils aîné avec Jeanne de France, fille de Charles VI. Le duc suivit ensuite le roi à Saint-Omer, et fut témoin de l’entrevue entre le monarque anglais et Charles VI, au sujet du mariage d’Isabelle de France avec Richard. Richard pria Charles de faire grâce à Pierre de Craon , et Charles pria Richard de restituer le comté de Richemont et le port de Brest au duc de Bretagne, et Cherbourg au roi de Navarre. Les deux souverains s’accordèrent leurs demandes réciproquement. Mais le comte de Derby, devenu roi d’Angleterre (1398) sous le nom d’Henri IV par la déposition de Richard II, ôta à Montfort son comté de Richemont pour le donner à Raoul Nevil, comte de Westmoreland.

Le duc ne survécut pas longtemps à cette perte. Il mourut à Nantes dans la tour neuve du château, la nuit du 1er au 2 novembre 1399, et fut enterré le lendemain dans le chœur de l’église cathédrale de Nantes. On prétend qu’il fut empoisonné, et tous les historiens donnent ce fait pour constant. Telle fut la fin de Jean IV, surnommé le Conquérant pour avoir deux, fois conquis son duché. Ce fut un prince également politique et guerrier, qui éprouva tour à tour les faveurs et les disgrâces de la fortune ; il fut ami constant des Anglais, parmi lesquels il avait été élevé et à qui il avait de grandes obligations, puisque sans eux il n’eût jamais été duc de Bretagne.

Jean laissa quatre enfants mâles : Jean V, qui lui succéda ; Arthur, comte de Richemont, connétable de France, et depuis duc de Bretagne ; Richard, comte d’Étampes et de Vertus ; et Gilles de Bretagne. Il avait aussi donné le jour à trois filles : Marie, duchesse d’Alençon ; Blanche, comtesse d’Armagnac, et Marguerite.

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