Chapitre VIII

Suite de la lutte entre Jean de Montfort et Charles de Blois. – Le combat des Trente. – Du Guesclin. – Clisson. – Jean de Montfort triomphe.

(1351 – 1366)

La défaite des Français par les Anglais à Crécy (1346) avait eu pour résultat de ranger la ville de Calais sous la domination du roi d’Angleterre. Une trêve avait été signée peu de temps après entre Édouard et Philippe, et la Bretagne s’y trouvait comprise ; mais de nombreux chefs de bandes des deux partis n’en parcouraient pas moins la province, rançonnant les villes et faisant des conquêtes pour leur propre compte. L’habile et téméraire Dagworth avait péri non loin d’Auray, et ses compatriotes, pour venger sa mort, reprirent le cours de leurs pillages et de leurs cruautés dans les campagnes. Un de leurs chefs surtout, sir Richard Bemborough, commandant de Ploërmel, faisait retomber sa colère sur les marchands et les laboureurs. Les champs et les routes se couvraient de cadavres. Une foule d’enfants et de vieillards expiraient dans les cachots, et les jeunes gens qui échappaient aux massacres étaient menés sur les marchés, où l’on en trafiquait comme de vils animaux. Les populations désespérées se réfugiaient dans les cités, en proie à la misère, à la faim et aux maladies contagieuses. Elles maudissaient avec énergie Charles de Blois, Édouard d’Angleterre et Jean de France, qui venait de succéder à Philippe de Valois.

Le sire de Beaumanoir, chevalier plein d’honneur, commandant de Josselin pour Charles de Blois, pressé du désir de faire cesser ces malheurs, envoya demander un sauf-conduit à Bemborough pour aller le trouver. L’ayant obtenu, Beaumanoir se mit en marche pour se rendre à Ploërmel : arrivé devant le capitaine anglais et en présence de ses compagnons d’armes, il leur parla en ces termes pleins d’une noble fierté :

« Chevaliers d’Angleterre, je m’étonne fort que des hommes vaillants comme vous l’êtes fassent une guerre honteuse et cruelle, non pas aux gens qui portent les armes, mais aux marchands, aux laboureurs, aux hommes paisibles. Ce n’est pas coutume que les soldats soient employés à vexer et à ruiner le pauvre habitant qui sème le blé, qui nous procure du vin et qui nourrit le bestail. Je vous en dis tout mon penser, s’il n’y avoit pas de laboureurs, ne faudroit-il pas que les nobles travaillassent à la terre et se servissent du fléau et de la houe ? Ne faudrait-il pas qu’ils endurassent la pauvreté, ce qui seroit grande peine pour qui n’y est pas accoutumé. Paix donc sur les paysans d’ores en avant ; ils n’ont que trop souffert ; les volontés de Dagworth, qui voulait qu’on les épargnât, n’ont été que trop oubliées ! »

Bemborough, offensé de la hardiesse d’un tel discours, lui dit d’une voix haute et forte :

« Taisez-vous, Beaumanoir ; qu’il n’en soit plus question ! Montfort sera duc de toute la Bretagne, Édouard sera couronné roi de France, et les Anglais auront partout la puissance et le commandement, malgré les François et ceux qui tiennent à leur parti. »

Beaumanoir reprit avec une grande modération : Songiez un autre songe, cestuy est mal songié. Jamais par telles voies ne parviendrez à vos fins. Vos goberges, Bemborough, ne valent néant. Ceux qui en disent le plus sont sujets à se méprendre. Agissons plus sagement, s’il vous plaist, délivrez les prisonniers, et nous verrons après ce qu’il conviendra de faire. »

Bemborough s’emporta, refusa de mettre les paysans en liberté, et finit par s’écrier : « Il ne faut pas s’imaginer qu’il existe au monde d’aussi vaillants guerriers que les Anglais ; ils surpassent tous les autres en courage et prouesse ; et quant aux Bretons, qui donc en a parlé ? qu’ont-ils fait ? quelles conquêtes ont établi leur gloire ? Il leur convient bien de se comparer à la nation anglaise ! » Beaumanoir, en présence d’une pareille forfanterie, eut peine à se contenir. Il ajouta cependant avec une modération apparente : Les Anglais sont sans doute des guerriers recommandables ; mais, à mon avis, ils sont loin de l’emporter sur les Bretons. À l’occasion, je me fais fort de le leur apprendre par expérience, et si Bemborough, dont j’estime le grand cœur, ne veut pas attendre une rencontre fortuite, il n’a qu’à choisir un certain nombre des siens, désigner le jour et le lieu, et là, sans plus de paroles, je le lui ferai reconnaître. »

Bemborough accepta le défi, donna sa parole à Beaumanoir, et tous deux, se séparant, songèrent au choix de leurs hommes, dont le nombre était fixé à trente. Le rendez-vous fut donné près d’un vieux chêne, entre Ploërmel et Josselin, dans une lande dite la lande de Mi-Voie. Le jour du combat fut mis au samedi, veille du dimanche où l’on chante à l’introït de la messe, Lœtare, Jérusalem ; c’est celui qui précède le dimanche de la Passion (27 mars 1351).

Dix chevaliers et vingt écuyers, tous Bretons, s’adjoignirent à Beaumanoir, qui n’eut que l’embarras du choix dans la noblesse, impatiente de se mesurer avec l’ennemi du pays. Quant à Bemborough, il eut grand’peine à trouver ses trente soutiens parmi les guerriers de sa nation. Sa petite troupe se composa de vingt Anglais, six Allemands et quatre Bretons, partisans de Montfort. Parmi les Anglais, Thommelin Belliford combattait avec un maillet d’acier du poids de vingt-cinq livres, et Hucheton de Clamaban se servait d’une faux tranchante d’un côté, hérissée de crochets de l’autre, et dont tous les coups étaient mortels.

Bemborough arma le premier au rendez-vous, et les Bretons ne tardèrent pas à paraître. Des deux côtés, les combattants étaient armés à leur gré, d’épées, de lances, de poignards et de fauchons, sabres courts et recourbés comme des cimeterres. Les deux chefs haranguèrent leurs compagnons :

« Amis, dit Beaumanoir, que Dieu nous fasse croître en vertu ! nous avons fait dire des messes, et reçu l’absolution au nom du roi Jésus ! Il nous donnera la force et l’avantage. Ce que je requiers de vous, c’est d’avoir bonne contenance. Serrez-vous l’un près de l’autre, comme vaillants et sages. Les Anglais veulent notre perte, montrez-leur seulement votre fier visage, et malheur à Bemborough ! »

« Seigneurs, disait Bemborough de son côté, voici l’instant où nous devons nous réjouir. Merlin, dont j’ai fait consulter les livres, a prédit que nous aurons aujourd’hui pleine victoire sur les Bretons. Nous tuerons ou prendrons Beaumanoir et tous ses compagnons. Nous amènerons ceux qui seront vivants à notre gentil roi Édouard, qui les traitera à son plaisir. La Bretagne bientôt et toute la France lui appartiendront, et nous pourrons aller jusques à Paris ; car qui oseroit nous regarder en face ? »

Bemborough cependant fit signe à Beaumanoir qu’il voulait lui parler. Beaumanoir s’avança, et le capitaine anglais lui dit, d’un ton singulièrement peu d’accord avec le discours tout récent : Notre entreprise, ce me semble, a été faite à l’étourdie. Remettons cette journée à d’autres temps. Soyons amis, Beaumanoir. J’enverrai prendre les ordres du noble Édouard, vous vous adresserez au roi de Saint-Denis, et, s’ils nous approuvent, nous nous retrouverons ici à jour fixé. – Cette réflexion est bien tardive, répondit Beaumanoir ; toutefois je consulterai mes amis. »

« Qui de vous, leur dit-il en revenant vers eux, veut ajourner l’affaire ? Bemborough le propose, et chacun peut s’en aller sans avoir frappé un chétif coup ! Dites-m’en votre pensée. Quant à moi, j’en jure de par le grand Dieu du ciel, je ne céderais pas cette occasion de bataille pour tout l’or de la terre. – Quoi ! s’écria Yves Charruel irrité, ne sommes-nous pas ici gens portant épées, dague et lances, et venus pour combattre ? On se gausserait de nous. Soit maudit, de par saint Honoré ! quiconque voudroit ajourner le combat ! – Allons donc à la bataille ! » reprit Beaumanoir.

Quand Bemborough sut cette réponse, il dit : « C’est pourtant grande folie d’exposer ainsi à la mort la fleur de la duché ! Quand tous seront tués, la querelle de nos princes ne sera amendée, ni avancée d’un pas ; et jamais ne trouvera-t-on si braves chevaliers au monde ! – Mais ce n’est point là, répondit Beaumanoir, l’objet de la querelle. Nous défendons ici les droits de l’humanité. – Faut-il vous ramentevoir les excès de vos soudarts ? C’est honte que vous n’ayez accordé à ma demande première. Or, de par Dieu ! quoique j’aye ici de nobles chevaliers, encore n’y sont-ils tous ceux qui ne daigneraient fuir pour sauver leur vie. De par le Fils de Marie ! vous mourrez ignominieusement avant l’heure de compiles, ou vous et les vôtres serez pris et garrottés. En avant, amis, et à l’épreuve ! »

Après cette réponse on en vint aux mains. L’avantage fut d’abord du côté des Anglais, qui tuèrent Mellon et Poulard, et blessèrent dangereusement Rousselot, Tristan de Pestivien et Caro de Bodegat : ces deux derniers furent pris avec Yves Charruel. Le brave Tristan retrouva cependant des forces pour appeler Beaumanoir : Où es-tu, Beaumanoir ? les Anglais m’entraînent blessé et meurtri. Sois aujourd’hui pour moi, Notre-Dame de Bon-Secours ! » À ces accents déchirants, Beaumanoir accourt, et sa bravoure indomptée rend l’espoir aux Bretons. Des deux côtés on s’attaque, on se défend avec acharnement. La mêlée devient horrible, plusieurs braves mordent la poussière, et après deux heures de lutte corps à corps, les deux partis, accablés de fatigue, se retirent d’un commun accord pour reprendre haleine et se rafraîchir.

« Ah ! s’écria Geoffroy de la Roche, comme on s’apprêtait à recommencer le combat, deux de nos amis ont perdu la vie, trois autres sont prisonniers ! Dieu nous soit en aide ! Mais que ne suis-je chevalier ! avec combien d’ardeur je ferais mes premières armes ! – Qu’à cela ne tienne, par sainte Marie ! dit Beaumanoir ; beau doux fils, agenouille-toi. – Je te fais chevalier ; souviens-toi de ton aïeul Bude de la Roche, dont la valeur émerveilla tout l’Orient, et songe que j’ai juré que les Anglois paieront ta chevalerie avant l’heure de complies. »

En ce moment Bemborough s’élance sur Beaumanoir, le frappe d’un coup qui l’étourdit, et le saisissant au corps : Rends-toi, lui crie-t-il, je ne te tuerai pas ; mais je te donnerai à ma mie, à qui je t’ai promis en présent. – Par saint Yves ! reprend le Breton, il n’en sera pas comme tu penses ! » Il allait pourtant succomber, quand Alain de Keranrais accourt en disant à Bemborough : « Ah ! misérable présomptueux, qui se flatte d’emmener un homme d’un tel courage ! » Et il le renverse par terre d’un coup de lance dans le visage : Bemborough s’efforce de se relever, mais en vain ; Geoffroy du Bois l’achève d’un coup d’épée, et lui tranche la tête. Un cri de triomphe ébranle tous les cœurs des Bretons : « Beaumanoir est vengé ! »

Croquart, l’un des plus vaillants parmi les Anglais, voyant ses camarades étonnés de la mort de leur chef, leur dit : « Voici Bemborough mort ! Tous les livres de Merlin ne lui ont pas valu deux deniers ! N’ayons d’espoir qu’en notre courage ; serrez-vous contre moi, et périssent tous ceux qui nous approcheront ! »

Cependant les trois Bretons qui avaient été faits prisonniers, profitant du désordre que la mort de Bemborough avait mis parmi les siens, s’échappent et viennent rejoindre leurs compagnons. Le combat reprend avec plus d’acharnement. La chaleur était excessive, et Beaumanoir, à la fois affaibli par la perte de son sang et par le jeûne qu’il s’était imposé en l’honneur de la fête du lendemain, sent ses forces défaillir et laisse échapper ce cri d’angoisse : « À boire ! – Bois ton sang, Beaumanoir ! lui répond Geoffroy du Bois, et la journée est à nous ! » Ce mot, qui dès lors devint la devise des Beaumanoir, rend au héros chrétien toute son énergie, et il fond sur les rangs pressés de l’ennemi. En ce moment, Guillaume de Montauban monte à cheval, prend sa lance et semble vouloir s’éloigner. « Ah ! faux et mauvais écuyer, lui dit Beaumanoir, où vas-tu ? Cela te sera reproché à toi et à ta race ! – Besogne bien de ta part, vaillant chevalier, réplique Montauban ; j’y vais penser de la mienne. » Aussitôt il pousse son cheval, donne au travers des Anglais et les rompt, en criant : « Bretagne et Montjoie ! frappez, francs et preux compagnons ; vengez-vous des Anglois ! » Les Bretons pénètrent alors dans les rangs des ennemis ; ce n’est plus qu’un massacre : tous sont tués ou pris. Croquart, Knoles, Belliford et Caverley furent conduits à Josselin et mis à rançon. Tinténiac, du côté des Bretons, et Croquart, du côté des Anglais, eurent le principal honneur de cette action, où ils se distinguèrent beaucoup par leur valeur. Tel fut le succès de ce fameux Combat des Trente, célébré par la poésie et la peinture, qui acquit de la gloire aux vainqueurs, mais qui n’eut aucun résultat pour leur parti.

La trêve entre les rois de France et d’Angleterre continuait d’être mal observée, surtout en Bretagne. Le roi Jean y envoya des troupes sous la conduite de Guy de Nesle ; mais le général anglais, Richard Bentley, le vainquit à Mauron ; et dans cette affaire sanglante périrent Guy de Nesle, le comte de la Marche, le vicomte de Rohan et le fameux Tinténiac, le héros du combat des Trente.

Les partisans de Charles de Blois, consternés de cet échec, eurent lieu de s’en consoler en quelque sorte par la liberté qui fut accordée alors à ce prince de retourner en France, sur sa parole, pour y marier sa fille avec Charles d’Espagne, connétable de France, à qui le roi avait donné le comté d’Angoulême. Jean s’était engagé à payer la rançon de Charles de Blois ; mais le connétable, peu de temps après son mariage, ayant été tué par le roi de Navarre, et celui de France n’acquittant point la dette de Charles, ce dernier se vit contraint de retourner en Angleterre. Il fit alors un traité avec Édouard, par lequel il s’engagea à faire épouser, à Jean de Bretagne, son fils aîné, la princesse Marguerite, fille d’Édouard, moyennant quatre cent mille deniers d’or, et à condition qu’on lui rendrait la liberté, et qu’il serait reconnu duc de Bretagne, aussi bien que son fils et les enfants qui naîtraient de ce mariage avec Marguerite. Le traité ayant été conclu et juré de part et d’autre, le prince Jean passa en Angleterre avec son frère Guy, pour épouser la princesse. Mais le comte de Derby, neveu d’Édouard, lui ayant représenté qu’il se déshonorait en traitant ainsi avec le rival du jeune comte de Montfort, dont il s’était déclaré le protecteur et qui avait été regardé jusque alors comme son gendre futur, Édouard changea de résolution et ne voulut point observer le traité. Bien plus, il arrêta à sa cour les deux princes, comme prisonniers. Toute la négociation se borna donc à traiter de la rançon de Charles de Blois, leur père, qui vint en Bretagne afin d’y recueillir la somme nécessaire au recouvrement de sa liberté. Au bout de trois mois, étant retourné en Angleterre, il l’obtint enfin, à condition que ses deux fils demeureraient en otage jusqu’à l’entier paiement de sa rançon.

La trêve n’arrêtait pas les hostilités partielles. Jean de Montfort était trop jeune, et Charles de Blois trop fidèle à ses serments, pour se montrer sur les champs de bataille ; mais ni les capitaines ni les peuples n’étaient liés par aucune promesse, et dans la Bretagne entière on faisait la guerre de ville à ville, de château à château, de chaumière à chaumière. Tout devenait une arme redoutable dans les mains du peuple et des villageois.

Alors parut un homme que sa force corporelle et la fortune de la guerre ont élevé au premier rang parmi les plus célèbres capitaines : c’était Bertrand Du Guesclin, ou de Gléquin, pour nous conformer à la véritable manière d’écrire son nom.

On lit dans de vieilles chroniques qu’un chef maure appelé Hakim ou Aquin, échappé aux poursuites du grand Karl, et n’ayant pu retrouver le chemin des Pyrénées, s’était enfui en Bretagne avec un petit nombre de fidèles serviteurs. Arrivé près de la mer, entre l’endroit nommé depuis Cancale et le bourg de Saint-Meloir-des-Ondes, il prit un peu de repos dans une verdoyante prairie, tout émaillée de fleurs de glay ou d’iris. Il y construisit en ce lieu, sur une roche élevée, un château qu’on nomma le Glay-d’Aquin ou le Glay-Aquin, à cause des fleurs qu’il ne cessa de faire cultiver aux environs. Bertrand descendait-il du Sarrasin Aquin ? Nous ne savons ; mais le bon connétable était lui-même si convaincu de cette origine romanesque, qu’il avait formé le projet d’aller, après la guerre de Castille, conquérir en Afrique le royaume de Bougie, entre Alger et Bone.

Une vieille tradition, rapportée par Froissard et par plusieurs auteurs ses copistes, dit que le fils du Maure fut baptisé au berceau par l’ordre de Charlemagne, qui lui donna le nom d’Olivier de Glay-Aquin ; qu’il lui assigna en apanage les terres qui environnaient la tour de Glay, et que les seigneurs du Guesclin descendaient de cet enfant.

Quoi qu’il en soit de ces traditions merveilleuses, dont on peut croire ce qu’on voudra, le père de Bertrand avait épousé Jeanne de Mallemains de Sacé, femme d’un esprit remarquable, qui lui donna trois fils, lesquels se distinguèrent tous dans la carrière des armes, et dont l’un, Olivier, fut connétable de Castille, chambellan de Charles VI et comte de Longueville. Bertrand Du Guesclin, le plus célèbre des trois, était arrivé à l’âge de quinze ans sans autre éducation que celle qu’il recevait dans la compagnie des enfants du village, hargneux, querelleur, toujours battant ou battu, réunissant les petits campagnards, les divisant en armées, et les contraignant, soit par des coups, soit par l’exemple, à représenter des batailles. Il était devenu l’effroi des fermiers, des serviteurs de son père et même de ses frères, qui ne pouvaient supporter l’humeur difficile de leur aîné. Très-laid d’ailleurs, il avait la taille courte, les bras longs, les mains grosses, le nez écrasé, les épaules larges, le teint bronzé, et il se faisait détester de tous ceux qui l’entouraient, particulièrement de sa mère.

Un jour, une de ses tantes, religieuse, vint voir le père du terrible enfant, et fut invitée à partager le repas de la famille. Elle avisa les trois frères qui, selon l’usage du temps, mangeaient ensemble à une table séparée. Sont-ce là vos enfants, dame ? dit-elle à la mère. – Oui, répondit la châtelaine. – Il me semble, dit la perspicace religieuse en montrant Bertrand, que vous ne tenez pas cestuy-là le plus près de votre cœur. – Il est vray, reprit la dame ; de plus mauvais garçon n’y a au monde ; ni son père ni moi ne nous en pouvons aider. Il est toujours borgne et le visage rompu et égratigné ; en somme, nous le voudrions sous la terre. – Bonne dame, dit la religieuse d’un ton grave et prophétique, ne vous ennuyez point de cet enfant, il viendra un jour en perfection et sera le premier homme de France, et l’honneur de son pays, de ses parents et du royaume. – Dieu vous en veuille ouïr, dit la mère d’un air de doute pénible ; mais qu’attendre d’un pareil commencement ? »

Peu de temps après cette prédiction, la religieuse rencontre Bertrand, qui avait été blessé en luttant contre des paysans et que ceux-ci rapportaient chez son père : « Ah ! beau neveu, lui dit-elle, n’est-il pas honteux que le fils d’un chevalier se batte contre ceux qu’il devrait protéger, et se serve de son poing au lieu de lance ! – Mais, sainte dame, s’écria Bertrand, je n’ay ni lance ni roussin, et pour néant mon père ne m’en voudroit bailler. – Venez dans ma cellule, quand vous serez guéri, et le bon Dieu y pourvoira. » La religieuse, en effet, lui donna un peu d’argent, dont il acheta une lance et un mauvais cheval avec lesquels il s’exerça en secret au métier des armes.

Bientôt un magnifique tournoi fut proclamé dans Rennes : le père de notre héros s’y montra avec honneur, et fut chargé de la fonction de tenant des joutes. Vainement Bertrand lui demanda des armes et mit en usage les prières les plus humbles pour obtenir la permission d’assister au tournoi ; le chevalier s’y refusa toujours, redoutant la honte que les défauts d’éducation et de caractère du pauvre Bertrand devaient lui attirer indubitablement. Il prolongea même d’un mois la réclusion à laquelle il l’avait condamné pour quelque incartade. À peine fut-il parti, que Bertrand parvint à s’échapper de son cachot, et, monté sur son haridelle, entra dans Rennes à quelques pas du brillant cortège de son père. Il fut en butte aux plaisanteries des nobles, des dames et du peuple, qui ne pouvaient regarder sa grotesque figure et son ridicule équipage sans éclater de rire. Piqué au vif des sarcasmes dont il ne pouvait pas douter qu’il fût l’unique objet, Bertrand, de simple spectateur, entreprend de devenir un des figurants de la lutte et d’y jouer un rôle brillant. Par bonheur, comme il se retirait tout frémissant, passe un de ses parents qui allait se faire désarmer à la prochaine hôtellerie, après avoir donné maints bons coups de lance. Bertrand ne l’a pas plutôt vu, qu’il se jette à ses pieds, et, les larmes aux yeux, lui demande de lui prêter son cheval et ses armes pour tenter une course. – « Oui-dea, mon ami, dit le bon gentilhomme, soyez digne fils de votre généreux père ; il est d’un homme de cœur de se vouloir montrer en telle occasion. Or donc, je vous arme moi-même ; mais souvenez-vous que jamais combattant n’a vu le dos de ma cuirasse. »

Du Guesclin, sans lui répondre, endosse le harnois, s’élance sur le cheval encore fumant, et piquant des deux, visière baissée, lance haute, il va se mêler dans les rangs. Dès la première course il envoie son adversaire mesurer la terre, cavalier et monture. Des applaudissements chaleureux excitent le héros ; il repart, et quinze fois de suite il désarçonne quinze chevaliers qui avaient réclamé l’honneur de se mesurer avec lui. Enfin le père de Bertrand s’avance pour combattre cet invincible jeune homme, qu’on ne désignait que sous le nom de l’écuyer aventureux. Bertrand, reconnaissant son père, jette sa lance et s’offre avec respect à ses coups. Forcé de se faire connaître, Bertrand lève sa visière : son père, qui ne peut en croire ses yeux, court à lui et le presse avec tendresse et orgueil dans ses bras.

Dès lors son fils eut des armes et des chevaux, il fréquenta les tournois, fit la guerre pour son compte, et acquit une telle réputation de force et d’audace, que les soldats les plus intrépides abandonnaient, pour le suivre, leurs anciennes bannières et refusaient les meilleurs engagements. Tels furent les commencements de Bertrand Du Guesclin, depuis connétable de France et duc de Molines.

Un de ses premiers exploits fut la prise du château de Fougeray. Ayant appris que Robert Branbolle, chevalier anglais, qui y commandait, était sorti avec la meilleure partie de sa garnison, Bertrand se met aussitôt en campagne avec ses gens. Il leur fait prendre à tous des blouses de toile par-dessus leurs armes et les charge de fagots, de manière à leur donner l’apparence de bûcherons. Lui-même, travesti comme eux, s’approche du château, après avoir partagé sa troupe en quatre bandes. La garnison, les ayant aperçus, les prit en effet pour des bûcherons qui apportaient leur bois à la ville. On baisse le pont et on leur ouvre la porte. Du Guesclin entre le premier et jette aussitôt sa charge ; ceux qui le suivent en font autant, et empêchent ainsi que la porte ne puisse être refermée. Alors Bertrand, mettant l’épée à la main, tue le portier et crie : Notre-Dame Du Guesclin ! Les Anglais accourent au nombre de deux cents et viennent fondre sur lui. Malgré le courage de ses gens, il était près de succomber, lorsqu’une troupe d’hommes d’armes du parti de Charles de Blois, informée de l’entreprise de Du Guesclin, vint à propos pour le seconder. Ils entrent dans la ville sans obstacle et se joignent aux autres Bretons qui se trouvaient alors dans une fâcheuse extrémité, mais qui, avec ce secours inespéré, eurent bientôt l’avantage. Tous les Anglais furent tués ou pris, et le château fut rendu. Le capitaine Branbolle s’étant mis en chemin quelques jours après pour reprendre la ville, Du Guesclin le défit et le tua (1356).

Il se distingua d’une manière encore plus éclatante au siège de Rennes. Le duc de Lancastre, cousin germain du roi d’Angleterre, assiégeait cette ville avec le comte de Montfort ; la place était défendue par le vicomte de Rohan, le sire de Laval, Charles de Dinan et plusieurs autres : Penhouët, surnommé le Boiteux, en était gouverneur. Du Guesclin, posté avec une troupe de gens d’élite dans les bois environnant la ville, donnait souvent l’alarme au camp des Anglais et leur faisait beaucoup de prisonniers. Il y avait déjà plusieurs mois que la ville était assiégée, et les vivres commençaient à y manquer. Le duc de Lancastre fit amener au milieu des prés qui joignaient les fossés de la ville environ deux mille porcs, persuadé que les assiégés, dans l’extrémité où ils se trouvaient, ne manqueraient pas de faire une sortie pour les enlever ; mais le gouverneur ne donna pas dans le piège, et résolut cependant de se rendre maître d’une partie de ces porcs. À cet effet, il fit abaisser le pont d’une porte à laquelle il fit pendre par un pied une truie vivante : les porcs, comme on sait, accourent toujours aux cris de leurs compagnons. Ceux qui étaient dans la prairie, entendant la truie crier, se dirigèrent en courant vers le pont. Aussitôt on détache la truie, qui, s’enfuyant dans les rues de la ville, y attira tous les pourceaux qui étaient sur le pont.

Ce secours fut peu de chose, en comparaison de celui que Du Guesclin procura à la ville peu de temps après. Il attaqua le camp des Anglais au lever du soleil, dans le temps où on changeait les gardes, et où la plupart des ennemis étaient encore plongés dans le sommeil. Il renversa les tentes, mit le feu partout, massacra tout ce qu’il rencontra, et fit tant de ravage, que les Anglais s’imaginèrent que leur camp était attaqué par vingt mille Français. Bertrand y trouva un grand nombre de charrettes chargées de toutes sortes de provisions de bouche. Il s’en rendit maître, et les fit conduire à la porte de la ville, qui lui fut ouverte lorsqu’on l’eut reconnu. Il y entra avec ses gens, et y fut reçu comme en triomphe. Ensuite il paya les charretiers et les renvoya, avec ordre de rapporter au duc ces paroles : « Sire, Bertrand se recommande à vous, et dit que, par Dieu, il vous verra le plus tôt qu’il pourra, et qu’il a tant de vivres pour lui et ses gens que, quand il vous plaira des vins de la cité, il vous en enverra, et de l’hypocras aussi pour adoucir votre cœur ! »

Le duc de Lancastre, loin de s’offenser de la hardiesse de Bertrand, témoigna le désir de le connaître : « Par saint Dunstan, dit le comte de Pembroke, c’est un vaillant jeune homme, Monseigneur, et un gentil chevalier. Envoyez-lui un sauf-conduit, et Dieu me damne s’il ne vient. – Si je le croyais, reprit le duc, je lui envoyerais incontinent un héraut. »

Un héraut, porteur d’un sauf-conduit, fut donc envoyé à Bertrand, pour le prier de venir trouver le duc de Lancastre. Du Guesclin accepta cet honneur, monta aussitôt à cheval, après avoir fait un riche cadeau au messager, et marcha vers le camp anglais. Le duc le reçut très-poliment, le combla de louanges, et lui dit qu’il lui savait bon gré de l’être venu trouver comme il l’en avait prié. « Je serai toujours prêt à faire tout ce que vous m’ordonnerez, répondit Du Guesclin, excepté la paix, tant que vous ferez la guerre à Charles de Blois, mon seigneur, qui est le légitime héritier de Bretagne. – Le droit est douteux, reprit le duc ; avant qu’il soit décidé, il en coûtera la vie à plus de cent mille hommes. – Tant mieux, repartit brusquement Du Guesclin ; ceux qui demeureront en seront plus riches. » Cette repartie lit rire le duc, qui essaya, mais vainement, par des promesses séduisantes, d’attirer Du Guesclin dans le parti de Montfort.

Pendant cet entretien on vit entrer dans la tente du duc un chevalier anglais, nommé Guillaume Branbolle, proche parent du capitaine de Fougeray, tué par Du Guesclin. Ce chevalier offrit à Bertrand le combat à trois fers de glaive, trois fers de hache et trois coups de dague. C’était ce qu’on nommait alors le combat à outrance. Le Breton pressa fortement la main de l’Anglais et lui dit : « Si trois fers ne suffisent pas, je t’en donnerai six, et, dût-on me proposer ton pesant d’or, je ne renoncerais pas au duel que tu viens chercher. » Le combat fut fixé au lendemain, et le duc fit présent à Du Guesclin d’un superbe cheval, que le Breton monta pour revenir à Rennes.

Ce fut en vain qu’instruits de la nouvelle de cet engagement, les parents et les amis de Bertrand le supplièrent de ne pas ainsi risquer sa vie sans utilité pour sa cause : Bertrand répondit qu’il avait donné sa parole et qu’il la tiendrait. Le lendemain, dès le matin, il se vêtit de ses armes, à l’exception de sa cuirasse, et, ainsi accoutré, se rendit à l’église pour y entendre la messe et se recommander à Dieu. Comme il allait monter à cheval, une bonne vieille tante qui l’avait souvent aidé dans sa détresse vint le prier d’ôter son casque, afin qu’elle eût la satisfaction de l’embrasser une dernière fois : « Ma tante, lui cria Bertrand en prenant le galop, allez au logis embrasser votre mari, et faites préparer le dîner, car je serai de retour avant le Benedicite. »

Il tint parole. Vainqueur de l’Anglais, non-seulemeut il ne le tua pas, comme il en avait le droit, mais il ne voulut pas même le faire prisonnier. Il fit présent du cheval de son ennemi au héraut de Lancastre, et revint manger, avec un appétit et une joie faciles à comprendre, le dîner de sa bonne vieille tante.

Cependant le pape, instruit par ses légats qu’au mépris de la trêve Lancastre persistait à poursuivre le siège de Rennes, s’en plaignit au roi d’Angleterre, qui envoya l’ordre précis de le lever. Il fallait obéir au roi, et pourtant Lancastre avait fait le serment sur l’Évangile de ne pas perdre de vue les remparts de Rennes, qu’il n’y eût fait flotter la bannière d’Édouard. On s’avisa d’un singulier expédient pour ne pas exposer le duc à la honte d’un parjure. Bertrand Du Guesclin, effrayé des cruels ravages de la famine sur les infortunés habitants de Rennes et ne conservant nulle espérance de les ravitailler de nouveau, fit dire à Lancastre que s’il voulait entrer dans la ville avec dix personnes seulement, on lui ouvrirait les portes et on lui laisserait arborer son drapeau sur les remparts. Le duc agréa une offre qui le relevait honorablement de son serment. Le jour de la cérémonie fut fixé, et tous les boulangers, bouchers et marchands de comestibles eurent ordre d’étaler toutes les denrées qui leur restaient, afin que les Anglais ne connussent pas la détresse où le peuple était réduit. Le duc entra dans Rennes en triomphateur ; on lui présenta le vin d’honneur. Il gravit le rempart et y planta fièrement son drapeau, au-dessus de la porte qui conduisait au camp anglais. Mais à peine fut-il reparti, que son enseigne fut abattue, souillée de boue et mise en lambeaux ; furieux, mais lié par le serment qu’il avait fait de lever le siège, il se retira, cruellement mortifié, à Auray avec le jeune comte de Montfort.

Charles de Blois récompensa en paroles le dévouement des habitants de Rennes, et créa Du Guesclin seigneur de la Roche-Derrien. Il profita de la trêve pour réparer ses pertes, fortifier ses places et solder sa rançon. Ce fut le peuple qui paya.

Au milieu de la guerre comme de la paix, ce sont désormais le nom et les exploits d’un seul homme qui dominent cette époque et écrasent tout son entourage. Partout on le retrouve, en Espagne, en France, en Italie, en Bretagne ; il semble que sa biographie soit l’unique histoire du XIVe siècle, tant il rayonne d’un vif éclat ; et l’on a peine à se maintenir dans d’étroites limites en parlant de cette grande et noble figure du chevalier qui a nom Bertrand Du Guesclin.

Le traité de Bretigny, déshonorant pour la France, n’apporta en Bretagne qu’un surcroît de calamités. Il y avait été arrêté, par rapport à cette province, que Jean de Montfort et Charles de Blois comparaîtraient en personne, ou par leurs procureurs, devant les deux rois ou leurs commissaires, qui tâcheraient de les mettre d’accord au plus tôt ; que si l’une des deux parties refusait de comparaître dans le temps, ou d’obéir au jugement, les deux rois se déclareraient contre elle ; que cependant aucun des deux monarques ne pourrait, sous quelque prétexte que ce fût, faire la guerre à l’autre pour ce sujet ; enfin, que la souveraineté et l’hommage de la Bretagne demeureraient toujours au roi de France (1360). La même année, le 8 juillet, le roi Jean, prisonnier depuis la bataille de Poitiers (1355), fut amené à Calais, et Édouard s’y rendit aussi. Le monarque anglais renonça formellement à la souveraineté et à l’hommage de la Bretagne, conformément au traité. Les conditions qui regardaient la Bretagne furent acceptées par Jean de Montfort et par Charles de Blois, qui comparurent devant les deux rois, à Saint-Omer. On y parla de partager le duché ; mais ni l’un ni l’autre n’ayant goûté cet expédient, Montfort suivit Édouard en Angleterre, et Charles, pour engager de plus en plus le roi de France à soutenir ses intérêts, maria sa fille à Louis, comte d’Anjou, fils du roi.

Cependant la mort de Jacques de Bourbon, comte de la Marche, et du duc de Lancastre, qui avaient beaucoup de crédit, l’un sur l’esprit de Charles de Blois, l’autre sur celui de Jean de Montfort, fit perdre toute espérance d’accommodement entre eux. Les deux parties ne songèrent donc qu’à la guerre. Les deux rois ayant consenti, tout en s’abstenant eux-mêmes, que leurs sujets et leurs alliés prissent parti dans ce différend, Jean de Montfort eut bientôt une armée beaucoup plus nombreuse que celle de Charles de Blois, qui, redoutant les forces de son concurrent, jugea à propos, de lui demander une trêve, comme pour se disposer à traiter de la paix, mais, dans le fond, pour gagner du temps. Elle fut conclue pour durer jusqu’à la Saint-Michel de l’année suivante. Charles profita de cette trêve pour grossir le nombre de ses partisans et assembler des troupes.

Malgré la trêve, chacun des deux partis fit des entreprises sur l’autre. Charles de Blois mit le siège devant Becherel, où commandait le sire de Latimer pour le comte de Montfort, qui aussitôt réunit toutes ses troupes à Vannes, et marcha au secours de la place. Montfort, ayant trouvé son ennemi trop bien retranché pour pouvoir l’attaquer, se contenta de le contre-assiéger. Charles, dans cette situation, étant venu à manquer de vivres et de fourrages, fit dire à son adversaire qu’il ne tiendrait qu’à lui qu’ils se vissent dans un endroit plus commode, tel que la lande entre Évran et Becherel. Montfort répondit qu’il allait décamper, et l’attendre dans le lieu qu’il avait nommé ; il décampa en effet, et Charles aussi. Les deux armées étaient en présence, et l’on était près d’en venir aux mains, lorsque quelques évêques qui se trouvèrent là proposèrent un traité au lieu de combat, et firent consentir Jean de Montfort (à la prière de Charles de Blois) à renouer la négociation qui avait été commencée. Elle réussit, et le traité fut conclu.

Mais l’année suivante (1364), la légèreté de Charles de Blois et son inexactitude à tenir ses promesses firent rompre le traité, et l’on se prépara des deux côtés à continuer la guerre.

Charles V, qui venait de succéder à Jean son père, avait résolu d’appuyer de toutes ses forces le parti de Charles de Blois : il ordonna à Du Guesclin, qu’il venait de créer maréchal de Normandie et comte de Longueville, pour le récompenser de ses éclatants services, d’aller en Bretagne avec mille lances, à l’armée du comte de Blois. Le grand capitaine vint trouver Charles à Nantes, où ce prince était avec la comtesse de Penthièvre, sa femme, et un grand nombre de seigneurs et de chevaliers français, normands et bretons. L’armée de Charles de Blois se composait d’environ quatre mille hommes.

Charles de Blois, à la tête de ses troupes, partit de Nantes, marcha du côté de Rennes et arriva à Josselin, où il en fit la revue. Montfort, qui assiégeait alors le château d’Auray, apprenant que son ennemi venait à lui, lui dépêcha un héraut pour lui proposer d’indiquer un endroit où leurs conseillers pussent s’assembler, afin de faire un accord entre eux. Montfort était résolu à se contenter de la moitié de la Bretagne, suivant le traité d’Évran, avec cette condition que, s’il mourait sans enfants, tout le duché appartiendrait à Charles de Blois.

Jeanne de Penthièvre avait dit à Charles, son mari, en présence de Du Guesclin et d’autres barons de Bretagne, avant son départ : « Monseigneur, vous vous en allez défendre mon héritage et le vôtre, car ce qui est mien est aussi vôtre, lequel messire Jean de Montfort nous empêche et a empêché un grand temps, à tort et sans cause. Ce sçait Dieu. Les barons de Bretagne qui cy sont sçavent bien comment j’en suis droicte héritière ; si vous prie chèrement que nulle ordonnance, ne composition d’accord, ne traité, ne veuilliez faire ou y condescendre que le corps de la duché ne nous demeure. » Charles avait promis de se conformer à cette injonction : son bon sens et son caractère le portaient à la paix ; mais il n’était pas libre, et puis il espérait enfin triompher de son concurrent. Le héraut fut renvoyé et chargé de dire à Montfort que s’il ne se retirait de lui-même de devant Auray, on l’y forcerait avant quatre jours ; qu’il n’était plus question de traiter, mais de combattre.

La veille de la Saint-Michel de l’année 1364, Charles de Blois parut en vue d’Auray avec son armée, que, par le conseil de Du Guesclin, il partagea en trois corps avec une arrière-garde. Montfort forma aussi trois divisions ; l’organisation de l’arrière-garde éprouva une assez grave contrariété. Chandos avait appelé Caverley, et lui avait dit : « Messire Hugues, vous commanderez l’arrière-garde ; je vous donne cinq cents bons combattants. C’est votre partage. Vous vous tiendrez sur l’aile droite, et ne quitterez ce poste, quelque chose qui advienne, à moins d’une extrême nécessité, comme par exemple si nos corps de bataille étaient entrouverts par l’ennemi et commençaient à s’ébranler. Alors vous vous porterez sur le point qui souffrira, vous le soutiendrez et lui imprimerez votre courage. Vous ne sauriez aujourd’hui rendre un plus éminent service. »

À ces mots, Hugues de Caverley rougit, et, tout plein de colère, répondit : « Sire, sire, remettez cette arrière-garde à un autre que moi, je ne demande nullement à m’en charger… Ah ! sire chevalier, dans quel lieu, en quelle circonstance m’avez-vous trouvé si misérable, que je ne sois en ce jour digne de combattre des premiers comme vous autres ? » Chandos reprit avec douceur : « Messire Hugues, je ne vous ai pas mis à l’arrière-garde par aucun motif qui puisse empêcher de vous considérer comme un des meilleurs chevaliers de l’armée ; je sais très-bien que vous êtes digne de combattre aux premiers rangs ; mais je vous ai confié ce commandement parce que vous êtes un homme sage et avisé, et qu’il y faut un brave comme vous. Je vous prie instamment de l’accepter. Je vous assure que si vous le prenez, le sort du combat dépendra de vous, et que vous y acquerrez un immense honneur ; et je vous promets de plus que je vous accorderai la première demande que vous me ferez, quelle qu’elle soit. » Caverley cependant, qui se regardait comme un homme déshonoré, suppliait Chandos, au nom de Dieu et à mains jointes, de remettre le commandement à un autre, parce qu’il voulait combattre des premiers. Chandos en pleura, et lui dit avec une sorte de sentiment résigné : « Eh bien donc ! comme il faut que je le prenne ou que vous le preniez, décidez vous-même lequel vaut le mieux pour le salut de l’armée. » Honteux de son obstination, Caverley saisit la main de Chandos et lui dit : « Ah, sire ! certes, je sais bien que jamais vous n’exigerez de moi rien qui puisse m’attirer du blâme, je l’accepte donc, et vous serez content. »

Avant de commencer le combat, le comte de Montfort, par piété et par prudence, envoya prier les ennemis de respecter le jour du Seigneur et d’attendre au lendemain. Cette proposition fut regardée par l’armée de Charles comme une marque de timidité et de faiblesse, et rejetée avec mépris. Bientôt on entendit le bruit des cors et des trompettes, et les deux armées commencèrent le combat au cri de : Bretagne ! Bretagne ! répété des deux côtés. Les gens de Montfort y joignirent : Malo au riche duc !

La mêlée fut sanglante et meurtrière : les chevaliers de part et d’autre, excités par la présence et par l’exemple des deux chefs, se signalèrent par des prodiges de valeur.

Olivier de Clisson, armé d’une hache, ouvrait les rangs et abattait tout devant lui. Il reçut un coup de pointe qui lui creva l’œil, après avoir traversé sa visière d’acier ; ce qui ne l’empêcha pas cependant de continuer de combattre.

Chandos se battait avec la même vigueur contre le corps commandé par le comte d’Auxerre, qui eut un œil crevé d’un coup d’épée et fut fait prisonnier avec le comte de Joigny.

Du Guesclin, au milieu de la mêlée, armé d’un lourd marteau d’acier, frappait avec furie en criant : Notre-Dame ! et assommait tout ce qui s’opposait à lui. Mais Chandos, suivi de plusieurs chevaliers, étant venu l’attaquer par devant et par derrière, il fut renversé. Relevé par des soldats de sa bande, il se battit encore avec succès, quoique gravement blessé.

Le comte de Montfort avait commandé ou permis à un chevalier de ses parents de porter une cotte d’armes chargée d’hermines, pour qu’il pût se mesurer avec Charles de Blois. Ce chevalier criait à haute voix dans la mêlée : « Bretagne ! où es-tu Charles de Blois ? » Charles, croyant en effet que c’était le comte de Montfort, alla à lui, le combattit, et, lui ayant déchargé sa hache sur la tête, l’abattit à ses pieds en criant : « Bretagne ! or est mort icelui de Montfort, par qui j’ai été ainsi grevé. » Au même instant parut à ses yeux le véritable Montfort, qui continuait de combattre avec beaucoup de courage, à côté de Chandos. Ce dernier, tout en portant des coups terribles, conseillait, encourageait le prétendant : « Faites ceci, allez là, venez de ce côté, » lui criait-il ; injonctions auxquelles le jeune Montfort s’empressait d’obéir.

Charles de Blois avait jusque alors remporté l’avantage par sa valeur et par celle de ses troupes : il avait poussé si vivement le comte de Montfort, qu’il avait renversé sa bannière. Il touchait enfin à la victoire, lorsqu’il se la vit arracher soudain par Caverley, qui commandait l’arrière-garde de l’armée de son concurrent. Le capitaine anglais vint le prendre en dos, mit le désordre parmi ses troupes, abattit son drapeau et le fit prisonnier. Presque aussitôt un soldat lui perça la gorge et le tua. Du Guesclin, ayant appris le sort de Charles, et que tout pliait devant l’ennemi, se battit en désespéré pour vendre chèrement sa vie. Enfin, n’ayant plus d’armes, accablé de fatigue et blessé, il se rendit à Chandos. La victoire fut complète. Toute la fleur de la noblesse bretonne périt dans cette bataille.

On chercha sur le champ de bataille le corps de Charles : on lui trouva une haire sous ses armes, avec une ceinture de corde. Ah ! monseigneur Charles, mon beau cousin, dit Montfort qui ne put s’empêcher de verser des larmes, quoique pour maintenir votre opinion vous ayez causé de grands malheurs à la Bretagne, que Dieu ne me soit en aide si je n’ai pas du regret de vous trouver ainsi ; mais cela ne peut désormais être autrement. » Chandos, moins touché de ce triste spectacle, lui dit : « Sire, sire, partons d’ici, et regraciez Dieu de la belle aventure que vous avez, car, sans la mort de cestuy, vous ne pouviez venir à l’héritage de Bretagne. » Le corps de Charles de Blois fut porté à Guingamp et enterré dans l’église des Cordeliers. Ainsi périt dans ce combat, après plus de vingt ans de guerre, le comte de Blois, aimé du peuple à cause de son désintéressement et de son amour pour la justice. Sa haute piété, qui le fit vivre au milieu des camps comme dans un cloître, lui valut l’honneur de la béatification.

Charles laissa cinq enfants de la comtesse de Penthièvre, sa femme : trois fils jeunes encore, et deux filles mariées, l’une à Louis de France, duc d’Anjou, second fils du roi Jean ; l’autre à Charles d’Espagne, connétable de France.

Un fait qui paraît bien prouvé, c’est que tant les partisans de Charles de Blois que ceux de Montfort avaient résolu de mettre fin à la guerre en sacrifiant l’un des deux antagonistes. Charles, vaincu, fut mis à mort ; et la même destinée était réservée à Montfort si la chance de la bataille ne lui eût pas été favorable. Toutefois ce lâche assassinat ne passa que pour l’excès de zèle d’un soldat. Voilà pour l’histoire, trop exacte, hélas ! d’un crime ordonné par l’ambition. Rappelons maintenant une anecdote peu connue, et que longtemps le peuple breton raconta à ses enfants.

Charles possédait un magnifique lévrier blanc dont il ne se séparait jamais. Jusqu’au jour de la bataille d’Auray, ce bel animal lui avait donné des preuves d’un attachement extrême. Au moment où le corps d’armée du comte de Blois vint attaquer le bataillon commandé par Chandos, au centre duquel était le jeune Montfort, le lévrier de Charles quitta son maître, prit son élan, évita les coups qui pleuvaient autour de lui comme une grêle serrée, arriva près de Jean de Montfort, lui posa ses deux pattes effilées sur les épaules et lui prodigua les plus folles caresses. Courtisan de la fortune et du succès, ce chien, qui semblait doué d’une double vue, donna en ce moment un triste exemple de la versatilité des amis de cour. Mais cette leçon, comme bien d’autres, devait-elle profiter au vainqueur et à son brillant entourage ?

Jean de Montfort, pour tirer parti de sa victoire, après avoir réduit le château d’Auray, se rendit maître de Malestroit, de Redon et de Jugon, et alla assiéger Dinan, qu’il n’emporta qu’au bout d’un mois, car cette place était bien garnie d’hommes et de munitions. Louis d’Anjou, gendre de Charles de Blois, par ordre du roi Charles V son frère, s’était approché des frontières de la Bretagne pour soutenir les restes du parti de la comtesse de Penthièvre, et il avait mandé aux assiégés qu’il venait à leur secours. Ils furent cependant contraints de se rendre, après avoir essuyé plusieurs assauts : la ville de Quimper se soumit aussi après un siège de quelques jours.

La veuve de Charles de Blois était à Nantes lorsqu’elle apprit la mort de son mari et l’état déplorable où ses affaires étaient réduites. De trois fils qu’elle avait donnés à Charles, deux étaient prisonniers en Angleterre ; le troisième, encore enfant, était auprès de sa fille, la duchesse d’Anjou. Si le roi de France eût voulu lui donner de puissants secours, son parti n’était pas encore entièrement abattu. Mais on craignit à la cour de Charles V que Montfort ne fit hommage du duché de Bretagne au roi d’Angleterre, qui l’eût reçu infailliblement, et y eut trouvé un prétexte de faire la guerre à la France pour soutenir son vassal. Le roi de France prit donc le parti d’offrir à Montfort de le reconnaître pour duc de Bretagne, à condition que le duc le reconnaîtrait lui-même pour son souverain et lui ferait hommage. Après avoir consulté Édouard, le comte de Montfort consentit à la proposition de Charles V, et un traité fut conclu à Guérande le 12 avril 1365, par lequel, outre la reconnaissance de Montfort comme duc de Bretagne, il fut réglé, à l’égard de la comtesse de Penthièvre, qu’elle conserverait ce comté, dont elle avait toujours porté le nom, et les autres terres qu’elle avait héritées de son père et de sa mère, etc. L’article X portait que désormais les femmes ne pourraient prétendre au duché, qu’au défaut de tous les mâles légitimes de la maison de Bretagne. Ce point, jusque alors indécis, avait été la cause de la guerre. Enfin, l’année suivante (1366), Charles V ratifia le traité de Guérande, et fixa le jour où le duc viendrait à Paris lui rendre son hommage : cette cérémonie eut lieu le 13 décembre de la même année.

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