Chapitre VI

Pierre Mauclerc. – Jean le Roux. – Jean II. – Arthur II. – Jean III.

(1214 – 1347)

Pierre Mauclerc, le prince le plus habile de son siècle, mais d’un esprit inquiet et turbulent, se proposa d’abord de régner sur la Bretagne avec une autorité absolue. Son surnom lui vint de ce qu’après avoir été destiné à la cléricature, et avoir longtemps étudié dans les écoles de Paris, il avait pris le parti des armes, tout en conservant un talent remarquable pour la dialectique. Mauclerc veut dire, selon quelques auteurs, méchant clerc, et suivant d’autres, à l’avis desquels nous croyons devoir nous ranger, grand clerc (magnus clericus). Clergie et littérature, clerc et écolier étaient des termes équivalents pendant tout le moyen âge.

Pierre n’avait pas tardé à se distinguer dans la carrière militaire. Philippe-Auguste l’avait armé chevalier, et le nouveau duc montrait autant de finesse et de talent que de bravoure. La guerre occupa ses premiers moments. Il se ligua contre Jean Sans-Terre avec Philippe-Auguste, qui ne pouvait pardonner au monarque anglais la mort d’Arthur et le massacre de cent quatre-vingts nobles enfants donnés en otage par les villes du Poitou. À la tête de sept cents chevaliers, Pierre combattit les Anglais à Dam. Apprenant que le roi d’Angleterre allait passer avec une armée en Bretagne, où il se proposait de faire une incursion, il s’empressa de rentrer dans ses États, et arriva à temps pour empêcher l’ennemi de s’emparer de Nantes. Déconcerté dans ses projets dévastateurs, Jean Sans-Terre se hâta de quitter un pays si vigoureusement défendu. De retour dans son duché, Pierre se fit rendre compte de l’état des revenus publics et de l’administration civile et judiciaire de ses États. Beaucoup plus instruit que la plupart des princes de son temps qui savaient à peine lire, il fixa son attention sur les abus les plus invétérés et les plus criants qui désolaient la législation de ce temps. Il se promit de porter un prompt remède à tant de maux, et d’abolir les coutumes cruelles qui entachaient les mœurs de son époque.

Jean Sans-Terre mourut en 1216. Objet de l’exécration des Anglais, des Français et des Bretons, il était depuis plusieurs jours en proie à une fièvre maligne, lorsqu’au passage de Cross-Keys il vit emporter par la marée montante les chariots qui contenaient ses joyaux, sa couronne et ses trésors. La douleur que cette perte causa à son avarice fut telle, qu’il expira trois jours après. On inhuma son corps près des reliques de saint Wulstan, dans l’abbaye de Worcester. Les anciennes chroniques assurent qu’après la cérémonie funèbre, et quand les religieux furent rentrés dans leurs cellules, un mystère horrible s’accomplit sur la tombe du roi meurtrier de son neveu. À minuit on entendit un cri terrible, et tel qu’aucun homme n’en avait jamais entendu : les ombres des nombreuses victimes de Jean Sans-Terre entouraient le cercueil de leur assassin, qui laissait échapper cette effrayante plainte : « Je suis Jean, naguère souverain, naguère roi de la vieille Angleterre. Tous les innocents à qui j’ai donné la mort se sont réunis pour me tourmenter ; mais aucun supplice n’égale celui que me fait éprouver le voisinage d’un ami de Dieu, de saint Wulstan. Enlevez mes os de ce temple saint, jetez-les dans le lieu le plus vil ; je suis condamné par le juste jugement de Dieu ! » Le lendemain, le corps de Jean Sans-Terre fut transporté dans un champ qui depuis lors s’est refusé à toute culture et est toujours resté stérile.

En 1218, Pierre Mauclerc perdit sa femme, la duchesse Alix, dont il avait trois enfants : Jean dit le Roux, qui lui succéda ; Arthur, mort dans sa jeunesse ; et Yolande, que le comte de la Marche épousa quelques années après. Mauclerc, qui ne devait conserver le gouvernement que jusqu’à la majorité de son fils, héritier du duché de Bretagne du chef de sa mère, entreprit, dans l’intérêt de ce fils et d’une meilleure administration, de ressaisir les droits royaux que quelques grands avaient usurpés. Mais les réclamations de Pierre furent vaines ; non-seulement ces seigneurs refusèrent toute enquête, mais ils prirent les armes, et une guerre s’engagea qui devait décider en faveur de l’injustice ou du bon droit. Pierre vit bientôt accourir en foule sous ses drapeaux le peuple qui l’aimait, et il fut sur-le-champ en état de combattre les rebelles. La victoire, en effet, lui resta dès la première bataille, qui fut sanglante pour les deux partis.

Toujours disposé à favoriser le peuple, le duc de Bretagne accorda de grandes franchises aux paysans qui se fixaient sur ses terres, et aux marchands qui voulaient y trafiquer, comme des exemptions de péages et d’amendes en diverses circonstances, le droit de pâture dans ses forêts, l’usage du bois mort, etc. Les avantages qui résultèrent de cette manière d’agir furent si marqués, que la plupart des seigneurs en firent autant sur leurs terres et cessèrent de mettre les voyageurs à contribution. Un seigneur angevin, Thibault Crespin, avait sur les bords de la Loire la forteresse de Châteauceaux. Il ne passait personne sur la rivière qui ne fût arrêté par ses hommes, rançonné et souvent totalement dépouillé. Les récits les moins exagérés portaient le nombre des victimes de sa cupidité à quinze cents. Pierre lui fit signifier de cesser ses brigandages ; Crespin se moqua, d’un tel ordre ; mais Pierre l’assiégea dans son repaire, le prit et le jeta dans la prison même où depuis quinze ans il avait successivement laissé mourir tant d’hommes inoffensifs. Après une longue détention et la confiscation de ses biens, le noble pillard fut banni pour toujours du territoire de la Bretagne et de l’Anjou.

Pierre Mauclerc, voyant que le plus grand nombre des seigneurs approuvait sa conduite envers les paysans, les convoqua à une assemblée générale, afin de faire ratifier ses réformes et de les sauvegarder des atteintes de ses successeurs. Après avoir réglé toutes choses pour le mieux et pour le plus grand bien de ses peuples, le duc de Bretagne accompagna le roi de France, Louis VIII, dans la seconde croisade qu’il venait de proclamer contre les Albigeois. Après quarante jours de service, Pierre quitta l’armée royale, et suivit Thibauld comte de Champagne, qui avait le premier quitté l’étendard de Louis VIII. La guerre contre les Albigeois fut fatale à leurs ennemis, tant par la perte d’hommes que divers combats leur occasionnèrent, qu’à cause d’une épidémie qui sévit avec fureur contre l’armée de Louis VIII et dont lui-même mourut à Montpellier. La calomnie attribua sa mort au poison.

Louis IX, ou saint Louis, son fils, qui lui succéda, n’avait alors que douze ans. Sa mère, Blanche de Castille, nommée régente de France, déploya un caractère plein d’énergie et des talents supérieurs dès son avènement à l’autorité. La première démarche que fit la reine mère fut de rassembler autant de troupes qu’il lui fut possible, et de conduire son fils à Reims, pour l’y faire sacrer. Tous les seigneurs du royaume avaient été invités à cette auguste cérémonie ; mais la plupart refusèrent de s’y trouver. Les principaux de ces grands de l’État étaient : le duc de Bretagne, le duc de Bourgogne, les comtes de Champagne et de la Marche, le comte de Bar, le comte de Saint-Pol et d’autres. Ils formèrent tous une ligue formidable contre la régente. Ils répandirent le bruit qu’elle avait manifesté l’intention d’éloigner de l’intimité du roi les princes et seigneurs de son sang, et qu’elle livrait à la politique espagnole et le gouvernement de la France et les volontés de son fils. Ils avaient favorisé l’entrée dans la Rochelle de Richard, frère du roi d’Angleterre. Blanche, à cette nouvelle, conduisit son fils à Tours, et s’avança même jusqu’à Loudun. Savary de Mauléon, Mauclerc et Thibauld, se réunirent à la carrière de Curtroy et restèrent vingt jours en conférence. Blanche n’eut qu’un mot à dire pour ramener le comte de Champagne aux pieds du roi ; puis elle se hâta de dépêcher vers le duc Pierre, et de le prier, avec la courtoisie qui lui était naturelle, de venir la visiter ; elle lui envoyait un sauf-conduit. Mauclerc se rendit à Vendôme, et l’on y examina ses prétentions. Pour les satisfaire, on crut devoir arrêter le mariage du prince Jean, frère du roi, âgé de huit ans, avec Yolande, fille du duc de Bretagne. Le roi lui donnait le comté d’Anjou, remettait à Pierre les villes d’Angers, de Beaufort et de Beaugé, et lui promettait celle du Mans, à la mort de la reine Bérengère. Ces conventions, et d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, furent écrites et signées ; mais aucun article n’en fut exécuté.

L’année suivante, le duc de Bretagne entra dans la ligue des barons de France, qui, ayant à leur tête le comte de Boulogne, frère du feu roi Louis VIII, demandèrent insolemment à Blanche qu’elle se démît de ses fonctions de régente. Le comte de Champagne était dans le parti de la reine ; Pierre conçut le dessein de l’en détacher en lui promettant la main de sa fille Yolande : l’affaire aurait réussi, si le roi de France n’eût interposé son autorité pour défendre à Thibauld de contracter ce mariage. À cet effet, il lui écrivit la lettre suivante : « Sire Thebaud de Champaigne, j’ai entendu que vous avez convenance et promis à prendre à femme la fille du comte Pierre de Bretaigne ; pourtant vous mande que si chier que avez tout tant que amez ou royaume de France, que ne le façez pas. La raison pourquoi, vous sçavez bien. Je jamais n’ai trouvé pis qui mal m’ai voulu faire que lui. »

Le comte se rendit aussitôt (1229) auprès du roi, et lui découvrit toutes les intrigues du parti des mécontents. Ceux-ci, pour se venger de Thibauld, se jetèrent sur la Champagne ; mais le roi marcha en personne à son secours, et contraignit ses ennemis de se retirer.

Le duc de Bretagne se rendit vers la fin de la même année en Angleterre, pour s’entendre avec le roi Henri III, avec lequel il s’était ligué. À son retour, il fut cité par son souverain pour venir rendre compte de sa conduite devant les juges qu’il avait nommés. Pierre représenta que le terme prescrit était trop court, et demanda que, selon la coutume du royaume, on lui en assignât un de quarante jours. En même temps il envoya un mémoire contenant ses sujets de plaintes contre le roi et la reine sa mère. Ses juges, sans avoir égard aux remontrances du duc, le déclarèrent dessaisi de tout ce qu’il tenait du roi en Anjou. Mauclerc, irrité de cette sentence, envoya un chevalier à la cour pour déclarer de sa part qu’il ne se regardait plus comme homme du roi, et qu’il le défiait. Le roi d’Angleterre arriva peu de temps après en Bretagne avec une armée ; le duc lui remit toutes les places fortes du pays, et engagea une partie de la noblesse à lui rendre hommage. Mais André de Vitré et plusieurs autres seigneurs n’y voulurent jamais consentir ; ils fortifièrent leurs châteaux, et résolurent de s’opposer de tout leur pouvoir aux Anglais.

Henri III, ayant vu que Louis IX, guidé par Blanche, avait déjà pris Bellesme, dans le Perche, sur ses ennemis, quitta la partie, et Mauclerc chercha à se ménager un troisième accommodement. La prise du château de Bellesme était un coup décisif, et Blanche y acquit une grande réputation de bravoure. La place passait alors pour imprenable, à cause de l’épaisseur de ses murs, et surtout de la tour qui défendait le fort. La saison était un autre obstacle ; on se trouvait au cœur d’un hiver extrêmement rude ; la rigueur du froid faisait périr les hommes et même les chevaux. Blanche cependant ne se rebuta point. Elle était en personne au siège, marchait aux côtés du roi son fils, animait le soldat, encourageait l’officier, et leur remontrait quelle honte ce leur serait si, le roi à leur tête, ils étaient réduits à lever le siège et à fuir devant un vassal révolté. Pour mieux mettre l’armée à l’abri du froid, elle fit couper une prodigieuse quantité d’arbres, fruitiers ou non, et on alluma dans le camp du roi de si grands feux et en si grand nombre, que le soldat n’eut plus à se plaindre. Deux assauts violents furent donnés au corps de la place, et l’on brisa les toits du fort avec deux pierriers qui lançaient une grêle de cailloux tellement meurtrière, que les assiégés n’étaient en sûreté nulle part. La grosse tour fut enfin abattue, et ses défenseurs se livrèrent au roi et à la reine mère, à laquelle on peut à juste titre attribuer tout l’honneur de ce siège.

Louis IX s’avança ensuite du côté de la Bretagne, assiégea Ancenis, fit déclarer Mauclerc déchu de la tutelle de son fils et de sa fille, et par conséquent de la garde du comté de Bretagne, et dégagea les barons du duc du serment de fidélité. Les Bretons promirent de recevoir dans leurs places les troupes du roi, et de lui faire hommage de tout ce qu’ils tenaient du duc, sauf le droit de Jean son fils et d’Yolande sa fille, quand ils auraient atteint l’âge de vingt-un ans, pourvu qu’ils rendissent au roi l’hommage qu’ils lui devaient. Le roi d’Angleterre, ayant laissé en Bretagne quelques chevaliers anglais et promis au duc de le secourir, repassa la mer. Bientôt après fut conclue une trêve pour trois ans, entre le roi de France d’un côté, le roi d’Angleterre et le duc de Bretagne de l’autre. À son expiration, Henri III envoya en Bretagne vers la Saint-Jean, soixante chevaliers et deux mille Gallois. Louis IX, de son côté, s’avança avec trois corps d’armée et attaqua cette province par trois endroits. Le duc épouvanté demanda une suspension d’armes jusqu’à la Toussaint, promettant que si dans cet intervalle le roi d’Angleterre ne venait le secourir en personne, il remettrait son duché entre les mains du roi. La trêve accordée, Pierre laissa trois places à Louis IX pour sûreté de sa parole, et se rendit auprès de Henri III, pour solliciter des secours d’hommes et d’argent. Mais Henri lui dit que ce n’était point lui qui avait demandé la trêve, qu’il ne l’avait point ratifiée, que tout l’argent d’Angleterre ne suffirait pas pour garder la Bretagne ; enfin il lui fit entendre qu’il ne devait guère compter sur son aide. Pierre, mécontent, alla trouver Louis IX à Paris, pour faire la paix avec ce monarque.

Les Anglais, dans un honteux esprit de vengeance, publièrent que Mauclerc s’était présenté, devant le roi Louis et sa mère, la corde au cou ; qu’il s’était mis à deux genoux devant le trône, demandant pardon de sa félonie, et que le monarque, le traitant avec le plus grand mépris, lui avait dit : « Mauvais traître, encore que tu ayes mérité une mort infâme, cependant je te pardonne en considération de la noblesse de ton sang ; mais je ne laisserai la Bretagne à ton fils que pour sa vie seulement, et je veux qu’après sa mort les rois de France soient maîtres de la terre. »

Louis IX permit à Mauclerc de jouir encore une année du bail de la Bretagne, qui était près d’expirer à cause de la majorité de son fils. Le duc assembla ses états le jour même où Jean venait d’accomplir sa vingt-unième année, et déclara solennellement devant les barons, les prélats et les députés des villes, qu’il se démettait de son autorité entre les mains de son légitime successeur. Il ne se qualifia désormais que du nom de Pierre de Braine, chevalier ; cependant, par habitude ou par courtoisie, on lui conserva jusqu’à sa mort le titre de comte de Bretagne.

Jean se rendit à Paris, où, après avoir fait preuve de son âge en présence du roi, il lui fit hommage de son duché. Ensuite il retourna en Bretagne, fit son entrée solennelle à Rennes, et reçut des mains de l’évêque, dans l’église cathédrale de cette ville, la couronne, l’épée et la bannière (marques de la dignité ducale), avec les serments et hommages des prélats et des barons. Le nouveau duc leur promit de les maintenir dans leurs franchises et libertés.

Jean Ier avait été surnommé le Roux, à cause de la couleur de sa chevelure ; mais bientôt on l’appela Jean le Mauvais. Il fut cependant un peu plus modéré que son père ; mais il ne se montra ni moins fier ni moins jaloux de son autorité. Son énergie et des succès rapides dans les premières guerres intestines qui inaugurèrent son règne, valurent une longue paix à ses sujets.

Cependant la croisade était prêchée depuis plusieurs années : le pape Grégoire IX rappela aux croisés qu’il était temps d’effectuer leur départ pour la Terre-Sainte, et nomma Pierre Mauclerc généralissime de l’armée chrétienne, en lui remettant la disposition des trésors accumulés dans ses mains par la charité des fidèles. Pierre passait pour le premier capitaine du siècle ; il réunit à Lyon les chefs de l’entreprise, et se disposait à mettre à la voile, quand le nonce du pape ordonna aux croisés de rentrer dans leurs foyers.

« Or sachiez donc, beau-frère de Cornouailles (écrivait Pierre à un de ses parents), qu’étant réconfortés de bons gens d’armes, tous gaillards et dehait, ayant blés, vins, avoines et autres pourvéances, et nostre voulenté d’affronter à belle aventure les méchants Sarrazins, est venu à grande erre un féal du saint apostole, et ses diacres couverts de beaux ornements d’or. Les barons, chevaliers, escuyers s’esbahissoient et tomboient à deux genouils, cuydant que ce fust bénédictions pontificales. Ains le seigneur nonce, ainsin appelle l’on, se prend à se signer d’un grand signe de croix, et nous tous, de cœur, fismes à la pareille, tirant exemple sur luy et nous confortant d’un tronson de patenostres ; puis s’en va dire : – Monsieur le pape a dit : Les seigneurs croisés sont gens de bien et vaillants. Ores, nouvelles certaines des Sarrazinois me sont advenues que, tout à la malheure, l’ost des mescréants est accrue et grandement doubtable (redoutable). Adonc, au lieu d’eux assaillir follement, si fais commandement d’attendre et soy retraire en ses châteaux, et le pourquoy, c’est que l’an qui vient la trêve à nostre chier fils Frédéric sera forclose et esteinte ; et ses chevaliers recueillis, serez en nombre suffisance. – Ces lettres ouïes, n’eussiez vu sans étonnement, beau-frère très-chier, les seigneurs croisés qui là estoient, se pressant à rencontre monsieur le nonce, comme mouches à un pertuis enmiellé, et l’auroient bientôt occis, n’eussent par belles paroles agi les prélats et moy-même qui ne m’espargnay mie, et l’emmenay à toute force. »

Les croisés, mécontents, se divisèrent : quelques-uns revinrent dans leurs domaines ; d’autres passèrent en Sicile, ou attendirent à Aigues-Mortes le printemps de l’année suivante.

Pierre Mauclerc se croisa avec Thibauld, roi de Navarre, Hugues, duc de Bourgogne, Henri, comte de Bar, et plusieurs autres seigneurs, qui se rendirent tous à Ptoléimaïs au commencement de 1240, et y élurent pour général de l’armée chrétienne le roi de Navarre. Mauclerc se signala d’abord contre un émir des Sarrasins, qu’il mit en fuite après un combat opiniâtre : il lui enleva le convoi qu’il conduisait, et revint au camp chargé d’un butin considérable. Le duc de Bourgogne, le comte de Bar et Amaury de Montfort, piqués d’émulation, voulurent aussi se distinguer par quelque expédition glorieuse. Malgré la défense du général et contre l’avis de Pierre Mauclerc, ils sortirent un soir du camp, suivis d’environ six cents chevaliers. Après avoir chevauché toute la nuit, ils se trouvèrent le matin à la vue de Gaza, dans un terrain sablonneux, où ils marchaient avec peine. L’ennemi, à leur approche, sortit de la ville et tomba sur eux : comme ils étaient extrêmement fatigués, ils firent peu de résistance et ne se battirent qu’en retraite. Le comte de Bar, Simon de Clermont, Jean des Barres, Robert Mallet, Richard de Beaumont et un grand nombre d’autres furent tués ; Amaury de Montfort fut pris avec plus de soixante chevaliers de distinction, et conduit prisonnier à Babylone. Le duc de Bourgogne prit la fuite avec le petit nombre de ceux qui purent échapper. On prétend que les chevaliers du Temple et ceux de Saint-Jean de Jérusalem auraient pu les secourir dans cette occasion, et que saint Louis, désespéré de la perte irréparable qu’avait éprouvée l’armée chrétienne, fit retirer de leurs mains les sommes qu’il confiait chaque année à leurs soins pour le soulagement, des chrétiens.

Tandis que Mauclerc s’illustrait en Syrie, Jean Ier, son fils, affermissait sa puissance en abaissant l’autorité de ses barons. Vers 1241 mourut la sœur de l’infortuné Arthur, Éléonore, héritière légitime de la Bretagne. Depuis plus de quarante années, les rois d’Angleterre la retenaient en prison et la faisaient garder à vue par des soldats.

Mauclerc se couvrit de gloire à la fameuse bataille de Taillebourg, et dans la seconde croisade, dont le mauvais succès résulta de ce qu’on n’avait pas voulu suivre le sage conseil qu’il donnait, d’attaquer Alexandrie plutôt que Damiette.

Le vaillant comte de Bretagne n’eut pas le bonheur de revoir sa patrie : il mourut (1250) en mer, trois semaines après son départ de la Terre-Sainte. Son corps fut apporté en France, et Jean Ier ordonna qu’on le conduisît en grande pompe à sa dernière demeure, l’abbaye de Saint-Yred-de-Braisne, à quatre lieues de Soissons.

Ce fut un prince d’un esprit supérieur, mais trop infatué de sa puissance et de son habileté. Un ancien auteur dit qu’il surpassa de sens tous les barons de France. On lui reproche d’avoir eu un esprit trop inquiet, et d’avoir été ingrat, de mauvaise foi, inconstant et d’une ambition démesurée.

Jean Ier s’était croisé en même temps que son père ; mais, malgré les avis affectueux du pape et les représentations des légats, il n’avait pas quitté son duché. Revenu à des sentiments plus chrétiens, il résolut d’entreprendre le voyage de Rome, afin de se faire absoudre de l’excommunication qu’il avait encourue : le saint-père le rétablit dans la communion des fidèles. Rentré dans ses États, après avoir assisté à la troisième croisade, une des plus désastreuses qu’on eût encore vues, Jean réforma les mœurs et l’administration de la justice, abolit des coutumes anciennes que ses conseillers lui signalèrent comme intolérables pour ses sujets, et les réduisit à ce que prescrivaient la raison et l’équité. Il châtia sévèrement les hommes nourris dans la licence des guerres, accoutumés à vivre à leur fantaisie et sans aucun frein, à tyranniser le peuple qui leur rendait haine pour haine, et souvent se révoltait contre eux.

Le duc Jean mourut en 1286 : son épitaphe dit qu’il était robuste et vigoureux, beau et bien fait, prudent, et vainqueur de ses ennemis moins par la force de son bras que par celle de son génie ; qu’il augmenta ses droits ; qu’il maintint la religion ; qu’il fut le sévère vengeur du crime, le protecteur des pauvres et du clergé, le pacificateur de sa nation et le dompteur des superbes.

Le comte de Richemont, fils de Jean Ier, lui succéda sous le nom de Jean II.

Loin d’avoir hérité de la rigidité de son père, non-seulement le nouveau duc se montrait affable et gracieux aux personnes de sa cour ou aux nobles à qui leur naissance permettait de l’approcher, mais il étendait sa courtoisie sur les gens du peuple, qui invoquaient sa justice ou sa bienfaisance. Le nom de Jean II fut bientôt dans toutes les bouches, comme il était déjà gravé dans tous les cœurs ; on espéra que le bonheur public résulterait en peu d’années de la sagesse de son administration.

Son premier soin fut de promulguer d’utiles ordonnances. Deux ans après son couronnement, il convoqua les états de Bretagne, et confirma à la noblesse et au peuple les privilèges dont ils jouissaient. La paix, appuyée sur de sages réformes, paraissait devoir durer longtemps en Bretagne, sous le gouvernement d’un prince qui commençait si bien son règne, lorsqu’on le vit embrasser tout à coup le parti du roi d’Angleterre, en qualité de comte de Richemont.

Depuis deux ans, les marchands français et anglais se poursuivaient à outrance sur les mers. Les marins de Bayonne étaient venus, sans provocation, incendier la ville du Conquet, près de Brest ; un matelot normand avait été tué par des Anglais soutenus des Rayonnais, et les Normands avaient pendu, par vengeance, un marchand de Bayonne fait prisonnier sur un navire anglais. Ces derniers réunirent quatre-vingts navires ; les Normands, se voyant menacés, appelèrent les Français à leur aide, et, après avoir ravagé les côtes de la Gascogne, se réfugièrent à Saint-Mahé, petit bourg non loin de Brest. C’est là qu’eut lieu un terrible combat naval, où périrent quinze mille hommes : les Anglais furent vainqueurs.

Outré d’abord de la perte du Conquet, Jean II s’adressa à Philippe le Bel pour qu’il le vengeât d’Édouard, roi d’Angleterre ; puis, adroitement circonvenu par Édouard, il s’allia à lui contre le roi de France. Le monarque anglais abusa d’une manière cruelle de la confiance de son vassal, en laissant ravager par ses soldats indisciplinés les côtes de Bretagne. Trop tard éclairé, Jean II versa des larmes de regret, et abandonna le parti de son perfide suzerain. Il se rendit sur-le-champ à Paris, où Philippe le Bel, charmé de trouver un pareil auxiliaire, l’accueillit avec honneur et lui témoigna une chaleureuse amitié. Jean accompagna le roi de France en Flandre, partagea ses dangers, et contribua à plus d’une victoire. Il lui rendit surtout d’éclatants services au siège de Courtray. L’armée bretonne était forte de dix mille hommes, et Jean II ne voulut recevoir aucune indemnité du roi de France pour la solde ou l’entretien de ses troupes. Philippe, qui cherchait à lui exprimer sa reconnaissance, lui proposa de le nommer duc et pair de France. Jean se mit à sourire, et lui dit : « Grand mercy à vostre Altesse, c’est marque de courtoisie et tout vient à point de vous. Toutes fois, je suis roy dans mon pays, et pour éloingné qu’il soict, voicy beaulx gens d’armes qui bien en sçavent parler ; avez veu comment ils se démeinent. – Oui, dit Philippe, par le chief sainct Denis, ils sont drus et vaillants ! Ores le faites pour moy, et ne sera chose qui vous amène repentir. Mon cousin le duc de Bourgogne est haut et fier, si treuve-t-il à trop grand honneur que soyez à ma droicte, et dit que c’est à faire à luy qui est duc et pair de France. – Viègne le dit duc dans mes États, continua Jean II, je luy baillerai ma droicte, et sera honoré ; icy, tout près, est suspendu mon écu, à belles hermines et sans briseure ; viègne, s’il ose, y toucher ! – Nenni, nenni, fist le roy tout riant, les soudards de Flandres en auroyent moult grand joye et crieroient Noël ; avez son amitié et la mienne comme frères. Encore y a ma cour de parlement, gens rogues et au regard courroucié, et de par Dieu, je ne m’en feins à leur dire, toujours en leurs actes et grimoires mettent-ils comte de Bretaigne, et affirment primauté n’appartenir à comte. Ores ne vous en revient ne profict ne dommage ; mais moy qui tant vous aime, seray-je point délivré de ces tousseux ? Auriez-vous à mépris ma prière ? – Adonc soit faict à votre voulenté. »

Les lettres de duc et pair de France ne tardèrent pas à lui être expédiées : Jean les reçut avec indifférence, et ne s’en servit jamais dans ses titres. Les dernières guerres de Flandre n’attirèrent pas le duc de Bretagne, qui permit cependant à ses barons de se joindre à l’armée de Philippe le Bel. Il s’occupa de modifier les anciennes constitutions relatives au maintien de l’ordre, à la distribution de la justice et à l’assiette des impôts. Jean Ier avait déjà mis des bornes à l’avidité des hommes de robe ; son fils interpréta l’acte célèbre connu sous le nom d’Assise du comte Geoffroy, et ses ordonnances s’intitulèrent Constitutions de Jean II Les principaux articles avaient de grands rapports avec les Établissements de saint Louis ; nous y remarquons surtout un point important : c’est que tout individu se trouvant dans une ville, fréquentant la taverne, ne gagnant rien et dépensant beaucoup sans avoir de propriété, devait être repris de justice, afin que l’on connût ses moyens d’existence.

Le duc, dont la santé commençait à décliner, fit son testament ; puis, voulant terminer les différends qui depuis longtemps divisaient le clergé et la noblesse de Bretagne, il résolut d’aller trouver à Lyon le pape Clément V, qui devait se faire sacrer en cette ville. La cérémonie eut lieu avec la plus grande magnificence. Le roi, le duc d’Anjou et le comte d’Évreux, ses frères, et le duc de Bretagne, tinrent tour à tour la bride du cheval du saint-père. Comme il approchait des murs de la ville, un pan de muraille à demi ruiné et chargé d’une foule de peuple s’étant écroulé, le duc de Bretagne fut écrasé sous les décombres, d’où on le retira tellement mutilé, qu’il ne vécut que deux à trois jours.

Les Bretons transportèrent le corps de leur souverain dans l’église des Carmes de Ploërmel. Jean II fut vivement regretté du peuple : il avait diminué les tailles, s’était fortement opposé au paiement des droits excessifs, et s’était gardé d’entraîner ses sujets dans les guerres que se livraient perpétuellement les puissances.

Heureux, a dit un sage, heureux les peuples dont l’histoire n’est pas intéressante !

Sous le règne de Jean II vivait saint Yves, surnommé l’Avocat des pauvres, et que le barreau regarda longtemps comme son patron. Né le 17 octobre de l’an 1253, près de Tréguier, dans la basse Bretagne, il fut envoyé encore jeune à Paris pour y faire sa philosophie : il y apprit aussi la théologie et le droit canon. Après y avoir passé dix ans, il étudia le droit civil à Orléans, où professaient alors de célèbres jurisconsultes ; puis il vint remplir une petite cure près de Tréguier : ce qui ne l’empêchait pas d’exercer la profession d’avocat par charité, en faveur des veuves, des orphelins et des pauvres, dont il n’exigeait aucun salaire. Il déployait dans ses plaidoyers tant de savoir et d’éloquence, qu’il charmait tous ses auditeurs. Indulgent et charitable envers les autres, il était pour lui-même d’une excessive rigidité, couchant sur la dure, se privant de vin et parfois de nourriture, pour la donner à des malheureux, et se livrant aux mortifications des couvents les plus austères. Il apaisait les querelles, arrangeait les procès, réconciliait les ennemis les plus acharnés. Les juges ne l’écoutaient qu’avec respect et le consultaient souvent.

Un jour, une veuve qui tenait hôtellerie reçut chez elle deux hommes se disant marchands : ils lui confièrent un sac de cuir bien scellé, contenant, assuraient-ils, douze cents écus d’or, et lui recommandèrent de ne le remettre à aucun des deux qu’en présence de son compagnon. À peine étaient-ils sortis, que l’un d’eux vint réclamer la sacoche : la veuve, sans réfléchir, la lui donna, et il s’en alla en l’emportant. Le soir même, l’autre camarade réclama l’argent, et, apprenant que son associé l’avait retiré, il se répandit en reproches et en injures contre l’hôtesse, et la cita par devant le lieutenant du bailli de Touraine.

La pauvre femme eut recours à saint Yves, qui, après s’être bien fait raconter son affaire, lui promit de la plaider : après avoir pris diverses informations, l’avocat des pauvres comparut au jour fixé avec l’hôtesse. Saint Yves, voyant que le marchand n’avait pas hésité à faire un faux serment, s’avisa d’une ruse pour le convaincre de fourberie et le démasquer sur-le-champ. Il dit aux juges que le sac avait été retrouvé, et qu’il serait présenté quand la justice l’exigerait. En même temps saint Yves pria les juges d’ordonner au demandeur de faire venir son compagnon, en présence duquel l’hôtesse exhiberait le dépôt, conformément à la première convention passée entre les deux marchands. À trois jours de là, le second marchand fut arrêté pour un autre délit ; il avoua que le sac ne renfermait que des cailloux, et fut, ainsi que son associé, pendu au gibet de Tours.

La souveraineté de la Bretagne comptait encore des envieux ; mais elle ne trouvait plus de contradicteurs, et ce fut sans la moindre contestation que le fils aîné de Jean II ceignit la couronne, sous le nom d’Arthur II, duc de Bretagne, comte de Richemont.

Les exécuteurs testamentaires du feu duc découvrirent deux trésors amassés par ce prince : le premier dans la tour neuve de Nantes ; le second dans le château de Sussinio, situé au bout de la presqu’île de Ruis. Ces trésors se composaient d’une somme de 88,534 livres en argent monnayé, de 40 marcs de vaisselle d’or, et de 5,073 marcs d’argenterie ou de lingots, sans compter les joyaux, qui étaient nombreux. Ces valeurs, qui s’élèveraient de nos jours à plusieurs millions, formaient un fonds des plus riches ; cependant elles ne suffirent pas pour solder l’arriéré du règne de Jean II, et Arthur dut puiser dans son épargne particulière pour payer l’excédant.

Le règne du nouveau souverain fut exempt de trouble ; il est vrai de dire, à sa louange, qu’il préféra la paix et ses modestes et solides fruits, à la gloire vaine et trop souvent trompeuse qu’offre la guerre à un jeune prince. Sous son règne le commerce fleurit, l’agriculture prospéra, et sans les subtilités de la chicane qui envahirent vers ce temps la procédure, et paralysèrent dans leurs germes une foule de réformes jugées nécessaires, Arthur eût pleinement joui du bonheur que sa rare prudence promettait à ses sujets et leur avait déjà assuré en partie.

L’admission du tiers-état dans les assemblées de Bretagne n’était pas encore déterminée d’une manière invariable. Déjà, il est vrai, les villes s’étaient fait représenter par des mandataires près des ducs, et dans les sessions où il s’agissait de voter des impôts. Alain Fergent avait appelé à son conseil, à son parlement, des hommes de toutes classes et de tous rangs ; ses successeurs avaient même quelquefois imité son exemple ; mais ce n’était encore qu’une tolérance, un acte de bon vouloir de la part du maître, qui demandait à tous l’aide de leurs vues, sans pourtant souffrir qu’on se crût acquis le droit de lui donner des lumières. Sous Arthur II, la position précaire du tiers-état fut fixée ; du moins on reconnut par des formes légales le droit qu’il avait de faire partie des états généraux dans la personne de ses députés. Depuis le commencement du XIVe siècle (1309), les mandataires des communes furent toujours admis aux états de la province.

Après sept années d’un règne trop court pour le bonheur de son peuple, Arthur mourut : il fut vivement regretté, à cause de sa bonté et de sa justice.

Il avait épousé en premières noces Marie, fille unique et seule héritière de Gui IV, vicomte de Limoges, morte en 1300, dont il eut : Jean III, dit le Bon, son successeur ; Gui, comte de Penthièvre, vicomte de Limoges ; et Pierre, qui mourut sans postérité. Arthur se remaria avec Yolande de Dreux, comtesse de Montfort-l’Amaury, veuve d’Alexandre III, roi d’Écosse, qui le rendit père de Jean de Montfort ; mariage si funeste à la Bretagne, comme on ne tardera pas à le voir, à cause de la contestation qui s’éleva au sujet de la succession, après la mort de son fils aîné Jean III.

Jean III eut d’abord de graves différends avec Yolande, sa belle-mère, qu’il haïssait ainsi que ses enfants. Se voyant lui-même sans espérance de postérité, il maria sa nièce Jeanne avec Charles de Blois, neveu de Philippe de Valois, roi de France. Jean III avait assemblé ses états, et les avait conjurés de délibérer au sujet de sa succession, afin de prévenir les troubles qu’elle pourrait causer ; mais les états, n’ayant pu s’accorder, étaient convenus de s’en rapporter au duc lui-même. Ce fut alors que ce prince conclut le mariage de sa nièce avec Charles de Blois, et le désigna pour son successeur, en présence même de son frère Jean de Montfort. Charles fut dès lors regardé comme héritier du duché de Bretagne, et plusieurs barons, du vivant même de Jean III, lui tirent hommage : Charles n’avait alors que dix-sept à dix-huit ans.

La Bretagne semblait heureuse sous le gouvernement pacifique de Jean III. Le commerce prenait de l’extension, et ses bienfaits réparaient les désastres occasionnés par de longues guerres. Le goût des lettres et le désir de l’instruction commençaient à pénétrer dans toutes les classes. Beaucoup de villes avaient des écoles publiques ; mais la lumière rayonnait principalement de Paris. L’université de la capitale de la France resplendissait d’un éclat que lui enviaient, en l’admirant, Rennes, Nantes, Saint-Pol-de-Léon, Quimper et Tréguier. Des collèges, destinés surtout à l’enseignement du latin, s’élevaient sous le patronage des prélats de ces divers diocèses. Des prêtres, riches et généreux, fondèrent à Paris des établissements destinés à l’éducation et à l’entretien des jeunes écoliers bretons à qui le peu ou le manque de fortune ne permettait pas de suivre les cours de l’université. Le collège de Cornouailles fut fondé par Galeran, Nicolas et Jean de Guistry. Geoffroy Duplessis-Balisson donna ses biens et son nom au collège Duplessis, où il établit quarante boursiers et un principal. Guillaume de Coatmohan créa celui de Tréguier, devenu plus tard le collège royal de France.

Le duc Jean III ne voulut pas rester inactif spectateur de ce mouvement si remarquable des esprits ; il résolut de fixer les diverses juridictions qui tendaient à s’envahir réciproquement, et de déterminer, pour le bonheur et la tranquillité de son peuple, les bases d’une administration constante et surtout équitable. Il convoqua successivement à cet effet trois parlements : à Rennes, à Ploërmel et à Quimperlé. Malheureusement il ne put mettre la dernière main à ces importantes et si utiles réformes. Philippe de Valois venait d’inciter les grands vassaux de la couronne à l’accompagner dans une expédition contre les Flamands rebelles à Louis, leur comte. Les ducs de Bretagne, de Bourgogne et de Lorraine, le roi de Navarre, les comtes d’Alençon, de Bar, de Boulogne et de Savoie se trouvèrent au rendez-vous ; Jean III y était venu avec quinze bannières de chevaliers et dix mille fantassins.

Les Flamands furent écrasés à Cassel ; mais plusieurs des princes alliés de Philippe de Valois furent gravement blessés. On comptait parmi eux Jean III, qui, après s’être fait transporter à Saint-Omer, y congédia la plupart de ses gens. À peine convalescent, il s’achemina vers Paris, et le roi de France lui exprima en termes chaleureux sa gratitude pour les services qu’il venait d’en recevoir. Mais un des intimes conseillers de Jean lui fit entendre que, s’il s’était conduit en bon parent, comme son prédécesseur, en participant sans rémunération à des entreprises aussi coûteuses, on avait à craindre de la part des monarques français l’habitude d’appeler dorénavant ses successeurs sous la bannière royale comme devoir de vasselage. Jean jugea donc convenable d’avoir une explication avec Philippe.

« Jamais duc n’aura regret de m’avoir fait service, lui répondit le monarque ; je déclare hautement, et devant tous, que je ne dois celui de mon cousin de Bretagne qu’à son plein gré, mû par la proximité du sang. Pareil fait ne saurait tirer à conséquence pour ses successeurs, et grâce d’amitié ne dégénérera point en dette de service ou obligation. C’est bien le moins que je lui doive. »

Philippe lui écrivit ensuite une lettre (3 novembre 1328), qui déclarait expressément que les ducs de Bretagne n’avaient suivi les rois en Flandre que par pure courtoisie et libéralité.

Jean III perdit, peu après, sa troisième femme, fille unique du comte de Savoie et de Blanche de Bourgogne. La mort de ce comte éveilla un instant l’ambition du duc de Bretagne ; il réclama la souveraineté de la Savoie au nom de la duchesse, s’unit à Guigues, dauphin de Viennois, et les deux princes se promirent le loyal partage de leurs conquêtes. Mais bientôt, cédant aux judicieuses observations que lui présentèrent les états de Savoie, il conclut un traité de paix.

Cependant la mort dévastait la famille souveraine de Bretagne ; elle frappa Gui de Penthièvre, frère puîné de Jean III, et le comte de Richemont, son oncle. Il ne resta de la nombreuse postérité d’Arthur II qu’une fille de Gui de Penthièvre, encore dans l’enfance, et le fils de la comtesse de Montfort, frère consanguin de Jean III, qui avait essayé de contester sa légitimité.

Jean n’avait jamais eu d’enfants, et il haïssait trop Yolande sa belle-mère pour appeler un de ses enfants à sa succession. Ce sentiment funeste lui fit déshériter Jean de Montfort, pour donner sa fille, et avec elle son duché, à Charles de Blois, comme nous l’avons dit plus haut. Il ne s’attendait certes pas à tous les malheurs qu’un pareil choix allait attirer sur le pays qu’il aimait avec une si grande affection. Il expira le 30 avril 1341, et avec lui s’évanouit pour longtemps le bonheur de la Bretagne. Sa mort devint le signal de la guerre civile, du pillage, de l’incendie et du meurtre. Jean III possédait des vertus rares : il était charitable, loyal, équitable, craignant Dieu, aimant le peuple, qui le lui rendait bien et ne le nommait que le bon duc.

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