Chapitre VII

Jean de Montfort et Charles de Blois. – Leur lutte. – La comtesse de Montfort.

(1341 – 1346)

Jean de Montfort, dans l’écrit qu’il produisit par la suite pour appuyer ses droits, soutint que le feu duc son frère, près de mourir, l’avait déclaré son successeur à la couronne de Bretagne, et que Charles de Blois étant venu lui représenter ce qui lui avait été promis par son mariage, le duc avait répondu : Pour Dieu, qu’on me laisse en paix ; je ne veûil charger mon âme ! » Charles de Blois soutint de son côté, également dans un écrit, que le duc n’avait dit ces paroles qu’à ceux qui lui parlaient en faveur du comte de Montfort.

Un historien moderne a admirablement précisé le caractère de la lutte qui eut lieu entre Jean de Montfort et Charles de Blois. On nous saura gré, nous l’espérons, de citer textuellement ce passage, qui donne le vrai point de vue d’un fait diversement envisagé.

« Il fut grand, mais douloureux, le spectacle donné au monde par ces deux princes. Aucune guerre, à cette époque, ne parut plus vaillamment conduite et plus vigoureusement soutenue de part et d’autre. Les prétendants étaient de même âge, pleins d’ardeur, vifs, hardis, entreprenants : l’un, c’était Charles de Blois, sévère, rigide, religieux à l’excès ; l’autre, Jean de Montfort, de mœurs douces, polies, avenantes ; tous deux modèles de grandeur d’âme, remplis d’un courage que ne pouvait ébranler l’adversité. Ils portaient également les hermines sur leurs armes de bataille, ils avaient mêmes enseignes, ils proféraient le même cri de guerre ; leurs troupes se composaient de soldats d’une même nation, leurs usages étaient semblables, ils coururent des hasards pareils, et la conformité de leurs aventures est des plus surprenantes. Vainqueurs tour à tour dans les escarmouches et les combats, ils balancèrent longtemps la fortune ; toutefois Montfort l’emporta le plus souvent, et Charles de Blois, dont on estimait les vertus austères et l’inébranlable équité, fut jugé malheureux dans l’exécution, quoique toujours des premiers au danger. Ils emportèrent des villes d’assaut, ou les gagnèrent par des traités ; ils se chassèrent alternativement et furent chassés ; ils devinrent prisonniers l’un de l’autre ; rendus à la liberté, ils n’en continuèrent pas avec moins d’acharnement leur querelle envenimée, et la mort du comte de Blois ne fut pas même le signal de la paix des peuples.

« Mais ce qui parut digne d’une éternelle admiration, ce fut la conduite magnanime de leurs nobles compagnes. La comtesse de Montfort, la comtesse de Blois, loin de se laisser abattre par les revers, inspirèrent un nouveau courage aux partis chancelants de leurs époux ; elles se présentèrent au combat à pied comme à cheval, sur mer comme sur terre, et d’un cœur indomptable dirigèrent leurs armées, rassurèrent les peuples effrayés, et reconquirent tour à tour les droits incertains de leurs enfants.

« Deux rois puissants soutenaient aussi les deux comtes. Le roi de France protégeait son neveu Charles de Blois, et le roi d’Angleterre appuyait de son autorité Jean de Montfort et ses amis…

« Cent cinquante mille soldats bretons, français, anglais, flamands, écossais, périrent dans la querelle ; le nombre des familles indigènes qui disparurent est incalculable. La Bretagne perdit les neuf dixièmes de sa population ; et sa fière noblesse, qui se vantait de descendre des compagnons de Conan, ou du plus pur sang de tous les rois de l’Europe, regretta des ducs, des comtes, des barons, des chevaliers, et pleura, désespérée, en comptant les races fameuses dont il ne lui restait qu’un vain souvenir. »

Mais il est temps de raconter avec quelque détail les principaux épisodes de la lutte mémorable dont on vient de lire la rapide esquisse. Nous laisserons souvent parler les chroniqueurs du temps, entre autres l’incomparable Froissard et le vieux et patriote d’Argentré.

Jean de Montfort n’eut pas plutôt appris la mort de son frère, qu’il se rendit à Nantes, où il fut reconnu duc de Bretagne par les habitants de cette ville et de son territoire. Les évêques et les barons s’assemblèrent pour délibérer à qui le duché devait appartenir. Sept des prélats se déclarèrent pour Montfort ; et deux d’entre eux, avec la presque totalité des barons, conclurent que l’affaire devait être plus amplement discutée et qu’elle demandait mûre réflexion. Jean de Montfort alla ensuite à Limoges, suivi d’un grand nombre de gens de guerre, pour enlever de cette ville le trésor du feu duc, à qui la vicomté de Limoges avait appartenu. Les habitants lui ouvrirent leurs portes, lui firent hommage et lui remirent le trésor qu’il réclamait. Montfort s’en retourna aussitôt à Nantes, où il avait convoqué les états de Bretagne ; il y trouva les avis de l’assemblée fort partagés. La crainte du roi de France, qui protégeait Charles de Blois, fit que plusieurs se déclarèrent pour ce dernier. Cependant la majorité embrassa le parti de Montfort. Le trésor de Limoges servit au comte à augmenter le nombre de ses partisans, et à former une armée capable de conquérir la Bretagne entière. Il avait déjà la réputation d’un brave, il acquit celle d’un prince généreux. Il se déclara le défenseur des libertés populaires, traita avec les communautés des villes, et leur promit de nouvelles franchises.

Jugeant son armée assez puissante, il entreprit la conquête de toutes les places fortes de Bretagne, dont les gouverneurs paraissaient décidés à reconnaître Charles de Blois. Assuré des bords de la Loire, et voulant utiliser le temps que lui laissait l’inconcevable inaction de son rival, Montfort vint attaquer Brest, qu’il voulait empêcher celui-ci de renforcer par mer. Garnier de Clisson soutint le siège, et se défendit courageusement jusqu’à la dernière extrémité ; mais ce brave chevalier ayant été tué, la ville se rendit, et ses habitants firent serment de fidélité au comte, qui marcha aussitôt sur Rennes, défendu par Henri de Spinefort. Le siège ayant été formé, le commandant fit une sortie au point du jour, surprit les sentinelles endormies, abattit les tentes d’un quartier et tua plusieurs soldats. Mais les assiégeants, ayant pris les armes, tombèrent bientôt sur les gens de Spinefort, les mirent en fuite, en massacrèrent un grand nombre et firent quelques prisonniers, parmi lesquels se trouva Spinefort. Montfort lui ordonna de se présenter devant les murs de la ville, et de dire aux assiégés que s’ils ne se rendaient pas, on le ferait pendre à l’une des portes.

Comme Spinefort était très-aimé, le peuple fut d’avis de se rendre ; mais les riches bourgeois furent d’un sentiment contraire, quoique la place manquât des munitions nécessaires pour soutenir un siège. Ceux qui conseillaient la résistance luttèrent à main armée contre le peuple pour faire triompher leur résolution ; on se battit dans la ville avec acharnement. Enfin le peuple ayant eu le dessus, on ouvrit les portes au comte, qui entra dans la place, reçut l’hommage de tous les habitants et de Spinefort lui-même, qu’il mit aussitôt en liberté. Il prit alors les insignes de la dignité ducale, et après avoir établi dans Rennes des officiers pour y rendre la justice en son nom, il marcha vers Hennebon, place forte et port de mer important, dont le gouverneur était Olivier de Spinefort, frère de Henri, devenu membre du conseil de Jean de Montfort. Le comte, avant de rien entreprendre, consulta ses guerriers. Henri de Spinefort se présenta et lui dit :

« Je suis de votre conseil et vous dois désormais féauté. Or, sachez que ladite ville et son chastel ne sont mie (pas) aisés à gagner comme vous pourriez penser ; vous y pourrez bien seoir (rester) et perdre un an, sans être mieux avancé ; mais je vous diray comme, vous le pourrez avoir. Il fait bon ouvrer par engin plutôt que par force. Vous me baillerez donc, s’il vous plaist, jusques à cinq cents hommes d’armes à faire à ma volonté, et je les meneray en avant de votre ost (armée) par l’espace de demi-lieue de terre, et porteray la bannière de Bretagne devant moy. J’ay un frère qui est dedans, gouverneur de la ville et du chastel ; tantost (dès) qu’il verra la bannière de Bretagne et qu’il me cognoistra, je suis certain qu’il me fera ouvrir les portes, et j’entreray dedans à tout (avec) mes gens, et me saisiray de la ville et des portes, et prendray mon frère ; je vous le remettray prins (prisonnier) à votre volonté, s’il ne veut obéir à moy ; mais vous me promettez la foy du corps que rien ne lui ferez. – Par mon chef, dit le comte, nenny ! tu es gentil compagnon et bien avisé ; je t’aime mieux que devant, et encore mieux t’aimeray, si tu peux faire que soye seigneur de Hennebon, je dis de la ville et du chastel. »

Henri se présenta devant la ville avec la bannière de Bretagne ; Olivier, s’imaginant qu’il venait à son secours, lui fit ouvrir les portes et le laissa entrer avec ses gens. Henri se saisit aussitôt de la personne de son frère, en lui disant : « Messire Olivier, vous êtes mon prisonnier. » Olivier, croyant d’abord à une plaisanterie, répondit gaiement : « Ce fait d’armes sera suivi de bonne fête. – Pas tant que vous croyez, répliqua Henri. – Comment ! s’écria Olivier, qui se voyait entouré par les soldats de Montfort, je me suis confié en vous, et je pensois que vous veniez ici pour m’aider à garder cette ville et ce chastel ! – Beau sire, dit Henri, je me mets en saisine (je vous prends) de par le comte de Montfort, qui est actuellement duc de Bretagne, et à qui j’ai fait féauté et hommage, et toute la plus grande partie du pays ; il convient que vous obéissiez aussi, et mieux vaut par amour que par force, et vous en saura mon seigneur le comte bien meilleur gré. »

Olivier se laissa persuader, et livra Hennebon à Montfort ; celui-ci y mit une garnison, et alla aussitôt à Vannes, qui lui ouvrit ses portes et le reconnut pour duc de Bretagne. Ensuite il mit le siège devant le château de la Roche-Périon, où commandait Olivier de Clisson. Ce fut en vain que Montfort employa les promesses et les menaces pour gagner ce fier chevalier ; il se vit obligé de lever le siège pour aller attaquer Auray. Il aurait peut-être encore été contraint de renoncer à prendre cette place, où s’étaient retirés Geoffroy de Malestroit, sire de Kaer, et Olivier de Trésiguidy, si Henri de Léon, le premier des seigneurs bretons s’étaient déclarés pour lui, ne leur eût persuadé de reconnaître le comte, qui leur laissa le commandement de la cité. Montfort s’empara ensuite de Carhaix, que l’évêque de Léon remit lui-même en sa puissance.

Après s’être ainsi rendu maître de la plus grande partie du duché, Montfort passa en Angleterre ; il y fut très-bien reçu d’Édouard III, qui disputait encore la couronne de France à Philippe de Valois, et qui était alors à Windsor. Il y trouva le comte d’Artois, l’ennemi de la France, qui le servit de tout son crédit dans le conseil, où il en avait un très-grand. Le roi promit sa protection à Montfort, et le combla de présents : celui-ci lui fit alors hommage de la Bretagne. L’acte se lit dans le recueil de Rymer ; en voici les termes : « Je vous reconnois de droit roi de France, et à vous comme seigneur lige et de droit roi de France, fais mon hommage pour ladite duché de Bretagne, que je proclame tenir de vous, mon seigneur, et deviens votre homme lige de vie et de membre et de terre, à vivre et mourir contre toutes gens. »

C’est ainsi que l’ambition poussa Montfort à présenter la Bretagne comme une proie à l’Angleterre, la plus grande ennemie de la Bretagne et de la France.

Cependant Charles de Blois, vivement affecté des progrès de son rival, porta ses plaintes à Philippe de Valois, et lui représenta que Jean de Montfort lui avait injustement enlevé un duché qui lui appartenait. Le roi assembla ses pairs, qui décidèrent que Montfort serait ajourné pour venir rendre compte de sa conduite à la cour. Le comte, ayant reçu à Nantes les ordres du roi, traita magnifiquement ceux qui les lui apportèrent, et répondit qu’il irait prochainement à Paris. Il y arriva en effet, à la tête de quatre cents gentilshommes, et le lendemain de son arrivée il se rendit au palais, où le monarque l’attendait avec Charles de Blois, les pairs et les plus hauts barons de France. Montfort, après avoir reçu les saluts de tous les grands qui l’estimaient beaucoup, s’inclina devant le roi en lui disant : « Sire, je suis venu à votre mandement et plaisir. » – Le roi lui répondit : « Comte de Montfort, de ce je vous sçay très-bon gré ; mais je m’esmerveille bien fort pourquoy et comment vous avez osé entreprendre de votre voulonté sur le duché de Bretagne, où vous n’avez nul droict, car il y a plus prochain que vous ; et pourtant vous le voulez déshériter ; et pour mieux vous en efforcer, vous êtes allé à mon adversaire le roi d’Angleterre, et avez de lui relevé, ainsi comme on m’a conté. » – Montfort reprit : « Ha ! cher sire, ne le croyez pas, car vrayement, le bon vrayement, vous êtes de ce mal informé. » Il déclara en même temps qu’il ne connaissait aucun héritier du feu duc plus proche que lui, puisqu’il était son frère.

Le roi lui témoigna qu’il était content de lui, et lui ordonna de rester quinze jours à Paris pour laisser le temps aux pairs de décider sur son différend avec Charles de Blois. Mais Montfort, malgré l’accueil favorable que Philippe de Valois lui avait fait et l’ordre qu’il en avait reçu, partit secrètement le jour même ou le lendemain, dans la crainte d’être arrêté ; prévoyant bien d’ailleurs que le jugement des pairs ne lui serait pas favorable. Il se rendit à Nantes, où il trouva la comtesse sa femme, et pensant qu’il aurait bientôt une guerre à soutenir, il visita toutes les places dont il s’était rendu maître, renforça les garnisons et y mit les munitions nécessaires, ainsi que des commandants braves et fidèles.

Cependant les deux partis fournirent leurs réclamations de part et d’autre, en forme de requête au roi. Le comte de Montfort fondait son droit sur ce qu’il était plus proche parent d’un degré du feu duc, que la comtesse de Penthièvre, femme de Charles de Blois ; qu’il était son frère de père, au lieu que la comtesse n’était que sa nièce. Il ajoutait que la Bretagne était une pairie dont les femmes étaient exclues dans les successions collatérales tant qu’il y avait des hommes.

Charles de Blois, de son côté, alléguait la coutume de Bretagne, où la représentation avait lieu. Il disait que si Guy, frère puîné du feu duc, et aîné du comte de Montfort, était encore vivant, on ne lui disputerait pas la succession ; que par conséquent le duché appartenait à la fille de Guy, qu’elle représentait ; que d’ailleurs la disposition du feu duc avait été acceptée et ratifiée par les états de Bretagne le 7 septembre 1341.

Quinze jours après le départ du comte de Montfort, les pairs, assemblés à Conflans, rendirent un arrêt en faveur de Charles, qui en conséquence fut reçu à faire hommage de la Bretagne. Le roi le fit chevalier, et lui promit un prompt secours contre son concurrent. En effet, le duc de Normandie, fils aîné du roi, ne tarda pas à se mettre en marche à la tête d’une armée et vint assiéger Nantes, où était le comte de Montfort. Le comte ayant prié les Nantais de vouloir bien tenir un mois, et leur ayant promis de s’en aller au bout de ce terme s’il ne pouvait faire lever le siège, ils lui accordèrent sa demande, prirent les armes et s’engagèrent à soutenir le siège avec vigueur. Il y eut d’abord deux cents bourgeois faits prisonniers dans une sortie, ce qui alarma beaucoup les Nantais, parce que ces prisonniers appartenaient aux plus riches familles de la ville. Pendant le siège eut lieu un combat près du château de Valgarnier, entre deux cents chevaliers français et un pareil nombre de chevaliers bretons. Ces derniers furent vaincus, et il n’en resta que trente, qui furent pris et amenés au camp. Le duc de Normandie, par une barbarie sans exemple, les condamna aussitôt à être décapités et fit jeter leurs têtes dans la ville, afin d’épouvanter les Nantais, qui craignirent en effet qu’on ne traitât avec la même rigueur leurs prisonniers, et que leur ville ne fût saccagée si elle était prise d’assaut. Montfort, les voyant découragés, et pensant ne devoir plus compter sur leur fidélité, fit demander un sauf-conduit pour aller trouver le duc de Normandie. Il l’obtint, et s’étant rendu au camp, il se mit entre les mains du duc, la vie sauve. Nantes et tout son territoire firent aussitôt hommage à Charles de Blois. Montfort fut conduit Paris et enfermé dans la tour du Louvre.

La captivité de Jean de Montfort devait naturellement faire déclarer toute la Bretagne en faveur de son rival ; mais la fermeté de Jeanne de Flandre, son épouse, rassura les esprits et empêcha cette révolution. Elle soutint courageusement le parti de son mari, et dans une conjoncture si douloureuse elle sut conserver assez d’empire sur la noblesse, sur les soldats et sur les bourgeois de plusieurs villes de la Bretagne, pour pouvoir les maintenir dans ses intérêts. C’était une femme au-dessus de la faiblesse ordinaire à son sexe, et qu’on doit, à juste titre, considérer comme une des plus grandes princesses dont l’histoire ait enregistré le nom et les actions. Elle maniait un cheval ainsi que le meilleur écuyer, et possédait une santé robuste et une âme infatigable. On la vit soutenir des sièges, marcher le casque en tête et l’épée à la main, commander comme le plus habile capitaine et combattre comme le soldat le plus intrépide. Ferme dans l’adversité, elle ne perdit jamais l’espoir dans les affaires les plus désespérées : son assurance en inspirait aux autres. D’un esprit pénétrant et solide, elle était très-habile dans les négociations, et sa politique égalait son courage.

Elle était à Rennes avec son fils, à peine âgé de trois ans, lorsque son mari fut fait prisonnier à Nantes. Elle prit son enfant dans ses bras, et, vêtue de longs habits de deuil, parcourut toutes ses villes, disant au peuple et aux soldats assemblés sur son passage :

« Mes amis, ne vous défiez de la grâce de Dieu. Nous sommes grandement infortunés de ce qui est advenu en la personne de mon seigneur ; mais j’espère, par la même grâce, qu’il sortira de là où il est, tôt ou tard, et qu’encore nous le verrons sain et sauf. Prenez cœur, et ne veuillez abandonner celui qui a mis toute son espérance, après Dieu, en vous et en votre loyauté ; et si Dieu nous défavorise tant qu’il y demeure, je mets sous votre garde son héritier légitime, de son sang, et nourri sous espérance qu’il sera un jour homme de bien et de valeur, et, croissant, rétablira la perte de son père, malgré ses ennemis, lesquels, à cette heure, lui occupent sa terre. »

Puis montrant son pauvre enfant aux seigneurs restés fidèles à sa cause, et qui pleuraient en l’écoutant, elle leur disait : « Ha ! ha ! seigneurs, ne vous esbahissez mie de mon seigneur que nous avons perdu. Ce n’estoit qu’un homme. Véez cy mon petit enfant qui sera, si Dieu plaist, son restorier, et vous fera des biens assez ; et j’ai de l’avoir à planté (en abondance), si vous en donneray et vous pourchasseray (trouverai) tel capitaine par quoy serez réconfortés. »

En même temps Jeanne renforça les garnisons de toutes ses places, et distribua de l’argent à tous ceux qui portaient les armes pour son parti. Elle se rendit ensuite à Hennebon, où elle passa l’hiver, ne cessant d’envoyer visiter ses places et faisant exhorter ses partisans à lui être fidèles. Cependant Philippe de Valois fit proposer à la comtesse de consentir que la Bretagne fût mise en séquestre entre ses mains, pour en disposer en faveur de celui dont le droit lui paraîtrait le meilleur, afin d’éviter une guerre longue et cruelle. Ce piège était trop grossier pour séduire la comtesse : elle feignit pourtant de s’y laisser prendre ; et pour gagner du temps, elle consentit à une trêve de quelques mois.

Au commencement du printemps la guerre se ralluma. Le duc de Normandie envoya à Charles de Blois douze mille hommes d’armes, et Charles lui-même partit de Nantes avec ses troupes pour aller faire le siège de Rennes, où commandait Guillaume de Cadoudal. L’attaque et la défense furent d’abord très-vigoureuses ; mais les bourgeois, bientôt las du siège, se saisirent du commandant et capitulèrent malgré lui. Charles entra dans Rennes, et Cadoudal, suivant les conditions de la reddition qui accordaient aux partisans de la comtesse de Montfort la permission de se retirer où ils voudraient, se rendit à Hennebon. Ce fut de cette ville forte que la comtesse envoya en Angleterre Amaury de Clisson, en qualité d’ambassadeur, pour demander du secours à Édouard. Amaury conclut avec ce prince un traité, en vertu duquel le comte de Northampton fut désigné pour recevoir l’hommage de Jeanne, tant en son nom qu’en celui de son fils, et pour le demander aussi à Amaury, comme tuteur et gardien du jeune comte de Montfort. Par le même traité, Amaury s’obligea à livrer au roi d’Angleterre toutes les villes et tous les ports de la Bretagne qu’il jugerait à propos de réclamer, et il fut stipulé que le jeune comte de Montfort épouserait une des filles d’Édouard, qui porterait le titre de duchesse de Bretagne. Cette mesure, qui valut au fils de Montfort le trône ducal, attira sur ses sujets des calamités innombrables : elle ne fit que cimenter encore avec plus de force cette haine implacable que dans les siècles suivants les Bretons parurent avoir vouée aux Anglais.

Bientôt Charles de Blois vint assiéger Hennebon, déterminé à finir la guerre par la prise de cette ville, dans laquelle la comtesse s’était enfermée avec son fils. Dès que l’armée ennemie parut à la vue de la place, la comtesse fit sonner le tocsin et ordonna que chacun se mît sous les armes. Armée elle-même et montée sur un cheval de bataille, elle parcourut toutes les rues pour animer les habitants à se défendre avec vigueur. Son exemple et ses paroles engagèrent les femmes du peuple et les plus nobles dames à contribuer à la défense de la ville, en portant des pierres aux créneaux pour en accabler les ennemis. Elle monta ensuite au haut d’une tour, d’où elle vit que le camp des Français était sans défense du côté opposé à celui où avait lieu l’attaque. Aussitôt elle remonte à cheval, se fait suivre de trois cents hommes, sort de la ville, attaque le camp des ennemis dans son endroit faible et brûle les tentes qui n’étaient gardées que par des varlets. Mais après cette expédition, comme elle allait rentrer dans la ville, les Français lui coupent la retraite. La comtesse, sans s’étonner, prend son parti sur-le-champ. Elle rallie ses soldats, pique du côté d’Auray et leur ordonne de la suivre au galop. Louis d’Espagne la poursuit et lui tue quelques soldats ; mais le reste s’échappe avec elle et arrive à Auray.

Cependant les habitants d’Hennebon, ne sachant ce qu’elle était devenue, furent dans une grande consternation. Au bout de quelques jours, après avoir assemblé cinq à six cents cavaliers bien montés et bien armés, elle partit d’Auray, et fit une si grande hâte qu’elle arriva le lendemain a la pointe du jour en vue d’Hennebon, où elle rentra avec ce renfort, au bruit des trompettes et aux yeux de l’ennemi étonné de sa résolution.

Le siège continuait avec vigueur, la brèche était déjà ouverte, et l’effroi commençait à se répandre dans la ville. Deux partisans secrets de Charles de Blois qui étaient dans Hennebon, s’entendirent pour livrer la place au rival de Montfort, en obtenant qu’il ne serait fait aucun mal à ses habitants. Jeanne, de son côté, résolue à se défendre jusqu’au bout, tâchait de rassurer les esprits en publiant dans la ville qu’elle attendait un puissant secours qui arriverait très-prochainement. Déjà Hervé de Léon, comptant sur ce que son oncle lui avait promis, s’était approché d’une porte qu’on était convenu de lui livrer, lorsque la flotte anglaise parut. Elle était conduite par Gauthier de Mauny, qui amenait six mille archers anglais avec un grand nombre de chevaliers. Une violente tempête que cette flotte avait essuyée, avait retardé son arrivée de plus de quarante jours. Ceux qui avaient été d’avis de se rendre dirent alors aux deux traîtres qu’ils avaient changé d’avis, et qu’il n’était plus question de tenir leur promesse inconsidérée. Hervé de Léon, confus et irrité, fit dresser contre la ville les plus grandes machines dont il disposait, et partit d’Hennebon pour se rendre à Auray, dont Charles de Blois faisait alors le siège.

Cependant l’armée navale entra dans le port d’Hennebon. La comtesse reçut Mauny et les chevaliers anglais avec toute la magnificence possible. Le lendemain elle leur offrit un banquet splendide. Comme les balistes battaient continuellement les murs, sur la fin du repas Gauthier de Mauny, portant la santé de la comtesse, dit à voix haute : « Je fais vœu d’aller abattre ce grand engin par lequel on croit nous effrayer ; qui de vous veut me suivre ? – Moi ! moi ! » répondirent à la fois une foule de braves. On ordonna à l’instant à trois cents archers de tirer sans cesse sur ceux qui gardaient cette machine afin de les écarter. En même temps on fit une sortie, on se rendit maître de l’engin, qui fut mis en pièces ; on courut aux tentes, on y mit le feu et l’on fit un grand carnage des assiégeants, qui ne s’étaient point attendus à cette attaque. Une troupe de Français armés s’avança alors pour repousser l’ennemi ; Mauny, les voyant venir, dit à ceux qui l’accompagnaient : « Que je ne sois jamais salué de ma dame et chère amie, si je rentre en chastel ou forteresse jusques à temps que j’aye renversé l’un de ces venants malencontreux ! » Cependant il fut obligé de reculer, parce que les Français étaient en trop grand nombre. Il se retira peu à peu vers les fossés, combattant toujours, et tuant beaucoup de monde. Alors ceux de la ville, ayant monté aux créneaux, tirèrent sur les ennemis et les obligèrent à battre en retraite. Mauny rentra avec sa troupe, et fut accueilli avec joie et honneur par la courageuse comtesse de Montfort.

L’arrivée de la flotte anglaise fit juger aux Français qu’ils n’avaient plus d’autre parti à prendre que de lever le siège. Ils décampèrent et marchèrent vers Auray, pour aller joindre Charles de Blois qui l’assiégeait. Ceux de Hennebon les poursuivirent vigoureusement ; mais ayant perdu beaucoup de monde dans une sortie, ils furent obligés de rentrer dans leurs murs.

La garnison d’Auray ne se composait que de deux cents hommes d’armes, qui depuis quelques jours souffraient tellement de la faim et étaient tellement dénués de provisions, qu’ils étaient réduits à tuer leurs chevaux pour s’en nourrir. Charles de Blois, sans leur promettre de quartier, voulait qu’ils se rendissent à discrétion. Réduits au désespoir, ils résolurent de sortir de la place qu’ils ne pouvaient plus défendre et de se retirer à Hennebon, malgré tous les obstacles. Avec une hardiesse étonnante, ils traversèrent, à la faveur de la nuit, le camp des Français, et, s’ouvrant le passage avec leurs épées, arrivèrent sains et saufs à Hennebon. Charles, étant entré dans Auray, en fit réparer les brèches, et, après y avoir laissé une forte garnison, alla assiéger Vannes, qu’il prit en peu de jours.

Cependant Louis d’Espagne, à la tête des Génois et des Espagnols, ayant monté sur ses vaisseaux et ayant pris terre à Kemperlé, faisait de grands ravages dans tout le pays, sans y rencontrer la moindre résistance. Gauthier de Mauny et Amaury de Clisson, avec plusieurs chevaliers et trois mille archers, résolurent de l’aller attaquer. Ils s’embarquèrent et se rendirent au port de Kemperlé, où étaient les vaisseaux de Louis d’Espagne. Ils tuèrent d’abord tous ceux qui les gardaient, et firent un immense butin. Le général anglais débarqua ensuite ses troupes, qu’il partagea en trois corps, ne laissant que trois cents archers à bord des vaisseaux. Louis d’Espagne fut défait et blessé ; il eut de plus la douleur de voir périr Alphonse, son neveu, qu’il aimait tendrement. Son armée fut taillée en pièces ; ceux qui échappèrent furent massacrés par les paysans : en sorte que de six mille hommes qu’il avait amenés, il ne lui en resta que trois cents avec lesquels il courut au port, dans le dessein de gagner en toute hâte la pleine mer. Mais il trouva que l’ennemi s’en était rendu maître, et son étonnement fut au comble, quand il vit des Anglais qui tiraient sur lui. Il eut cependant le bonheur de se saisir d’une barque, sur laquelle il se sauva avec le peu de monde qui lui restait, et aborda à Redon, d’où il se rendit à Rennes.

Après avoir passé six semaines dans cette ville pour y faire panser ses blessures, il rejoignit Charles de Blois, qui assiégeait alors Hennebon pour la seconde fois. Ce prince faisait battre la ville nuit et jour par quinze grandes machines, qui lançaient des pierres jusqu’au milieu de la place. Les assiégés, soutenus par leur vaillante comtesse, par Mauny et d’autres braves, loin de s’étonner du nombre des ennemis qui allait s’augmentant tous les jours, ni du fracas des balistes, insultaient les assiégeants et leur criaient du haut des murailles : « Vous n’êtes mie encore assez ; allez quérir vos compagnons qui se reposent aux champs de Kemperlé ! »

Louis d’Espagne, que cette insulte touchait personnellement, ne pouvant dissimuler son ressentiment, se rendit un jour à la tente de Charles de Blois, et en présence d’un grand nombre de seigneurs, il lui dit : « Monseigneur, longtemps y a que je vous sers, sans que je vous aye encore importuné pour en obtenir récompense ; or, je vous demande un don, ce sera le loyer de mes services. – Quel qu’il soit, je vous l’octroye, répondit Charles. – Adonc, reprit Louis, je vous prie que vous fassiez venir les deux chevaliers qui sont en votre prison, au chastel de Faouet, et que vous me les donniez pour en faire à ma volonté. C’est le don que je vous demande. Ils m’ont chassé, déconfit et navré (blessé), et aussi ont occis monseigneur Alphonse, mon neveu. Je ne m’en says autrement venger, fors que je leur feray les testes couper, par devant leurs compagnons qui céans sont enfermés. – Oh ! s’écria Charles au comble de l’étonnement, certes, les prisonniers vous donneray voulontiers, puisque demandé les avez ; mais ce seroit grande cruauté et blasme à vous, si vous faisiez deux si vaillants hommes mourir ; et nos ennemis auroient motif de faire ainsi aux nôtres quand les pourroient tenir, et nous ne savons ce que nous peut advenir de jour en jour ; pourquoy, chier sire et beau cousin, je vous prie que veuillez être mieux advisé. » Louis lui répondit : « Si vous ne me tenez convenant (convention), sachez que je me départiray de votre compagnie, et ne vous serviray ne aimeray tant que je vive. »

Ce fut en vain que Charles voulut détourner Louis d’un si horrible dessein. « Je veux leurs têtes, s’écria le barbare Espagnol, je veux leurs têtes, comme Hérodias vouloit celle de saint Jean-Baptiste ! et je les feray décoller à l’issue de mon dîner. » On fit donc venir les deux prisonniers pour les lui livrer ; ils devaient être décapités ce jour-là même, rien n’ayant pu fléchir la colère du général espagnol.

Cependant Mauny et Clisson, qui étaient dans Hennebon, informés du péril de ces deux braves chevaliers, résolurent de faire les derniers efforts pour les délivrer. Ils partagèrent en deux troupes tous les chevaliers qui étaient dans la place. Clisson, s’étant mis à la tête de la première, sortit par la grande porte vers midi, et ayant attaqué à l’improviste le quartier de Charles de Blois, il renversa les tentes et fit un grand carnage. Tout le camp s’émut, et la troupe de Clisson eut bientôt à se défendre contre l’armée entière des assiégeants ; un grand nombre de chevaliers périt de part et d’autre. Clisson, sans cesser de combattre, se retira vers les barrières de la ville, où il tint ferme, secondé par les archers qui bordaient le chemin. Toute l’armée française étant accourue en cet endroit, le combat fut des plus meurtriers. Mauny sortit alors par une autre porte, marcha vers la tente de Charles où étaient les deux prisonniers, tua leurs gardiens, et, les ayant fait monter à cheval, il les conduisit en triomphe à Hennebon.

Louis d’Espagne, qui combattait contre Clisson avec toute l’armée française, au désespoir de voir que sa proie lui avait échappé, se retira, et son exemple fut suivi par tous les autres alliés du comte de Blois. Du côté des assiégés, le sire de Landernau et le châtelain de Guingamp furent faits prisonniers ; Charles de Blois, les ayant appelés dans sa tente, leur persuada d’embrasser son parti, et ils lui firent serment de fidélité : les défections ont été de tous les temps. Le siège de Hennebon fut encore une fois levé, et Charles se retira à Carhaix.

Sur ces entrefaites, la comtesse de Montfort passa en Angleterre : un parlement devait se tenir bientôt à Londres.

Elle obtint un secours considérable sous la conduite de Robert d’Artois, qui s’embarqua avec elle sur une flotte composée de quarante-six vaisseaux, tant gros que petits, et montée par un grand nombre de seigneurs anglais. Charles de Blois informé de cet armement, avait aussi équipé une flotte de trente-deux gros vaisseaux, chargés de trois mille Génois et de mille hommes d’armes. Il monta lui-même sur cette flotte pour la commander, avec Louis d’Espagne, Charles Germaux et Othon Adorne. Les deux armées navales se rencontrèrent à la hauteur de l’île de Guernesey. Aussitôt les Anglais firent sonner les trompettes, arborèrent leurs pavillons avec la bannière de saint Georges, et fondirent à pleines voiles sur la flotte de Charles de Blois. Après s’être quelque temps envoyé des flèches, on en vint à l’abordage : la comtesse de Montfort se battit comme le chevalier le plus brave, et se signala avec la plus grande gloire. L’action dura jusqu’à la nuit, qui obligea les deux flottes à jeter l’ancre. On se préparait à recommencer le combat le lendemain, lorsqu’il s’éleva vers minuit un terrible orage, qui, faisant heurter les vaisseaux les uns contre les autres, contraignit les Anglais, dont les navires étaient plus faibles que ceux de leurs ennemis, à se retirer. Quatre de leurs bâtiments, chargés de vivres, furent pris par les Génois. Louis d’Espagne fut poussé jusque sur les côtes de la Biscaye, d’où il revint en Bretagne. Robert d’Artois, ayant doublé le cap d’Ouessant, prit terre à un petit port près de Vannes, y fit débarquer ses troupes, et envoya ses vaisseaux à Hennebon.

Ce fut alors qu’il entreprit le siège de Vannes avec la comtesse de Montfort, qui fit voir qu’elle savait aussi bien prendre les villes que les défendre. Le siège fut soutenu avec vigueur par quatre chevaliers : Henri de Léon, Olivier de Clisson, Tournemine et de Lohéac. Mauny, ayant laissé Guillaume de Cadoudal dans Hennebon pour y commander, vint joindre la comtesse avec le sire de Trésiguidy, cent hommes d’armes et deux cents archers. Après plusieurs combats aux barrières, on donna à la place un assaut qui dura tout un jour et ne cessa qu’à la nuit. Robert d’Artois, au bout de quelques heures, ayant ordonné d’allumer des feux, le fit recommencer sur deux points ; mais ces deux assauts n’étaient que de fausses attaques. Mauny, à la faveur des ténèbres, approcha sans bruit d’un point de la muraille qui était sans défense. Ses soldats, ayant planté leurs échelles, mirent leurs boucliers sur leurs têtes, montèrent sans bruit, entrèrent dans la place sans trouver d’opposition et vinrent prendre à dos les assiégés, qui combattaient aux deux brèches. Il y eut beaucoup de sang répandu dans la ville ; mais les quatre chevaliers purent s’échapper. Tout le reste fut exposé à la merci du vainqueur. Robert d’Artois demeura à Vannes pour garder la place, et la comtesse, après y avoir séjourné cinq jours, s’en retourna à Hennebon avec plusieurs chevaliers bretons et anglais.

Comme on imputait à la négligence de Henri de Léon et d’Olivier de Clisson la prise de Vannes, ces deux guerriers, pour rétablir leur honneur insulté, assemblèrent tous leurs amis, tous les gentilshommes leurs vassaux, beaucoup de paysans de leurs terres ; et en y joignant quelques troupes que Charles de Blois leur donna, ils composèrent un corps de douze mille hommes. Avec cette armée, à laquelle se réunit Robert de Beaumanoir, maréchal de Bretagne, ils entreprirent de reprendre la place qu’ils venaient de perdre ; ils poussèrent le siège avec tant de vigueur, qu’après avoir forcé toutes les barrières des faubourgs, ils se rendirent maîtres des murailles et entrèrent dans la ville par les brèches qui n’avaient point encore été réparées. La garnison fut taillée en pièces. Robert d’Artois, dangereusement blessé, fut heureusement enlevé par ses gens et transporté à Hennebon. Espérant trouver de meilleurs chirurgiens en Angleterre qu’en Bretagne, il s’embarqua pour y retourner ; mais l’air de la mer et le mouvement du vaisseau le mirent en si mauvais état, qu’il mourut à son arrivée à Londres. Le roi d’Angleterre qui l’aimait tendrement, se promit de venger sa mort : « Je jure, disait-il, de mettre si mal ce pays félon, qu’il y paraîtra pendant cinquante ans. » Édouard ne fut que trop fidèle à ce funeste serment.

Malgré les secours d’Angleterre et le courage de la comtesse de Montfort, le parti de Charles de Blois prévalait en Bretagne. Il était maître des plus considérables villes de ce duché ; la plus grande partie de la noblesse bretonne était de son côté, et il avait pour lui les forces d’un grand royaume, qui lui fournissait sans peine des troupes. La comtesse de Montfort, au contraire, retranchée dans la basse Bretagne, ne pouvait recevoir que par mer des secours qui dépendaient de l’inconstance de cet élément.

Cependant le roi d’Angleterre vint lui-même en Bretagne avec une nouvelle armée, et prit terre au Morbihan, près de Vannes. Pour jeter la terreur dans le pays, il assiégea en même temps les trois plus considérables villes de la province : Rennes, Nantes et Vannes. Les Anglais et les Bretons avaient déjà commencé le siège de Rennes ; il entreprit lui-même celui de Vannes ; mais, n’ayant pas réussi dans un assaut qu’il donna, il laissa la conduite de ce siège à ses lieutenants et mena la meilleure partie de son armée devant Rennes. Après avoir visité les travaux, il en partit au bout de quelques jours, pour aller assiéger Nantes, où Charles de Blois s’était enfermé, dans l’attente d’un secours de France. Édouard n’eut pas plus de succès devant cette place que devant celle de Vannes, et il fut toujours repoussé. Après ces tentatives inutiles, il laissa, pour continuer le siège, un corps de troupes peu nombreux, et alla attaquer Dinan, ville sans murailles et qui n’était défendue que par une palissade. Pierre Portebœuf, qui y commandait, ayant refusé de rendre la place, fut forcé et fait prisonnier, et la ville abandonnée au pillage.

Les sièges de Nantes et de Rennes n’avançaient point. Celui de Vannes était poussé avec plus de vigueur ; il ne se passait pas de jour qu’on ne livrât quelque assaut à l’une des portes. Les assiégés se défendaient courageusement et se mettaient souvent en bataille hors de la ville. Un jour, Henri de Léon et Olivier de Clisson ayant fait reculer Warwick. Arundel, Stafford et Mauny, tous les chevaliers bretons, animés par cet avantage, sortirent de la barrière et donnèrent sur les Anglais, qui firent à leur tour reculer les Bretons, et passèrent pêle-mêle avec eux au delà de la barrière. Ceux qui la gardaient se hâtèrent de la fermer avant que Henri de Léon et Olivier de Clisson fussent rentrés, et ces deux seigneurs furent faits prisonniers. Stafford, qui combattait entre la porte et la barrière, fut aussi retenu par les Bretons, après un combat opiniâtre, et tous ceux qui l’accompagnaient furent pris ou tués.

Louis d’Espagne tenait la mer et enlevait presque tous les convois qui venaient d’Angleterre : il attaqua la flotte anglaise au Morbihan, prit quatre vaisseaux et en coula trois à fond : ce qui obligea Édouard à la mettre en un lieu plus sûr et à en envoyer une partie à Brest et l’autre à Hennebon. Le duc de Normandie, d’un autre côté, assembla près d’Angers une armée de quatre mille hommes d’armes et de trente mille soldats de ses troupes, avec laquelle il entra en Bretagne, et s’approcha de Nantes, toujours assiégé par les Anglais. Édouard, à cette nouvelle, leur ordonna de lever le siège, aussi bien que celui de Rennes, et de venir le trouver près de la ville de Vannes. Le duc de Normandie marcha aussitôt de ce côté-là. Il fut joint par Robert de Beaumanoir, qui commandait quelques troupes de Charles de Blois, et son armée se trouva alors forte de quarante mille hommes. En arrivant près de Vannes, il trouva Édouard retranché dans son camp, de manière à ne pouvoir être attaqué ; il se fortifia aussi à deux lieues de lui, résolu de n’attaquer les ennemis que lorsqu’ils sortiraient de leur camp pour donner quelque assaut à la ville ; mais ils n’osèrent le faire, en sorte qu’ils paraissaient plutôt assiégés qu’assiégeants. Les deux armées demeurèrent dans cette situation fort avant dans l’hiver.

Édouard, voyant que ses troupes souffraient beaucoup de la disette des vivres, parce que Louis d’Espagne leur enlevait tous les convois qui leur venaient du côté de la mer, envoya offrir la bataille au duc de Normandie. Le duc, dont l’armée souffrait aussi beaucoup du froid et des pluies continuelles, accepta le défi, et le jour du combat fut fixé. Mais, sur ces entrefaites, le roi de France arriva en Bretagne avec de nouvelles troupes et s’avança jusqu’à Ploërmel. Alors le roi d’Angleterre ne voulut plus combattre, et attendit qu’on vînt l’attaquer dans ses retranchements, ce que Philippe de Valois et son fils ne jugèrent pas à propos de faire.

Les choses étant en cet état, le pape Clément VI envoya en France les cardinaux de Prenest et de Clermont. L’un et l’autre, s’étant rendus près de Vannes, allèrent souvent d’un camp à l’autre pour négocier la paix : ils vinrent enfin à bout de faire consentir les deux rois à une trêve de trois ans, qui serait observée en Bretagne comme ailleurs, entre les partisans des comtes de Montfort et de Blois, sans préjudice de leurs prétentions respectives, et sans que la trêve fût réputée enfreinte, quoi que l’un des deux partis pût entreprendre contre l’autre, pourvu qu’aucun des deux rois ne s’en mêlât. La ville de Vannes devait être, durant la trêve, mise au pouvoir des deux cardinaux, qui la tiendraient au nom du pape, pour en disposer à leur gré à la fin de la trêve ; mais les deux cardinaux s’étaient engagés, par un écrit particulier, à la remettre au roi de France. On employa cette formalité pour sauver l’honneur du roi d’Angleterre, qui ne voulait pas qu’il fût dit qu’il avait assiégé vainement la ville de Vannes. Par le traité, les deux rois s’obligeaient à envoyer sur-le-champ à Rome leurs procureurs, pour y régler leurs différends et conclure une paix solide.

Ce fut alors qu’on découvrit en France qu’Olivier de Clisson, fait prisonnier au siège de Vannes, et échangé depuis avec le comte de Stafford, Godefroi d’Harcourt et quelques autres seigneurs avaient passé un traité secret avec Édouard, d’après lequel ils tenaient réellement pour Jean de Montfort, et ne demeureraient qu’en apparence dans le parti de Charles de Blois. Le comte de Salisbury, dépositaire de leurs lettres, pour se venger d’Édouard dont il avait reçu un sanglant outrage, passa en France et livra cette correspondance à Philippe de Valois. Philippe fit arrêter Clisson, qui eut la tête tranchée à Paris, sur un échafaud élevé au milieu des Halles ; après quoi son corps fut attaché au gibet de Montfaucon et sa tête portée à Nantes, où elle fut mise au bout d’une lance à l’une des portes de la ville. Harcourt se retira en Angleterre. Quelques autres gentilshommes bretons et normands furent aussi décapités pour le même fait.

On ne peut douter que le motif qui fit condamner à mort Olivier de Clisson et les autres ne fût la découverte de leurs intrigues avec le roi d’Angleterre. Aussi ce prince donna-t-il pour raison de la guerre qu’il déclara alors à Philippe de Valois, la mort de Clisson et des autres gentilshommes exécutés. Ils n’étaient pas ses sujets, et par conséquent il ne pouvait s’intéresser à leur sort jusqu’à ce point-là qu’à cause des liaisons qu’il avait eues avec eux. Philippe le fit d’ailleurs assez connaître par une protestation qu’il publia contre la déclaration de guerre : il imputait la cause de la rupture à Édouard, qui, contrairement à un des articles de la trêve, avait suborné des sujets de la couronne de France, et conclu avec eux un traité préjudiciable à leur patrie.

Édouard, ayant appris la mort de ces chevaliers, voulut user de représailles pour la venger, et il résolut de faire mourir Henri de Léon, qui avait été pris au siège de Vannes ; mais le comte de Derby le rappela à la raison en lui disant : « Monseigneur, si le roi Philippe a commis la félonie d’envoyer à mort de si vaillants chevaliers, faut-il entacher votre caractère ? Au vray, votre prisonnier est étranger à un tel outrage ; qu’il vous suffise de le mettre à rançon. » – Édouard ne répondit pas ; mais il se fit amener Henri de Léon, et lui adressant la parole : « Ah ! messire Henry, messire Henry ! lui dit-il les larmes aux yeux, Philippe de Valois, mon adversaire, a montré crueusement sa félonie quand il a fait mourir ces chevaliers ! Il m’en déplaît grandement, et s’il a prétendu me défier, il me seroit loisible d’imiter sur vous l’exemple qu’il me donne ; car vous m’avez causé en Bretagne plus de contrariété que nul autre, et aussi à mes gens. Mais je garde en moy ma souffrance, et le laisse avec sa noire volonté. Mon honneur au moins me restera. Je vous mettray donc en liberté, et vous feray rançon légère, pour l’amour du comte de Derby, qui m’en a prié. Mais promettez-moy de faire ce que je vous diray. » – Le chevalier répondit : « Cher sire, je feray, selon mon pouvoir, tout ce que vous me commanderez. » – Et le roi reprit : « Messire Henry, je sçay que vous êtes un des plus riches chevaliers de Bretagne, et que si je voulois vous presser, vous pourriez me payer trente ou quarante mille écus. Vous irez donc par devers mon adversaire, le roy Philippe de Valois, et vous lui direz, de par moy, que puisqu’il a mis à mort vilaine de si vaillants chevaliers, je dis et maintiens qu’il a enfreint les trêves que nous avions ensemble, que j’y renonce de mon côté, et le défie de ce jour en avant. Et parce que vous aurez fait ce message, je vous tiens quitte pour dix mille écus, que vous payerez à Bruges, cinq jours après avoir passé la mer. Et encore vous direz à tous chevaliers et escuyers, de par delà, qu’ils ne laissent pas, à raison de ce, de venir à notre fête ; car nous les y verrons voulontiers, et ils auront quinze jours de sauveté, avant et après. »

Henri de Léon retourna en France, s’acquitta de sa commission, et mourut peu de temps après à Angers.

Philippe de Valois ne fut point surpris de cette déclaration de guerre ; il donna ordre de construire un grand nombre de vaisseaux. Il fit alliance avec Alphonse roi de Castille et son amiral, qui s’engagea à lui fournir une flotte bien équipée. Il mit dans son parti Engilbert de la Marche, élu depuis évêque de Liège. Il gagna aussi Jean de Hainaut comte de Beaumont, qui avait été jusque alors un des plus zélés partisans du roi d’Angleterre. Le roi d’Écosse promit aussi à Philippe de faire diversion en sa faveur.

Tandis que le roi de France armait ainsi, Charles de Blois emporta d’assaut Quimper, où ses troupes exercèrent d’horribles cruautés et tuèrent plus de deux mille personnes sans exception d’âge ni de sexe. Charles prit ensuite le chemin de Paris, où il conduisit ses prisonniers : trois d’entre eux eurent la tête tranchée, et leurs corps furent attachés au gibet.

Peu de temps après (1344), Jean de Montfort s’évada de sa prison, aidé par quelques pauvres gens qui le déguisèrent en marchand. Il se rendit d’abord en Angleterre, où, ayant obtenu d’Édouard quelques gens de guerre, il passa en Bretagne et commença par assiéger Quimper ; mais il fut bientôt obligé de se retirer, et se vit lui-même bloqué dans un château où il s’était enfermé. Il put enfin passer au travers du camp ennemi et s’échapper. Il mourut quelques mois après, le 26 septembre 1345, à Hennebon. Ce prince, malheureux depuis sa naissance, persécuté par le duc son frère, prisonnier dans le temps qu’il veut recueillir sa succession, à peine est-il en liberté qu’il meurt.

Jean de Montfort laissait un testament par lequel il instituait le roi d’Angleterre tuteur de Jean, son fils, l’héritier de ses prétentions au trône ducal. Le comte de Montfort n’a point été placé au rang des ducs de Bretagne.

Charles de Blois profita peu des malheurs de son rival, et la comtesse de Montfort ne fut pas plus déconcertée par la mort de son mari qu’elle ne l’avait été par sa prison. Son fils Jean, âgé de sept à huit ans, était en sûreté à la cour du roi d’Angleterre. Édouard avait envoyé en Bretagne le comte de Northampton, en qualité de capitaine général des troupes anglaises qui étaient dans ce duché. La comtesse de Montfort, secondée des forces étrangères, sut tenir tête à Charles de Blois. Ce prince ayant mis le siège devant la Roche-Derrien, forteresse importante à une lieue de Tréguier, le général anglais accourut à la tête de vingt-huit mille hommes. Thomas Dagworth, son lieutenant, conduisit ses hommes à travers les bois et par des chemins détournés. Ayant ainsi dérobé sa marche, il arriva près du camp ennemi. Comme la nuit était très-obscure, ceux qui étaient de garde ne s’aperçurent point de la présence des Anglais, qu’on s’attendait à voir arriver dans une tout autre direction. Cependant le guet, ayant entendu quelque bruit, donna sur eux avec succès et fit même Dagworth prisonnier ; mais il fut délivré presque aussitôt. Charles, étant venu alors au secours de ses gens, combattit avec vigueur et fit prisonnier de sa main Dagworth ; mais les défenseurs de la Roche-Derrien firent en même temps une sortie, et Dagworth recouvra une seconde fois la liberté. Charles, attaqué alors par devant et par derrière, et ne pouvant être secouru par les troupes campées au delà de la rivière, jugea à propos de se retirer vers la montagne de Mezeaux, après avoir vu tomber auprès de lui l’élite de ses troupes. Là il se défendit encore quelque temps à l’abri d’un moulin à vent ; mais enfin il fut forcé de se rendre à Robert du Chastel, chevalier breton, après avoir reçu dix-huit blessures.

Avec Charles de Blois se rendirent les principaux seigneurs de sa cour, les sires de Laval, de Châteaubriant, de Rougé, de Raiz, de Rieux, etc. Dagworth envoya plus de quatre mille prisonniers à Hennebon. La bataille avait eu lieu le 18 juin 1347.

L’infortuné Charles fut amené de la Roche-Derrien à Vannes, où il demeura près d’un an occupé du soin de sa guérison ; Jeanne de Penthièvre, sa femme, obtint la permission de le venir voir. De Vannes il fut conduit à Hennebon, où on l’embarqua pour l’Angleterre avec une bonne escorte. La prison et la mort du comte de Montfort avaient obligé la comtesse à se charger du soin des affaires de la guerre : Jeanne de Penthièvre se trouva dans la même nécessité par la captivité de son mari. Ces deux femmes héroïques poussèrent la guerre avec vigueur, et firent éclater de part et d’autre beaucoup de prudence et de courage.

Share on Twitter Share on Facebook