CHAPITRE VII CHARLES DE FOUCAULD PRÊTRE LE CHEMIN DU DÉSERT

La direction d’une âme, à 4 000 kilomètres de distance, est chose bien difficile.

Qu’allait penser l’abbé Huvelin de ce brusque retour en France ? Ses avis n’avaient pas été suivis ; on entreprenait ce voyage malgré l’envoi d’un télégramme qui disait : « Demeurez à Nazareth. » Il fut d’abord mécontent et inquiet, mais, à peine eut-il revu ce terrible pénitent, qu’il subit le charme, comme les autres, reconnut l’entière bonne foi, et même beaucoup plus, et même beaucoup mieux : l’appel mystérieux et certain auquel Charles de Foucauld avait obéi.

De prime abord, et quand il eut entre ses mains la lettre de Frère Charles annonçant une prochaine visite, l’abbé Huvelin, toujours vite ému et prompt à la riposte, s’écria : « Le boulet est lancé, qu’est-ce qui l’arrêtera ? » Nouvelle lettre le 16 août. Frère Charles, débarqué à Marseille, et suivant l’attrait d’une dévotion ancienne, avait couru à la Sainte-Baume, afin de prier Marie-Madeleine ; il allait prendre maintenant un des premiers trains pour Paris, et, s’il ne rencontrait pas M. Huvelin, rue de Laborde, il irait à Fontainebleau, où, en effet, se trouvait l’abbé, malade à l’ordinaire, tourmenté par la goutte. M. Huvelin se décide alors à rentrer à Paris ; il reçoit le cher ermite, vêtu étrangement, et qui a l’air très fatigué, – on le serait à moins ; – il le gronde un peu, puis l’écoute. On a mille choses à se dire, depuis tant d’années qu’on ne s’est vus. Vingt-quatre heures ne sont pas de trop pour tout raconter, tout expliquer, tout combiner. En voyant s’éloigner son pénitent, l’abbé Huvelin écrit ces lignes : « Il a dîné, couché à la maison, déjeuné avec moi, et pris le chemin de Notre-Dame-des-Neiges et de Rome… C’est une très sainte âme. Il veut être prêtre. Je lui ai indiqué le moyen. Il avait très peu, trop peu d’argent ; je lui en ai donné un peu. Il savait très bien ma pensée ; je la lui avais envoyée dans un télégramme ; mais quelque chose de plus fort le pousse, et je n’ai qu’à l’admirer et à l’aimer. »

J’imagine Frère Charles, dans son compartiment de troisième classe, pendant ce nouveau voyage. Il est assis près d’une fenêtre. Déjà rasséréné, reposé par l’approbation qu’il a reçue et l’affection non diminuée de son guide, il s’interrompt parfois de prier pour regarder le paysage. Comme cette fraîche nature émeut le voyageur, comme elle lui parle doucement des jours anciens ! Il descend la vallée du Rhône ; il reçoit, dans son âme tendre, l’image d’un de nos grands fleuves qui courent, l’image de nos campagnes, vertes même en été, celle des montagnes, au loin, dont la brume toujours amollit les arêtes et les lignes de sommet. Je le vois qui descend du train rapide, et qui en prend un autre, un train de petite allure, habitué des longs retards, et qui va s’engager dans les vallées et les rampes du massif de l’Ardèche. On s’étonne autour de lui ; on se demande quel est ce singulier personnage, moitié moine et moitié laïc, nu tête et sans tonsure, vêtu d’une robe de coton blanchâtre, un chapelet autour du corps. Il a l’air d’un bien pauvre homme ; ses traits sont creusés ; il va les yeux baissés, sans se soucier du soleil, ni des rires, ni des mots, ni de la pitié peut-être qu’il éveille en passant.

Quelle fut la gare où il s’arrêta, pour gravir les dernières pentes qui mènent à Notre-Dame-des-Neiges ? On peut aller jusqu’à La Bastide-Saint-Laurent. Mais lui, que la passion de la pauvreté et de la mortification conseillait dans les plus petites choses, j’imagine qu’il dut descendre du train bien avant Saint-Laurent, et faire la longue montée en songeant au Calvaire, et à la prêtrise prochaine et aux années passées à la Trappe, et, par moments, à la splendeur des hauts plateaux de bruyères et de roches, qui, à cette heure du couchant, livraient, pour un seul voyageur et pour Dieu, leur trésor de couleurs, de relief et de parfums. Il se trompait, en se croyant seul dans ces grands espaces. Des pauvres comme lui, – mais qui l’avaient toujours été, – des errants, plus ou moins sûrs, plus ou moins estropiés, jeunes ou vieux, dont le métier préféré est d’aller de gîte en gîte, la main tendue, voyageaient par la même route ou par les sentiers de la montagne. Il en trouva plus d’une demi-douzaine à la porte de l’abbaye, lorsqu’il arriva, fourbu, tout brun de poussière, entre la longue façade basse et les arbres tout grands plantés par les vieux moines. Le frère portier ne l’attendait point. Il n’avait pas connu Charles de Foucauld, novice de Notre-Dame, dix ans plus tôt. Quand il sortit de sa loge, à l’heure prévue par le règlement, pour compter les hôtes que le monastère accueillerait, ce soir-là, au nom de la charité du Christ, s’il remarqua que l’un des pauvres était plus blanc que les autres, dans la nuit commençante, ce fut pour sourire de l’accoutrement. Il en avait vu de toutes les couleurs. Et, ayant seulement compté ses pensionnaires :

– Entrez, dit-il, mes amis ; on va vous donner la soupe, et après, un bon coin pour dormir.

Frère Charles, heureux d’une occasion pareille de ressembler au Maître, se garda bien de se nommer. Il mangea, comme les autres, son écuelle de soupe chaude, dormit avec eux dans la grange, et ne se fit connaître que le lendemain matin, quand la cloche conventuelle sonna la première messe.

Le trait est demeuré présent, là-bas, à toutes les mémoires. Je faisais observer, au vieux frère qui me l’a raconté, que ce portier, vraiment, n’avait pas eu de bons yeux, pour se méprendre ainsi.

– Eh ! me répondit-il, en riant de tout son cœur, c’est qu’il était minable, le Père de Foucauld ; il avait de la poudre jusqu’aux épaules, et autour du corps, monsieur, un chapelet si long, si gros, si lourd : de quoi attacher un viau !

Le rire était bien franc ; l’édification dominait.

Dom Martin, ayant accueilli l’ex-frère Marie-Albéric, s’occupa aussitôt, avec zèle, d’obtenir que Mgr de Viviers l’acceptât parmi les clercs du diocèse. Il y réussit, les témoignages, de plusieurs côtés sollicités, ayant représenté Charles de Foucauld comme un homme de haute vertu. Entre l’abbé de la Trappe et celui-ci, il fut convenu qu’après un court séjour à Rome, Charles de Foucauld reviendrait à Notre-Dame-des-Neiges, et s’y préparerait au sacerdoce.

Qu’allait-il faire à Rome ? Au moment de s’engager dans les ordres sacrés et de choisir le lieu de l’habitation définitive, d’où peut-être il ne reviendrait jamais, il voulait s’entretenir avec quelques personnages qu’il avait connus là ; et je ne doute guère que parmi les sujets dont il se proposait de causer avec eux, le principal ne fût cette chère fondation des petits frères du Sacré-Cœur, son rêve depuis sept ans déjà, l’espoir où il se complaisait que l’ermitage en pays musulman, l’entreprise si difficile et si rude du pauvre Charles de Jésus ne mourût point avec lui.

Dom Martin le laissa aller, après l’avoir fait renoncer, pour les voyages en Europe, aux costumes plus ou moins orientaux, et lui avoir donné un de ces vêtements noirs que portent les oblats de la Trappe.

Au début de septembre, Frère Charles, ayant fait un court arrêt à Milan, se trouvait à Rome.

« Je suis à Rome, dans un petit nid que le bon Dieu semble avoir préparé exprès ; juste vis-à-vis des Pères du Saint-Sacrement, qui, à Saint-Claude-des-Bourguignons, ont le Saint-Sacrement exposé jour et nuit. Ces bons Pères, à qui j’avais demandé l’hospitalité et qui n’ont pu me la donner faute de place, m’ont trouvé une chambrette dans une maison très pieuse, où je suis on ne peut plus tranquille et solitaire, et d’où je puis jouir du Saint-Sacrement avec autant de facilité que si j’étais dans le couvent même.

« Il n’est plus question pour moi d’habiter le mont des Béatitudes, je crois vous l’avoir écrit ; d’après l’avis de M. l’abbé, je retournerai, une fois ordonné, à Nazareth où je continuerai à vivre comme prêtre, à l’ombre. »

Même dans Rome, il mène une vie d’ermite, sortant à peine de l’église toute voisine, où, jour et nuit, le Saint-Sacrement est exposé. Il étudie là sa théologie ; il lit à genoux, le plus souvent, dans les gros livres qu’il a apportés ; de temps en temps il lève les yeux vers Celui dont ses livres lui parlent ; il se délasse en priant, et, de l’angélus du matin à l’angélus du soir, les heures passent ainsi, calmes comme à Nazareth. Il eût aimé le désert, et savait au moins chercher et se faire partout une solitude. Deux des professeurs qu’il souhaitait de consulter se trouvent à Rome. Il les voit. Un troisième religieux, son ami, rentre vers le 20 septembre. Et alors, le moment étant venu de quitter la Ville sainte, pour s’enfermer à la Trappe, Charles Foucauld attend impatiemment une réponse qu’il avait demandée à l’abbé Huvelin : la permission de s’arrêter, dans le voyage de retour, de remonter jusqu’à Barbirey. Dix ans qu’il n’a pas vu sa sœur ! Et ces neveux et ces nièces qu’il ne connaît pas ! Et ce nid, dans les collines de Bourgogne, où il n’est allé qu’en esprit !

« Je ne sais encore, écrit-il à Mme de Blic, si c’est la volonté du bon Dieu, ou s’il ne préfère pas que je me mortifie, en faisant ce sacrifice. Je ferai ce qu’on me dira être le plus parfait… Si on me dit d’aller te voir, oh ! quelle joie ce sera ! Comme je serai heureux de t’embrasser, de me trouver dans ton petit nid, entre toi, Raymond et tes enfants ! »

La réponse arrive : M. Huvelin permet. Frère Charles quitte Rome et prend le chemin de la Bourgogne. Toute la famille est en joie. Ces jours longtemps rêvés, dont on se souviendra longtemps, chacun sait qu’ils seront plus rapides peut-être que les autres, et que la douceur du revoir, dès le premier moment, est déjà diminuée par l’approche de l’adieu.

Il fallut vite repartir pour les montagnes du Vivarais, traverser les bois de pins, frapper à la porte de l’abbaye, et entrer en retraite.

Celle-ci commença le 29 septembre 1900. Depuis cette date et pendant près d’une année, l’éternel voyageur demeure dans la clôture de Notre-Dame-des-Neiges. C’est dans la chapelle du monastère qu’il reçoit les ordres mineurs, en la fête du Saint-Rosaire, le 7 octobre. Les plus vieux des Pères, les plus vieux des Frères parlent encore de l’affection qu’ils avaient tous pour Charles de Foucauld, et de la quotidienne édification qu’ils reçurent de lui. Dom Martin, dès le lendemain de la fête, écrivait : « Je ne saurais vous exprimer notre bonheur de posséder, pour quelque temps, notre cher et saint ermite. Il est un peu fatigué, en ce moment, et on ne sait comment s’y prendre pour le soigner… J’ai eu le bonheur de lui conférer les ordres mineurs, en la fête du Saint-Rosaire ; c’est peut-être le plus grand bonheur de ma vie. »

On avait résolu d’abréger, le plus possible, les délais, pour l’ordination de ce candidat qui avait déjà tant étudié, tant prié, et si amplement prouvé sa vocation. Le 22 décembre, il était fait sous-diacre, à Viviers. Presque aussitôt, il se remettait en retraite, en vue du diaconat. Sa vie s’écoulait dans une méditation continuelle. Il feuilletait, à longueur de jour, l’Évangile, la Bible, les écrits des Pères. Son âme, habituée à l’essor, se laissait emporter, comme par des ailes, par les textes sacrés, et, bien au-dessus du monde, s’épanouissait entière dans la lumière divine. Nous avons les cahiers sur lesquels cet assidu notateur écrivait certaines de ses pensées et de ses résolutions. Assez promptement, se pose devant lui la question : « Que deviendrai-je ? » et les projets s’ébauchent, et la voie apparaît.

Résumant cette période, il écrira plus tard :

« Mes retraites du diaconat et du sacerdoce m’ont montré que cette vie de Nazareth, qui me semblait être ma vocation, il fallait la mener non pas en Terre sainte tant aimée, mais parmi les âmes les plus malades, les brebis les plus délaissées. Ce divin banquet dont je devenais le ministre, il fallait le présenter non aux parents, aux voisins riches, mais aux boiteux, aux aveugles, aux pauvres, c’est-à-dire aux âmes manquant de prêtres. Dans ma jeunesse, j’avais parcouru l’Algérie et le Maroc. Au Maroc, grand comme la France, avec dix millions d’habitants, pas un seul prêtre à l’intérieur ; au Sahara, sept ou huit fois grand comme la France et bien plus peuplé qu’on ne le croyait autrefois, une douzaine de missionnaires ! Aucun peuple ne me semblait plus abandonné que ceux-ci… »

On m’a montré, avec complaisance, en haut des murailles, noircies par l’incendie, de l’ancienne chapelle, la fenêtre de la cellule qu’avait choisie Frère Charles pour se préparer aux ordres. On n’y pouvait accéder qu’en montant jusqu’à la hauteur des voûtes. Mais la porte ouvrait sur une tribune ; la tribune permettait de voir l’autel, et le futur prêtre passait là beaucoup d’heures.

Dans sa cellule des combles, Frère Charles faisait sa cuisine, qui était fort simple : un plat de haricots ou un chou cuit à l’eau. Il avait là, comme à Nazareth, comme à Jérusalem, son ermitage. Son unique promenade était d’aller de la cellule à l’église. Comme la fin de l’année 1900 approchait, il résolut de beaucoup prier pour le monde qui changeait de siècle. Il passa, devant le Saint-Sacrement, les deux dernières nuits du siècle finissant et les deux premières du nouveau. Combien d’hommes, sur la terre, en ont fait autant ?

C’était l’heure où l’Église de France était durement et injustement traitée par les pouvoirs publics. Il en souffrait, à cause des âmes faibles, qui tombent dans les temps de persécution, et parce que l’offense était faite à Jésus-Christ, dont seul le doigt levé maintient la France. Il disait : « Mais Jésus reste le maître ; et plus il semble mourir, plus il se relève, Dieu et Seigneur : Stat crux dum volvitur orbis. » Il disait encore : « Mais combien malheureux sont les heureux ! » Il tâchait de bien employer, sans se laisser abattre, chacune de ces minutes qui lui étaient données, « parcelles de l’examen qu’est la vie mortelle ». Il fut ordonné diacre la veille du dimanche de la Passion.

En mai 1901, commença la grande retraite de trente jours, par laquelle il acheva sa préparation au sacerdoce. L’ordination eut lieu à Viviers le 9 juin. Charles de Foucauld fut ordonné par Mgr Montéty, en présence de Mgr Bonnet. La veille, le Père abbé dom Martin lui avait dit : « Je vous accompagnerai, prenez les provisions qu’il faudra pour nous deux. » Les deux voyageurs, quelques instants après, se mettaient en route. Lorsque l’heure du déjeuner fut arrivée, Charles de Foucauld tira de sa poche un petit paquet, ouvrit l’enveloppe, et, sur la robe de l’abbé, déposa trois figues pour chacun, deux noix, et une bouteille d’eau.

Plusieurs des clercs présents à Viviers, et que ce trait, raconté, avait amusés, se demandaient : « Que va-t-il faire, chez monseigneur, qui l’a invité à déjeuner après la cérémonie ? » Il fit comme tout le monde, et ne se singularisa en rien.

Le soir même, le nouveau prêtre regagnait les montagnes de l’Ardèche, pour dire sa première messe, le 10 juin, à Notre-Dame-des-Neiges. Sa sœur l’y avait précédé. En dehors du monastère, elle s’était logée dans une petite maison, où on lui remit, quand elle arriva, cette lettre de son frère :

« Ma bonne chérie, merci de venir, ton arrivée me touche au fond du cœur. J’arriverai la nuit de dimanche à lundi, vers minuit ou une heure du matin ; garde-toi bien de m’attendre, couche-toi au contraire de très bonne heure, comme les trappistes qui se couchent à huit heures. À mon arrivée, j’irai droit à l’église, au pied du Saint-Sacrement à qui je dois ma première visite ; et je resterai dans le silence et l’adoration jusqu’au lendemain après ma première messe. Tu ne pourras me parler avant ma première messe, mais après, nous nous dédommagerons, ma chérie ; la messe de communauté se chante à 6 heures et demie, devant le Très Saint-Sacrement exposé ; j’y ferai diacre… Aussitôt la grand’messe terminée, j’irai à la sacristie mettre une chasuble, et je reparaîtrai au même autel où se sera célébrée la grand’messe, pour dire ma première messe ; je t’y donnerai la sainte communion, par une des grilles de la petite chapelle où tu te tiendras… Après l’action de grâces de ma première messe (trois quarts d’heure ou une heure après), j’irai faire une bonne séance près de toi… Attends-moi dans ta chambre à ce moment ; aie soin de bien déjeuner après avoir communié. Sois sûre que ton arrivée ici est une vraie joie pour toute la communauté qui, pleine d’illusions sur moi, m’aime mille fois plus que je ne le mérite, et en particulier le bon Père abbé, qui va à Viviers, malgré ses occupations, exprès pour m’accompagner…

« Bien venue, ma chérie, et merci de ta venue. Je t’embrasse comme je t’aime : de tout mon cœur dans le cœur de Jésus.

« †Fr. ALBÉRIC. »

Par délicatesse, et pendant son séjour à la Trappe, Charles de Foucauld avait repris, comme on le voit, son ancien nom de trappiste. Après l’ordination, il continua d’habiter sa cellule de Notre-Dame-des-Neiges, jusqu’à ce que les négociations fussent terminées, qui devaient préparer l’établissement dans l’Afrique du Nord. Elles étaient de deux sortes : il fallait obtenir la permission de l’autorité religieuse, et celles du gouvernement général et des chefs militaires.

Les lettres que je vais citer sont belles à mon avis, belles de loyauté, de clairvoyance, d’affection, si elles parlent de Charles de Foucauld ; d’humilité et d’ardeur, si elles sont signées de lui. Il me semble que tout esprit non prévenu devra admirer ici le prêtre de France, soit dans celui qui s’offre pour une mission sans précédent, soit dans les autres qui le recommandent. Par erreur, les premières lettres furent adressées à Mgr Bazin ; on s’aperçut assez vite qu’il eût fallu écrire à Mgr Guérin, préfet apostolique du Sahara, ainsi qu’à Mgr Livinhac, supérieur général des Pères blancs.

(M. l’abbé Huvelin à Mgr Bazin). « Martigny-les-Bains, le 25 août 1901. – Monseigneur, M. le vicomte Charles de Foucauld, longtemps lieutenant dans l’armée d’Afrique puis voyageur intrépide et habile au Maroc, puis novice chez les pères trappistes d’Akbès, en Syrie, voué ensuite au service des sœurs clarisses de Nazareth, revenu enfin au monastère des trappistes de Notre-Dame-des-Neiges, où il vient de recevoir les ordres sacrés et la prêtrise, me demande de le recommander auprès de Votre Grandeur.

« Quand vous l’aurez vu, vous jugerez que ma recommandation est bien inutile, car il se recommande de lui-même.

« Vous verrez en lui le dévouement héroïque, l’endurance sans limite, la vocation d’agir sur le monde musulman, le zèle humble et patient, l’obéissance dans le zèle et l’enthousiasme qu’il possède, l’esprit de pénitence sans aucune pensée de blâme et de sévérité contre qui que ce soit.

« Je suis son père spirituel depuis quinze ans. Je l’ai toujours suivi, je l’ai toujours trouvé, au milieu même de son enthousiasme et de ses élans, prudent et sachant attendre, se réfugiant dans la prière quand l’action lui était interdite. Je l’admire et je l’aime comme ont fait les Pères trappistes qui vous rendent témoignage de lui. Le révérend Père abbé de Staouéli avait pour lui la plus vraie affection, voyait en lui une espérance pour son ordre, même après qu’il l’eut quitté.

« La difficulté pour M. de Foucauld a été la question des saints ordres. Son humilité s’y est refusée longtemps, il a fallu une vive lumière pour lui montrer que sa voie était là, dans l’apostolat soutenu par la prière.

« C’est ici un simple portrait que je vous envoie, non flatté, mais ressemblant. Je suis un inconnu pour Votre Grandeur, mais j’espère qu’elle trouvera un air de vérité à mes paroles, et qu’elle verra dans le prêtre qui se présente à elle une ressource et une bénédiction pour les œuvres d’Afrique.

« Veuillez…

« Abbé HUVELIN,

Chanoine honoraire de Paris, vicaire à Saint-Augustin. »

(Le R. P. Martin, abbé de Notre-Dame-des-Neiges, à Mgr, Bazin.) « Notre-Dame-des-Neiges, 15 juillet 1901. – Je vous adresse ci-inclus une lettre de mon cher et saint ami, pour Mgr l’évêque du Sahara.

« Je n’ai pas à juger, ni à apprécier les pieux projets : Spiritus Sanctus posuit Episcopos regere Ecclesiam Dei et non pas les abbés. Mais ce que je puis affirmer, c’est que je connais intimement, depuis onze ans, M. Charles de Foucauld, et que je n’ai jamais vu, en ma vie, un homme réalisant à ce point l’idéal de la sainteté. Je n’avais jamais vu que dans les livres de tels prodiges de pénitence, d’humilité, de pauvreté et d’amour de Dieu.

« J’ajouterai, ce qui est moins important, que cet ancien élève de Saint-Cyr, officier de cavalerie, fut un explorateur de premier mérite au Maroc, en Algérie et en Tunisie, qu’il appartient à une très noble famille, et qu’il est allié aux meilleures familles de France. »

(Charles de Foucauld à Mgr Bazin.) « Trappe de Notre-Dame-des-Neiges, 22 août 1901– Monseigneur, je me mets aux pieds de Votre Grandeur… Le souvenir de mes compagnons morts sans sacrements et sans prêtre, il y a vingt ans, dans les expéditions contre Bou-Amama, dont je faisais partie, me presse extrêmement de partir pour le Sahara, aussitôt que vous m’aurez accordé les facultés nécessaires, sans un seul jour de retard, puisqu’un jour d’avance peut être le salut de l’âme d’un de nos soldats. Aussi je regarde comme un devoir de charité de vous écrire de nouveau, afin de pouvoir partir le plus tôt possible.

« Je demande humblement à Votre Grandeur deux choses : 1° la faculté d’établir entre Aïn-Sefra et le Touat, en l’une des garnisons françaises n’ayant pas de prêtre, un petit oratoire public, avec la sainte réserve pour les besoins des malades, d’y résider et d’y administrer les sacrements ; 2° l’autorisation de m’y adjoindre des compagnons, prêtres ou laïcs, si Jésus m’en envoie, et d’y pratiquer avec eux l’adoration du Très Saint-Sacrement exposé.

« Si vous daignez m’accorder cette double demande, je résiderai là, chapelain de cet humble oratoire, sans titre de curé, ni de vicaire, ni d’aumônier, et sans aucune subvention, vivant en moine, suivant la règle de saint Augustin, soit seul, soit avec des frères, dans la prière, la pauvreté, le travail et la bienfaisance, sans prêcher, sans sortir, si ce n’est pour administrer les sacrements, silencieux et cloîtré.

« Le but est de donner les secours spirituels à nos soldats, d’empêcher que leurs âmes se perdent faute des derniers sacrements, et surtout de sanctifier les populations infidèles en portant au milieu d’elles Jésus présent dans le Très Saint-Sacrement, comme Marie sanctifia la maison de Jean-Baptiste en y portant Jésus.

« Je promets de tout mon cœur à Votre Grandeur de m’efforcer, avec l’aide de Dieu, de n’être jamais, malgré ma misère, une occasion de scandale, et de ne jamais être pour votre délégation une cause de frais ni de charge matérielle ; je vous promets d’avance de tout mon cœur l’amour filial et la plus fidèle obéissance.

« Je me permets d’ajouter très humblement que la présence dans le Sahara de votre indigne serviteur, quoiqu’il soit très misérable, sauvera probablement plusieurs âmes qui, sans cela, mourront sans sacrements, et qu’elle donnera à votre délégation un tabernacle de plus, et chaque jour un saint sacrifice de plus.

« Si Votre Grandeur désire me parler, sur un mot de vous, par poste ou télégraphe, j’irai immédiatement à Alger.

« Je suis avec le plus profond respect, monseigneur.

« CHARLES DE FOUCAULD

« prêtre indigne. »

(M. l’abbé Huvelin à Mgr Livinhac.) « Dimanche, 1 er septembre 1901. – Monseigneur, j’ai écrit, il y a huit jours aujourd’hui, à Mgr Bazin, des Pères blancs, tous les renseignements que vous me demandez sur M. de Foucauld. Celui-ci m’avait demandé de les envoyer à Mgr Bazin.

« Ce que je puis dire à Votre Grandeur est bon en tous points : beaucoup d’enthousiasme, mais de la sagesse, – beaucoup de zèle, mais beaucoup d’obéissance, – l’amour de la vie dure, avec un minimum de soulagement, mais de la direction, – l’amour de la mortification lui est un besoin que lui fait l’amour de Dieu.

« Sa vocation l’a toujours attiré vers le monde musulman. Son séjour en Algérie, son voyage dans l’intérieur du Maroc, ses années passées en Palestine l’ont préparé, l’ont endurci pour cette mission. J’ai vu venir cette vocation. J’ai vu qu’il s’assagissait par elle, qu’elle le rendait plus humble, plus simple, plus obéissant. Quand je lui disais de l’écarter comme chimérique, il l’écartait, mais cela revenait plus fort et plus impérieux. En mon âme et conscience, je crois qu’elle vient de Dieu. Amour du silence, de l’action obscure, vous trouverez cela chez lui… La difficulté qu’il a trouvée à la Trappe est toute venue de sa répugnance à recevoir les ordres sacrés. Il n’osait pas !

« Rien de bizarre ni d’extraordinaire, mais force irrésistible qui pousse, mais instrument dur pour un rude labeur, voilà ce que Votre Grandeur trouvera chez M. de Foucauld.

« Toutes les objections qui vous viennent, que de fois me sont-elles venues ! Je ne me suis rendu qu’à l’expérience, et à de longues épreuves.

« Fermeté, désir d’aller jusqu’au bout dans l’amour et dans le don, – d’en tirer toutes les conséquences, – jamais de découragement, jamais, – un peu d’âpreté autrefois, – mais qui s’est tant adoucie !

« Laissez-le venir et voyez ! Je regrette d’avoir détruit l’admirable lettre où il me demandait si humblement de donner des renseignements sur lui. C’est en toute conscience que j’envoie ceux-ci, qui compléteront ceux que j’ai donnés à Mgr Bazin, il y a aujourd’hui huit jours. Laissez-le venir à ses risques et périls, voyez-le à l’œuvre et jugez !

« Croyez, monseigneur, à mon respect, à mon profond et religieux dévouement et bénissez-moi !

« Je ne saurais vous dire combien j’ai été touché et pénétré de votre lettre où j’ai senti l’esprit du bon Dieu. Il discernera vite celui qui mène mon cher enfant !

« L’Abbé HUVELIN. »

(Dom Henri, prieur de Notre-Dame de Staouëli à Mgr Guérin, préfet apostolique du Sahara.) « 5 septembre 1901. – … Le père Duffourd m’a parlé d’une affaire que vous aviez à traiter de vive voix avec un ancien officier de la province d’Oran qui désirait y retourner… Je pense qu’il s’agit de notre ex-Père Albéric (Charles de Foucauld, – ou mieux Charles de Jésus). Je vous envoie en communication la dernière lettre que j’ai reçue de lui… Si vous aviez le bonheur de l’avoir comme collaborateur, j’en serais bien heureux pour vous et pour lui. C’est la plus belle âme que je connaisse ; d’une générosité incroyable, il s’avance à pas de géant dans la voie du sacrifice, et a un désir insatiable de se dévouer à l’œuvre de la rédemption des infidèles. Il est capable de tout, – sauf peut-être d’accepter une direction trop étroite. Le révérend Père dom Martin a dû le recommander à Mgr Livinhac ; tout ce que je puis ajouter, c’est qu’ayant vécu dix mois dans son intimité, j’ai été profondément édifié de sa vertu héroïque. Il y a en lui l’étoffe de plusieurs saints. Sa seule présence est une prédication très éloquente, et malgré la singularité apparente de la mission à laquelle il se croit appelé, vous pouvez en toute sûreté l’accueillir dans votre préfecture apostolique… »

(Mgr l’évêque de Viviers à Mgr Livinhac.) « Notre Dame-des-Neiges, 5 septembre 1901. – Monseigneur, je recommande à votre bienveillance l’humble et saint prêtre qui vient vous apporter son concours et vous supplier de vouloir bien l’accepter.

« M. l’abbé de Foucauld est un ancien et brillant officier, qui a brisé sa carrière pour se donner plus complètement à Dieu dans le sacerdoce. Je l’ai fait ordonner prêtre, il est mon sujet, et j’estime que c’est une grande faveur pour mon diocèse d’avoir possédé quelque temps un prêtre de ce mérite et de ce caractère. Si une vocation trop vieille et trop pressante ne l’appelait pas à se dévouer à la conversion des musulmans, je serais heureux de lui donner un emploi dans mon ministère… Il a acquis ici la réputation d’un saint, et nos prêtres sollicitent comme une grande grâce le bonheur de l’approcher quelques instants.

« Tout cela vous dira, monseigneur, en quelle profonde estime je tiens le prêtre qui vient à vous, et combien je vous serais obligé de l’accueillir avec une grande bonté…

« †J.-M. FRÉDÉRIC,

« Évêque de Viviers. »

Au début de septembre, Charles de Foucauld fait ses adieux aux Pères de Notre-Dame-des-Neiges. Les caisses sont déjà prêtes, clouées, étiquetées, où les Frères ont enfermé les provisions et tous les meubles qu’emportera l’ermite. Que contiennent-elles ? le nécessaire de la chapelle, un petit nombre de livres, 50 mètres de corde, avec un petit seau pour puiser de l’eau dans les puits du désert, de la toile solide pour fabriquer une tente, et des sacs fendus, dont on fera des tapis.

Le pauvre bagage est chargé sur une charrette. L’ancien Frère Marie-Albéric reçoit une dernière bénédiction de l’Abbé, et s’en va, très ému. Quelques jours après, il traverse la mer, et débarque en Afrique, dans son Afrique. À Maison-Carrée, il est reçu par Mgr Livinhac, « l’évêque du Sahara » ; on lui donne les autorisations nécessaires pour s’établir dans le sud de la province d’Oran, à proximité du Maroc. En attendant que l’autre autorisation, celle du gouverneur de l’Algérie, lui parvienne, – c’est un vieil ami, le commandant Lacroix, un des Africains les plus connus, qui fait les démarches nécessaires, – il est invité à passer quelques jours à la Trappe de Staouëli. Il retrouve là des religieux qui lui sont depuis longtemps dévoués. Des amitiés nouvelles, aussitôt profondes, se nouent entre lui et les missionnaires de Maison-Carrée. Il est tout espérance et tout projet, « À Beni-Abbès, je serai actuellement seul comme prêtre, écrit-il, à 400 kilomètres du plus proche. Mon préfet apostolique, Mgr Guérin, me permet d’avoir des compagnons ! » De son côté, Mgr Guérin disait : « Je n’ai connu Charles de Foucauld que depuis le commencement de septembre, mais il ne m’a pas fallu plus de temps pour l’estimer comme il le mérite et reconnaître en lui une vertu admirable. Je regarde comme une bénédiction de Dieu l’entrée de ce saint prêtre sur le territoire de la préfecture qui m’est confiée… Un véritable saint, comme Charles de Jésus, fait nécessairement du bien. Il ne peut pas ne pas laisser rayonner autour de lui quelque chose de la douceur et de la bonté de Jésus, qui désormais fait toute sa vie. »

La réponse favorable du gouverneur général et du général commandant le corps d’armée étant venue le 14 octobre, le départ pour Oran, puis pour le Sud, eut lieu dès le lendemain. Les officiers des postes échelonnés sur la route d’Oran à Beni-Abbès avaient appris que l’explorateur célèbre, leur ancien camarade devenu moine, allait passer, obéissant, lui aussi, à l’appel du désert, mais pour d’autres motifs. Ils l’attendaient, aux gares du petit chemin de fer stratégique, aujourd’hui construit jusqu’à 800 kilomètres d’Oran, et qui se terminait, en 1901, à Aïn-Sefra ; ils venaient le saluer, quelques-uns lui apportaient des provisions de voyage. À Aïn-Sefra, la petite ville blanche, bâtie au pied des dunes, il aurait pu trouver quelque auberge. Mais le général Cauchemez l’emmena au bureau arabe, château blanc parmi des arbres d’Europe, et lui donna une chambre, où Charles de Foucauld logea, cela est sûr, mais où l’on ne peut dire qu’il coucha dans un lit. Pendant les deux ou trois jours qu’il demeura chez son ami, on apprit bientôt que l’explorateur-ermite avait dormi sur le plancher. Il se déclarait bien reconnaissant envers les officiers de tout grade qui lui faisaient accueil. Et c’est pour ne pas les contrarier, qu’après quelque résistance il accepta, lui qui se proposait d’aller à pied jusqu’à Beni-Abbès, de partir avec le lieutenant Huot, qui revenait de permission, et donc de faire à cheval, – sur le cheval d’un cavalier du maghzen, – et avec une escorte, la longue route d’Aîn-Sefra à Beni-Abbès.

Ils entrèrent dans les régions désertiques.

À mi-route environ, se trouvent l’oasis de Taghit, et la redoute, qui commande une région dangereuse, fréquemment parcourue par des partisans en maraude. Comme les voyageurs français et leur petite escorte approchaient de Taghit, ils virent accourir une troupe de cavaliers. C’était le capitaine de Susbielle, commandant du poste, à la tête de son maghzen. Prévenu de la prochaine arrivée de l’ancien lieutenant de chasseurs d’Afrique, il venait à la rencontre de celui qui se dévouait à jamais aux pauvres du désert. En chemin, il avait dit à ses hommes : « Vous allez voir un marabout français ; il vient par amitié pour vous : recevez-le avec honneur. » Foucauld, reconnaissant la France, se porte vers elle, au galop, sa robe blanche flottant au vent. Il arrête son cheval à trois pas de l’officier, et répond au salut de M. de Susbielle. En même temps, les quinze cavaliers, fidèles à la politesse indigène, mettent pied à terre, enveloppent le marabout « qui vient par amitié pour eux » et, plusieurs ensemble, inclinés, baisent le bas de sa « gandourah ».

Ce fut la bienvenue du Sahara.

Frère Charles vécut quelques heures à Taghit. Le 24 octobre, avant de remonter à cheval, il célébra la messe devant les Français de la garnison. « C’est la première messe depuis l’occupation, disait-il. Il est probable qu’en aucun temps un prêtre n’y est venu. Je suis bien ému de faire descendre Jésus en ces lieux où, probablement, il n’a jamais été corporellement. »

Quatre jours plus tard, au soir d’une journée chaude, les voyageurs apercevaient les premiers palmiers de Beni-Abbès.

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