CHAPITRE VIII BENI-ABBÈS

Beni-Abbès est une oasis de 7 à 8 000 palmiers. Ils poussent sur la rive gauche de la Saoura, dans les terres et les sables où sont nombreuses les fontaines, et ils forment une longue futaie épaisse, serrée contre une falaise qui la domine de haut. La Saoura elle-même n’est autre que l’oued Zousfana, venant de Figuig, et qui s’est confondue, à 40 kilomètres au nord de l’oasis, avec un fleuve plus abondant, l’oued Guir, descendu des plateaux du grand Atlas marocain. Leurs eaux mêlées se sont terrées, selon la coutume des fleuves sahariens ; pour ne pas être bues par le soleil, elles traversent en tunnel les déserts ; elles ne réapparaissent à la lumière qu’à l’entrée de la palmeraie, dont elles suivent la bordure, – la rive droite étant presque sans verdure, – pendant quinze cents mètres environ, puis disparaissent de nouveau, pour aller, peut-être, bien loin de là, gonfler mystérieusement le cours du Haut-Niger.

Les voyageurs qui viennent de Colomb-Béchar, en suivant la large vallée, marchent longtemps dans la rocaille, entre le lit desséché de cette Saoura et les dunes qui bornent le désert vers la gauche. Quand ils ont dépassé le bouquet de palmes de Mazzer, ils doivent mettre les pieds dans le sable et franchir des éperons successifs de dunes, qui, devant eux, limitent l’horizon. C’est seulement du sommet de la dernière dune, qu’on aperçoit entre deux falaises, tout à coup, et à courte distance, la rivière tournante, les premières flaques d’eau, les premières formes qui plient, les cimes d’une grande palmeraie verte, un haut plateau à droite, un haut plateau à gauche, et, sur la crête de celui-ci, les murailles crénelées, blanches, éblouissantes, du bordjdes affaires indigènes. On sort de l’aride, on pénètre dans le domaine de l’ombre, des sources, des cultures et de la vie. L’intervalle entre les falaises qui tiennent dans leurs bras l’oasis, étroit d’abord, prend de l’ouverture comme la panse d’une aiguière, et c’est mieux qu’un couloir boisé, c’est une petite plaine qu’ils enserrent, coupée par la rivière, sans arbre sur la rive droite, toute couverte sur l’autre rive de palmiers qui abritent des abricotiers, des pêchers, des figuiers, des pieds de vigne. Là, dans la forêt, vers le milieu, il y a un village fortifié où l’on pénètre par une porte unique, où les rues sont couvertes presque partout, village peuplé d’hommes libres, qui se considèrent comme originaires du pays, les Abbabsa. Plus loin, et vers l’extrémité, un second village, aux murailles très hautes et semblables à celles d’un château féodal, est habité par des Arabes de la tribu des Rehamna, qui font paître leurs chameaux et leurs ânes dans les pauvres pâturages de la région. Les nègres, jardiniers, semeurs et moissonneurs d’orge, logent à la lisière de la palmeraie, le long d’un ravin qui donne accès au plateau du bordj. Et la population indigène, divisée ainsi en trois groupes, comptait de douze à quinze cents âmes.

Frère Charles avait choisi ce lieu d’apostolat, en raison des misères qu’il y rencontrerait et que pas un prêtre encore n’avait pu secourir ; à cause de la proximité du Maroc également, la terre très aimée, où il espérait pouvoir rentrer un jour en missionnaire ; il savait aussi que Beni-Abbès passait pour la plus jolie des oasis du Sud algérien, le plus beau fragment même de la longue avenue de palmiers qui commence à Figuig et va finir à In-Salah. Au moment où il arrivait, la grande redoute qui commande l’entrée de la palmeraie n’existait pas encore ; une autre, moins importante, aujourd’hui détruite, s’élevait un peu plus loin, sur la crête de la falaise, et abritait la garnison. Il suivit le chemin tracé par le pas des hommes et des bêtes. À peine eut-il gravi la pente raide, bordée de huttes, qui conduit au sommet du plateau, qu’il fut ravi d’admiration. Au nord et à l’est, Beni-Abbès était enveloppé, à peu de distance, par les vagues de sable rose ou doré de l’Erg occidental, les grandes dunes mêlées, fuyantes et dont plusieurs s’élèvent à 150 et 200 mètres, tandis que vers l’ouest, au delà de la coupure du ravin et de la palmeraie, s’étendait le second plateau, rocheux, rigide et tabulaire, sans arbre, et qu’on eût dit sans fin. Le voyageur se trouvait à un point de jonction entre les deux déserts sahariens, entre le désert de sable qui couvre tout le Sud oranais et le désert rocheux, la Hamada, qui va jusqu’à la frontière du Maroc. Splendeur de la lumière, pauvreté du sol, pureté des nuits, silence des nuits, que de fois Frère Charles se servira de vous dans ses méditations, et dégagera le sens éternel caché dans le paysage le plus humble ou le plus magnifique ! Il chercha tout de suite la place où établir sa demeure, et acheta, sur le plateau de la rive gauche, non sur la lisière mais à 400 mètres environ en arrière, trois petits mamelons qu’il qualifia de montagnes, et deux dépressions également incultes qu’il appela vallées, et où poussaient plusieurs palmiers sauvages. Le prix, naturellement, fut excessif. Frère Charles paya 1 170 francs ces huit ou neuf hectares de désert. L’ensemble avait la forme d’une courge coudée. C’était le « terrain de culture » de la future « fraternité ». Il y avait de l’eau, heureusement, ou du moins quelque possibilité de s’en procurer. Le domaine renfermait plusieurs sources et d’anciens puits. On creusa les puits, on dégagea les sources. Frère Charles, imaginatif et l’esprit toujours en avance d’un jour, d’un mois ou d’un an sur le moment présent, ravi de cette nouvelle résidence, songeait déjà qu’il vivrait là dans une demi-clôture, que les fruits et les légumes du jardin seraient abondants, qu’il en pourrait donner, qu’on éviterait ainsi la famine des années de grande sécheresse, qu’il serait le nourricier, le consolateur, l’ami de plusieurs pauvres, particulièrement des soldats français et des esclaves.

Les premiers jours, il logea dans les bâtiments du bureau arabe. Dès le matin, il partait, avec quelques tirailleurs de bonne volonté, mis à sa disposition, pour construire l’ermitage. Ce ne fut jamais qu’un pauvre assemblage de cabanes en terre, sans caractère d’art, construites dans un ravin, fragiles tout à fait : si elles se défendaient à peu près du soleil, elles eussent fondu sous la pluie de deux jours. Heureusement il ne pleut guère qu’une fois par an dans la Saoura, et il arrive qu’il ne pleuve pas du tout. On employait, pour bâtir, des pierres glanées sur le plateau, mais surtout des briques de glaise séchée ; un peu de terre délayée était le mortier ; des planches poreuses de troncs de palmiers faisaient office de poutres, les nervures des grandes feuilles et des roseaux servaient de couverture.

La chapelle, naturellement, eut un tour de faveur, et fut bâtie d’abord. Frère Charles la décrit avec amour dans une lettre à un ami : « Le toit est horizontal, en grosses poutres de palmier brutes, couvertes de nattes en branches de palmier : c’est très rustique, très pauvre, mais harmonieux et joli. Pour soutenir les poutres, il y a au milieu quatre troncs de palmier verticaux ; dans leur rusticité, ils font très bon effet et encadrent bien l’autel ; à celui qui est près du coin de l’évangile est pendue une lampe à pétrole qui m’éclaire la nuit, et jette beaucoup de lumière sur l’autel… Au plafond est accroché un dais en forme de tente, en grosse toile vert foncé absolument imperméable, pour garantir de la pluie l’autel et son marche-pied. »

Un officier de la garnison dessine pour la chapelle quatre grandes figures de saints. Mais le principal décorateur est encore l’architecte, Frère Charles lui-même. Il peint sur étoffe – dans cette manière très moderne, réduite à quelques lignes d’une justesse extrême, dont il a donné maint exemple en illustrant la Reconnaissance au Maroc – une image qui représente le Christ « étendant les bras pour embrasser, serrer, appeler tous les hommes et se donner pour tous ». Du côté de l’évangile, est un saint Joseph, de la « fabrique » du Père. Aux murs de la « nef » pendent les quatorze tableaux d’un chemin de croix, dessinés à l’encre noire, bleue ou rouge, non sur toile ou sur papier, mais sur des planchettes de caisses, que Frère Charles a coupées et quelque peu rabotées. Il ne cessera d’orner cette chapelle saharienne, dont il disait : « Elle me va parfaitement ; elle est pieuse, pauvre et propre, très recueillie. » Du côté de l’épître, il a placé, dans une niche, un réveil-matin, – l’horloge de la Fraternité.

C’est là qu’il passera tant d’heures, de jour ou de nuit, en adoration ou en méditation ; c’est là qu’il couche, au début, seul dans cette cabane isolée. Il s’étend, tout habillé, sur le marche-pied de l’autel. Il dormira près du tabernacle, comme le chien aux pieds de son maître. Encore se juge-t-il indigne d’une pareille faveur. Dès que les premières constructions, qui devaient accompagner la chapelle, furent commencées, un sous-officier de tirailleurs, M. J., qui était de ses amis, s’étant levé de grandmatin pour venir à l’ermitage, trouva le Père couché à l’abri d’un mur inachevé. « Comment, lui demanda-t-il, vous ne couchez plus dans la chapelle ? – Non. – Vous me disiez que vous étiez bien là ! – C’est justement pour cela que j’en suis parti. » Peu de temps après, le Père de Foucauld choisissait, pour y dormir, la sacristie de la chapelle. Or, la petite pièce qu’il appelait ainsi n’était pas assez longue pour qu’un homme pût s’y coucher sur le sable. Le même adjudant de tirailleurs en fit la remarque au Père, qui répondit : « Jésus, sur la croix, n’était pas étendu. »

Les ouvriers continuaient de travailler. Au delà de la sacristie, ils édifièrent des cases en briques et en boue sèche, qui prirent le nom de cellule Saint-Pierre et de cellule Saint-Paul. Et de la sorte, ces petites constructions étant perpendiculaires au chevet de la chapelle, formèrent, avec la nef, un angle droit. En arrière, s’étendrait bientôt une cour qui serait appelée « cour de la Retraite ». Frère Charles bâtit encore quelques cases, « la chambre des hôtes non chrétiens », une infirmerie où venaient se faire soigner les malades de Beni-Abbès et des tentes voisines, un débarras, les murs d’une seconde cour, la « cour de l’Aumônerie », du côté de l’épître. Il espérait qu’un jour, bientôt peut-être, un prêtre inconnu, sollicité par la même vocation qui avait poussé, vers les âmes des pauvres gens de l’oasis, l’ancien lieutenant de cavalerie, viendrait le rejoindre à Beni-Abbès, et que l’ermitage compterait deux compagnons, en attendant mieux. Les ouvriers, hommes de troupe, débrouillards, beaucoup plus jeunes que lui, travaillaient volontiers pour un pauvre comme eux, qu’ils devinaient meilleur, et dont l’extrême bonté les touchait secrètement. Il ne se séparait point d’eux, aux heures où son règlement l’obligeait au travail manuel ; même au milieu du jour et quand la chaleur est extrême, on le voyait, avec eux, parcourir le terrain vague, autour de l’ermitage, se baisser, ramasser et soulever une pierre qui servirait aux fondations, et prendre la file, d’habitude le dernier, pour rentrer sur le chantier. La pierre qu’il rapportait sur l’épaule n’était pas très grosse quelquefois, et il s’excusait : « Mes bons amis, disait-il en riant, je sais bien, je suis la mouche du coche, mais je fais selon mes forces. »

Le soin raisonné des moindres détails était une des marques de l’esprit de Frère Charles. Ne fallait-il pas que ceux qui entreraient dans la maison fussent portés vers Dieu, et que les murs au moins parlassent de Jésus-Christ et de sa doctrine ? Tandis qu’il achevait d’édifier l’ermitage, Frère Charles ornait les pièces déjà construites avec des « écriteaux » appropriés à la destination de chacune. Il donnait à méditer, à lui-même et aux autres, les pensées dont étaient faites sa force et sa joie.

Les écriteaux de la sacristie portaient : « Toi, suis moi ! » – « Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il se renonce, porte sa croix, et me suive ! » – « Vivre aujourd’hui, comme si je devais mourir ce soir, martyr. » – « Soyez tout à tous, avec un unique désir au cœur, celui de donner à tous Jésus. »

Ceux de la cellule Saint-Paul : « Je suis venu porter le feu sur la terre. » – « Je suis venu sauver ce qui était perdu. » – « Tout ce que vous faites à un de ces petits, vous me le faites. » – « Notre Père, qui est dans les cieux, ne veut pas qu’un seul de ces petits périsse. » – « Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature. »

Ceux de la cellule Saint-Pierre : « J’ai encore d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie ; il faut aussi que je les amène ; il n’y aura qu’un troupeau et qu’un pasteur. » – « Qu’ils soient un, comme nous sommes un. »

Après la chapelle et les chambres, on fit un mur d’enceinte autour de la cour de l’Aumônerie ; puis Frère Charles songea qu’il fallait borner et clore le terrain de la Fraternité, car il avait résolu de vivre en clôture, et de ne pas sortir des limites sans une raison grave. Dans les premiers temps, il s’était contenté de marquer, avec des cailloux de la grosseur d’un œuf, disposés en lignes, les frontières de son domaine. Un des soldats qui l’ont le plus souvent approché, en ce temps-là, m’a raconté qu’il revenait parfois au camp après le soleil couché. Attentif à se concilier les âmes de bonne volonté, plus poli et prévenant encore avec les humbles gens, auxquels on ne prend point garde et qui le sentent, qu’avec les grands et les puissants de la terre, Frère Charles l’accompagnait. Il causait amicalement ; il parlait de Dieu et de la beauté de la nuit. Autour d’eux le silence absolu et l’espace désert ; au-dessus, un ciel immense où pas une étoile n’était voilée. Un air chaud se levait du sable. Et ils allaient, l’ancien officier et le soldat, sur la piste à peine visible, chacun remerciant Dieu d’une amitié inattendue dont il était le principe et la fin. Et cela durait quelques minutes. Puis Frère Charles se baissait et tâtait la terre avec la main, pour savoir s’il n’avait pas atteint la limite. Quand il avait touché les cailloux échelonnés, il disait : « Je ne puis vous reconduire plus loin, voici la clôture ; à bientôt. »

On devine si nos soldats, loin, bien loin de leur famille et du pays, étaient touchés d’une amitié comme celle-là ! Leur cœur de Français, sensible, rempli d’une politesse ancienne qui résiste à bien des leçons contraires, leur faisait craindre d’abuser. Peut-on aller causer ainsi, presque en ami, avec un ancien officier, avec un moine qui a ses affaires, après tout, et, ils le sentaient bien, avec un homme de grande éducation, que la conversation d’un tirailleur ne devait pas toujours intéresser ? Ils s’excusaient de ne pas revenir ; ils se privaient d’une bonne heure, pour ne pas la lui prendre. Alors, il leur écrivait des lettres comme celle-ci :

« Cher ami, vous m’avez dit que vous êtes triste le soir, et que vos soirées sont lourdes… Voulez-vous, – si c’est permis de sortir du camp, ce que j’ignore, – venir passer habituellement les soirées avec moi : on les prolongera autant qu’il vous sera agréable, causant fraternellement de l’avenir, de vos enfants, de vos projets,… de ce que vous désirez, espérez, pour vous et ceux que vous aimez plus que vous… À défaut du reste, vous trouverez ici un cœur fraternel.

« Vous auriez voulu une petite histoire de saint Paul… J’aurais voulu vous l’écrire, mais je ne puis, j’ai d’autres choses pressées à écrire en ce moment… Je pourrai vous la raconter, en entremêlant mes misérables paroles de passages de ses lettres, que j’ai et qui sont admirables…

« Le pauvre vous offre ce qu’il a. Ce qu’il vous offre surtout, c’est sa très tendre, très fraternelle affection, son profond dévouement dans le Cœur de Jésus.

« Frère CHARLES DE JÉSUS. »

Les indigènes qui sont curieux, entrants, tenaillés par la faim et la soif, et donc volontiers chapardeurs, respectèrent presque tout de suite, du moins d’une certaine manière, la clôture de Frère Charles. Non qu’ils se gênassent pour pénétrer dans le domaine et venir visiter le « marabout », mais la réputation de sainteté de celui-ci rendait pour eux sacrés les objets qu’ils découvraient en chemin, à l’intérieur de la clôture. Le nomade déchargeait son chameau de l’autre côté des cailloux frontières ; la pauvre femme arabe, rentrant de la corvée quotidienne de bois, y jetait son fagot ; le boucher y déposait un paquet de peaux saignantes de chevreaux : eh bien ! même si l’absence durait plusieurs heures, ou une nuit entière, le caravanier retrouvait intacte sa marchandise ; la femme son faix de racines de palmier ; le boucher son ballot de cuir frais. Dans la suite, la ligne de cailloux fut remplacée par une ligne de piquets, plus ou moins tordus, sur lesquels étaient fixés deux rangs de fil de fer barbelé. Sept grosses bornes, surmontées de deux bâtons en croix, et disposées de distance en distance, servaient d’appui à la maigre clôture et d’étendards à l’homme de Dieu.

La culture devait faire des progrès plus lents. Ce n’est pas une petite entreprise de creuser un morceau de désert qui n’a peut-être jamais été fouillé ; d’assurer l’eau, c’est-à-dire la vie, aux arbres que l’on plante et aux grains que l’on sème, lorsque la chaleur, comme à Beni-Abbès, est de 30 degrés, tout le jour, d’octobre à juin, et s’élève ensuite jusqu’à 50 degrés ! Frère Charles, ainsi que je l’ai dit, commença par approfondir les puits abandonnés de son domaine ; il creusa des rigoles, pour amener l’eau des sources au pied des palmiers poussés à l’aventure et à demi ensablés par le vent du sud. Le travail était de ceux que le pauvre jardinier de Nazareth ne pouvait continuer sans aide, car la plus énergique volonté ne suffit pas – les hommes l’apprennent vite – pour être à la fois tout à tous et tout à tout. Le Père de Foucauld, après quelques essais, engagea deux harratins, comme il n’en manque pas à Beni-Abbès, et qu’il nomma jardiniers pour le besoin qu’il en avait. Peut-être, après tout, connaissaient-ils mieux que le maître du domaine les soins à donner aux palmiers et les infinies précautions qu’il faut prendre, en pays chaud, pour que les semis de légumes, ayant poussé leurs premières feuilles, ne soient pas aussitôt grillés par le soleil. Ces noirs, peu surveillés, avaient affaire à un si bon maître, qu’ils lui demeurèrent fidèles fort longtemps. Celui-ci trouvait seulement qu’ils perdaient de longues heures à se rendre chaque jour de l’ermitage au ksar de l’oasis, et à revenir. Il aurait voulu les retenir et les nourrir à l’ermitage. Les noirs ne demandaient pas mieux. Ils n’étaient sûrement pas habitués à une cuisine délicate, ni même à manger à leur faim. Mais quand ils eurent partagé le repas du Père de Foucauld, plusieurs jours de suite, ils déclarèrent qu’ils pourraient mourir à ce régime-là, mais non pas vivre, car le marabout déjeunait d’un morceau de pain d’orge trempé dans une décoction d’une plante saharienne, qu’on appelle innocemment « le thé du désert », et, le soir, il dînait d’un bol du même thé, auquel il ajoutait un peu de lait condensé. Les harratins restèrent jardiniers externes. Peu à peu, leur travail améliora le terrain et rendit judicieuse la distribution des eaux. Il y eut, dans le sable, de jeunes palmiers, quelques figuiers en espérance et de même des oliviers, des pieds de vigne. Après des années, le nom de jardin, donné dès le début à ces essais de culture, commencera d’être mérité. Mais à ce moment, comme on le verra, l’ermite aura quitté Beni-Abbès, pour n’y revenir qu’à de rares intervalles.

En quelques occasions, Frère Charles acceptait l’invitation, que lui adressaient fréquemment les officiers, ses camarades, et sortait de la clôture pour aller dîner avec eux au bordj. Il ne le faisait guère que pour saluer au passage un chef saharien, comme Laperrine ou Lyautey, ou encore un savant envoyé en mission dans ce pays désolé, mais qui mène à tout, et où pourront un jour s’entrecroiser, comme à un carrefour prodigieux, toutes les richesses de l’Afrique. Ces soirs-là, il s’asseyait, non aux places d’honneur, mais à la dernière, à côté du plus jeune officier. On essayait de le faire parler, et on ne manquait pas de l’interroger sur ce Maroc tout proche qu’il était seul à bien connaître. Mais la crainte de l’orgueil le rendait muet sur ce sujet. Sur tout le reste il répondait, sans entretenir la conversation. Sa vocation était le silence, l’effacement, la retraite. Il ne consentait à paraître, dans un cercle d’hommes du monde, que pour ne pas manquer aux règles de la courtoisie, ou, en quelque sorte, de la discipline de son ancien métier. Le récit des événements militaires l’intéressait au plus haut point. Frère Charles se surveillait moins étroitement, si on lui demandait son avis sur une opération de police qui venait d’être faite, ou que l’on projetait. Si la nouvelle était venue, par exemple, de quelque randonnée de pillards enlevant des troupeaux et des femmes, assassinant et mutilant des hommes, on retrouvait aussitôt le chef ardent, le justicier qu’il avait été dans la poursuite des bandes de Bou-Amama. « Il faut les rejoindre, disait-il, et y aller rudement ! » L’instant d’après, ayant vu, dans la salle à manger, une souris attrapée par un chien : « Cette pauvre petite bête, quel dommage ! » murmurait-il. De bonne heure il se retirait ; il allumait sa lanterne, et, seul à travers l’ombre, regagnait l’ermitage.

Je ne serais pas historien fidèle, si je ne disais encore que Frère Charles, dès que la chapelle eut été construite, creusa lui-même, dans un coin du jardin, la fosse où il voulait être inhumé, et la bénit. Il en usa de même, par la suite, dans les divers points du Sahara où il séjourna un peu de temps.

Tel était le cadre et l’appareil extérieur de cette vie sans précédent, ordonnée par une volonté puissante. Le reste était presque entièrement caché aux hommes. À peine auraient-ils pu, s’ils s’étaient appliqués à le faire, découvrir l’exact partage des heures entre les devoirs de charité, de travail manuel, de lecture, et les devoirs de prière : la règle que s’était imposée le Père de Foucauld. L’âme leur échappait. Toute âme est secrète pour les autres, plus ou moins. Le mystère est plus grand quand les âmes sont grandes, et qu’elles s’écartent de nos plaisirs, de nos occupations, de nos pensées habituelles qui ne sont guère que nous-mêmes, et qu’elles se donnent à Dieu, pour être mises, par lui, au service du pauvre monde. Nous ne voyons alors que ce qu’elles nous apportent, leur bonté, leurs œuvres fraternelles, le vague reflet d’elles-mêmes sur le visage qui vient vers nous et dans les yeux qui nous regardent. Mais par quel effort se maintiennent-elles hors de la vie commune, dans la constante présence de Celui dont on perd le sourire et la paix pour une seule petite pensée ; quelles grâces elles ont eues, quels combats, quelles délices, quels rêves : cela, nous ne le savons pas.

Le règlement de cette vie, depuis le temps où nous sommes parvenus jusqu’à la fin, ne variera plus. Frère Charles l’a lui-même exposé dans une lettre adressée au préfet apostolique du Sahara :

« … Lever à 4 heures (quand j’entends le réveil sonner, ce n’est pas toujours !). Angelus, Veni Creator, prime et tierce, messe, action de grâces.

« À 6 heures, quelques dattes ou figues et discipline, tout de suite après, une heure d’adoration du Très Saint-Sacrement. Puis, le travail manuel (ou l’équivalent : la correspondance, des copies de diverses choses, extraits d’auteurs à conserver, lectures faites à haute voix, ou explication du catéchisme à l’un ou à l’autre), jusqu’à 11 heures. À 11 heures, sexte et none, un peu d’oraison, examen particulier jusqu’à 11 heures et demie.

« À 11 heures et demie, dîner.

« Midi, Angelus et Veni Creator (ce dernier est chanté, vous rirez quand vous m’entendrez chanter ! Sans le vouloir, j’ai certainement inventé un air nouveau).

« L’après-midi est tout entière au bon Dieu, au Saint-Sacrement, sauf une heure consacrée aux causeries nécessaires, réponses données ici et là, cuisine, sacristie, etc., nécessité du ménage et des aumônes : cette heure se répartit sur toute la journée.

« De midi à midi et demi, adoration ; de midi et demi à 1 heure et demie, chemin de Croix, quelques prières vocales, lecture d’un chapitre de l’Ancien et d’un chapitre du Nouveau Testament, d’un chapitre de l’Imitation et de quelque pages d’un auteur spirituel (sainte Thérèse, saint Jean Chrysostome, saint Jean de la Croix se succèdent perpétuellement).

« De 1 heure et demie à 2 heures, méditation écrite du saint Évangile.

« De 2 heures à 2 heures et demie, théologie morale ou dogmatique.

« De 2 heures et demie à 3 heures et demie, heure réservée aux catéchumènes.

« De 3 heures et demie à 5 heures et demie, adoration ; c’est le meilleur moment de la journée, après la messe et la nuit : le travail est fini, je me dis qu’il n’y a plus qu’à regarder Jésus,… c’est une heure pleine de douceur.

« À 5 heures et demie, vêpres.

« À 6 heures, collation…

« À 7 heures, explication du saint Évangile à quelques soldats, prière et bénédiction du Très Saint-Sacrement avec le saint ciboire, suivie de l’Angelus et du Veni Creator. Puis les soldats partent, après une petite conversation en plein air ; je récite le rosaire (et je dis complies, si je n’ai pu les dire avant la petite explication du saint Évangile), et je m’endors à mon tour, vers 8 heures et demie.

« À minuit je me lève (quand j’entends le réveil), et je chante le Veni Creator, et récite matines et laudes ; c’est encore un moment bien doux : seul avec l’Époux, dans le profond silence, dans ce Sahara, sous ce vaste ciel, cette heure de tête à tête est une douceur suprême. Je me recouche à 1 heure. »

Le sommeil était donc de 6 heures coupées par une heure de veille, et la prière tenait la première place. Le service de charité troublait seul le règlement. C’était une épreuve des plus sensibles pour Frère Charles, dont l’âme contemplative était assoiffée de recueillement. Il l’acceptait cependant. Il était celui qui fait au plus misérable prochain, au plus inconnu, au plus indigne, un accueil fraternel ; qui ne laisse point soupçonner qu’on le dérange, et consent à perdre avec le nomade peu sûr, l’esclave corrompu, le quémandeur et l’importun, le temps qu’il avait réservé pour causer avec Dieu. À chaque moment, quelqu’un se présentait à la porte, et l’ouvrait, et Frère Charles apparaissait, les yeux, ses très beaux yeux pleins de sérénité, la tête un peu penchée en avant, la main déjà tendue. Il portait une gandourah blanche, serrée par une ceinture, et sur laquelle était appliqué un cœur surmonté d’une croix en étoffe rouge ; il avait des sandales aux pieds. Quant à la coiffure, elle était de son invention, et se composait d’un képi dont il avait enlevé la visière et que recouvrait une étoffe blanche, tombant en arrière sur les épaules, pour protéger la nuque. L’image de la Croix, celle du Sacré-Cœur, disaient de loin quelle était la foi de cet homme blanc. Nul n’en pouvait ignorer. C’est pourquoi, bien des années après les jours de Beni-Abbès, ayant lu, dans quelque poste du désert, un article où Charles de Foucauld était représenté comme un prêtre qui ne parlait jamais de ses croyances, et ne prêchait la foi en aucune manière, le général Laperrine prit sa plume, et, d’une écriture d’homme irrité, écrivit sur un carnet : « Et ses conversations ! Et son costume ! » Il disait vrai : le costume était une prédication, et, d’ailleurs, toute la vie de Frère Charles affirmait l’Évangile. Les indigènes ne s’y trompèrent jamais.

Nous pouvons, à présent, suivre les événements qui marquèrent le séjour à Beni-Abbès, et, pour le faire, nous n’aurons qu’à consulter le plus exact, le plus assidu des notateurs, le Père de Foucauld lui-même, qui, d’une écriture appliquée, sur un cahier qu’il appelait son « diaire », écrivait les menus faits de la journée, ses comptes et jusqu’aux noms de ses visiteurs.

« 29 octobre 1901. – Célébré, pour la première fois, la messe à Beni-Abbès. Ex-voto à Notre-Dame d’Afrique. »

« 5 novembre. – Érection du premier Chemin de Croix. »

« 30 novembre. – Prise de possession de la chapelle de la Fraternité du Sacré-Cœur. »

« 25 décembre. – Première exposition du Très Saint-Sacrement, pendant plus de dix heures. »

Cet homme s’était voué à l’abandon pour que, dans le très lointain Sahara, Jésus-Christ du moins ne fût pas abandonné. Les cérémonies religieuses du premier Noël à Beni-Abbès le ravirent donc, et il en écrivit à ses amis de France.

« Nous avons eu le Saint-Sacrement exposé de minuit à 7 heures du soir. Nous l’aurons, le jour de l’an, de 7 heures du matin à 7 heures du soir. J’étais donc loin d’espérer assez d’adorateurs pour que ce fût possible. Jésus les a donnés.

« La bonne volonté, la piété inespérée des pauvres soldats qui m’entourent, me permet de donner chaque soir sans exception une lecture et explication du saint Évangile (je n’en reviens pas qu’on veuille bien venir m’entendre) ; la bénédiction est suivie d’une très courte prière du soir… Cette bénédiction, avec la sainte messe, est une consolation, une joie infinie. »

Il y a vingt ans, au moment où j’écris ces lignes, qu’une poignée de tirailleurs algériens, ceux auxquels on avait jadis appris le catéchisme et qui ne l’avaient pas oublié, assistaient aux premiers offices catholiques célébrés dans la chapelle en terre de Beni-Abbès. Ils en parlent encore volontiers. L’un d’eux, que j’ai retrouvé à Paris, m’a dit : « J’étais des fidèles du Père de Foucauld. Il disait la messe à l’heure qui nous convenait. Nous eussions demandé qu’il la dît à 4 heures du matin ou à midi, qu’il aurait toujours dit oui. Et quelle messe ! Celui qui n’a pas assisté à cette messe là ne sait pas ce que c’est qu’une messe. Quand il prononçait le Domine non sum dignus, c’était avec un tel accent qu’on avait envie de pleurer avec lui. »

« 9 janvier 1902. – Premier esclave racheté : Joseph du Sacré-Cœur… Cet après-midi, il restait bien peu d’espoir de délivrer cet enfant ; son maître refusait de le vendre à aucun prix ; mais hier, mercredi, jour du bon saint Joseph, j’avais changé le nom de l’enfant en celui de Joseph du Sacré-Cœur et promis à saint Joseph de lui ériger un autel dans le bras du côté de l’Évangile de la croix de la chapelle, et un à la Sainte Vierge dans le bras du côté de l’Épître, s’il m’obtenait la libération de l’enfant. À ce bon père tout est facile : le soir à 5 heures, le maître, venant une dernière fois réclamer l’enfant, a accepté, en deux minutes, le prix que je lui ai offert. Je l’ai payé séance tenante, et vous auriez joui alors de voir la joie du pauvre « Joseph du Sacré-Cœur », répétant qu’il n’avait plus « d’autre maître que Dieu »… Il est musulman, mais de nom plus que de fait. J’espère que, naturellement et de lui-même (je ne ferai aucune démarche ressemblant à une pression, – pleine liberté !), il ira à Jésus et à ce Cœur qui lui a voulu la liberté… »

Ce jeune homme d’une vingtaine d’années, très touché de la charité du Père de Foucauld et devinant bientôt, à le voir vivre, que la religion était le principe d’une si grande perfection, demanda de lui-même à être instruit dans la foi catholique. Il commença de l’être à l’ermitage, puis, au bout d’un mois, ayant trouvé l’occasion de sortir du pays et d’échapper à l’influence du milieu où il vivait, se rendit à Alger, où les Pères Blancs s’occupèrent de lui. « Il se regardait déjà comme chrétien », écrivait l’ermite. Belle œuvre de pitié, mêlée de quelque imprudence. Car les esclaves étaient nombreux autour de Frère Charles. Beaucoup durent le supplier de « les libérer comme il avait fait pour Joseph. « Cela me fend l’âme d’être obligé de les laisser à leurs maîtres », disait-il. Et il céda plus d’une fois, autant de fois qu’il en eut les moyens. Après Joseph, il racheta un jeune homme qu’il nomma Paul, qui avait environ quinze ans, et que nous retrouverons dans la suite de ce récit.

Il dut, sans doute, racheter aussi le négrillon de quatre ans que l’on voit, dans plusieurs photographies, assis sur les genoux du Père, ou debout à côté de lui et gambadant. Nous savons, en tout cas, qu’il libéra d’autres captifs.

Pour racheter les esclaves du Sahara, pour en nourrir les pauvres, Frère Charles n’aurait pas voulu ruiner ses amis ; il redoutait moins de les gêner un peu. Il quêtait de petites sommes, mais souvent. La famille avait l’habitude et, tendrement, se laissait faire ; les Pères Blancs, de temps à autre, soldaient silencieusement un arriéré de charité héroïque ; les officiers du cercle de Beni-Abbès, émus de pitié pour l’esclave, prenaient leur part dans le prix du rachat ; la caisse du bureau arabe demeurait fermée, fortement défiante. Lui, le libérateur, il se rendait bien compte qu’à vouloir racheter les esclaves, il ruinait son crédit ; que l’économie politique lui donnait tort, et que, peut-être, la stricte raison était du même avis. Il faisait alors son examen de conscience :

« Je pourrais avoir une petite somme, écrivait-il, en acceptant des honoraires de messe. Le bon Père abbé de Notre-Dame-des-Neiges m’en a offert, et si je n’ai aucun moyen de vivre et de payer mes dettes, je l’emploierai ; mais tant qu’il existe une lueur d’espoir de pouvoir m’en passer, je m’en passerai, parce que je crois cela beaucoup plus parfait : je vis de pain et d’eau, cela me coûte 7 francs par mois… Comme vêtements, Staouéli m’a donné une robe et deux chemises avec douze serviettes, une couverte et un manteau ; c’est un don du bon Père Henry, ou plutôt un prêt, car, pour que je ne puisse les donner, il ne me les a que prêtés ; ici un officier très bien, le capitaine d’U…, m’a si gracieusement offert une couverte et deux petits tricots que je n’ai pu refuser ; vous voyez que je suis monté… Pour moi, je n’ai besoin de rien. Pour pouvoir réunir les esclaves, les voyageurs, les pauvres, leur parler de Jésus, les disposer à l’aimer, j’ai besoin d’une petite somme afin d’acheter de l’orge ; j’ai demandé à C… 30 francs par mois pour l’orge des esclaves, et à M… 20 pour celui des voyageurs… J’avoue qu’il faut en outre que je paie le terrain que j’ai acheté, et que je fasse quelques frais pour y planter des dattiers qui, dans trois ans, me donneront ma nourriture et celle des pauvres, s’il plaît à Dieu. Mon seul capital en quittant la France était ce qu’il est encore, la parole de Jésus : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Ici, j’ai été très à l’aise jusqu’à ces derniers temps ; l’achat et la libération de Joseph du Sacré-Cœur m’ont fait trouver le fond de la petite bourse ; mais celle du Père céleste est encore pleine. »

Il disait encore : « Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère, le frère universel… Ils commencent à appeler la maison la Fraternité (la Khaoua, en arabe), et cela m’est doux. »

Cette expression si belle convient à l’apôtre et pourrait le définir : il a été vraiment le frère universel, non en paroles, mais en actes ; il ne s’est pas répandu en formules publiques, et en promesses qui alourdissent encore le poids de la misère, mais il s’est oublié pour les hommes ses proches voisins, et il a dépensé plus qu’il n’avait d’argent pour les nourrir, pour les racheter s’ils pouvaient être rachetés. Sa manière, à lui, était silencieuse. Il n’y avait pas quatre mois qu’il habitait Beni-Abbès, et déjà il avait fait le compte de toutes les misères matérielles ou morales qui n’y trouvaient point d’allégement. Tout de suite, dans ses longues méditations auprès de l’autel, ou tandis qu’il s’en va, portant sa pierre, en compagnie des maçons de l’ermitage, il fait un plan pour un meilleur Beni-Abbès, mais un plan où il aura lui-même la plus grande part de travail et de sacrifice. Bâtisseur d’idéal, il se demande : « Que peuvent les autres, qui sont meilleurs que moi, pour le bien de ceux-ci, et que puis-je surtout, moi qui ne suis qu’un misérable, bon à rien ? » C’est ainsi qu’il distribue les rôles, dans une lettre adressée à un ami de France. Il confie à cet ami le grand désir qu’il aurait d’obtenir, pour l’oasis de Beni-Abbès, quelques sœurs de Saint-Vincent de Paul. « Je suis navré, quand je vois les enfants du bourg vaquer à l’aventure, sans occupation, sans instruction, sans éducation religieuse. Une salle d’asile ferait un tel bien ! C’est ce qu’il faudrait pour faire pénétrer l’Évangile… Quelques bonnes sœurs de charité donneraient en peu de temps, avec l’aide de Dieu, tout ce pays à Jésus. » Puis il rassemble toutes ses pensées sur ce sujet, il compose un véritable mémoire, qu’il enverra au Père Guérin, préfet apostolique du Sahara. On y reconnaît son grand cœur et la minutie qui ne le quitte pas, même quand il rêve. Il va au delà du temps présent et au delà du bien immédiatement possible, et la complainte de ce chrétien jeté parmi tant d’infidèles emprunte, à la faiblesse des moyens qui dépendent de lui et à l’ampleur de la conquête rêvée, une grandeur émouvante. De Beni-Abbès, en désert saharien, il expédie à son chef spirituel son rapport pour le progrès du monde. Je suis obligé de résumer ces pages de la charité sans bornes.

La première œuvre à entreprendre, au dire de l’ermite, serait « l’œuvre des esclaves ». Ils sont misérables de toute manière, traités le plus durement qui soit par les Arabes de race et plus particulièrement par les marabouts ; ils ont tous les vices et n’ont pas d’espérance, ni d’amis. Mais bientôt ils regarderaient, comme des sauveurs, les chrétiens qui leur feraient du bien, et peut-être les premières chrétientés sahariennes seront-elles, un jour, comme le furent celles de Rome, en grande partie formées d’esclaves. La seconde œuvre se proposerait de donner un abri et un repas aux voyageurs pauvres, qui couchent à la belle étoile, lorsque la nuit est si froide. Il faut songer aussi à l’enseignement chrétien des enfants. Point d’autre école, dans toute l’oasis, qu’une école musulmane. Une foule d’enfants courent tout le jour, désœuvrés, vagabonds, rapidement pervertis ; il faudrait au moins une salle d’asile, où ils apprendraient la lecture, l’écriture, le français, l’histoire sainte et le catéchisme, où on leur donnerait quelques dattes le matin, un peu d’orge cuit le midi : cela coûterait « deux sous par jour, au maximum ». Et, sans doute, on aurait peu d’enfants arabes dans cette école chrétienne, mais les petits Berbères, enfants d’une race douce et bien disposée pour la latinité qu’elle a jadis connue, y viendraient tous. Les Berbères ne sont point fanatiques, ni méprisants. Et il est à croire que ce sera, dans l’avenir, « l’établissement des Berbères dans la foi qui y disposera et y fera entrer les Arabes ».

Le mémoire continue d’énumérer les œuvres nécessaires : hôpital civil, hôpital militaire, visite des malades à domicile, distribution des remèdes et des aumônes à la porte de la Fraternité, zèle pour les âmes des soldats, des officiers, des musulmans de toute sorte, des juifs, « de tous les habitants de la contrée, de la préfecture, du monde et du purgatoire ». Il y a quinze paragraphes, quinze rêves exprimés.

Ayant dit ainsi l’œuvre à faire, Frère Charles expose à Mgr Guérin l’œuvre accomplie :

« … Je suis seul pour cette immense tâche…

« Pour les esclaves, j’ai une petite chambre où je les réunis, et où ils trouvent toujours gîte, accueil, pain quotidien, amitié ; peu à peu je leur apprends à prier Jésus. Depuis le 15 janvier, jour que leur petite chambre a été terminée, j’en ai eu toutes les nuits à la Fraternité. Je vois parfois vingt esclaves par jour.

« Les voyageurs pauvres trouvent aussi à la Fraternité un humble asile et un pauvre repas, avec bon accueil et quelques paroles pour les porter au bien et à Jésus ; mais le local est étroit, la vertu du moine et son savoir-faire sont moindres encore ; plus de vertus, d’intelligence, de ressources, permettraient de faire plus de bien ;… je vois parfois trente ou quarante voyageurs par jour.

« Les infirmes et vieillards abandonnés trouvent ici un asile avec le toit, la nourriture et des soins ;… mais quels soins insuffisants et quelle pauvre nourriture !… Et je ne puis recevoir que ceux qui s’entendent avec les autres, faute de locaux séparés ; et je ne puis recevoir en aucune façon les femmes ; or, les femmes plus encore que les hommes auraient besoin d’un hospice de vieillards.

« Pour l’enseignement chrétien des enfants, je ne fais absolument rien ; et il me semble que je ne puis rien ; je vois quelquefois jusqu’à soixante enfants en un seul jour à la Fraternité, et je suis obligé de les renvoyer sans pouvoir rien pour eux, l’âme pleine de douleur. » Et la liste des réponses continue : l’hôpital militaire, l’hôpital civil pour les indigènes, la visite des malades à domicile, « sont en dehors de mon pouvoir et de ma vocation ; il faudrait des religieuses » ! De même pour la visite des pauvres à domicile. Sans doute il distribue chaque jour des remèdes à dix ou quinze personnes, mais il y met une grande réserve, ayant peu de confiance en ses talents. Il y a un médecin au bureau arabe, il est très bon, mais les femmes et les enfants ne peuvent aller le trouver, ils viennent à la Fraternité, et les hommes eux-mêmes préfèrent s’adresser au marabout. Comment faire ? Des religieuses feraient tout ce bien qu’il peut seulement apercevoir, mesurer et rêver ! À la porte de l’ermitage, dans une seule journée, prise au hasard, il a compté soixante-quinze pauvres. Il commence à connaître son monde : mais que l’aide serait nécessaire ! Quel besoin d’aumônières intelligentes, pour de si grandes misères et pour tant de mains tendues !

« Si je ne vous demande pas d’envoyer ici de Sœurs Blanches, c’est que je sais que, partout où vous pourrez en établir, vous en établirez, et que vous n’en aurez jamais assez pour en mettre partout où il en faudrait. « Je suis toujours seul : je ne suis pas assez fidèle pour que Jésus me donne un compagnon, encore moins des… Je suis de mon mieux le petit règlement que vous connaissez… »

Ce mémoire, comme toute la correspondance du Père de Foucauld, montre l’extrême humilité de cet homme, à qui les prétextes ni les occasions n’eussent manqué de se montrer orgueilleux. Race, fortune, intelligence supérieure, relations, don de sympathie, il aurait pu choisir la branche fragile sur laquelle il se dresserait pour chanter sa propre louange. Le sacrifice même qu’il avait fait en quittant le monde eût pu servir la secrète adoration de nous-mêmes, qui trouve à se camper sur les ruines, pourvu qu’elles soient hautes. Au lieu de cela, le ton le plus respectueux, la promptitude dans l’obéissance, la préférence du goût domptée jusqu’à ressembler à de l’indifférence, une grande estime des autres, un grand mépris de soi, et comme un étonnement d’être employé à une œuvre qui exige des saints pour ouvriers. Frère Charles ne cesse de s’accuser du lent progrès de son apostolat : s’il était moins indigne, tous les musulmans, les juifs et les mauvais chrétiens seraient déjà devenus ou redevenus fidèles. Du moins il aurait de l’aide, tandis qu’il s’épuise dans la solitude. Il déclare que sa propre conversion est l’évidente condition de la conversion des autres. Mais qu’il en est loin ! Il quête des prières près de tous ceux auxquels il écrit. Le souvenir des fautes de sa vie passée est rarement exprimé, même par allusion : il est toujours présent. « J’ai tout ce qu’il faut pour faire un bien immense, s’écrie-t-il, excepté moi-même ! »

Charles de Foucauld est un homme humble, et je crois bien que sa première vertu, le principe de l’action qu’il exerça sur les infidèles et sur les chrétiens, est là. Ce jugement peut surprendre. On s’imagine volontiers que l’humilité rompt l’élan de la nature, et que la passion, par exemple l’orgueil, peut davantage. Mais on ne fait pas attention que l’humilité, si elle détruit une force, la remplace aussitôt par une autre de beaucoup supérieure. Elle consiste à connaître la limite de notre pouvoir, ce qui est raisonnable, et à moins attendre de ce pouvoir, si faible, que de celui de Dieu. Dès lors, aucune entreprise ne lui semblera impossible, aucun échec ne l’arrêtera. L’humilité n’a rien à voir avec la timidité. Qu’on mesure ce qu’il y a d’audace dans le programme que vient d’établir le Père de Foucauld. Un pauvre prêtre, perdu dans une oasis saharienne, se propose de fonder et de faire vivre plus d’œuvres que n’en pourrait entretenir un monastère tout rempli de héros de la charité ; il n’oublie, dans son zèle, aucune âme ; il se laisse emporter loin des palmiers de Beni-Abbès, il souhaite, il veut la conversion de toute l’Afrique, du monde entier. Qu’est-il donc ? un dément ? Non : un homme très humble, qui connaît la puissance de Dieu.

La réponse que fit le Père Guérin à ce long mémoire ne nous est pas connue, dans son texte. Elle conseillait certainement à Frère Charles de ne racheter les esclaves que très exceptionnellement, sans quoi le pauvre ermite se fût endetté au delà du tolérable.

« Mai 1903. – Aujourd’hui trente ans que j’ai fait ma première communion, que j’ai reçu le bon Dieu pour la première fois… Voici la première fois que je célèbre la sainte messe à cette date… Quelles grâces j’ai reçu depuis trente ans ! Que le bon Dieu a été bon ! Que de fois depuis j’ai reçu Jésus en des lèvres si indignes ! Et voici que je le tiens en mes misérables mains ! Lui, se mettre entre mes mains ! Et voici que je dessers un oratoire ; que, nuit et jour, je jouis du saint tabernacle, que je le possède pour ainsi dire à moi seul ! Voici que chaque matin, je consacre la sainte Eucharistie, que chaque soir je donne, avec elle, la bénédiction ! Voici enfin et surtout que j’ai la permission de fonder ! Que de grâces ! »

Cette fondation, à laquelle il fait allusion, est celle des « Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus », future famille religieuse à laquelle il songeait déjà en Palestine, ainsi que je l’ai dit, famille cloîtrée, destinée à adorer nuit et jour la sainte Eucharistie perpétuellement exposée, et à vivre en pays de mission, dans la pauvreté et le travail.

Cette congrégation de missionnaires ne prêcherait donc pas l’Évangile directement, mais le ferait connaître, admirer et aimer par la vie de prière, de charité et de pauvreté que mèneraient les moines parmi les musulmans. Les Petits Frères du Sacré-Cœur seraient avant tout des adorateurs portant leur Maître au milieu des âmes infidèles. Frère Charles les veut établir, par groupes, partout où il sera possible ; il veut que « au lieu d’un oratoire à Beni-Abbès, un grand nombre s’élèvent, d’où la sainte Eucharistie et le Sacré-Cœur rayonnent, lumière du monde, sur beaucoup de régions infidèles, pendant des siècles ».

Pensée magnifique, qu’il n’a cessé d’exprimer, tout le long de ses jours ! Quand il entreprendra quelque voyage nouveau, il se réjouira, comme il l’a fait à Taghit, de consacrer le corps du Christ dans des lieux où pas un prêtre, depuis deux mille ans, n’a passé. S’il pense à Rome, il s’écrie : « J’aime tant Rome ! C’est là qu’il y a le plus de tabernacles, là que Jésus est corporellement le plus. Un de mes rêves aurait été de rétablir le culte à la petite chapelle Domine Quo Vadis, via Appia . »

Ici, à Beni-Abbès, s’il demande qu’on vienne à son aide, qu’on lui envoie des compagnons, c’est qu’il cherche d’abord à multiplier la présence réelle dans le monde sans tabernacle et sans hostie. Il pense sans cesse à ces peuples immenses qui l’entourent et parmi lesquels le Sauveur n’habite pas. Il veut le leur donner. « Car les hommes meurent chaque jour, et les âmes tombent en enfer, ces âmes rachetées à un si grand prix, teintes du sang de Jésus, que sainte Colette voyait tomber en enfer, aussi pressées que les flocons de neige dans les tempêtes d’hiver. »

On verra bientôt ce qu’il advint de ces projets de fondation. Je noterai seulement ici, à ce moment où le Père de Foucauld est entré dans la vie de recueillement si longtemps souhaitée, qu’il se déclare l’homme le plus heureux du monde. Quand on compare ce bonheur à celui que nous poursuivons, les uns ou les autres, on demeure confus, pour soi-même et pour plusieurs, d’avoir si peu de hauteur d’âme qu’à peine nous pouvons imaginer de quelle joie exulte l’ermite de Beni-Abbès. Mange-t-il à sa faim et boit-il à sa soif, puisque nous entendons nommer bonheur ce contentement ? on sait que non. A-t-il gardé de son passé la moindre habitude de luxe ou de complaisance envers soi ? pas la plus petite. Cherche-t-il et trouve-t-il, dans l’étude des livres emportés au désert une diversion à la monotonie des jours, à tant d’occupations serviles et de conversations importunes ? sans doute il goûte en artiste certaines pages de saint Jean Chrysostome, par exemple, et il ressemble trop, par plus d’un point, à saint Augustin, pour n’être pas ému par la beauté humaine de la Cité de Dieu ou des Confessions : mais son bonheur est bien au-dessus de ces plaisirs. Ne serait-ce pas que des grâces exceptionnelles lui sont accordées, et que dans la communion ou la méditation, ou quand il n’en peut plus, le soir, d’avoir tant travaillé, consolé, donné du grain et des dattes, souffert de la chaleur torride, quelque douceur sans nom, sans avertissement ni mesure, descend sur ce cœur et le ravit ? Je n’en doute guère, bien que nulle part, à ma connaissance, cet humble serviteur n’ait parlé explicitement des faveurs célestes dont il pouvait être l’objet. Mais il parle de sa joie, il l’exalte. C’est, en vérité, la plus pure, la plus détachée de tout élément humain qu’une créature puisse éprouver. Nous n’en saurons pas plus.

À la Trappe, à Nazareth, il a connu des périodes d’épreuve intérieure, et comme d’obscurité. « Je ne me tirais d’affaire que par une complète obéissance, même dans les très petites choses, à M. l’abbé ; je me pendais à lui comme un enfant à la robe de sa mère… En ce moment, je suis dans une grande paix. Cela durera ce que voudra Jésus. J’ai le Saint-Sacrement, l’amour de Jésus ; d’autres ont la terre, j’ai le bon Dieu… Quand je suis triste, voici ma recette : je récite les mystères glorieux du rosaire, et je me dis : qu’importe après tout que moi je sois misérable, et que rien n’arrive du bien que je souhaite ? tout cela n’empêche pas mon bien-aimé Jésus – qui veut le bien mille fois plus que moi – d’être bienheureux, éternellement et infiniment bienheureux.

« Notre Bien-Aimé est bienheureux, que nous manque-t-il ? Vous savez qu’aimer, c’est s’oublier pour un autre qu’on aime mille fois plus que soi, qu’aimer c’est ne plus s’occuper ni désirer d’être heureux, mais désirer uniquement et de toutes les forces de son cœur que l’être aimé le soit : eh bien ! nous avons ce que nous voulons. Notre bien-aimé Jésus est bienheureux, donc rien ne nous manque ! Si nous l’aimons, bénissons Dieu sans fin, car nos vœux sont exaucés : il est heureux !  »

Oublieux de lui-même, Frère Charles l’était à un point qui inquiétait parfois ses amis. Il avait la fièvre, des rhumatismes, une grande fatigue générale. Quelques officiers avaient dû écrire, à ce sujet, à la famille. Une des parentes de Frère Charles, trouvant que le régime du pain et de la tisane ne pouvait suffire à un homme encore jeune, avait demandé au missionnaire d’accepter une petite somme, chaque mois, à condition que cet argent fût employé à acheter quelque supplément de nourriture. Il lui répond : « J’accepte les 10 francs. Et pour que vous connaissiez le menu, je vous dirai que j’ajouterai au pain, des dattes, fruit très bon et très nourrissant. »

Peu après, le conseil de modération venait du directeur, l’abbé Huvelin, qui lui recommandait :

« Mon cher ami, mon cher enfant, supportez-vous ! Tenez-vous humble, patient avec vous-même, moins préoccupé de venir à bout du sommeil que de l’inquiétude, et de cette recherche inquiète du mieux qui vous tourmente. Tenez-vous paisible, pour recevoir les grâces de Dieu, et, si vous avez et gardez la haine de vous-même, que ce soit une haine tranquille comme une eau profonde… Possédez-vous ; ne vous réduisez pas trop ; mangez un peu ; dormez le temps nécessaire pour agir. »

Le Père Guérin lui écrit dans le même sens. Et je crois que ce fut le coup de grâce pour le « thé du désert ». Dans une lettre de Frère Charles, il est parlé de « couscous » au repas de midi : c’était peut-être aux grandes fêtes.

Les accès de fièvre de Frère Charles avaient ému la petite colonie militaire de Beni-Abbès. Immédiatement, tout afflue à la Fraternité : « le médecin major avec ses conseils et ses remèdes, tout le lait des chèvres des officiers et des sous-officiers, confitures, café, thé, que sais-je ! »

Et il s’étonne qu’on fasse tant pour lui !

Que peuvent craindre ceux qui possèdent une telle âme, et la tiennent, au moins par sa pointe, au-dessus du monde ? rien absolument. Dans l’été de 1902, un de ses amis lui ayant exprimé la crainte que les Berâbers n’attaquassent Beni-Abbès, Frère Charles ne nie pas le danger, mais il s’en réjouit.

« Je vous remercie de ce que vous me dites au sujet des dangers possibles ;… je les considère avec la paix des enfants de Dieu… Si vous saviez combien je désire finir ma pauvre et misérable vie, si mal commencée et si vide, de cette façon dont Jésus a dit, le soir de la Cène, « qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ce qu’on aime » ! J’en suis indigne, mais je le désire tant ! Les bruits de guerre reprennent ;… c’est un état très doux pour l’âme : se sentir toujours si près, si au seuil de l’éternité, c’est une douceur extrême et en même temps cela est bon pour l’âme. »

« 4 juillet. – Rien de nouveau dans ma vie ; oh si ! cependant : j’ai eu la grande joie de pouvoir acheter et libérer un esclave ; provisoirement, il reste chez moi, à titre d’hôte, travaillant au jardin ;… il semble avoir vingt-cinq ans… Priez pour sa conversion ! Priez aussi pour celle d’un bon turco musulman qui m’est bien dévoué,… et priez pour la mienne ! »

L’esclave dont parle ici frère Charles était un Berâber razzié par les Doui Menia, amis encore peu sûrs à cette époque, et dont une fraction campait sur le plateau de Beni-Abbès. Ému de pitié à la vue de ce beau jeune homme captif, Frère Charles dit à un sous-officier français : « Il faut l’acheter à son maître. Mais, si l’on apprend que c’est moi qui veux libérer l’esclave, on me demandera un prix que je ne pourrai donner. Allez donc, comme pour vous-même, acquérir le captif, et tenez-moi au courant des négociations. » Celles-ci durèrent trois jours. Nous avons encore les billets qu’il adressait à l’adjudant. « Ajoutez encore un douro ou deux douros, mon cher J…, mais je ne puis faire plus, non, je ne puis. »

Le lendemain, nouvelle lettre : « Eh bien ! oui, allez jusqu’à 400 francs, sans hésiter ni marchander… La liberté de notre frère est sans prix… Jésus, qui aurait pu nous racheter d’un mot, a voulu nous racheter de tout son sang, pour montrer son amour par le prix qu’il donnait. Suivons l’exemple de Dieu ! »

À la fin, le maître céda. L’esclave s’en fut remercier le grand marabout chrétien qui l’avait délivré. Ils causèrent un moment, puis Frère Charles dit au Berâber :

– Te voici libre : que vas-tu faire ?

– Laisser partir ceux qui m’avaient pris.

– Et ensuite ?

– Je retournerai chez mon premier maître, où j’étais bien. Ma femme est là encore.

« 28 juin 1902. – Le samedi est le jour de distribution d’orge. Il faut faire connaître nos dimanches et nos fêtes ! C’est une manière bien inférieure, mais la seule pratique, pour le moment, je crois, d’évangéliser… »

« 12 juillet 1902. – Premier baptême fait à Beni-Abbès : Marie-Joseph Abdjesu Carita, petit nègre de trois ans et demi. »

« 21 juillet. – Quatre soldats de la garnison sont morts pendant ce mois d’extrême chaleur. Aucun n’a refusé les sacrements ; deux sont morts très pieusement après une longue maladie…

« 13 août. – Je suis toujours seul, – seul religieux, – avec Abdjesu, un nègre de vingt-cinq ans racheté et libéré il y a quelque temps, un artilleur qui me sert la messe, des tirailleurs qui réparent la chapelle dont la toiture faiblit. La Fraternité, très silencieuse la nuit et de 10 heures à 3 heures de l’après-midi, est une ruche de 5 heures à 9 heures du matin, et de 4 heures à 8 heures du soir. Je ne cesse de parler et de voir du monde : des esclaves, des pauvres, des malades, des soldats, des voyageurs, des curieux ; ceux-ci, – les curieux, – je n’en ai plus que rarement, mais les esclaves, les malades, les pauvres augmentent… Je célèbre la sainte messe, sauf le dimanche et les grandes fêtes, – je la dis, ces jours-là, à l’heure que les militaires désirent, – à laquelle jamais personne n’assiste en semaine, avant le jour, pour n’être pas trop dérangé par le bruit, et faire l’action de grâces un peu tranquille : mais j’ai beau m’y prendre de bonne heure, je suis toujours appelé trois ou quatre fois pendant l’action de grâces. »

« 12 septembre. – Ce qu’il y a de merveilleux ici, ce sont les couchers de soleil, les soirées et les nuits… Les soirées sont si calmes, les nuits si sereines, ce grand ciel et ces vastes horizons éclairés à demi par les astres sont si paisibles et chantent silencieusement d’une manière si pénétrante l’éternel, l’infini, l’au-delà, qu’on passerait les nuits entières dans cette contemplation ; pourtant j’abrège ces contemplations, et je retourne après peu d’instants devant le tabernacle, car il y a plus dans l’humble tabernacle : rien n’est rien, comparé au Bien-Aimé. »

Le 14, rachat de deux esclaves : un père de famille, et un jeune homme de quinze ans, que Frère Charles a appelé provisoirement Paul.

« 5 novembre 1902. – Il a plu deux fois, aussi je cache la sacristie sous l’autel, et l’autel, dès que le ciel se couvre, sous une couverte imperméable : une petite bâche. À la Fraternité comme au camp, comme dans le village, il pleut autant à l’intérieur des chambres (et de la chapelle) qu’au dehors. Les toits protègent exclusivement du soleil. Cela contribue au bonheur, loin de l’empêcher : en faisant sentir les intempéries, le bon Dieu nous rappelle que Jésus n’avait pas une pierre pour poser sa tête. Tout ce qui fait ressembler au Bien-Aimé unit à lui et est bonheur parfait… La vue même de mon néant, au lieu de m’affliger, m’aide à m’oublier et à ne penser qu’à Celui qui est tout. »

La fin de l’année approche. Les constructions et réparations du pauvre ermitage sont achevées, – en attendant que des Frères annoncent leur prochaine venue et ramènent ainsi les ouvriers au chantier. C’est la vie ordinaire, définitive, sans doute, qui commence. Elle doit être étroite autant que possible, et Frère Charles, songeant à cette obligation de son état, croit meilleur de se priver des services qu’un soldat lui rendait, chaque matin, en l’aidant à « faire le ménage ». On lui représente qu’il est fatigué ; il maintient sa décision ; il donne cette réponse, spirituelle et grande : « Jésus n’avait pas d’ordonnance. »

Son unique souci est celui des âmes. Grâce aux deux noirs qu’il a rachetés, il peut exposer le Saint-Sacrement, dans la chapelle qui ne sera pas tout à fait déserte, aux heures où les soldats sont retenus au camp. Et puis, le jour de Noël et le lendemain, « joie immense » : des Marocains viennent lui rendre visite. Avec quelle amitié il dut les recevoir, et de quels rêves il les suivit, qu’ils ne pouvaient entendre !

En ces mêmes jours, il eut d’autres surprises, d’une autre sorte. Noël est une époque où, dans la chrétienté, depuis bien des siècles, il est d’usage que les amis échangent des cadeaux. Frère Charles vit arriver, dans l’ermitage, un commissionnaire portant un paquet léger, soigneusement ficelé, que les âniers de la poste avaient remis au bureau des affaires indigènes. « D’où cela vient-il ? de l’Orient ? On se souvient encore de moi ? » On se souvenait si bien de lui que les religieuses d’un des couvents de Terre sainte où il avait passé, voulant faire plaisir à l’ermite qu’elles avaient connu jardinier, portier, commissionnaire, lui envoyaient un présent de Noël. Mais que donner à un ermite, quand soi-même on est pauvre ? d’abord, des reliques pour la chapelle. Il y en avait plusieurs, dans le paquet : reliques de saints, parcelles du Saint-Sépulcre ou du rocher de la Nativité. Les donatrices y avaient joint des fleurs de la Palestine, disposées en bouquet et collées sur des feuilles de vélin ; puis, ayant cherché de quels menus objets un Père de la Thébaïde pourrait avoir besoin, pour son ménage, elles avaient enfin enfermé, sous la même enveloppe, une cuillère de bois, une souricière et un mètre de drap blanc. L’homme qui avait apporté le paquet, voyant ce coupon d’étoffe et, en même temps, la misérable gandourah élimée, déchirée, percée, dont était vêtu le Père de Foucauld, s’était dit que dans ce beau drap blanc, on pourrait découper des pièces dont avait grand besoin la tunique de son ami. À peine rentré au camp, il se rendit donc chez le tailleur du bataillon, et le dépêcha vers l’ermitage. L’autre ne tarda pas beaucoup à faire la route. Peut-être voulut-il attendre que la plus rude chaleur de l’après-midi fût passée. Toujours est-il que, vers le soir, avant le soleil couché, il était de retour au camp, et, prenant une mine déconfite :

– Rien à faire !

– Comment, il ne veut pas qu’on répare sa gandourah !

– Pas précisément ; mais déjà il n’avait plus le morceau d’étoffe : il l’a donné.

En effet, sur le plateau encore ardent, ils pouvaient apercevoir, fier et courant se montrer à ses camarades, un négrillon qui sortait de l’ermitage, enveloppé dans un sac aussi blanc que la neige.

Vers le même temps, – peut-être un peu plus tôt, – un officier, qui s’occupait du ravitaillement des postes des oasis, remarqua, sur le quai de la gare d’Oran, un petit fût adressé au révérend Père de Foucauld à Béni-Abbès. « Vin de messe, pensa-t-il, et qui ne peut manquer de s’aigrir ; le voyage, la chaleur ont déjà dû l’avarier. En quel état parviendra-t-il au pauvre Père ! » Aussitôt la découverte faite, on s’empresse de loger le fût, à l’ombre, dans un magasin ; un homme de bonne volonté, et qui connaît les soins à donner au vin en danger, verse plusieurs seaux d’eau sur le baril, qui est recommandé aux convoyeurs du train d’Oran à Beni-Ounif, et deux ou trois fois aspergé le long de la route. À Beni-Ounif, le moment venu où le convoi se forme pour ravitailler Beni-Abbès, on place le fût sur le dos d’un chameau, et, comme l’amitié pour le Père de Foucauld était grande partout, on ne vit jamais colis plus surveillé, mieux recouvert de laine pendant les étapes, déchargé avec plus de soin lorsque la caravane, le soir, faisait halte pour la nuit. Enfin, le précieux baril est apporté à l’ermitage.

– Voilà votre vin de messe, mon père !

– Mais je n’en ai pas demandé.

– On vous en envoie ; regardez l’adresse.

Frère Charles se décide à débonder le fût. On s’aperçoit alors que c’était une cloche, au battant bien enveloppé de chiffons, qui avait voyagé sous les douves de châtaignier, et qu’on avait rafraîchie avec ce soin touchant. Elle fut suspendue en haut d’une sorte de petite tour rectangulaire, – je dirais campanile si le mot n’était pas ici d’une ambition démesurée, qui flanqua la chapelle. Et elle sonnait, me racontait un témoin, elle sonnait plus souvent que nous n’aurions parfois voulu, non seulement dans le jour, mais la nuit, à 10 heures, à minuit, à 4 heures du matin. Le son, dans l’air fin du désert, arrivait sur nous, dans la redoute, comme si nous avions été sous le battant. C’était Frère Charles qui s’appelait lui-même à l’office.

« 20 janvier 1903. – Deux harratins d’Anfid, le fagir Barka ben Ziân, et le fagir Ombarek, connus pour leur honnêteté, me demandent de les instruire de la sainte religion, et paraissent sincères. »

« 21 janvier 1903. – Un enfant de treize ans, natif du Touat, esclave depuis six ans, est racheté, et déclare, avant même son rachat, qu’il veut suivre la religion de Jésus, et rester avec moi. Racheté aujourd’hui à midi, il entre immédiatement au catéchuménat, sous le nom de Pierre. »

En mars, visite d’un ancien camarade, Henri Laperrine. Il arrive à Beni-Abbès le 6. Il est commandant supérieur des oasis sahariennes, c’est-à-dire du Gourara, du Touat, du Tidikelt.

Henri Laperrine, qui réapparaît ici aux côtés de Charles de Foucauld, avait été sous-lieutenant au 4echasseurs d’Afrique. De taille moyenne, de corps souple et musclé, le visage pâle et maigre, les traits fins, la barbe châtain clair en court éventail, les yeux vifs, d’ordinaire malicieux, durs par moments, il passait déjà, à l’époque où il arrive ainsi, faisant sa tournée de chef, à Beni-Abbès, pour un des types achevés du cavalier colonial. Presque jamais on ne le voyait coiffé du casque de toile, ou vêtu à la mode arabe, ou costumé en touareg. Il permettait ces fantaisies – et quelques autres – à ses subordonnés, dans les lieux de séjour. Lui, sous la pluie de feu du soleil, il portait le képi de drap, penché sur l’oreille gauche, et s’habillait à l’ordonnance. Il pouvait faire dix heures de cheval, par 40 degrés de chaleur, et arriver à l’étape, le col boutonné, et le corps droit sur la selle. Peu de coureurs de brousse furent, autant que lui, hommes du monde dans le désert. En revanche, il fuyait les villes et leur cérémonial, détestait les visites officielles, et déclarait qu’entre subir une heure d’attente dans l’antichambre d’un ministre et endurer une tempête de sable, il choisissait la tempête. Sa bonne humeur était connue. Il aimait les histoires gaies, même les histoires lestes, de préférence celles qui mettent en scène des gens du bled. Mais il y avait des sautes de vent. Cet impressionnable, ce nerveux, ce distrait, avait vingt fois le jour, et souvent trente, l’occasion de s’impatienter, ou de se fâcher. La seule chose qu’il ne pardonnait point, c’était la tromperie. On avait sa confiance une fois, pas deux. Pour le reste, il avait l’oubli facile, celui des torts des autres, et des siens propres ; il possédait, à la perfection, le don de sympathie qui devient un art, chez les gens de cœur. Tous les bons travailleurs, tous les serviteurs énergiques de la cause, c’est-à-dire de la France africaine, aimaient Laperrine. Il savait être amical sans être familier. Il avait son grade dans le regard, dans le geste, dans l’âme. Au désert, il faisait asseoir les sous-officiers autour du burnous étendu à terre et qui servait de nappe, pour déjeuner. Ses officiers en mission correspondaient avec leur chef, même pour affaires de service, par lettres privées, où chacun donnait de ses nouvelles, racontait, commentait, se plaignait s’il y avait lieu. Il répondait de même. Son énergie était prodigieuse, son exactitude également. À peine descendu de cheval, ou de méhari, après un parcours de 50, 60, parfois de 80 kilomètres, il faisait dresser sa table de travail, buvait une tasse de thé, et se mettait à écrire. Les courriers qui le joignaient en route pouvaient repartir, le soir même, avec la réponse. À l’heure de la sieste, il n’y avait souvent qu’un homme qui ne dormît pas : Laperrine. Là, dans le désert, il était dans son royaume, dont il connaissait tout, les hommes et les choses. Un de ses disciples et amis a dit : « Il n’était pleinement lui-même qu’à partir du moment où il posait son pied nu sur la souple encolure de son méhari. » Sa puissance, parmi tant de tribus d’Algérie, du Soudan, du Sahara, était faite de la certitude, établie par cent preuves au cœur des indigènes, que ce grand chef n’était pas leur ennemi. Laperrine ne voulait ni les humilier, ni les exploiter ; il voulait se les concilier, les faire entrer, comme protégés, comme aides et comme amis, dans une France prolongée.

Cette doctrine, qui fut victorieuse, et nous vaut un empire colonial jalousé, il ne l’a exposée ni dans un traité d’art militaire, ni dans un récit de ses campagnes. « C’est dans sa correspondance de commandant militaire qu’un historien, épris des choses sahariennes, ira chercher, tôt ou tard, les principes de la police du désert. S’il est vrai qu’un homme écrit comme il pense, Laperrine est là tout entier. Les gros cahiers d’instructions et d’ordres sont de sa main, tracés d’une ferme et expressive écriture ; le texte néglige l’accessoire pour courir à l’essentiel. Jusqu’à la bousculade de l’orthographe, – Laperrine, comme Mme de Sévigné, avait le dédain des conventions académiques, – tout révèle le feu intérieur. Partout on retrouve l’empreinte laissée dans l’esprit de Laperrine par ses années de jeunesse. S’adapter au milieu, se faire nomade avec le nomade, contre-razzieur avec le razzieur, prendre à l’indigène tout ce qu’il peut donner de son expérience instinctive, et l’emporter sur lui par l’ascendant moral, le raisonnement et la conscience. »

La vocation de Laperrine et celle de Foucauld étaient donc sœurs, non pas semblables ni de même caractère, mais variétés, toutes deux, de la même espèce, très française et très chrétienne. Leur amitié, pendant quarante années, s’explique par cette commune intelligence du rôle civilisateur de la France. Mais je crois que d’autres éléments encore l’ont formée et maintenue. Foucauld, chez Laperrine, admirait une âme loyale, ardente, capable de sacrifier à l’idéal toutes les aises, le repos, la santé, la vie elle-même et, ce qui est plus rare, l’avancement. Laperrine admirait, chez Foucauld, des dons pareils aux siens, mis au service d’un idéal encore plus grand : la sainteté personnelle et le rayonnement de la sainteté parmi les indigènes. La vie militaire coloniale, qui n’est pas celle d’un pensionnat de jeunes filles, l’éloignement des milieux chrétiens, la préoccupation d’un esprit toujours tendu ou ramené vers le devoir militaire, avaient pu détourner Laperrine de la pratique religieuse. Mais cet élève des dominicains de Sorèze demeurait, au fond, un croyant. Ses deux plus chers amis étaient deux prêtres, avec lesquels il entretenait la correspondance la plus suivie : son frère, Mgr Laperrine d’Hautpoul, et le Père de Foucauld. Et, si l’on peut citer de lui telle boutade qui ferait supposer qu’il n’avait aucune foi, il faut bien se garder de tirer, d’une cause aussi menue, une conclusion si grave et si fâcheuse. On doit accorder un tout autre crédit à quelques faits positifs qui seront racontés à leur date, dans ce livre, et à l’affirmation d’un de ses familiers, qui me disait : « En toute occasion sérieuse, il parlait, au contraire, des choses de religion avec un respect inouï. »

J’aurais fait une esquisse bien incomplète de ce grand Français, si je ne disais encore qu’il était généreux. Sa bourse s’ouvrait facilement. Ses provisions de commandant, il les partageait, en voyage, avec ses officiers et souvent les sous-officiers qu’il invitait ; parmi les tribus, il aimait à distribuer les cadeaux, et l’on ne songera pas sans émotion que, bien des années après celle que je raconte ici, lorsqu’il partit pour ce voyage aérien vers le Hoggar, qui devait être son dernier voyage, Laperrine emportait, à bord de l’avion, en guise de bagages, un petit colis de soieries légères, pour les femmes et les enfants touaregs.

Tel était le visiteur dont la venue fut une grande joie pour Frère Charles. Ils durent causer longuement, un peu du passé, beaucoup de l’avenir de leur Afrique. Cependant, le diaire n’en dit rien. Ni l’arrivée de ce détachement militaire sur le plateau de Beni-Abbès, ni la réception faite au commandant déjà légendaire, ni les mots de Laperrine, ni les conversations des deux amis ne sont racontés. Comme ce Frère Charles était peu romancier ! Une simple note, très courte, une confidence : « Il (Laperrine) avait obtenu, il y a quelques jours, l’autorisation de faire, ce printemps, une triple opération : 1° d’aller d’In-Salah à Timbouktou, et de joindre définitivement et militairement, par la force au besoin, le Tidikelt au Soudan ; 2° de conquérir le Hoggar et de pousser jusqu’à Agadès ; 3° de gagner l’océan Atlantique, au sud de Dra, en occupant Tabelbalet et Tindouf. Mais, après lui avoir accordé ces autorisations, on les lui a presque aussitôt retirées, ces jours derniers. »

Et Laperrine poursuit sa tournée.

Les jours, les mois s’écoulent ; la solitude est toujours complète, je veux dire dans l’apostolat. Aucun autre homme ne s’offrait à partager la vie de celui qui était parti, comme saint Jean-Baptiste, pour être vox clamantis in deserto. Le Baptiste savait bien qu’il n’aurait pas de compagnon : Frère Charles espérait en trouver, et sûrement, dans les jours les plus rudes, quand le corps ploie de fatigue, et que l’esprit va succomber à la tentation de l’à quoi bon ? il s’était réfugié dans l’espérance de cette aide qui viendrait. Que de fois la fuite du temps, l’absence de durée, qui est une des misères de notre état, nous sert de consolation ! Mais, pour Frère Charles, l’épreuve était sensible. Il n’en souffrait pas pour lui-même, ayant l’amour de la solitude, il en souffrait pour le prochain. Seul ouvrier dans la corruption totale, l’ignorance totale, où ne se rencontrent pas même ces lueurs, ces regrets voilés, cette puissance de résurrection qu’on peut deviner au fond des âmes baptisées, il avait essayé, au cours des années, de solliciter quelques vocations de petit Frère ou de petite Sœur de la future communauté. Ses lettres, ses envois discrets de règlements semblaient ne toucher aucun cœur. En France, une idée généreuse ne pas germer ? Cela se peut-il ? Et pourquoi ?

Les réponses peuvent varier. Des personnes tant soit peu instruites de l’histoire ecclésiastique observeront sans doute que les ordres religieux ne sont pas nés dans l’abstrait ; que les constitutions n’ont pas été faites a priori, mais d’abord vécues, tâtonnées, éprouvées par un groupe d’hommes ou de femmes que la vertu d’un futur chef avait attirés. D’autres feront remarquer que les règlements de Frère Charles dépassent la mesure, violentent par trop la faiblesse humaine, supposent une vigueur de tempérament et une puissance de volonté rarement associées. On va voir cette opinion fermement, rudement même exprimée par le prieur d’une Trappe, qui n’avait pas oublié « Frère Marie-Albéric », qui le tenait pour un homme de sainteté éminente, mais ne le croyait pas appelé au gouvernement d’une communauté. Nous sommes arrivés à ce point de la biographie du Père de Foucauld, où il faut expliquer pourquoi il désire si vivement – et il le désirera jusqu’à la fin – que d’autres prêtres se fassent, comme lui, « petits Frères du Sacré-Cœur », et s’enfoncent dans les pays de l’Islam. Il avait recherché la solitude ; il l’avait achetée cher ; il y tenait. Mais l’ouvrier, plongé dans la moisson et voyant l’immensité de la tâche, se désolait pourtant de n’être pas en troupe. Il faisait plus : il s’en accusait. Sans cesse, dans sa correspondance et dans ses notes intimes, il déclare que son indignité est cause de l’isolement où il vit.

« Je suis toujours seul à Beni-Abbès, écrit-il à la marquise de Foucauld. Plus que jamais je crois ce point de Beni-Abbès propice pour une communauté de solitaires pauvres, vivant dans l’adoration du Saint-Sacrement et le travail manuel ; c’est si solitaire et si central, entre l’Algérie, le Maroc et le Sahara ! Priez pour que mes infidélités ne mettent pas obstacle aux desseins du Sacré-Cœur. »

Cette coulpe ne cesse point d’être battue. Voici la même pensée, le même élan de contrition et de supplication, dans le diaire, à la date de Pâques 1903 : « Ni postulant, ni novice, ni sœur… Si le grain de blé ne meurt pas, il reste seul. Seigneur Jésus, pardonnez-moi mes infidélités, mes lâchetés sans nombre ! Secourez-moi, Vierge Marie, sainte Madeleine, bienheureuse Marguerite-Marie ! Régnez en moi, Cœur de Jésus, afin que je meure enfin à moi, au monde, à tout ce qui n’est pas vous et votre volonté, et que je rapporte du fruit pour votre gloire !

« Le catéchumène Paul m’a quitté après de grosses fautes ; le catéchumène Pierre m’a quitté, il désirait retourner chez ses parents, je l’y ai envoyé ; le catéchumène Joseph du Sacré-Cœur, envoyé à Alger chez les Pères blancs, en février 1902, et reconduit par eux au Soudan, en octobre, les a quittés et mal quittés… Il ne reste à la Fraternité que deux personnes avec moi : le petit chrétien Abdjesu et la vieille catéchumène aveugle Marie. »

Tout à coup, il semble que ces hommes de mortification, de prière, d’exemple et de charité, dont Frère Charles implore la venue, vont lui être envoyés. Deux Pères et deux Frères de la Trappe de Staouëli ont parlé – assez vaguement sans doute – d’imiter le Père de Foucauld et de se mettre sous son obéissance. Mais regardez-le et le reconnaissez : il ne cherche pas à les attirer ; il les éprouve dès le début ; il écrit à l’un d’eux :

« Cher et vénéré Père, M. de la H… m’écrit que vous, un autre Père et deux Frères trappistes vous sentez poussés à partager avec moi la vie pauvre, abjecte et solitaire de Jésus caché, cette vie divine dont il nous a donné l’exemple trente ans à Nazareth.

« Très cher Père, votre conduite à tous est simple ; Jésus ne nous demande jamais de choses compliquées, mais à tous une simplicité de petits enfants, unie à une grande prudence, laquelle consiste, comme dit saint Paul, à chercher soigneusement, par des moyens sûrs, quelle est la volonté de Dieu, pour la faire sans erreur.

« Il suffit pour vous et pour chacun de vos trois autres Père et Frères de connaître la volonté de Dieu, et ensuite il faut la faire coûte que coûte.

« Il n’y a qu’un moyen absolument infaillible de connaître la volonté divine dans une question semblable ; c’est par la direction spirituelle : ouvrir pleinement votre âme à un directeur consciencieux, instruit, intelligent, intérieur, sans parti pris, et prendre sa réponse comme la volonté divine du moment présent, en vertu de la promesse : « Qui vous écoute, m’écoute » ; voilà le moyen infaillible de faire la volonté de Jésus en cette circonstance et en toutes… S’il vous dit : Jésus vous appelle à quitter la Trappe et à rejoindre Frère Charles, venez, mes bras et mon cœur vous sont ouverts, je vous recevrai comme amenés par la main de Jésus. S’il vous dit : Attendez ; obéissez et attendez. S’il vous dit : Restez à la Trappe ; obéissez ; dans ce dernier cas, si, tout en obéissant, vous continuez à vous sentir pressé intérieurement de venir suivre Jésus dans sa pauvreté, son abjection, sa solitude, sa vie cachée, dites-le de temps en temps, de nouveau, à votre directeur, tenant toujours votre âme à nu devant lui.

« Mais pour savoir si vous êtes appelés de Dieu à partager mon humble genre de vie, il faut que vous connaissiez exactement celle-ci ; elle est fixée dès maintenant par des constitutions et un règlement que j’ai soumis à mon préfet apostolique ; celui-ci, me permettant de m’établir dans sa préfecture, m’a permis aussi d’y grouper avec moi un certain nombre de prêtres et de laïcs vivant selon ces constitutions et ce règlement. Quand on sera assez nombreux, on demandera à Rome les autorisations supplémentaires…

« Prédites-leur bien dura et aspera, montrez-leur et cette lettre, et les constitutions, et le passage des préliminaires du règlement… Dites-leur bien qu’outre ce qu’on demande d’ordinaire aux postulants, savoir, la bonne volonté de pratiquer de leur mieux les constitutions et règlement, je demande, des pierres premières de ce petit édifice, trois choses : 1° être prêt à avoir la tête coupée ; 2° être prêt à mourir de faim ; 3° m’obéir malgré mon indignité, jusqu’à ce qu’on soit quelques-uns et qu’on puisse faire une élection (qui, j’espère, me remplacera par un plus digne que moi, et me remettra à la dernière place que je mérite)…

« Ma pensée est que, puisqu’on nous accepte dans la préfecture apostolique du Sahara, où j’ai ici à l’heure présente un petit terrain suffisant pour nourrir vingt à vingt-cinq moines, et un commencement de monastère pouvant en quelques semaines et à très peu de frais se terminer, et où, qui plus est, on peut faire énormément de bien tant aux populations du Sahara qu’à celles du Maroc, – brebis perdues entre toutes, – le mieux est de nous concentrer, nous former ici, tant Frères que Sœurs, si c’est possible… »

Il ne devait jamais avoir, sauf une seule exception et pour un court moment, de compagnon d’apostolat. Déjà l’espoir était abandonné de voir s’établir prochainement quelques religieuses à Beni-Abbès. Frère Charles avait correspondu, à ce sujet, avec le Père Guérin, et, dans une de ses lettres, il accepte la réponse qu’on lui a faite : « Pour les Sœurs, oui, c’est très juste et sage, qu’on ne me les envoie pas ici, tant que j’y suis seul prêtre. Vous avez mille fois raison. »

Le motif du refus devait être, je suppose, la nécessité où se seraient trouvées les Sœurs de prendre, comme directeur de conscience, le seul prêtre qu’il y eût à cent lieues et plus à la ronde. Le droit ecclésiastique respecte la liberté des âmes, et ne permet pas, autant qu’il est possible, cette sorte de contrainte.

Donc, point de Sœurs pour les salles d’asile, point de Sœurs pour les petits négrillons, ni pour les filles des habitants de l’oasis. À plus forte raison devait-il remettre à plus tard, à bien plus tard, la fondation de ces petites Sœurs du Sacré-Cœur, pour lesquelles il avait également médité et écrit un projet de règlement.

Pour les petits Frères du Sacré-Cœur, la réponse était négative aussi, mais Frère Charles ne la connaissait pas. Il y avait des mois déjà que Mgr Guérin, désireux de l’aider et de lui envoyer des compagnons, s’était mis en relations avec le Père abbé de Notre-Dame-des-Neiges. Celui-ci avait répondu :

« … Vous m’exhortez à lui donner un aide, un compagnon. Pour le moment, je ne puis pas ; mais je le pourrais, que j’hésiterais encore. Vous le savez, monseigneur, mon estime pour les vertus héroïques du Père Albéric est profonde, et bien enracinée par une fréquentation intime durant douze ans. La seule chose dont je m’étonne, c’est qu’il ne fasse pas des miracles. Je n’avais jamais vu, hors des livres, une telle sainteté sur la terre. Mais je dois avouer que je doute un peu de sa prudence, de sa discrétion. Les austérités qu’il pratique, et qu’il pense exiger de ses compagnons, sont telles que je me sens porté à croire que le néophyte y succomberait à bref délai. De plus, la contention d’esprit qu’il s’impose, et qu’il veut imposer à ses disciples, me paraît tellement surhumaine, que je craindrais qu’il ne rendît fou son disciple, par cette tension d’esprit excessive, avant de le faire mourir sous l’excès des austérités.

« Si vous jugez que nous pouvons lui confier quelqu’un sans danger pour sa tête, et sans danger pour sa vie, je m’en remettrai aveuglément à votre décision, et je m’occuperai de lui trouver au plus tôt un compagnon. »

Staouéli n’avait pas parlé autrement. Un des religieux de cette abbaye, au début de 1902, interrogé sans doute par le commandant Lacroix, s’était expliqué avec la même franchise au sujet des compagnons souhaités.

« Notre saint ami est au comble de ses vœux ; grâce à votre fraternel appui, tout le personnel de Beni-Abbès lui est dévoué… Vous pouvez compter sur lui comme sur un instrument parfait de pacification et de moralisation. Il fera là-bas en petit ce qu’a fait le grand cardinal en Tunisie pour l’influence française. Mon seul regret est de n’avoir personne à lui envoyer pour le seconder. Sa vie est si austère, que ceux des supérieurs de notre ordre qui ont pour lui la plus sincère affection la jugent plus admirable qu’imitable, et redoutent de jeter dans le découragement les disciples qu’ils pourraient lui procurer. Il lui faudra donc très probablement vivre seul, ou recruter peu à peu, sur place, les éléments de sa future communauté. »

Ces lettres, Frère Charles ne les a jamais lues. Il continua d’attendre et de se résigner. Il n’eut pas à faire en une seule fois son sacrifice : il le fit chaque année, peut-être chaque mois, tant qu’il vécut, voyant bien que personne ne venait pour la relève. Et dans quelle disposition d’âme cette épreuve si dure le trouva-t-elle ? dans la plus parfaite. Nous en avons pour preuve ces lignes qu’il écrivait à tout hasard, dans l’ignorance de ce qu’on pensait de ses projets.

« Pour les compagnons, le fond de mon cœur, mon bien-aimé Père, c’est que, quoi qu’il arrive, je serai parfaitement content. Si j’en ai un jour, je serai content de voir là l’accomplissement de la volonté de Dieu et son nom glorifié. Si je n’en ai pas… je me dirai qu’il est glorifié de tant d’autres manières, et que sa béatitude a si peu besoin de nos pauvres louanges et de nos pauvres cœurs ! Si je pouvais – mais je ne puis pas – faire autrement que me perdre totalement dans l’union à sa divine volonté, je préférerais pour moi l’insuccès total, et la perpétuelle solitude, et les échecs en tout : elegi abjectus esse. Il y a là une union à l’abjection et à la croix de notre divin Bien-Aimé, qui m’a toujours semblé désirable entre toutes. Je fais tout ce que je peux pour avoir des compagnons, le moyen d’en avoir est, à mes yeux, de me sanctifier en silence ; si j’en avais, je me réjouirais, avec bien des tracas, des croix : n’en ayant pas, je me réjouis parfaitement. »

En vérité, la nature ne peut être plus complètement vaincue, et cette âme est grande parmi les grandes. Les hommes s’en sont douté : de son vivant même, ils ont appelé Frère Charles un paladin, et ils ont bien dit. Mais plusieurs ajoutaient : un paladin qui s’est trompé de siècle. Mot léger et qui date. La guerre l’a montré : jamais on ne vit autant de paladins qu’au vingtième siècle, et dans chacune des provinces de France, et dans les plus humbles familles. Ils furent bien de leur temps, ceux-là ! De même Charles de Foucauld. Dans une autre occasion de dévouement et de sacrifice, il fut l’un d’eux, né avant eux. Et, s’il n’eut pas de disciples, qui pourrait dire qu’il ne lui en viendra pas, maintenant que la mort a passé et que l’expérience est faite ? Car ce ne sont pas les héros qui manquent : c’est la connaissance qui leur manque des causes qui ont besoin d’eux.

« 5 mai 1903. – La vieille catéchumène Marie est très malade. Le médecin est absent. Craignant qu’elle ne meure, je la baptise, sur son désir très nettement exprimé, après lui avoir fait réciter en arabe le Pater, le Credo, les actes de foi, d’espérance, de charité et de contrition, et lui avoir fait demander, encore une fois, formellement le baptême. »

Joie de missionnaire, ce baptême de la pauvre négresse musulmane ; Frère Charles en fait part à un prêtre qu’il sait très dévoué à l’œuvre saharienne ; il y trouve l’occasion de s’humilier.

« Je demande vos prières pour cette pauvre vieille négresse dont l’âme est si blanche, qui serait ce soir en paradis si elle mourait maintenant. Je ferais bien mieux de vous les demander pour le vieux pécheur qui vous écrit.

« Hélas ! oui, monsieur l’abbé, c’est un pécheur qui vous remercie. Une seule chose égale et dépasse les péchés de ma jeunesse, les infidélités, les lâchetés, les tiédeurs de mon âge mûr, mes misères quotidiennes : ce sont les grâces, les miséricordes dont Dieu me comble et me confond. Priez, je vous en supplie, pour que je sois enfin fidèle ! Priez pour que j’aime et serve ! Priez pour que ma vie ne soit qu’alleluia et obéissance !… Priez pour que ce petit atôme que je suis fasse, au milieu de ces millions d’âmes qui n’ont jamais entendu parler de Jésus, l’œuvre pour laquelle il m’a envoyé. Priez pour ce Maroc, pour ce Sahara qui sont, hélas ! un tombeau scellé. Priez pour que, comme les anges, nous travaillions de toutes nos forces au salut des hommes, en nous réjouissant, de toute notre âme, du bonheur de Dieu ! »

Une nouvelle visite allait venir à l’ermite. Le Père Guérin, parti de Ghardaïa, et faisant une « tournée d’inspection » dans les postes des Pères Blancs, était attendu à Beni-Abbès depuis les premières semaines de l’année 1903. Frère Charles se réjouissait ; le capitaine Regnault, son ami, chef du bureau arabe, faisait le projet d’aller au-devant du voyageur jusqu’à Ksabi, politesse du désert, qui rappelle ce temps des diligences, où nos pères se rendaient jusqu’au prochain relai, à la rencontre d’un ami. Mais le voyage s’allongeait ; après le Tidikelt, le préfet apostolique du Sahara visitait le Touat, le Gourara ; il y séjournait ; et les lettres de Frère Charles le suivaient, comme elles pouvaient. Je veux citer des fragments de cette correspondance, parce qu’ils montrent, mieux encore que d’autres, l’âme ardente du solitaire, toute en affections, en prières, en espérances, en repentirs.

Il écrivait, le 27 février :

« Mon bien-aimé et très Révérend Père, de tout cœur je vous suis de la pensée, de la prière dans votre voyage… Oh ! oui, de toute mon âme je consens, malgré mon si ardent désir de vous voir, à ce que votre arrivée soit retardée au delà des prévisions, si un voyage plus loin vers le sud doit causer ce retard : Adveniti regnum tuum… Mon bien-aimé Père, je suis misérable sans fin, pourtant j’ai beau chercher en moi, je ne trouve pas d’autre désir que celui-ci : Adveniti regnum tuum ! Sancificetur nomen tuum ! Ne croyez pas que dans mon genre de vie l’espoir de jouir plus tôt de la vision du Bien-Aimé soit pour quelque chose ; non je ne veux qu’une chose, c’est faire ce qui lui plaît le plus. Si j’aime le jeûne et la veille, c’est que Jésus les a tant aimés : j’envie ses nuits de prières au sommet des montagnes ; je voudrais lui tenir compagnie ; la nuit est l’heure du tête à tête… Hélas ! je suis si froid que je n’ose pas dire que j’aime ; mais je voudrais aimer !… Voilà pourquoi j’aime la veille.

Hélas ! de moins en moins je puis veiller… Quant au jeûne, en obéissance à votre lettre, je l’allégerai de toutes mes forces, je mangerai bien et je boirai du lait ; d’ailleurs, d’après l’ordre de M. Huvelin, je me soigne fort depuis plusieurs mois, usant de lait concentré et mangeant à ma faim… Soyez certain que votre lettre, vos recommandations auront, pour mon sommeil et ma nourriture, un effet immédiat et sérieux…

« Merci de ce que vous me dites pour mon grand nègre Paul ; vous jugerez… Je ne crois pas qu’il y ait lieu de l’emmener d’ici : il n’est pas de confiance… Je ne suis pas surpris de la fuite de Joseph (un autre jeune esclave racheté) ; l’exemple le plus soutenant, celui que j’ai à me remettre à toute heure devant les yeux, pour me diriger, c’est celui de la conduite de Notre-Seigneur avec Judas Iscariote. Nous ne sommes entourés que de cela : nègres, arabes, joyeux. Je pense aussi aux épîtres aux Corinthiens, qui montrent les premiers chrétiens de saint Paul sous un si triste jour. C’est pour notre espérance que ces lignes sont écrites : car, à voir ce qui nous entoure, on est effrayé. Ce qui nous est impossible est possible à Dieu : prions-le d’envoyer son ange ôter la pierre du tombeau… »

On se prend à penser : n’est-ce pas dommage qu’un homme d’une si haute valeur se condamne à vivre parmi de pareilles gens ! Mais c’est Frère Charles qui a raison : ce sont justement les belles âmes, celles de la parenté de Jésus-Christ, qu’il faut pour rapprocher et réconcilier les plus misérables.

Pendant que le Père Guérin continue son voyage, les razzias se multiplient autour de Beni-Abbès. Le désert, ce lieu de bavardage, s’entretient des exploits des Berâbers, qui attaquent les convois et parfois les enlèvent. Les pistes de la Zousfana sont peu sûres. À plus d’un signe, on devine que les tribus s’agitent ; le gouverneur général de l’Algérie, M. Revoil, vient de donner sa démission ; les nouvelles de France sont tristes : la persécution religieuse s’étend ; les ordres d’hommes et de femmes sont inquiétés ; des Français sans reproche, injustement dépouillés de leurs biens, et privés de la liberté de leur vocation, sont réduits à quitter le cher pays ; on peut craindre que de pareilles mesures ne soient prises contre les missionnaires et les sœurs d’Algérie. Charles de Foucauld continue d’écrire, pour le Père Guérin, le journal de la pauvre chrétienté de Beni-Abbès.

L’arrivée du Père est enfin annoncée pour la fin de mai. Frère Charles se réjouit, et demande à Dieu de bénir le voyage. « Qu’il vous fasse longtemps jouir de son petit tabernacle de Beni-Abbès, et y jouisse longtemps de votre adoration ! Je rêve pour vous, ici, bien des jours et des nuits devant le Très Saint-Sacrement exposé ! Il y a longtemps que vous n’aurez joui d’heures de silence aux pieds de la sainte hostie. »

De pareilles invitations durent être envoyées par les cénobites de l’Égypte, au temps de saint Jérôme.

Le 17 mai, une lettre encore, où sont indiquées les dispositions prises, où sont faites les dernières recommandations. « Ne vous laissez pas accaparer par les autres ! Ils voudront vous recevoir ! Il y a jusqu’à trois « popotes » d’officiers, en ce moment, à Beni-Abbès. Les deux premiers jours, on se disputera votre visite… Il va sans dire que vous logez, vous et votre suite, – mehara compris, – à la Fraternité. Vous y êtes chez vous. Le capitaine Regnault a beaucoup insisté pour vous loger au bordj du bureau arabe, où vous eussiez été plus confortablement, mais je lui ai dit que votre place était sous le toit du Saint-Sacrement, et il l’a compris. Mais votre cuisinier ne chômera pas. Vous n’auriez que moi pour cuisinier, si votre chef ne s’en mêlait, et je ne veux pas vous tuer avec ma cuisine.

« Je vous recevrai comme un pauvre reçoit son père tendrement aimé, c’est-à-dire très pauvrement, mais vous ferez tout ce que vous voudrez, vous serez le maître : si vous voulez, c’est moi qui serai votre invité. Je n’insisterai pour rien, vous aurez la totale liberté, vous serez chez vous.

« Abdjesu et Marie – qui n’est pas morte, je crois que vous la trouverez vivante – vous attendent avec impatience. Dix fois par jour, Abdjesu me demande où est maintenant le pape Charles. J’ai beau faire, il ne veut pas démordre de vous appeler le pape.

« … Il va sans dire qu’à votre arrivée, je vous ferai entrer avant tout à la chapelle, aux pieds du Maître, du Tout. »

Le Père Guérin et son compagnon le Père Villard demeurèrent cinq jours à Beni-Abbès du 27 mai au1er juin au soir. Nous pouvons supposer ce que furent la première rencontre, la prière en commun, puis les entretiens de ces moines, un moment rapprochés, au cours des longs voyages qui étaient de leur vocation. Ils durent parler à peine de ce que racontent volontiers les autres voyageurs, de leurs impressions de route, de la misère ou du confortable des gîtes, de la beauté des paysages ; ils s’occupèrent du plus grand sujet qui fut, qui est et qui sera : des âmes, de la multitude, ignorante et hostile, rencontrée dans les maisons de boue séchée et sous les tentes, et de la part de vie éternelle qui est pourtant promise à chacun de ces pauvres.

Nous savons que le 31 mai, jour de la Pentecôte, le Père Guérin célébra la messe principale. Et le diaire porte cette note : « Pour la première fois depuis bien des siècles, pour la première fois absolument peut-être, trois prêtres sont à Beni-Abbès. »

On verra tout à l’heure quelques-unes des observations que fit le Père Guérin, relativement aux méthodes d’apostolat du Père de Foucauld. Je veux citer d’abord la lettre que celui-ci écrivit à son supérieur, le surlendemain du jour où le Père Guérin, quittant le plateau de l’ermitage, eut descendu, vers le soir, la berge de la Zousfana, et pris la piste qui mène vers Taghit. Il venait d’apprendre qu’une dame Tavernier, parente du Père Guérin, – il ne savait à quel degré, – venait de mourir, et, pour le consoler, il lui adressait des condoléances qu’une âme proche de Dieu peut seule trouver, qu’une âme pareille peut seule accueillir. Quelle distance entre nos formules de sympathie, nos efforts pour consoler le prochain, nos pauvres trouvailles, même celles où nous avons mis tout notre cœur, et cette sorte de cantique de l’épreuve et d’alléluia de la souffrance, que trace à la hâte, sur une feuille de papier large comme la main, le Père de Foucauld restitué à la solitude !

« Bien-aimé et très vénéré Père, les peines suivent de près les joies… C’est avec peine que je vous écris aujourd’hui, car je sais que votre séjour de Taghit ne se passera pas sans tristesse… C’est par la croix que Jésus a voulu sauver les hommes, c’est par elle qu’il continue à les sauver : ses apôtres, ceux qui prolongent sa vie ici-bas, font du bien dans la mesure de leur sainteté, mais à condition de souffrir et dans la mesure aussi de leur souffrance… Si pour être un alter Jesus, pour que « ce ne soit plus nous qui vivions, mais Jésus qui vive en nous », il faut avant tout être saint, avant tout brûler d’amour comme son cœur, il faut aussi porter la croix et être couronné du sanglant diadème.

« L’épreuve qui vous atteint est une divine rosée pour la mission du Sahara ; toutes vos douleurs, toutes vos larmes sont des âmes… C’est par les croix que nous envoie Jésus, bien plus que par les mortifications de notre choix, que nous boirons au calice de l’époux et serons baptisés de son baptême, car bien mieux que nous, il sait nous crucifier…

« Bien-aimé Père, je ne vous dis pas : Soyez résigné ; je vous dis : Bénissez, remerciez, fondez-vous en action de grâces ; ce sont des âmes que Jésus vous donne ; votre souffrance est leur salut… Puissiez-vous beaucoup souffrir pour en sauver beaucoup !… Puissiez-vous mourir à la peine pour en sauver le plus possible !… Que Jésus est bon de nous donner part à son calice, qu’il est bon de marquer le mois de son cœur en perçant le vôtre, qu’il est bon d’entendre votre prière et de vous faire souffrir pour vous rendre sauveur !…

« Je ne sais si vous sentez comme moi : séparé depuis si longtemps d’âmes si chères, lorsque j’apprends le départ de l’une d’elles pour la Patrie, ce n’est pas une séparation, me semble-t-il, mais le commencement de la réunion ; je puis leur parler et elles m’entendent ; les prier et j’espère qu’elles me secourent ; c’est le commencement de l’union éternelle.

« Je me suis senti seul, pour la première fois depuis bien des années, lundi soir, lorsque, peu à peu, vous avez disparu dans l’ombre. J’ai compris, senti, que j’étais ermite… Puis je me suis souvenu que j’avais Jésus, et j’ai dit : « Jésus, je vous aime… » Bien-aimé Père, combien je vous remercie de votre visite, du bien que vous m’avez fait… Je ferai de mon mieux pour me conformer à toutes vos paroles, pour rectifier, améliorer, corriger, selon vos volontés et vos désirs.

« P.-S. – Dites à Abdjesu que je l’embrasse et le bénis, complexans eos, et imponens manus super illos… S’il demande jamais mon nom, dites-lui que je m’appelle Abdjesu. Priez pour que je le sois !

« Hier, longue visite de deux hommes du Tafilelt, deux marabouts. Ils ont entendu parler de vous, et m’ont demandé si vous étiez allé au Tafilelt. – Non, il ira une autre fois ! – Marhaba ! Voyage-t-il à pied ? – Non, à chameau… Cette question, posée par des marabouts, m’a fait réfléchir… Ils marchent à pied, eux, conduisant leurs ânes… Nous sommes disciples de Jésus, nous voulons que Jésus vive en nous, christianus alter Christus, nous parlons sans cesse de pauvreté,… eux sont disciples de Mahomet. Je me porte aux exemples de nos frères les apôtres… Nous sommes en pays aussi infidèle que saint Pierre et saint Paul… Si nous voulons faire leurs œuvres, suivons leur exemple…

« Chaque fois que je prie Jésus, la même réponse semble descendre : « Fais des miracles pour moi, j’en ferai pour toi… »

À présent que le vicaire apostolique du Sahara a quitté Beni-Abbès, ouvrons de nouveau le diaire, et nous saurons ce que furent les entretiens du Père Guérin et du Père de Foucauld.

« 1 er juin 1903. – Départ de Mgr Guérin pour Taghit. Voici quelques-unes des observations qu’il a faites :

« 1° Parler beaucoup aux indigènes, et non de choses banales, mais, à propos de tout, en venir à Dieu ; si on ne peut leur prêcher Jésus parce qu’ils n’accepteraient pas certainement cet enseignement, les préparer peu à peu à le recevoir, en leur prêchant sans cesse dans les conversations la religion naturelle,… beaucoup parler et toujours de manière à améliorer les âmes, à les relever, à les rapprocher de Dieu, à préparer le terrain à l’Évangile.

« 2° Disposer des bancs, des abris dans les cours, et faire asseoir les visiteurs, au lieu de les laisser debout… La conversation, quand on est assis, prend plus facilement un tour intime, sérieux.

« 3° Faire profiter l’aumône temporelle au bien des âmes, en parlant de Dieu, et donnant l’aumône spirituelle des bons enseignements à ceux à qui on fait l’aumône matérielle.

« 4° Le travail des évangélisateurs en pays musulman n’est pas seulement de prendre des enfants et de tâcher de leur inculquer les principes chrétiens, mais aussi de convertir, dans la mesure du possible, les hommes faits… Les enfants ne pourront faire germer la semence évangélique jetée dans leurs âmes, s’ils ne trouvent pas le milieu où ils vivent un peu préparé, un peu bien disposé. D’ailleurs, toutes les âmes sont faites pour la lumière, pour Jésus, toutes sont son héritage, et aucune, si elle a de la bonne volonté, n’est incapable de le connaître et de l’aimer… Les musulmans ne sont donc nullement inaptes à être convertis… Appliquons-nous beaucoup à l’évangélisation des hommes d’âge mûr, d’abord par des conversations ne roulant que sur Dieu et la religion naturelle ; puis, selon les circonstances, en donnant à chacun ce qu’on espère lui faire accepter de vérité.

« 5° Tout en évangélisant les pauvres, ne pas négliger les riches. Notre-Seigneur ne les négligea pas ; saint Paul, son imitateur, non plus. Leur amélioration est un bien pour les pauvres eux-mêmes, à cause de leur influence. Leur sincérité est moins douteuse, et il y a moins à craindre qu’ils ne soient des « chrétiens de soupe », n’écoutant les vérités chrétiennes que par intérêt matériel.

« 6° Je bâtis trop : arrêter, ne pas augmenter mes bâtisses…

« 7° Les musulmans du Sahara reçoivent leur fausse religion uniquement par confiance en leurs ancêtres, en leurs marabouts, en ceux qui les entourent, uniquement par l’autorité de ceux-ci sur eux, et sans l’ombre d’un raisonnement, ni d’un contrôle… Nous devons donc tâcher de gagner davantage leur confiance, d’acquérir plus d’autorité que ceux qui les entourent et les endoctrinent. Pour cela il faut trois choses : 1° être très saint ; 2° beaucoup nous faire voir aux indigènes ; 3° beaucoup leur parler. La sainteté, qui est le principal, nous donnera tôt ou tard l’autorité, inspirera confiance. La vue fréquente fera que nous les retournerons à notre cause, et, si nous sommes saints, ce sera une prédication muette et un affermissement croissant de notre autorité.

« 8° Faut-il, pour amener à Dieu les musulmans, chercher à se faire estimer d’eux en excellant dans certaines choses qu’ils estiment : par exemple, en étant audacieux, bon cavalier, bon tireur, d’une libéralité un peu fastueuse, etc., ou bien en pratiquant l’Évangile dans son abjection et sa pauvreté, trottant à pied et sans bagage, travaillant des mains comme Jésus à Nazareth, vivant pauvrement comme un petit ouvrier ? Ce n’est pas des Chambâa que nous devons apprendre à vivre, mais de Jésus… Nous ne devons pas recevoir leurs leçons, mais leur en donner. Jésus nous a dit : « Suivez-moi. » Saint Paul nous a dit : « Soyez mes imitateurs comme je suis l’imitateur du Christ… » Jésus savait la meilleure manière de lui amener les âmes, saint Paul fut son incomparable disciple. Avons-nous espoir de faire mieux qu’eux ? Les musulmans ne s’y trompent pas. D’un prêtre bon cavalier, bon tireur, etc., ils disent : « C’est un excellent cavalier, nul ne tire comme lui » ; au besoin ils ajouteront : « Il serait digne d’être Chambi ! » Ils ne disent pas : « C’est un saint. » Qu’un missionnaire mène la vie de saint Antoine au désert, ils diront tous : c’est un saint. Avec la raison naturelle, ils donneront souvent leur amitié au premier, au Chambi ; s’ils donnent leur confiance pour ce qui regarde l’âme, ils ne la donneront qu’au second. »

La question qui fut ainsi traitée entre le Père Guérin et le Père de Foucauld est de grande importance ; elle est, en outre, pour la France et pour d’autres nations, la première des questions coloniales. Je dois donc m’y arrêter un peu, et dire, d’abord, qu’on ne la connaît guère, et que, d’habitude, on la résout légèrement.

Dans les salons, dans les réunions d’hommes, si l’on s’entretient d’une meilleure administration de nos possessions d’Afrique, on est certain d’entendre exprimer cette opinion : « Les musulmans sont inconvertissables » ou, comme on disait au début du dix-neuvième siècle : « Ils sont inassociables, inmiscibles. » Elle est devenue une maxime. Sans doute, elle chagrine, elle froisse plusieurs de ceux qui l’entendent, mais elle trouve parmi eux peu de contradicteurs. Hélas ! le monde immense qu’elle condamne et dont elle désespère est loin de nos yeux. Nous ne voyons pas assez nettement l’injustice dont nous sommes ainsi complices en nous taisant. Ceux dont les intérêts purement terrestres orientent presque toujours l’effort ne mesurent pas le danger que le développement même de notre puissance coloniale nous fait courir, si nous ne savons pas nous concilier les esprits et les cœurs. Ou bien, malgré tant d’avertissements, ils s’imaginent, – et c’est là une infirmité des intelligences dénommées « pratiques », – que la civilisation mécanique et économique a le pouvoir de changer le fond des âmes, et de transformer en amis fidèles des peuples que leur religion excite à nous mépriser et à nous maudire, et qui apprennent, sous la tente ou dans la maison de terre, à répéter le proverbe : « Baise la main que tu ne peux couper. »

Voyez cependant ce qu’il y a d’inhumain, de contraire à la charité, dans cette opinion si répandue ! Plusieurs centaines de millions d’hommes seraient donc dans l’impossibilité de connaître la vérité et de s’élever jusqu’à la civilisation véritable ? Le musulman serait à perpétuité un être inférieur ? Il y aurait, ici-bas, deux sortes d’âmes, des païennes, des bouddhistes, des juives qui peuvent apercevoir la beauté transcendante de la religion chrétienne, se convertir et fraterniser avec les peuples du Christ, puis les âmes musulmanes, incapables de comprendre ou incapables de cette part de volonté qui entre dans toute conversion ? Est-ce acceptable ? Une si grande injure peut-elle être faite aux hommes ?

N’est-elle pas faite d’abord à Dieu ? N’est-ce pas nier son pouvoir, sa grâce, sa parole formelle, puisqu’il a commandé de prêcher l’Évangile « à toute nation » ? La raison, et la révélation qui la dépasse et la contente, défendent de prononcer contre aucune race humaine, contre les sectateurs d’une fausse religion quelconque, un arrêt si cruel.

Voilà pour l’objection de principe. Je reviendrai tout à l’heure sur celle qu’on prétend tirer de l’expérience. Ce qui est hors de doute, c’est que les gouvernements successifs de la France, au siècle dernier et au nôtre, ont agi comme s’il était certain, a priori, que les musulmans ne peuvent devenir chrétiens.

Il y a quatre-vingt-onze ans que nous avons commencé de conquérir l’Algérie. Depuis lors, un domaine immense s’est ajouté à ces premiers rivages sur lesquels, en 1830, avaient débarqué les troupes françaises. Depuis lors également, bien des efforts ont été faits pour assimiler les indigènes. Notre empire africain a été doté de routes, de chemins de fer, de tramways, de bureaux de poste et de télégraphe ; on a répandu de nouvelles cultures ou de nouvelles méthodes agricoles, établi des hôpitaux et des dispensaires, bâti des écoles où tout est enseigné, excepté la religion chrétienne. Les indigènes sont-ils plus près de nous, par l’esprit, qu’au début de la conquête ? Usant, très volontiers, de plusieurs des biens que notre civilisation leur apporte, ont-ils accepté celle-ci et peut-on dire qu’ils se considèrent comme les fidèles sujets de la France, et à jamais ?

Il suffit de connaître un peu l’histoire des trente ou quarante dernières années, non pas même celle des régions nouvellement annexées, mais celle des trois départements anciens, Alger, Oran, Constantine, pour répondre : non. Il suffit de moins encore : de se promener pendant une heure au milieu de foules musulmanes, et de savoir lire dans les yeux. Sans doute, pendant la Grande Guerre, des milliers d’Arabes ou de Berbères, sujets de la France, sont venus combattre à côté de nos troupes métropolitaines, et beaucoup sont morts pour notre salut. Il y eut là une preuve de loyalisme qui ne sera jamais oubliée. Mais bien des tribus et des peuples, depuis que le monde est monde, firent la guerre pour soutenir des causes qui n’étaient point celles de leur cœur, mais plutôt celles de leur courage, de leur intérêt, de leur fierté. Il serait faux, et donc dangereux, de croire que, depuis 1914, les populations musulmanes de l’Afrique du Nord se sont assimilées à nous, ou simplement rapprochées de nous, et qu’il y a, entre elles et nous, intelligence, estime, amitié, seuls liens durables.

La faute en est aux hommes, bien différents, par l’origine et le talent, mais semblables par l’illusion ou le préjugé, qui ont conduit les affaires africaines pendant le dernier siècle et au début de celui-ci. Ils n’ont pas compris que notre civilisation est chrétienne essentiellement. Certains ont pu rejeter pour eux-mêmes toute religion : ils ne peuvent faire que toute notre histoire ne soit celle d’une nation façonnée par le catholicisme ; que notre sensibilité, nos habitudes, nos mœurs, notre charité, ne proclament pas la foi qui les a formées. S’ils ne reconnaissent pas, dans l’état présent, cette vérité, elle apparaît comme évidente aux musulmans, habitants de nos colonies, qui appellent indistinctement les Français du nom de chrétiens. Ce sont les musulmans qui ont ici raison contre des politiques à bien courte vue. Ils jugent qu’au fond, cette puissance antique, à laquelle la leur s’est heurtée plus d’une fois dans le passé, est demeurée la même. Nous sommes pour eux et nous serons les Roumis. La neutralité proclamée de l’État, les actes de persécution, les discours, même les faveurs imprudentes accordées à l’islamisme, ne les empêchent pas de voir que la vocation de la France n’a pas changé. Et d’ailleurs, si jamais, – ce dont il n’y a nulle apparence, – les Français devaient abjurer la foi catholique, nous n’aurions rien gagné auprès des musulmans de l’Afrique, et nous serions devenus plus sûrement encore et irrémédiablement un objet de mépris pour ces peuples religieux.

Une faute de cette sorte, ignorance ou négation des âmes, a des conséquences si nécessaires, qu’en cherchant à nous concilier les indigènes, nous avons souvent travaillé contre notre intérêt. Je n’en veux donner que deux preuves.

D’abord, nous nous sommes trompés en organisant l’école. Les témoignages abondent ; je ne retiens que l’un des plus récents. Dans son numéro du 11 décembre 1920, une revue française, la Renaissance, publiait sur la Politique musulmane un article d’un Africain. L’auteur dénonçait cette espèce de « fureur scolaire » qui a fait créer partout, en Algérie, pour les enfants des races primitives qui vivent là, des écoles où il semble que la principale affaire soit d’exalter « la liberté, les droits du citoyen, l’électorat, le tout considéré comme bien suprême ». Idéologie funeste en France, et qui l’est plus encore entre la mer et le désert. Quel résultat devions-nous attendre d’un enseignement si peu adapté ? Celui-ci même qu’il a donné : « L’expérience, d’une manière générale, a montré que, plus les indigènes avaient acquis de culture française, plus ils avaient tendance, en secret ou ouvertement, à nous haïr ; cette constatation, évidemment décevante, vient de l’avis unanime de ceux qui ont observé, sans parti pris, les résultats offerts. »

Des publicistes, témoins informés de l’erreur commise, et prévoyant le danger, ont proposé ce remède : que l’enseignement distribué aux indigènes fût désormais tout à fait rudimentaire. Cela n’est pas digne d’une nation comme la nôtre. On ne voit pas, d’ailleurs, comment les petits Arabes, demeurés ignorants ou à peu près, nous aimeraient d’autant mieux qu’ils auraient moins appris. Le mal dont on se plaint ne serait pas guéri. Il est dans le principe même de l’éducation donnée. Exaltant les droits de l’individu, et lui offrant, comme une vérité première, l’idée orgueilleuse et fausse d’égalité, il n’est pas étonnant qu’elle développe encore l’esprit d’insubordination de l’Arabe. Elle répand, chez les fils, le mépris du milieu et de la condition commune, et les pousse à en sortir pour occuper ce qu’on nomme « une bonne place ». Elle prépare ainsi un grand nombre de déclassés, qui seront demain des désabusés, après-demain des ennemis irréconciliables de l’autorité française. Enfin, comme elle ne fournit au petit Arabe, pour toute nourriture morale, qu’un ensemble de préceptes sans obligation ni sanction, elle ne peut sérieusement le corriger d’aucun vice. Elle le laisse, muni d’une collection de proverbes, de recommandations d’hygiène et de fragments de discours électoraux, en présence de toutes les passions, de toutes les cupidités, de toutes les tentations de révolte qu’il a dans le sang, de par son âge, sa race et sa religion. S’il cède, et presque nécessairement il cédera, nous lui aurons fourni le moyen d’être socialement plus dangereux que ses pères, puisqu’il sera plus instruit.

L’autre erreur consiste à favoriser et à répandre l’islamisme. Que nous la commettions, et de propos délibéré, il est inutile d’en donner des exemples ; ils abondent, et le mufti hanéfite d’Alger pouvait raisonnablement dire à un de mes amis : « Notre culte est le seul qui soit reconnu par l’État français. » Or, l’histoire de quatorze siècles, l’expérience quotidienne de tous ceux qui habitent parmi des populations musulmanes, nous apprennent que l’animosité contre le chrétien est, en fait, développée par l’enseignement de la loi coranique. Un des hommes qui font autorité en ces questions, le Hollandais Snouck Hurgronje, disait naguère (1911), dans une de ses célèbres conférences à l’Académie des administrateurs pour les Indes néerlandaises : « D’après la lettre et l’esprit de la loi sacrée (des musulmans), c’est dans les mesures violentes qu’il faut chercher le moyen par excellence de propager la foi. Cette foi considère tous les non-croyants comme des ennemis d’Allah. Un petit groupe de mahométans se montre actuellement, il est vrai, partisan de l’adaptation de l’Islam aux conceptions modernes, mais ils représentent aussi peu la religion dont ils sont les adeptes par naissance, que les modernistes celle de l’Église catholique. On ne trouve pas de divergence, à ce sujet, entre les savants légistes des différentes écoles, aux époques successives. » Nous pouvons conclure de là que tout acte de la puissance publique qui tend à développer l’enseignement du Coran est fait contre nous-mêmes. C’est assez de ne point entreprendre sur la liberté religieuse des musulmans, de leur laisser leur culte et leurs coutumes, d’être parfaitement justes envers eux, et parfaitement bons : en allant au delà, nous sommes faibles, et même un peu plus que faibles.

Lorsque ces vérités de sens commun auront été reconnues par ceux qui dirigent la politique musulmane de la France, que faudra-t-il faire ? Ni notre cœur, ni notre intérêt, ne nous conseillent de restreindre notre ambition à quelque alliance économique, inférieure et précaire, avec les peuples musulmans qui vivent dans le domaine de la France. Comme le dit bellement le Hollandais cité tout à l’heure, « il faut que l’annexion matérielle soit suivie de l’annexion spirituelle ». Or, c’est là un vœu qu’on peut former sans être catholique. Du jour où le musulman comprendra la beauté du catholicisme, il aura compris la France ; et dans la mesure où il admirera la charité chrétienne, il nous aimera.

Est-ce à dire qu’il faille chercher à convertir les musulmans, et à faire d’eux des chrétiens ? La formule serait ambiguë ; elle ne préciserait point de quelle manière lente, douce et fraternelle, une telle conversion, si Dieu le permet, doit s’accomplir. Mieux vaut dire ceci : il faut que la France, chargée d’une nombreuse famille coloniale, prenne enfin conscience de toute sa mission maternelle, et que les musulmans, comme les païens, sujets d’une grande nation catholique par son histoire, par son génie, par toute son âme et par ses épreuves mêmes, puissent connaître le catholicisme, et y venir, s’ils le veulent.

Du moins, ils le connaîtront, et d’abord par sa charité. C’est elle qui sera l’ambassadrice. Qu’on la laisse donc aller vers eux ; qu’elle ne soit pas entravée, soupçonnée, mais amicalement soutenue. Nous sommes, dans notre propre domaine, en présence d’un peuple immense, tout pétri d’erreurs, de colères entretenues depuis des siècles, de rancunes également dont plusieurs sont fondées. La première œuvre à faire est « d’apprivoiser les musulmans », selon l’expression chère au Père de Foucauld, et à son ami le général Laperrine, qui conduisit si souvent, dans le désert, des « tournées d’apprivoisement ». Les fonctionnaires, les officiers peuvent avoir là un rôle magnifique. Que par eux la justice de la France, c’est-à-dire la justice chrétienne ; la bonté de la France, c’est-à-dire la bonté chrétienne, apparaissent à ces hommes qui n’ont pas soif seulement de l’eau des puits. Mais que la charité ingénieuse et forte, celle qui connaît, depuis deux mille ans, toute douleur humaine, soit libre aussi de consoler, de soigner, de guérir, et de durer, comme dure le mal et comme dure la souffrance, en se renouvelant. Qu’elle puisse fonder ses salles d’asile et ses écoles, ses dispensaires et ses hôpitaux, ses orphelinats de jeunes gens et de jeunes filles, ses maisons de retraite pour les vieux qui sont rejetés de tous. Elle recevra la misère sans certificat de bonne vie et mœurs, sans exiger l’extrait du casier judiciaire, ni se préoccuper de la croyance de ses clients. Elle prêchera son Dieu silencieusement, si elle est assez magnifique pour qu’on ne puisse pas ne pas apercevoir en elle un rayonnement divin. Cela durera des années, peut-être beaucoup d’années. Elle a tout l’avenir devant elle ; la France aussi : on peut attendre. Sûrement, joignant ses efforts à ceux que j’ai dits déjà, elle nous obtiendra ce beau triomphe ; que les peuples musulmans, sans accepter encore la doctrine chrétienne, en auront du moins l’intelligence, l’estime et ça et là le désir secret. Et si, plus tard, des âmes musulmanes, persuadées ainsi qu’il n’y a rien dans l’Islam qui vaille la France charitable et religieuse, en venaient à dire : « Si le disciple est ainsi, que doit être le maître ? Apprenez-nous la loi qui vous fait le cœur si grand ? » quel bien pour l’État, quelle francisation de l’Afrique du Nord ! Ce serait un monde régénéré, une France prolongée, notre pouvoir reconnu, l’avenir assuré, et la plus haute gloire qu’une nation civilisée puisse vouloir et obtenir : la création à son image !

Ici, nous nous heurtons à l’objection banale : les musulmans, en fait, ne se convertissent pas ; il n’y en a, pour ainsi dire, point d’exemple. C’est une erreur moins grave que de prétendre qu’ils ne peuvent pas se convertir : c’en est une cependant.

Toute la vie d’apostolat du Père de Foucauld a été fondée sur la conviction qu’il est possible, au contraire, par la prière, l’exemple, une prédication qui tient compte de l’ancienneté de leur erreur et de la faiblesse d’une pauvre volonté humaine en lutte contre des siècles et contre un peuple entier, d’amener peu à peu les musulmans à la pleine grâce du Christ.

Il partageait l’espérance qui avait soutenu le cardinal Lavigerie ; celle, on peut l’affirmer, de l’Église, comme on le voit, par exemple, dans cette lettre du pape Léon IX, conférant à l’évêque de Carthage, au moment des plus dures persécutions par les Arabes, le titre de « premier archevêque après le pontife romain et le métropolitain majeur de toute l’Afrique », et déclarant que ce privilège durerait jusqu’à la fin des temps, « soit que Cartilage en ruines reste déserte, soit qu’un jour elle ressuscite, glorieuse ».

La difficulté n’est pas tant de persuader un musulman de la vérité de la religion chrétienne, que d’assurer la persévérance du converti. Les Arabes devenus chrétiens ne peuvent plus vivre où ils vivaient. Ils sont hors la loi. Tout est mis en œuvre pour leur faire abandonner la foi ; leur vie même est menacée, et la crainte de les voir apostasier, c’est-à-dire se charger d’un crime énorme, est la raison qui empêche souvent d’accueillir la demande des catéchumènes, et de les baptiser. Le temps de la préparation collective à recevoir la foi ne peut être court. Il faut changer l’esprit public avant d’achever les conversions individuelles. L’habitation dans les centres de population musulmane, le dévouement, la charité, l’école, la conversation sur les sommets accessibles à la raison, doivent préparer la prédication de la doctrine révélée. Les hommes qui ont le mieux aimé l’Afrique n’ont cessé de recommander cette méthode. Ils n’ont pas prétendu que le musulman fût inconvertissable.

Dans son diaire, après avoir résumé les conseils de Mgr Guérin, le Père de Foucauld cite des passages d’une vie de saint Pierre Claver, qui, à Carthagène des Indes, se dévouait à la conversion des Maures. Le livre raconte que le saint, par sa charité, vainquit beaucoup de ces âmes rudes et hostiles. « Dès que le Père Claver apprenait l’arrivée de quelque flotte chargée de Maures, il allait aussitôt les chercher, soit sur les vaisseaux, soit dans les rues, soit dans les maisons de la ville, il tâchait de lier peu à peu amitié avec eux, s’intéressait à leurs affaires, leur demandait s’ils avaient besoin de quelque chose. En même temps, il leur faisait entendre qu’ils pouvaient disposer de lui, et qu’il était prêt à les secourir, en tout ce qui dépendrait de ses soins. Enfin, il faisait si bien, par sa persévérance et par ses services, qu’il les gagnait insensiblement à Jésus-Christ. »

L’histoire des missions franciscaines, celle des trinitaires, celle de saint Vincent de Paul captif des pirates barbaresques, offriraient, sans aucun doute, des exemples semblables. On citerait aisément des musulmans convertis par une sorte de miracle de la grâce, ou par la méditation des dogmes chrétiens, ou par l’étude de la mystique, ou par l’admiration pour la supériorité morale de personnes chrétiennes. Il y a eu des conversions de familles musulmanes entières (familles des émirs Chéhab et Bellama, en Syrie, à la fin du dix-huitième siècle). Il y a eu des conversions en masse de colons musulmans, – souvent berbères, – en diverses provinces d’Espagne, conversion des Maragatos, des environs de Léon et d’Astorga, aux dixième et onzième siècles ; des agriculteurs de Majorque au treizième ; de ceux de Jaen au quatorzième, grâce aux prédications et aux exemples de saint Pierre Pascal ; et de même en Italie, en Crète ; de nos jours, une société russe orthodoxe s’est vouée à la conversion des musulmans de Kazan, et y réussit, par une méthode qui se rapproche de celle du Père de Foucauld. Mais n’avons-nous pas, tout près de nous, le spectacle des chrétientés kabyles groupées autour des postes des Pères Blancs ? Débuts sans doute, minces chrétientés disséminées en onze points, souvent éloignés, de ce pays de montagnes, composées chacune de trente, quarante, cinquante familles, mais preuve vivante qu’il est possible d’amener des musulmans au catholicisme. J’ai visité, en haute Kabylie, un de ces postes de missionnaires, celui des Beni-Mengallet. J’ai assisté à la grand’messe, au milieu d’une assemblée de quatre-vingts fidèles. Les hommes et les petits garçons, – une soixantaine, – occupant la partie haute, les femmes et les petites filles la partie basse de la chapelle. Je regardais ces jeunes cultivateurs berbères, blancs de visage, portant la moustache, solides, graves, attentifs, et je les trouvais assez pareils, sauf par le costume, à nos paysans de France. Après la messe, j’ai causé avec eux, car ils savent le français. Dans les yeux de la plupart, j’ai lu cette bienvenue, cette confiance préparée de loin, à quoi on ne se trompe pas. L’œuvre date d’une trentaine d’années. Là ou ailleurs, elle n’a guère été favorisée par les autorités qui représentent la France en Algérie ; elle a été contrariée souvent par la politique générale de notre pays ; pour des causes diverses, les gouverneurs généraux n’ont pas compris, ou n’ont pas paru comprendre que la paix africaine sera la suite certaine et la récompense de la conversion de l’Afrique, et que tous les autres moyens, la force et la faiblesse, la répression, la flatterie, l’abondance des richesses et des inventions, ne rapprocheront pas de nous un peuple qui ne voit en nous que des païens, et nous nomme de ce nom. Il faut qu’il aperçoive la plus grande supériorité, l’essentielle : la religieuse. C’est à des cœurs gagnés par la sainteté, qu’il sera possible un jour d’expliquer la doctrine.

On a vu que saint Pierre Claver n’avait pas agi autrement. Le fondateur des Pères Blancs, le cardinal Lavigerie, s’est expliqué là-dessus dans des documents connus, datés du 24 septembre 1871, du 3 avril et du 6 juillet 1873, du 15 décembre 1880. Il n’avait aucune illusion sur la durée de cette période première, toute de sacrifices, où les meilleurs ouvriers périraient et seraient remplacés par d’autres qui mourraient à leur tour, sans que les seconds plus que les premiers eussent goûté la joie, qui vient chaque année aux ouvriers de la terre, de voir jaunir les épis. Dans une conférence de retraite, il disait à ses missionnaires : « Avant de commencer parmi eux (les musulmans) la prédication de l’Évangile, il faut préparer la conversion en masse. Cette préparation durera peut-être un siècle. Je suis évêque ; j’ai une crosse et une mitre : eh bien ! j’aurai beau mettre ma mitre au bout de ma crosse, et élever le bras aussi haut que possible, je disparaîtrai avec vous dans les fondations de la nouvelle église d’Afrique. »

Qu’on remonte à l’Évangile : le Sauveur n’a pas usé d’une autre méthode. Lui aussi, il s’adressait à une race difficile et bien éloignée de reconnaître le Messie dans l’homme qui allait être et qui était déjà l’Homme de douleurs. Il ne commence point par exposer le dogme ; il ne découvre sa divinité que par degrés ; ayant un si magnifique message à transmettre, il ne le fait pas sans délai. Il craint d’effaroucher et de rejeter ses amis les Israélites. Mais il prêche d’abord ce qui peut le mieux attendrir les âmes, les élever, les épanouir et attirer : la charité, l’humilité, la fraternité, le pardon des injures, le mépris de la richesse. Le sermon sur la montagne rassemble ces traits de la première prédication du Christ. Et c’est le sermon sur la montagne que le Père de Foucauld a toute sa vie répété aux musulmans.

Si nous ne changeons pas nos méthodes présentes de colonisation, ce même témoin, très français et très sûr, n’hésitait pas à prédire qu’avant cinquante ans nous serions chassés de l’Afrique du Nord.

« 21 juin 1903. – J’ai reçu, il y a quelques jours, du commandant Laperrine d’Hautpoul, commandant supérieur des oasis sahariennes, une lettre contenant le passage suivant : « Lors du massacre de la mission Flatters, une femme touarègue, de famille noble, a eu une très belle attitude, s’opposant à ce qu’on achève les blessés, les recueillant et les soignant chez elle, refusant l’entrée de sa maison à Attisi, qui, revenu blessé du combat d’Amguid contre Dianoux, voulait les achever lui-même, et, après guérison, les faisant rapatrier à Tripoli. Elle a maintenant quarante à quarante-trois ans, passe pour avoir beaucoup d’influence, et est renommée pour sa charité. »

« Cette âme, continue le Père de Foucauld, n’est-elle pas prête pour l’Évangile ? N’y aurait-il pas lieu de lui écrire, pour lui dire que la charité qu’elle pratique souvent, et celle avec laquelle elle a recueilli, soigné, défendu, rapatrié les blessés de la mission française, il y a vingt-deux ans, sont connues de nous et nous remplissent de joie et de reconnaissance envers Dieu ?… Dieu a dit : « Le premier commandement de la religion est d’aimer Dieu de tout son cœur. Le second est d’aimer tous les humains sans exception, comme soi-même. » Admirant et rendant grâces à Dieu de vous voir si bien pratiquer la charité envers les hommes, nous vous écrivons cette lettre, pour vous dire que, chez les chrétiens, où des centaines de milliers d’âmes, hommes et femmes, renonçant au mariage et aux biens terrestres, consacrent leur vie à prier, méditer la parole de Dieu et pratiquer la bienfaisance, tous les religieux et religieuses qui entendront parler de vous béniront et loueront Dieu de vos vertus, et le prieront de vous combler de grâces en ce monde et de gloire dans le ciel… Nous vous écrivons aussi pour vous demander très instamment de prier pour nous, certain que Dieu, qui a mis dans votre cœur la volonté de l’aimer et de le servir, écoute les prières que vous lui adressez. Nous vous supplions de prier pour nous et pour tous les hommes, afin que tous nous l’aimions et lui obéissions de toute notre âme. À lui, gloire, bénédiction, honneur et louange, maintenant et toujours. Amen. »

« Je vais envoyer copie de ce projet de lettre à Mgr Guérin, en lui demandant s’il veut écrire lui-même, ou s’il veut que j’écrive et en lui offrant – si les relations se nouent, si je reste seul – d’aller faire une visite pédestrement à cette dame. »

L’homme du monde et le chrétien, la courtoisie et la charité ont ensemble rédigé cette lettre à une « dame » de la Croix-Rouge touarègue.

L’idée même était venue à Frère Charles de demander au pape d’écrire lui-même à cette charitable nomade. Et pourquoi pas ? On ne dut point oser.

Nous voyons ici, pour la première fois, se manifester le vœu, encore secret, que formait l’ermite, de pénétrer jusqu’aux régions habitées par les Touaregs, et de gagner à la civilisation chrétienne, puis à la religion chrétienne ce peuple de race berbère qu’on disait fier, intelligent et beaucoup moins fanatique que l’Arabe. Charles de Foucauld avait sûrement entendu parler des Touaregs par Duveyrier, à Paris, à l’époque où il rédigeait les notes de la Reconnaissance au Maroc ; il vivait parmi les officiers d’Afrique, les gens de l’oasis, les caravaniers, colporteurs de l’histoire et de la légende des tribus ; enfin, récemment, il s’était entretenu avec le commandant Laperrine, que hantait le rêve militaire et poétique du grand royaume franc, d’une Afrique renouvelée par le génie de la France, et ils avaient parlé du Hoggar autant que du Tidikelt et de Tombouctou. Partout où l’officier avait souhaité que la France s’établît, civilisatrice dans la paix durable, – que ces causeries, dont rien ne demeure, devaient être belles ! – Frère Charles s’était promis de porter la prière et la charité de la nation missionnaire. Laperrine l’avait persuadé, le diaire en porte ce témoignage :

« Fête de sainte Marie-Madeleine. – Voyant que, par suite des persécutions religieuses, le révérend Père préfet apostolique ne peut envoyer aucun prêtre chez les Touaregs, ni au Tidikelt, Touat, Gourara, ni dans la Saoura, Zousfana, j’ai, le 24 juin, écrit à Mgr Guérin, pour lui demander la permission d’aller – en attendant qu’il puisse y envoyer des prêtres – m’installer chez les Touaregs, aussi au cœur du pays que possible ; j’y prierai, j’y étudierai la langue et traduirai le saint Évangile ; je m’y mettrai en relations avec les Touaregs ; j’y vivrai sans clôture. Tous les ans je remonterai vers le nord me confesser. Chemin faisant, j’administrerai les sacrements dans tous les postes, et je causerai du bon Dieu, sur mon passage, avec les indigènes. Je réserve l’autorisation de M. Huvelin… »

« 29 juin. – J’écris au commandant Laperrine, lui communiquant ce projet, et lui demandant de m’autoriser à l’exécuter. »

« 13 juillet. – Reçu lettre de M. Huvelin, autorisant. »

« 22 juillet. – Lettre du commandant Laperrine, autorisant. »

« 1 er août. – Lettre de Mgr Guérin, demandant du temps pour réfléchir. »

Frère Charles, ermite et missionnaire, à la disposition de la Providence, attend que la permission lui soit donnée d’entreprendre. Dans la réponse de ses supérieurs, il verra l’ordre divin. On peut reconnaître en lui un homme fort avant pénétré de cette doctrine du Père de Caussade, qui écrivait, au dix-septième siècle, dans une œuvre célèbre : « Le moment présent est toujours comme un ambassadeur, qui déclare l’ordre de Dieu.

Toute notre science consiste à connaître cet ordre du moment présent. » Assurément, l’imagination ardente d’un Charles de Foucauld rêve, demande, prépare de grands desseins ; mais, attentif à chaque plainte, et aussi à chaque nouvelle par où s’exprime le monde où il vit, il est toujours prêt à répondre et à se considérer comme en service commandé. L’été de 1903 lui offre, soudainement, l’occasion de porter les secours de la religion à des Français en péril de mort. Il est le seul prêtre dans ces régions immenses ; nos postes n’ont pas d’aumônier ; les âmes ont été négligées, bien qu’on attende d’elles la plus haute vertu d’obéissance et de sacrifice. Il n’a pas un instant d’hésitation : il part ; il remplit un des grands offices pour lesquels il s’est avancé dans le Sahara. Voici les faits.

Les attaques de convois ou de postes se multipliaient ; l’agitation pouvait, d’un moment à l’autre, tourner à la révolte. Les tribus soumises le sont nouvellement : un grave échec les détacherait de nous. Les forces militaires françaises, disséminées en petits paquets sur de si vastes espaces, ne vont-elles pas, ici ou là, être surprises, enveloppées, contraintes de se rendre : occasion attendue, signal qui mettrait debout, pour nous jeter dehors, tous les cavaliers et tous les piétons du Sahara ?

Le 16 juillet, un rezzou de 200 Berâbers, montés sur des méharis, attaquait, à trois heures du matin, un détachement de 50 tirailleurs algériens de la compagnie d’Adrar, qui perdait 22 hommes, et, commandé par un sous-officier, battait en retraite, sans cesser de se défendre. La riposte fut prompte. Neuf jours après, le capitaine Regnault, chef du bureau arabe de Beni-Abbès, parti aussitôt la nouvelle reçue, avec 45 hommes de son makhzen et 40 méharistes de la compagnie de Timimoun, relevait les traces fraîches du rezzou dans les dunes de Tabelbala, au sud-ouest de Beni-Abbès, surprenait les Berâbers auprès du puits de Bou-Kheïla, leur tuait 30 combattants, et mettait les autres en fuite.

Bientôt, des entreprises d’une plus grande importance allaient être tentées contre nous et contre les tribus ralliées. On le savait. Les renseignements affluaient de toutes parts. On ignorait seulement quel serait le premier attaqué de nos postes de la Zousfana ou de la Saoura. Serait-ce Beni-Ounif ? Taghit ? Beni-Abbès ? Frère Charles est informé de ces rumeurs qui courent le désert. Le prêtre et l’ancien officier, tout lui-même s’émeut et demande à servir. Il devine, il calcule que le poste de Taghit est plus menacé que les autres : une compagnie de tirailleurs, une compagnie du bataillon d’Afrique, une soixantaine de cavaliers du makhzen, c’est une bien faible garnison ; en outre, le poste est dominé de plusieurs côtés. Il y aura des morts et des blessés ; il y aura du danger. Sûrement le devoir est là. Frère Charles écrit, le 12 août, au capitaine de Susbielle, commandant le bureau arabe de Taghit, lui demandant : « Pouvez-vous m’envoyer chercher ? On ne veut pas me laisser partir seul, parce que les routes ne sont pas sûres. » Il est prêt, il s’attend à quitter Beni-Abbès d’un moment à l’autre, et, par précaution, retire le Saint-Sacrement du tabernacle de sa petite chapelle. Tout à coup, les nouvelles cessent d’arriver. Pendant six jours, aucun courrier ne parvient à Beni-Abbès.

La grande nuée d’orage est en marche. Une harka, une colonne d’expédition composée de 9 000 personnes, hommes, femmes, enfants, de toutes les fractions des Berâbers, de tous les districts de la région marocaine du Tafilelt, va tomber sur la Zousfana. Elle est commandée par un de nos ennemis les plus décidés, Mouley Mostapha, chérif de Matrara. Elle compte près de 6 000 combattants, dont 500 méharistes ; la plupart sont armés de fusils se chargeant par la culasse ; 600 chameaux de bât portent les vivres.

Le capitaine de Susbielle fait mettre en état de défense le village de Taghit, où se réfugient nos protégés de quelques tribus soumises. À une armée d’ennemis, il ne peut opposer que 470 hommes et deux canons de 80 de montagne. Le 17 au matin, la harka étant signalée, le lieutenant de Ganay sort le premier, à la tête d’un détachement de cavaliers du makhzen, et va reconnaître l’énorme rassemblement, qu’il force à se déployer. Les obus mettent le désordre dans les masses marocaines, qui se retirent à l’abri dans les dunes et dans la palmeraie, à trois kilomètres de Taghit. Mais, le lendemain, la bataille recommence. Le 18, le 19, le 20 août, des assauts furieux sont livrés. Taghit se défend victorieusement ; sa petite garnison fait des prodiges, et, merveille qui donnerait du cœur au moins brave, elle est secourue. Une fois de plus, l’esprit de décision des jeunes officiers sahariens se montre, et sauve l’honneur et la vie engagés. Le 18, à la première heure du jour, le lieutenant Pointurier arrive d’El-Morra, avec sa compagnie montée de la légion étrangère, qui a parcouru 62 kilomètres dans la nuit ; le 20, c’est le lieutenant de Lachaux, qui accourt au canon, et, sous le feu, entre au galop avec ses 40 cavaliers de Beni-Abbès, partis d’Igli la veille au soir.

La harka, décimée, lève le camp dès le 21. Elle a 1 200 hommes hors de combat. Elle regagne le nord-ouest, emportant les armes et les vêtements de ses morts, au lieu du butin qu’elle s’était promis. Le succès de nos armes était magnifique. « C’est le plus beau fait d’armes de l’Algérie depuis quarante ans ! » dit Frère Charles, dans une lettre à la marquise de Foucauld.

Il se réjouit de la victoire, mais le regret le tourmente de n’avoir pas été là. Parmi les défenseurs de Taghit, 9 sont morts, 21 sont blessés. Et lui, l’aumônier du Sahara, il n’a pu consoler, absoudre, bénir ! Une conscience moins délicate et moins humble ne se serait point inquiétée. N’avait-il pas demandé à partir, parlé aux officiers d’ici, écrit à ceux de là-bas ? Sans doute, mais il n’est pas en repos. Il faut pouvoir se passer d’escorte.

« Des enseignements doivent être tirés par moi des difficultés que j’ai eues à remplir mon devoir », note-t-il dans son journal. Et aussitôt il prend des résolutions. Désormais, il veut « s’habituer à la marche par le travail manuel », afin de n’avoir pas besoin de monture : il entend n’être que le plus pauvre des voyageurs ; il ira à pied, sans serviteur, et, puisqu’il faut un guide, il est sûr d’en trouver quelqu’un, même aux heures de péril, en redoublant de bonté envers tout le monde.

Le danger s’était seulement écarté, en effet ; il n’était pas fini. Les marabouts continuaient de prêcher la guerre sainte, et les tribus soulevées parcouraient le désert de sable et le désert de pierre. Le 2 septembre, à 32 kilomètres au nord de Taghit, et à l’heure de la grande halte, c’est-à-dire vers 9 heures du matin, un peloton de la compagnie montée du 2eétranger, escortant un convoi, fut brusquement attaqué à hauteur d’El-Moungar, par une bande de plusieurs centaines de pillards. Ceux-ci, Oulad Djerir, anciens partisans de Bou Amama, après s’être détachés de la harka victorieusement repoussée de Taghit le 20 août, s’étaient embusqués dans la dune, attendant l’occasion de prendre leur revanche. Ils attaquaient le convoi sur un plateau entre l’oued Zousfana et les grands sables. Les premières décharges des bandits jettent à terre, tués ou blessés, les deux officiers de la compagnie montée, tous les sous-officiers et un grand nombre de soldats. Les survivants se groupent sur un ressaut de terrain, et, sous l’accablante chaleur qui grandit de minute en minute, décident de combattre jusqu’à la mort. Deux spahis, d’un demi-peloton qui complétait l’escorte, peuvent se frayer passage à travers les ennemis, et, au galop de leurs chevaux, courent donner l’alarme à la garnison de Taghit. Une demi-heure après qu’on l’a prévenu, le capitaine de Susbielle sort du poste, emmenant tout son makhzen et des spahis, et se porte, à toute allure, en plein après-midi, au secours de nos soldats encerclés. Il arrive à 5 heures sur le théâtre du combat. Dès qu’ils aperçoivent la poussière que font les cavaliers lancés contre eux, les pillards se débandent et se réfugient dans la dune. Il était temps de secourir les assiégés, réduits à une poignée d’hommes épuisés par la soif. Ils sont là une trentaine, commandés par un blessé, le sergent-fourrier Tisserant, qui a été frappé de deux balles ; ils continuent de tirer sur les Marocains disséminés autour d’eux, cachés derrière les moindres accidents de terrain, et de protéger ainsi, outre leur propre vie, quarante-neuf blessés étendus autour d’eux. Un détachement est envoyé au loin pour apporter de l’eau. Tisserant, la tête en sang, mais resté debout, veut remplir tout son office de fourrier. Il va de l’un à l’autre blessé, établit la liste, ramasse les cartouches et les armes tombées à terre, et, avant de quitter le lieu du combat, fait lui-même à haute voix l’appel des morts. Dans la nuit, les quarante-neuf blessés sont transportés à Taghit.

Trois jours après, à 7 heures du matin, la nouvelle du combat parvient à Beni-Abbès. Frère Charles court au bureau des affaires indigènes ; il renouvelle sa demande. Cette fois, elle est accueillie. L’aumônier du Sahara peut se rendre auprès des blessés. On lui donne un burnous, des éperons ; un des mokhazenis lui prête un cheval. À la dernière minute, un des assistants essaye de s’opposer à une aventure qu’il estime insensée :

– Comment peut-on permettre au Père de partir sans escorte ? Il sera tué en route !

– Je passerai, dit le Père simplement.

– Il passera, en effet, laissez-le aller, réplique le capitaine du bureau arabe, qui survient à ce moment ; il ne peut pas vous dire cela, mais lui, il peut traverser sans arme tout le pays soulevé ; personne ne portera la main sur lui : il est sacré.

À 10 heures, Frère Charles est en selle et part avec le courrier. En chemin, il rencontre deux cavaliers lui apportant une lettre du capitaine de Susbielle, qui lui demande de venir immédiatement auprès des blessés. On voyage tout le jour et toute la nuit ; on fait, aussi vite que possible, les 120 kilomètres qui séparent Beni-Abbès de Taghit, où on arrive vers 9 heures du matin.

À peine descendu de cheval, et sans aucun souci de la fatigue d’une pareille chevauchée, le Père de Foucauld dit d’abord la messe. Puis il demande qu’on le conduise auprès des blessés réunis dans deux chambres de la redoute, et il commence auprès d’eux sa mission d’ami et de prêtre. Il reste des témoins de cet apostolat du Père de Foucauld auprès des blessés de Taghit, et ces témoins m’ont parlé. Pendant les vingt-cinq jours qu’il passa dans la redoute, le Père de Foucauld, auquel on avait donné la chambre d’un des officiers, ne coucha pas une seule nuit dans le lit qui lui était destiné. Tout son temps, sauf les quelques heures données au sommeil, – et encore pas toutes les nuits, – sauf le temps de sa messe et des repas très rapides, le Père le consacra aux blessés. Il causait avec chacun d’eux, leur parlait de leur pays, de leur famille, écrivait leurs lettres. Quand il entrait dans une des chambres de l’ambulance, tous les blessés l’appelaient avec un ensemble parfait : « Bonjour, mon Père », et chacun voulait être le premier à recevoir la visite de l’ami de tous. Ils avaient reconnu l’homme qui aime le soldat et le comprend. Certes, ces légionnaires, pour la plupart, n’avaient pas l’habitude de converser avec un curé ; la piété n’était pas le trait dominant de leur caractère ; mais la douceur, la manière affable et enjouée, le dévouement de ce curé-là, qui leur consacrait tous ses instants, les avaient conquis l’un après l’autre et rapidement. La présence de ce religieux leur était devenue indispensable. Un officier du poste, que j’ai interrogé, m’a dit : « Il est hors de doute que l’influence qu’il exerça sur leur moral fut pour beaucoup dans ce fait singulier : un seul de ces quarante-neuf blessés, dont plusieurs avaient été grièvement atteints, et de plusieurs blessures, succomba. Je me souviens d’un certain légionnaire, d’origine allemande, que nous considérions comme un sujet peu recommandable. Il avait eu à El-Moungar la poitrine traversée par une balle. Le Père de Foucauld s’occupa de lui comme du plus gravement blessé et du moins sympathique, c’est-à-dire particulièrement. Reçu d’abord plus que fraîchement, il finit, par sa patience et sa douceur, par se concilier ce pauvre homme, au point que celui-ci le réclamait à chaque instant, et lui racontait l’histoire intime, – pas toujours belle, – d’un vieux soldat d’Afrique. Je crois pouvoir affirmer que les quarante-neuf blessés, chacun en son temps, reçurent la communion des mains du Père de Foucauld. »

Une seule fois, Frère Charles les quitta. Ce fut le 18 septembre. Ce jour-là, accompagné de quelques officiers et sous-officiers, et de deux pelotons du mahkzen, il se rendit sur le lieu du combat d’El-Moungar, et bénit la tombe des deux officiers, et la fosse où les autres victimes avaient été ensevelies.

Il reprenait le chemin de Beni-Abbès le 30 septembre. Dans les mois qui suivirent, il retourna encore rendre visite à ses convalescents de Taghit. Puis, vers la fin de l’année, il se mit en retraite. Les retraites du Père de Foucauld, on l’a déjà vu, étaient pour lui l’occasion du plus minutieux examen de conscience, et des résolutions les plus nettes. Il écrivit cette fois à son directeur, l’abbé Huvelin : « Les trois principales choses dont j’ai à demander pardon à Jésus, pour l’an 1903, sont : sensualité, manque de charité envers le prochain, tiédeur envers le bon Dieu. » Or, il ne mangeait jamais à sa faim, faisait oraison jour et nuit, et ne repoussait aucun de ceux qui l’importunaient. Mais les parfaits, pour l’avancement, ont besoin de l’humilité.

Une question fort grave occupait son esprit, et, sans doute, dans cette retraite de la fin de 1903, il l’avait étudiée jusqu’au fond, mettant en regard les unes des autres et par écrit, selon la méthode de saint Ignace, les raisons pour et les raisons contre.

On se souvient que Frère Charles avait demandé à M. Huvelin, au commandant Laperrine, à Mgr Guérin, chacun ayant un titre particulier à être interrogé, la permission d’aller en reconnaissance dans le Touat et le Tidikelt, de s’établir, éventuellement, parmi les Touaregs, ou ailleurs, sans abandonner tout à fait Beni-Abbès où il reviendrait et ferait des séjours. L’ermite aurait plusieurs hôtelleries dans le désert. La dernière autorisation lui était parvenue le 29 août. Quelques jours plus tôt, il avait reçu une lettre du commandant Laperrine, le pressant de se mettre en route, et ajoutant : « Je crois qu’il y a beaucoup de bien à faire, car si l’on ne peut espérer des conversions tout d’un coup, faire accepter le dogme, on peut, par l’exemple et le contact journalier, mettre en évidence la morale chrétienne, et la répandre. »

Les combats de Taghit et d’El-Moungar ne permirent pas à Frère Charles d’exécuter le projet. Il dut se lancer sur une piste qui n’était pas celle du pays Hoggar. Mais à la fin de l’année, au moment où il sortait de retraite, la rébellion paraissant calmée, il se demanda de nouveau : où est le devoir ? Contrairement à ce que nous serions tentés de croire, l’idée de s’enfoncer plus avant dans le désert ne lui plaisait pas, ou, plus justement, si le voyage, l’aventure, la conquête des âmes, la haute ambition surtout de porter Jésus-Christ parmi les peuplades nouvelles tentaient l’imagination et le grand cœur de l’apôtre, le regret de quitter Beni-Abbès le tirait en arrière. Qu’allaient dire ces gens qui l’aimaient, indigènes ou soldats ? Et que deviendrait l’œuvre commencée ? Il écrit à l’abbé Huvelin :

« J’ai une grosse incertitude, au sujet du voyage que j’avais projeté dans le sud, dans ces oasis du Touat, Tidikelt, qui sont absolument sans prêtre, où nos soldats n’ont jamais la messe, où les musulmans ne voient jamais un ministre de Jésus… Vous vous rappelez qu’ayant reçu les trois autorisations de vous, de Mgr Guérin, des autorités militaires, j’allais partir en septembre lorsque j’ai été appelé à Taghit auprès des blessés… Maintenant que le calme semble rétabli, faut-il donner suite à mon projet ? Voilà un gros point d’interrogation pour moi. Je sais d’avance que Mgr Guérin me laisse libre, c’est donc à vous que je demande conseil.

« Si Mgr Guérin pouvait et voulait y envoyer un autre prêtre, certainement je n’irais pas : mon devoir bien clair serait de rester à Beni-Abbès. Mais je crois qu’il ne veut y envoyer personne, je crois même qu’il ne peut y envoyer personne.

« Dans ces conditions, ne dois-je pas partir, fonder un pied-à-terre, si je puis dire, dans l’Extrême-Sud, qui me permette d’aller chaque année y passer deux ou trois ou quatre mois, et profiter de ce voyage pour administrer ou au moins pour offrir les sacrements dans les garnisons, et faire voir la Croix et le Sacré-Cœur aux musulmans, en leur parlant un peu de notre sainte religion ?…

« Cela m’est, en ce moment, on ne peut plus facile. On m’invite, on m’attend. La nature y répugne à l’excès. Je frissonne, – j’en ai honte, – à la pensée de quitter Beni-Abbès, le calme au pied de l’autel, et de me jeter dans les voyages, pour lesquels j’ai maintenant une horreur excessive. Si je ne croyais pas, de toutes mes forces, que les mots comme doux, pénible, joie, sacrifice, doivent être supprimés de notre dictionnaire, je dirais que je suis un peu triste de m’absenter de Beni-Abbès.

« La raison montre aussi bien des inconvénients : laisser vide le tabernacle de Beni-Abbès, m’éloigner d’ici où peut-être (c’est peu probable cependant), il y aura des combats ; me dissiper dans ces voyages, qui ne sont pas bons pour l’âme ; ne glorifié-je pas plus Dieu en l’adorant solitaire ?

« Malgré ce que la raison oppose, et la nature, je me sens extrêmement et de plus en plus poussé intérieurement à ce voyage.

« Un convoi part pour le Sud le 10 janvier ; faut-il le prendre ? Faut-il en attendre un autre ? Il n’y en aura peut-être pas avant plusieurs mois, et j’ai des raisons de craindre de n’avoir pas alors les mêmes facilités que maintenant.

« Faut-il ne pas partir du tout ?

« Mon sentiment bien net, est que je dois partir le 10 janvier.

« Je vous supplie de m’écrire une ligne à ce sujet. Je vous obéirai.

« Si je ne reçois rien de vous pour le 10 janvier, je partirai probablement. »

Le 10 janvier passa. La réponse de M. Huvelin ne vint pas. Le 13, un convoi devait partir pour le Touat et le Tidikelt. Frère Charles, ayant considéré qu’il avait, lui, la possibilité de visiter ces régions, et que « peut-être aucun prêtre ne l’aurait d’ici plusieurs années », se décide à entreprendre le voyage qui lui coûtait si fort. Il écrit, à la date du 13 janvier 1904 : « Je retire, ce matin, la sainte réserve du tabernacle, et je pars, à 8 heures, pour Adrar, capitale du Touat. » Il commençait ainsi une nouvelle phase de sa destinée. Il allait vers ces inconnus, les Touaregs de l’Ahaggar, qui auraient la plus large part de son amitié et de son apostolat, et chez lesquels serait consommé, un jour, son sacrifice. N’avait-il pas écrit à son supérieur le Père Guérin : « Vous demandez si je suis prêt à aller ailleurs qu’à Beni-Abbès pour l’extension du saint Évangile ? je suis prêt, pour cela, à aller au bout du monde et à vivre jusqu’au jugement dernier. » N’avait-il pas coutume de dire : « La crainte est le signe du devoir » ?

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