CHAPITRE VI NAZARETH ET JÉRUSALEM

« Heureux les pauvres ; c’est la béatitude que je cherche. On m’a déjà offert un coin où je crois que mon âme sera bien. En tout cas, Celui qui donne à chaque feuille sa place saura me mettre à la mienne », écrivait Charles de Foucauld à sa sœur, au moment où il quittait l’Italie pour l’Orient. Le paquebot était un de ceux qui font escale à Alexandrie d’Égypte, puis au port de Jaffa, avant de remonter vers Constantinople. Le pèlerin descendit sur la plage que bordent en demi-cercle des maisons cubiques, peintes, et qui ont le pied dans l’ordure, mais derrière lesquelles s’étendent de si beaux jardins d’orangers. Il ne s’arrêta ni dans les maisons ni à l’ombre des jardins, et partit aussitôt à pied, pour gagner, par étapes, la ville qu’il souhaitait de pouvoir habiter : Nazareth. Ayant passé par Ramleh, Saint-Jean-de-la-Montagne, Bethléem, Jérusalem et Sichar, il entrait, bien inconnu, comme les pauvres qui se tiennent encore aux portes des villes, dans Nazareth la bénie, le 5 mars 1897. Une semaine plus tard, la feuille avait trouvé sa place. Charles de Foucauld écrivait à son cousin, le colonel Louis de Foucauld, qui venait d’être nommé attaché militaire à Berlin : « Je suis fixé à Nazareth, c’est là que tu pourras m’écrire désormais, à l’adresse suivante : Charles Foucauld, Nazareth, Terre sainte, poste restante. Le bon Dieu m’a fait trouver ici, aussi parfaitement que possible, ce que je cherchais : pauvreté, solitude, abjection, travail bien humble, obscurité complète, l’imitation aussi parfaite que cela se peut de ce que fut la vie de Notre-Seigneur Jésus dans ce même Nazareth. L’amour imite, l’amour veut la conformité à l’être aimé ; il tend à tout unir, les âmes dans les mêmes sentiments, tous les moments de l’existence par un genre de vie identique : c’est pourquoi je suis ici. La Trappe me faisait monter, me faisait une vie d’étude, une vie honorée. C’est pourquoi je l’ai quittée et j’ai embrassé ici l’existence humble et obscure du Dieu ouvrier de Nazareth.

« Garde mes secrets ; ce sont des secrets d’amour que je te confie. Je suis très heureux ; le cœur a ce qu’il cherchait depuis bien des années. Il ne reste plus maintenant qu’à aller au ciel. »

Que s’était-il passé, et quel emploi avait-il trouvé ?

Charles de Foucauld s’était d’abord présenté chez les Pères Franciscains qui hospitalisent les pèlerins de Terre sainte, et leur avait demandé d’être agréé comme serviteur des religieux. On n’eut pas besoin de ses services. Il s’était donc décidé à habiter comme hôte ordinaire, pendant trois jours, la maison franciscaine, Casa-Nova, lorsque, s’étant confessé à un des religieux, qui se trouvait être l’aumônier des clarisses de Nazareth, celui-ci, le voyant en grand embarras, lui dit : « Je parlerai de vous à Sainte-Claire ; il y aura peut-être une place. » Mais déjà le voyageur avait été reconnu par le frère hôtelier de Casa Nova, qui se rappelait parfaitement l’avoir vu à Nazareth, en tout autre équipage, quelques années auparavant. L’abbesse fut donc avertie qu’un étrange pèlerin viendrait au monastère s’offrir comme domestique, et que ce pèlerin voué à la pénitence, désireux de demeurer caché, s’appelait le vicomte de Foucauld. Elle était femme à comprendre ce qu’il y avait de grand autant que de singulier dans une telle conjoncture, et à tout ménager pour qu’une âme fût en paix. Le jour de la fête de sainte Colette, le Saint-Sacrement étant exposé, on vit entrer, dans la chapelle des Clarisses, un homme encore jeune, vêtu de telle sorte qu’on n’aurait pu dire à quelle nation il appartenait, si ce n’est à celle des pauvres, qui est immense et de tout pays. Il s’agenouilla devant l’autel, un peu loin, et demeura là, sans bouger, une heure, deux heures, trois heures, si bien qu’une sœur tourière, de race arabe, en prit de l’inquiétude, et dit à une de ses compagnes : « Il faut que je surveille cet homme, qui ne quitte pas la chapelle : je crains qu’il ne vole quelque chose. » L’inconnu sortit, ayant seulement beaucoup prié. Mais, trois jours plus tard, il revenait, et demandait à parler à Mme l’abbesse de Sainte-Claire, la révérende mère Saint-Michel.

Pour comprendre la suite de ce récit, il faut savoir que Charles de Foucauld, débarqué en Terre sainte, avait adopté un costume qui pouvait avoir quelque parenté avec les vêtements de certains orientaux, – on rencontre des gens de tant de races dans les foules d’Orient ! – mais qui étonnait, même en ce pays-là. Il portait une longue blouse à capuchon, rayée blanc et bleu, un pantalon de cotonnade bleue, et, sur la tête, une calotte blanche, en laine très épaisse, autour de laquelle il enroulait une pièce d’étoffe en forme de turban. Aux pieds, il n’avait que des sandales. Un chapelet à gros grains pendait à la ceinture de cuir qui serrait la tunique. Le solitaire, en adoptant cette tenue, avait eu, sans aucun doute, la pensée d’expier la coquetterie d’autrefois, de provoquer un peu et d’accepter avec joie le dédain des passants et le rire des enfants de la rue. Il connaissait la sentence de saint Ignace, expression de tant de saints qui vécurent ou vivront : « Je préfère être regardé comme nul et insensé, pour le Christ, qui avant moi a passé pour tel. » Il s’imaginait aussi que tout le monde le prendrait pour ce qu’il n’était point, un pauvre mendiant, sans nom, sans culture, sans usage. Mais, par la finesse des traits du visage, par l’accent et le choix involontaire des mots, par le geste facile et l’attitude qui change un pli, une ligne, c’est-à-dire presque tout dans le costume, il devait se trahir. C’est ce qui arriva, quand il fut devant l’abbesse de Nazareth, appelée au parloir, et qui se tenait debout de l’autre côté de la clôture. Elle ne le voyait pas, mais elle l’entendait.

L’abbesse n’eut pas plutôt interrogé ce visiteur qu’elle comprit qu’on ne l’avait pas trompée. On croit d’ici la voir sourire, tandis que le pèlerin demandait du travail, les besognes qu’on voudrait bien lui confier, n’importe lesquelles, pourvu qu’on lui laissât du temps pour prier, une cabane à l’ombre des murs du monastère, et qu’il fût assuré, pour tout salaire, d’un morceau de pain. Comme elle n’était pas seulement fine, mais avancée en spiritualité, elle eut le sentiment très net que cet homme était sincère, et qu’il fallait l’aider dans l’œuvre exceptionnelle qu’il entreprenait.

– Fort bien, dit-elle. Presque tout le travail, à l’intérieur de la clôture, est fait par nos sœurs ; mais nous avons besoin, en effet, d’un sacristain, d’un homme qui se charge aussi de nos commissions à la poste et de quelques autres petits travaux. Vous serez celui-là, et vous aurez le salaire que vous demandez.

Elle avait pensé lui attribuer un logement de jardinier. Il refusa net, et, ayant regardé autour de lui, il aperçut, hors de la cour, à une centaine de mètres, une cabane en planches, qui servait de débarras et ressemblait tout à fait à une guérite qui serait couverte en tuiles. Cette cabane était appuyée à un mur et posée en bordure d’un terrain qui appartenait aux clarisses. – Cela me suffira dit-il, je resterai là. On apporta deux tréteaux, deux planches, une paillasse, une enveloppe de laine rembourrée de chiffons, et qui devait servir de couverture : ce fut tout ce que pouvait contenir le réduit. Quand il fallut soulever les planches et la paillasse, le pèlerin, que le voyage avait épuisé, n’en put venir à bout ; ses pieds, enflés et blessés, fléchirent sous le poids ; il dut traîner son lit jusqu’à la cabane.

Le voici donc ermite, et comme perdu dans ce Nazareth tant de fois rêvé.

Pour répondre à son désir, on lui confia, dans les jours qui suivirent, quelques petits travaux : d’abord il fut prié de trier des lentilles, puis de réparer le mur de clôture en pierre sèche, qui menaçait ruine en plusieurs endroits ; puis de bêcher quelques planches du jardin. Les essais ne furent généralement pas très heureux. L’abbesse s’aperçut vite que l’hôte n’avait aucune habitude de ces choses. Elle le laissa servir les messes, balayer la chapelle, prier, dans un coin, tout le temps qu’il souhaitait de passer ainsi, incliné, immobile, et s’enfermer ensuite dans la cabane où il passait très peu d’heures à dormir, beaucoup d’heures à méditer, à lire et à écrire. Elle apprit, peu à peu, qu’il étudiait la théologie et composait plusieurs ouvrages, notamment des méditations sur l’Évangile. Très sûre d’avoir recueilli un saint homme, elle lui donna de plus en plus la liberté de vivre comme il était inspiré de vivre, et recommanda qu’on le chargeât seulement des courses que les tourières ne pourraient faire aussi bien que lui. Enfin, par discrétion, et pour ne pas le troubler, les sœurs lui laissèrent ignorer, pendant assez longtemps, qu’elles savaient son vrai nom et quelque chose de son histoire.

Il a raconté lui-même ce début de sa vie en Orient. Au colonel de Foucauld, il avait révélé le lieu de l’ermitage ; à M. et à Mme de Blic, il expose avec détails « l’emploi du temps ».

« Arrivé ici sans savoir de métier, sans certificat, sans autre papier que mes passeports, j’ai trouvé dès le sixième jour non seulement à gagner ma vie, mais à la gagner dans des conditions telles que j’ai absolument ce que je rêvais depuis tant d’années, et qu’on dirait que cette place m’attendait ; et, en effet, elle m’attendait, car rien n’arrive par hasard et tout ce qui se fait a été préparé de Dieu : je suis serviteur, domestique, valet d’une pauvre communauté religieuse.

« Vous me demandez le détail de ma vie.

« Je demeure dans une maisonnette solitaire, située dans un enclos appartenant aux sœurs dont je suis l’heureux serviteur ; je suis là tout seul à la lisière de la petite ville ; d’un côté est la clôture des sœurs, de l’autre la campagne, des champs et des coteaux ; c’est un délicieux ermitage, parfaitement solitaire… Je me lève lorsque mon bon ange me réveille, et je prie jusqu’à l’Angélus ; à l’Angélus, je vais au couvent franciscain, j’y descends dans la grotte qui faisait partie de la maison de la Sainte Famille ; je reste là jusque vers 6 heures du matin, disant mon rosaire et entendant les messes qui se disent dans ce lieu si adorablement saint, où Dieu s’incarna, où résonna pendant trente ans la voix de Jésus, de Marie et de Joseph ; il est profondément doux de regarder ces parois de roc sur lesquelles se sont reposés les yeux de Jésus et qu’il touchait de ses mains.

« À 6 heures, je vais chez les sœurs, qui sont si bonnes pour moi qu’elles sont vraiment mes mères. J’y prépare, à la sacristie et à la chapelle, ce qu’il faut pour la messe, et je prie… À 7 heures, je sers la messe… Après l’action de grâces, je mets en ordre la sacristie et la chapelle. Quand il faut balayer (le samedi seulement), je balaie ; le jeudi et le dimanche, je vais à la poste chercher le courrier (il n’y a pas de facteur, chacun va chercher ses lettres), je suis le facteur des sœurs… À ce propos, ne mettez plus poste restante sur les adresses, mettez simplement à Nazareth. Puis je fais ce qu’on me dit, tantôt un petit travail, tantôt un autre ; très souvent je dessine des petites images (d’un dessin élémentaire), les sœurs en ont besoin et m’en font faire…

« S’il y a quelque petite commission, je la fais, mais c’est très rare ; en général, je passe toute ma journée à faire des petits travaux dans ma petite chambre, près de la sacristie ; vers 5 heures, je prépare ce qu’il faut pour la bénédiction du Saint-Sacrement, quand il y en a, ce qui est très souvent, grâce à Dieu.

« Depuis ce moment, je reste à la chapelle jusqu’à 7 heures et demie du soir. Alors, je rentre dans mon ermitage, j’y lis jusqu’à 9 heures. À 9 heures, la cloche m’annonce qu’il est temps de faire la prière du soir ; je la fais, et je me couche. Je lis pendant mes repas ; je les prends tout seul ; je suis seul domestique, ce m’est très doux ; je ne vois personne au monde que mon confesseur, tous les huit jours, pour me confesser, et les sœurs lorsqu’elles ont quelque chose à me dire, ce qui est rare, car elles sont fort silencieuses.

« Je passe en outre à la chapelle une demi-heure avant 11 heures et une demi-heure à 3 heures, c’est l’heure de sexte, none et vêpres.

« Les sœurs me fournissent tous les livres que je désire ; elles sont pour moi d’une bonté infinie.

« Plus on donne au bon Dieu, plus il rend : j’ai cru donner tout en quittant le monde et entrant à la Trappe, j’ai reçu plus que je n’avais donné… J’ai encore une fois cru tout donner en quittant la Trappe : j’ai été comblé, comblé sans mesure… Je jouis à l’infini d’être pauvre, vêtu en ouvrier, domestique, dans cette basse condition qui fut celle de Jésus Notre-Seigneur, et, par un surcroît de grâce exceptionnel, d’être tout cela à Nazareth. »

Il n’était plus religieux, mais il vivait toujours comme un religieux. Il faut même ajouter qu’après avoir reçu la dispense de ses vœux de trappiste, il avait fait à Rome, entre les mains de son confesseur, – un trappiste de Rome, – le vœu de perpétuelle chasteté, et cet autre encore de n’avoir jamais en sa possession ou à son usage plus que ne peut avoir un pauvre ouvrier.

En débarquant, il n’avait point apporté de bagages. Dans l’ermitage, on n’aurait pu inventorier qu’un mobilier minime : quelques images, un crucifix auquel il tenait beaucoup, et où était incrustée une parcelle de la vraie Croix, puis quelques livres, reçus en don ou empruntés. Peut-être le nombre de livres dépassait-il celui qu’on trouverait dans une bibliothèque d’ouvrier, mais on pourrait répondre que c’étaient des outils.

Pour la table, elle n’était ni abondante, ni variée. L’ermite se conformait au régime des clarisses. Le dimanche et les jours de fête, on y ajoutait quelques amandes ou des figues sèches. Mais Charles de Foucauld n’en mangeait point. Une sœur tourière découvrit un jour, dans une des stalles de la chapelle, une boîte où il serrait les amandes et les figues, afin de les distribuer, quand il sortait, aux enfants de la rue ou de la campagne. Ceux-ci, au début, se moquaient volontiers de l’étranger qui marchait les yeux baissés, un gros chapelet à la ceinture. Bientôt ils coururent après lui, quémandant les friandises qu’il avait pour eux dans sa poche, et leurs bras nus levés, et leur danse, et leurs yeux, l’enveloppaient de lumière. Les autres pauvres aussi apprirent vite sa charité. Ils venaient le chercher jusque dans sa cabane, frappant à la porte derrière laquelle l’ermite étudiait ou priait. Un dimanche, vers le soir, à l’heure où le soleil est encore maître, mais où passe déjà, sur la terre morte de chaleur, le premier souffle frais de la nuit, trois voyageurs loqueteux, venus on ne sait d’où, allant devant eux à la quête de tout, s’arrêtèrent devant l’ermite, et lui dirent : « Nous n’avons plus de quoi nous couvrir. Vois, la nuit sera froide. » Il les considéra, fut ému de pitié, songea à saint Martin, et, prenant son couteau, il coupa en deux le grand manteau de laine dont il se couvrait lui-même. Puis, saisissant la tunique de rechange qui pendait à un clou, il fit signe au troisième mendiant, à celui qui n’avait rien reçu : « Accompagne-moi ! » Tous deux, ils se rendirent dans la cour du monastère, devant la porterie.

– Ma sœur, dit Charles de Foucauld à la tourière, je vous prie d’ajuster mon vêtement à la taille de ce malheureux : il suffira de deux coups de ciseaux et de quelques points de couture.

– Mais, frère Charles, c’est dimanche aujourd’hui !

– Je vous aiderai ; je couperai, puis vous coudrez ; il est permis de travailler un peu, à cause de la nécessité où sont ces pauvres gens.

Toutes les fois qu’il en était sollicité par les rares passants, ou par l’aumônier, ou par les sœurs, il se dérangeait, et tâchait d’obliger le prochain. C’est ainsi qu’il accepta, un autre jour, de se mettre à l’affût. Un chacal dévalisait le poulailler des clarisses. Il se glissait dans le jardin, par un certain passage qu’on connaissait bien, entre deux rochers, enlevait une poule, qu’il emportait encore criant ; le lendemain, il enlevait la meilleure pondeuse, et, s’il y avait ensuite un peu de répit, c’est que le sire aux oreilles pointues rendait visite aux basses-cours des voisins. Il fallait débarrasser le pays de cette bête puante et voleuse. Et qui le ferait plus aisément qu’un ancien officier de cavalerie ? On avait emprunté un fusil de chasse à un agent consulaire. Charles de Foucauld se mit à l’affût, à bonne distance des rochers, et commença d’attendre le chacal. Mais à peine se fut-il assis sur une pierre, l’arme chargée posée sur ses genoux, qu’il se mit à réciter le rosaire, selon la coutume qui lui était chère, et à méditer les mystères joyeux, douloureux et glorieux. Le temps, pour lui passait délicieusement. Les yeux du solitaire erraient sur les terrasses de la ville qui allait dormir. Ils recevaient l’image de maisons pareilles entre elles et pareilles à celle où le Sauveur avait jadis travaillé. Il était heureux et distrait. Le chacal n’en demandait pas plus. Il vint en trottinant, s’arrêta avant de se montrer, reconnut que l’ennemi avait l’esprit ailleurs, pénétra dans le poulailler, tua net une poule choisie, et, au galop cette fois, l’emporta. Quand les tourières vinrent interroger Frère Charles, et lui demandèrent des nouvelles de la chasse :

– Je n’ai rien vu passer, répondit-il. Ce fut son premier et son dernier affût dans les collines de Nazareth.

Ces histoires, et beaucoup d’autres qu’on racontait de lui, la singularité de son costume, sa politesse, sa charité, ses longues prières quotidiennes, appelaient l’attention de quiconque habitait Nazareth ou y passait même un peu de temps. On faisait de lui un personnage considérable ; on cherchait à savoir pourquoi il était venu de si loin dans le pays ; et, comme l’idée de puissance, dans les imaginations populaires, ne va guère sans or ni pierreries, on le représentait comme un homme fort riche, ce qui lui faisait une place à part entre les serviteurs des établissements charitables de la ville. Il se rencontra par exemple, à la poste, avec un frère convers d’une maison de salésiens qu’il y a à Nazareth, et fut abordé par lui.

– Vous m’excuserez, dit le Frère, mais on rapporte de vous beaucoup de choses. Je voudrais savoir si elles sont vraies ?

– À quoi bon ?

– On dit qu’en France, vous aviez une bonne place…

– Laquelle ?

– Une place de comte ?

Frère Charles sourit, et répondit négligemment :

– Je suis un vieux soldat.

Ses lettres, pendant cette période de sa vie, sont particulièrement tendres. Il n’écrit qu’à ses proches. Que de fois, perdu dans le silence, la porte de sa cabane ouverte, regardant le ciel d’Orient, qui sertit mieux que le nôtre des étoiles plus nombreuses, il songea à sa sœur et aux enfants de sa sœur, aux paisibles collines de Barbirey, à son cousin Louis de Foucauld, à ses cousines de Paris, à l’abbé Huvelin, à ce petit groupe d’êtres chers qui connaissaient le lieu de sa retraite, et, régulièrement, écrivaient à Frère Charles de Jésus, Nazareth. Car il a définitivement adopté, ce nom qui cache le sien, mais découvre son amour. Il est dans une paix infinie. Je composerai comme un cantique, avec les phrases de joie dont ses lettres sont semées.

Je suis dans une paix infinie, une paix débordante qui m’inonde…

Si vous saviez les joies de la vie religieuse, dans quelle jubilation est mon âme !

Comme le bon Dieu, dès ce monde, rend au centuple, en grâces intérieures, ce qu’on lui donne !

Plus j’ai abandonné tout ce qui faisait ma consolation, plus j’ai trouvé de bonheur !

Je bénis Dieu, chaque jour, de la vie qu’il m’a faite, et je me confonds en reconnaissance. Remerciez, bénissez avec moi !

Les nouvelles viennent de France, de la famille dispersée. Lui, l’ermite, il n’en a point à donner en retour, mais il chante le cantique que je viens de dire, et il répond avec promptitude, laissant parler chacune de ses affections d’enfance, demeurées vives comme autrefois, toujours rapportées à Dieu par quelque bout de phrase, où se reconnaît l’habitude de la méditation.

Il a appris qu’une de ses nièces va faire sa première communion : « Comme je serai avec vous en ce jour ! écrit-il. Cherchez moi bien près de vous, à l’église, avant, après, à la maison ; partout je serai avec vous. »

Sa sœur va quitter Dijon pour habiter la campagne : » Ma petite Mimi, ne t’effraie ni d’aller à Barbirey, ni d’aucune chose au monde. Ne crains pas d’y trouver la tristesse ; crois l’expérience de ton vieux frère : le bon Dieu est le maître de nos cœurs comme de nos corps ; il nous donne, à son gré, la joie et la douleur, comme la santé et la maladie. Crois bien que c’est folie de te dire : ceci me rendra heureux, ceci me rendra malheureux, car le bonheur ou la tristesse ne dépendent pas de telle ou telle chose, mais de Dieu qui a mille millions de moyens de répandre en nous-mêmes la joie ou la douleur. »

Son beau-frère lui annonce la naissance d’un enfant : « Oh ! mon cher ami, répond Frère Charles, c’est une chose si grande, si merveilleusement belle, une âme ! Une âme en état de grâce comme celle de votre enfant, une âme qui, après ce temps d’épreuve, vivra toujours dans la gloire, le rayonnement, la béatitude, la perfection indicible des élus aux pieds de Dieu !… Je suis fixé à Nazareth… Je suis heureux, autant qu’on peut l’être ici-bas, dans ma vie d’ouvrier fils de Marie, tâchant d’imiter, autant que le peut ma misère morale, la vie cachée et perdue de notre bien-aimé Jésus, en qui je vous aime de tout mon cœur. »

L’enveloppe contenait une seconde lettre, celle-ci pour le comte Louis de Foucauld. Et frère Charles ajoutait donc, en post-scriptum, ces lignes de recommandation : « Ayez la bonté, je vous prie, de faire parvenir cette lettre à Louis de Foucauld. Cela m’ennuie de faire connaître, aux personnes qui portent mes lettres à la poste, le nom des personnes à qui j’écris : je reste solitaire, silencieux, inconnu. »

Le petit enfant, dont je viens de parler, étant mort peu de mois après sa naissance, Frère Charles console le père et la mère, selon son habitude, en entr’ouvrant les cieux. Il dit combien il comprend la tristesse des parents, mais il leur montre aussitôt leur fils dans le bonheur éternel : « Comme il est grand, comparé à vous, à nous tous ! Comme il nous domine !… Aucun de vos enfants ne vous aime autant, car il s’abreuve au torrent de l’amour divin… Je l’ai déjà invoqué, ce petit saint, mon neveu, un saint que je tutoie… Prie-le à toute heure, ma chère Marie, et remercie bien le bon Dieu de t’avoir faite mère d’un saint. Une mère vit en ses enfants : voilà déjà une partie de toi au ciel ! Plus que jamais tu auras, désormais, « ta conversation dans les cieux. »

Toute la correspondance de cette époque est de ce ton ailé. Je voudrais pouvoir citer, tout au long, une très belle série de lettres à un trappiste, sur l’obéissance monastique. Je ne puis trop souvent interrompre ce récit. Il doit être l’image de la vie qui se hâte, et de plus, c’est avant tout l’exemple qu’il faut montrer.

Je dirai donc seulement que, dans cette période de la vie érémitique en Terre sainte, les demandes de livres, les remerciements pour des livres envoyés, sont nombreux. Frère Charles prie sa sœur de lui faire parvenir, en Orient : la traduction allemande de la Vulgate et aussi une histoire de l’Église catholique en allemand (il les voulait prêter à des protestants allemands qui habitaient alors Nazareth) ; la dernière édition de deux cours de philosophie, en latin, celui du Père de Mandato et celui du Père Feretti, tous deux jésuites ; l’Ordo, pour le bréviaire et la messe, dont se sert le clergé romain ; – « Je dis le bréviaire, ajoute-t-il, et, dans mon grand amour pour Rome, je veux, n’étant tenu à rien, le dire comme le disent les prêtres de Rome » ; – quatre volumes de l’abbé Darras ; un « bon » saint Jean Chrysostome ; un peu plus tard, il fera ses délices d’un Nouveau Testament en arabe, et d’un livre de prières arabes. Prière, étude et solitude, voilà ce qui appelait sur lui la grâce de Dieu.

Il avait pris l’habitude, dès les premiers temps de sa conversion, il avait continué, chez les trappistes, de faire des retraites. Il en fit une de douze jours à Nazareth, sans parler d’une ou deux plus petites. Elle eut lieu au commencement de novembre 1897. Les méditations sont toutes écrites. J’en ai le texte sous les yeux. Elles donnent quelque idée de la ferveur de cette grande âme, de sa foi, de sa puissance d’analyse. Je publierai ici l’une d’entre elles, et, la lisant, on songera à certains chapitres des Confessions de saint Augustin ; même ardeur de contrition, même gratitude, même loyauté de l’âme.

« Moi, ma vie passée. Miséricorde de Dieu.

(Quatorzième méditation de cette retraite.)

« Mon Seigneur Jésus, faites mes pensées, faites mes paroles. Si, dans les méditations précédentes j’étais impuissant, combien plus dans celle-ci !… Ce n’est pas la matière qui manque,… au contraire, elle m’écrase ! Y en a-t-il, mon Dieu, des miséricordes ! miséricordes d’hier, d’aujourd’hui, de tous les instants de ma vie, d’avant ma naissance, et d’avant les temps ! J’y suis noyé, j’en suis inondé, elles me couvrent et m’enveloppent de toute part… Ah ! mon Dieu, nous avons tous à chanter vos miséricordes, nous, tous créés pour la gloire éternelle et rachetés par le sang de Jésus, par votre Sang, mon Seigneur Jésus, qui êtes à côté de moi dans ce tabernacle, mais si tous nous le devons, combien moi ! moi qui ai été dès mon enfance entouré de tant de grâces, fils d’une sainte mère, ayant appris d’elle à vous connaître, à vous aimer et à vous prier aussitôt que j’ai pu comprendre une parole ! Mon premier souvenir n’est-il pas la prière qu’elle me faisait réciter matin et soir : « Mon Dieu, bénissez papa, maman, grand-papa, grand’maman, grand’maman Foucauld et petite sœur ? » Et cette pieuse éducation !… ces visites aux églises… ces bouquets au pied des croix, une crèche à Noël, un mois de Marie, un petit autel dans ma chambre, gardé tant que j’ai eu une chambre à moi dans ma famille, et qui a survécu à ma foi ! les catéchismes, les premières confessions surveillées par un grand-père chrétien,… ces exemples de piété reçus dans ma famille ;… je me vois allant à l’église avec mon père (que cela est loin !), avec mon grand-père ; je vois ma grand’mère, mes cousines, allant à la messe tous les jours… Et cette première communion, après une longue et bonne préparation, entourée des grâces et des encouragements de toute une famille chrétienne, sous les yeux des êtres que je chérissais le plus au monde, afin que tout fût réuni en un jour, pour m’y faire goûter toutes les douceurs… Et puis ces catéchismes de persévérance sous la direction d’un prêtre bon, pieux, intelligent, zélé, mon grand-père m’encourageant toujours de la parole et de l’exemple dans la voie de la piété ; les âmes les plus pieuses et les plus belles de ma famille me comblant d’encouragements et de bonté, et vous, mon Dieu, enracinant dans mon cœur cet attachement pour elles, si profondément que les orages de la suite n’ont pu l’arracher, et que vous vous en êtes servi plus tard pour me sauver, alors que j’étais comme mort et noyé dans le mal… Et puis lorsque, malgré tant de grâces, je commençais à m’écarter de vous, avec quelle douceur vous me rappeliez à vous par la voix de mon grand-père, avec quelle miséricorde vous m’empêchiez de tomber dans les derniers excès en conservant dans mon cœur ma tendresse pour lui !… Mais, malgré tout cela, hélas ! je m’éloignais, je m’éloignais de plus en plus de vous, mon Seigneur et ma vie,… et aussi ma vie commençait à être une mort, ou plutôt c’était déjà une mort à vos yeux… Et dans cet état de mort vous me conserviez encore : vous conserviez dans mon âme les souvenirs du passé, l’estime du bien, l’attachement dormant comme un feu sous la cendre, mais existant toujours, à certaines belles et pieuses âmes, le respect de la religion catholique et des religieux ; toute foi avait disparu, mais le respect et l’estime étaient demeurés intacts… Vous me faisiez d’autres grâces, mon Dieu, vous me conserviez le goût de l’étude, des lectures sérieuses, des belles choses, le dégoût du vice et de la laideur… Je faisais le mal, mais je ne l’approuvais ni ne l’aimais… Vous me faisiez sentir un vide douloureux, une tristesse, que je n’ai jamais éprouvée qu’alors ;… elle me revenait chaque soir, lorsque je me trouvais seul dans mon appartement ;… elle me tenait muet et accablé pendant ce qu’on appelle les fêtes : je les organisais, mais le moment venu je les passais dans un mutisme, un dégoût, un ennui infinis… Vous me donniez cette inquiétude vague d’une conscience mauvaise, qui, tout endormie qu’elle est, n’est pas tout à fait morte. Je n’ai jamais senti cette tristesse, ce malaise, cette inquiétude qu’alors. Mon Dieu, c’était donc un don de vous,… comme j’étais loin de m’en douter !… Que vous êtes bon !… Et en même temps que vous empêchiez mon âme, par cette invention de votre amour, de se noyer irrémédiablement, vous gardiez mon corps : car si j’étais mort alors, j’aurais été en enfer… Les accidents de cheval miraculeusement évités, avortés ! Ces duels que vous avez empêché d’avoir lieu ! Ces périls, en expédition, que vous avez tous écartés ! Ces dangers en voyage, si grands et si multipliés, dont vous m’avez fait sortir comme par miracle ! Cette santé inaltérable dans les lieux les plus malsains, malgré de si grandes fatigues !… Oh ! mon Dieu, comme vous aviez la main sur moi, et comme je la sentais peu ! que vous êtes bon ! Comme vous m’avez gardé ! Comme vous me couviez sous vos ailes lorsque je ne croyais même pas à votre existence ! Et pendant que vous me gardiez ainsi, le temps se passait, vous jugiez que le moment approchait de me faire rentrer au bercail… Vous dénouâtes malgré moi toutes les liaisons mauvaises qui m’auraient tenu éloigné de vous ;… vous dénouâtes même tous les liens bons qui m’eussent empêché de rentrer dans le sein de cette famille, où vous vouliez me faire trouver le salut, et qui m’auraient empêché d’être un jour tout à vous… En même temps, vous me donnâtes une vie d’études sérieuses, une vie obscure, une existence solitaire et pauvre… Mon cœur et mon esprit restaient loin de vous, mais je vivais pourtant dans une atmosphère moins viciée ; ce n’était pas la lumière ni le bien, il s’en faut ;… mais ce n’était plus une fange aussi profonde, ni un mal aussi odieux ;… la place se déblayait peu à peu;… l’eau du déluge couvrait encore la terre, mais elle baissait de plus en plus, et la pluie ne tombait plus… Vous aviez brisé les obstacles, assoupli l’âme, préparé la terre en brûlant les épines et les buissons… Par la force des choses, vous m’obligeâtes à être chaste, et bientôt, m’ayant, à la fin de l’hiver 86, ramené dans ma famille à Paris, la chasteté me devint une douceur et un besoin du cœur. C’est vous qui fîtes cela, mon Dieu, vous seul ; je n’y étais pour rien, hélas ! Que vous avez été bon ! de quelles tristes et coupables rechutes vous m’avez miséricordieusement préservé ! Votre seule main a fait en cela le commencement, le milieu et la fin ! Que vous êtes bon ! C’était nécessaire pour préparer mon âme à la vérité, le démon est trop maître d’une âme qui n’est pas chaste, pour y laisser entrer la vérité… Vous ne pouviez pas entrer, mon Dieu, dans une âme où le démon des passions immondes régnait en maître… Vous vouliez entrer dans la mienne, ô bon Pasteur, et vous en avez chassé vous-même votre ennemi,… et après l’avoir chassé par la force, malgré moi, voyant ma faiblesse et combien seul j’étais peu capable de garder mon âme pure, vous avez établi pour la garder un bon gardien, si fort et si doux que, non seulement il ne laissait pas la moindre entrée au démon de l’impureté, mais qu’il me faisait un besoin, une douceur, des délices de la chasteté… Mon Dieu, comment chanterai-je vos miséricordes !… Et après avoir vidé mon âme de ses ordures et l’avoir confiée à vos anges, vous avez songé à y rentrer, mon Dieu ! car après avoir reçu tant de grâces, elle ne vous connaissait pas encore ! Vous agissiez continuellement en elle, sur elle, vous la transformiez avec une puissance souveraine et une rapidité étonnante, et elle vous ignorait complètement… Vous lui inspirâtes alors des goûts de vertu, de vertu païenne, vous me les laissâtes chercher dans les livres des philosophes païens, et je n’y trouvai que le vide, le dégoût… Vous me fîtes alors tomber sous les yeux quelques pages d’un livre chrétien, et vous m’en fîtes sentir la chaleur et la beauté… Vous me fîtes entrevoir que je trouverais peut-être là, sinon la vérité (je ne croyais pas que les hommes pussent la connaître), du moins des enseignements de vertu, et vous m’inspirâtes de chercher des leçons d’une vertu toute païenne dans des livres chrétiens… Vous me familiarisâtes ainsi avec les mystères de la religion… En même temps vous resserriez de plus en plus les liens qui m’unissaient à de belles âmes ; vous m’aviez ramené dans cette famille, objet de l’attachement passionné de mes jeunes années, de mon enfance… Vous m’y faisiez retrouver, pour ces mêmes âmes, l’admiration d’autrefois, et à elles vous inspiriez de me recevoir comme l’enfant prodigue à qui on ne faisait même pas sentir qu’il eût jamais abandonné le toit paternel, vous leur donniez pour moi la même bonté que j’eusse pu attendre si je n’avais jamais failli… Je me serrai de plus en plus contre cette famille bien-aimée. J’y vivais dans un tel air de vertu que ma vie revenait à vue d’œil, c’était le printemps rendant la vie à la terre après l’hiver ;… c’est à ce doux soleil qu’avait crû ce désir du bien, ce dégoût du mal, cette impossibilité de retomber dans certaines fautes, cette recherche de la vertu… Vous aviez chassé le mal de mon cœur ; mon bon ange y avait repris sa place, et vous lui aviez joint un ange terrestre… Au commencement d’octobre 86, après six mois de vie de famille, j’admirais, je voulais la vertu, mais je ne vous connaissais pas… Par quelles inventions, Dieu de bonté, vous êtes-vous fait connaître à moi ! De quels détours vous êtes-vous servi ? Par quels doux et fort moyens extérieurs ? Par quelle série de circonstances étonnantes, où tout s’est réuni pour me pousser à vous : solitude inattendue, émotions, maladies d’êtres chéris, sentiments ardents du cœur, retour à Paris par suite d’un événement surprenant !… Et quelles grâces intérieures ! ce besoin de solitude, de recueillement, de pieuses lectures, ce besoin d’aller dans vos églises, moi qui ne croyais pas en vous, ce trouble de l’âme, cette angoisse, cette recherche de la vérité, cette prière : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître ! » Tout cela, c’était votre œuvre, mon Dieu, votre œuvre à vous seul… Une belle âme vous secondait, mais par son silence, sa douceur, sa bonté, sa perfection : elle se laissait voir, elle était bonne et répandait son parfum attirant, mais elle n’agissait pas. Vous, mon Jésus, mon Sauveur, vous faisiez tout au dedans comme au dehors. Vous m’aviez attiré à la vertu par la beauté d’une âme en qui la vertu m’avait paru si belle, qu’elle avait irrévocablement ravi mon cœur… Vous m’attirâtes à la vérité, par la beauté de cette même âme. Vous me fîtes alors quatre grâces : la première fut de m’inspirer cette pensée : puisque cette âme est si intelligente, la religion qu’elle croit si fermement ne saurait être une folie comme je le pense. La deuxième fut de m’inspirer cette autre pensée : puisque la religion n’est pas une folie, peut-être la vérité qui n’est sur la terre dans aucune autre, ni dans aucun système philosophique, est-elle là ? La troisième fut de me dire : étudions donc cette religion : prenons un professeur de religion catholique, un prêtre instruit, et voyons ce qu’il en est, et s’il faut croire ce qu’elle dit. La quatrième fut la grâce incomparable de m’adresser, pour avoir ces leçons de religion, à M. Huvelin. En me faisant entrer dans son confessionnal, un des derniers jours d’octobre, entre le 27 et le 30, je pense, vous m’avez donné tous les biens, mon Dieu : s’il y a de la joie dans le ciel à la vue d’un pécheur se convertissant, il y en a eu quand je suis entré dans ce confessionnal !… Quel jour béni, quel jour de bénédiction !… Et depuis ce jour, toute ma vie n’a été qu’un enchaînement de bénédictions ! Vous m’avez mis sous les ailes de ce saint, et j’y suis resté. Vous m’avez porté par ses mains, et ce n’a été que grâces sur grâces. Je demandais des leçons de religion : il me fit mettre à genoux et me fit me confesser, et m’envoya communier séance tenante… Je ne puis m’empêcher de pleurer en y pensant, et ne veux pas empêcher ces larmes de couler, elles sont trop justes, mon Dieu ! Quels ruisseaux de larmes devraient couler de mes yeux au souvenir de telles miséricordes ! Que vous avez été bon ! que je suis heureux ! Qu’ai-je fait pour cela ? Et depuis, mon Dieu, ce n’a été qu’un enchaînement de grâces toujours croissantes,… une marée montant, montant toujours : la direction, et quelle direction ! la prière, la sainte lecture, l’assistance quotidienne à la messe établies dès le premier jour de ma vie nouvelle ; la fréquente communion, la fréquente confession venant au bout de quelques semaines ; la direction devenant de plus en plus intime, fréquente, enveloppant toute ma vie et en faisant une vie d’obéissance dans les moindres choses et d’obéissance à quel maître ! La communion devenant presque quotidienne,… le désir de la vie religieuse naissant, s’affermissant,… des événements extérieurs indépendants de ma volonté me forçant de me détacher de choses matérielles qui avaient pour moi beaucoup de charmes et qui auraient retenu mon âme, l’auraient attachée à la terre. Vous avez brisé violemment ces liens comme tant d’autres. Que vous êtes bon, mon Dieu, d’avoir tout brisé autour de moi, d’avoir tellement anéanti tout ce qui m’aurait empêché d’être à vous seul !… Ce sentiment d’autant plus profond de la vanité, de la fausseté de la vie mondaine et de la grande distance qui existe entre la vie parfaite, évangélique, et celle qu’on mène dans le monde… Ce tendre et croissant amour pour vous, mon Seigneur Jésus, ce goût de la prière, cette foi en votre parole, ce sentiment profond du devoir de l’aumône, ce désir de vous imiter, cette parole de M. Huvelin dans un sermon : « Que vous aviez tellement pris la dernière place que jamais personne n’avait pu vous la ravir ! » si inviolablement gravée dans mon âme, cette soif de vous faire le plus grand sacrifice qu’il me fût possible de vous faire, en quittant pour toujours une famille qui faisait tout mon bonheur et en allant bien loin d’elle vivre et mourir ;… cette recherche d’une vie conforme à la vôtre, où je puisse partager complètement votre abjection, votre pauvreté, votre humble labeur, votre ensevelissement, votre obscurité, recherche si nettement dessinée dans une dernière retraite à Clamart… Le 15 janvier 90, ce sacrifice s’effectuant et cette grande grâce m’étant donnée de votre main… La Trappe,… la communion quotidienne,… ce que j’ai appris pendant sept ans de vie religieuse,… les grâces de Notre-Dame-des-Neiges,… les grâces de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur…, les grâces de Staouëli,… les grâces de Rome, la ville de saint Pierre et des martyrs, le Saint-Père, les basiliques, les églises, les mille traces des apôtres et des martyrs,… la théologie, la philosophie, les lectures, la vocation exceptionnelle à une vie d’abjection et d’obscurité. Après trois ans et demi d’attente, le révérendissime général me déclara, le 23 janvier 1897, que la volonté de Dieu est que je suive cet attrait qui me pousse hors de l’ordre de la Trappe pour la vie d’abjection, d’humble travail, d’obscurité profonde, dont j’ai la vision depuis si longtemps… Mon départ pour la Terre sainte,… le pèlerinage, l’arrivée à Nazareth,… le premier mercredi que j’y passe, vous me faites entrer, mon Dieu, par l’intercession de saint Joseph, comme valet au couvent de Sainte-Claire… Paix, bonheur, consolations, grâces, félicité merveilleuse que j’y éprouve… Misericordias Domini, in æternum cantabo… Venite et videte, quoniam suavis est Dominus… Il n’y a qu’à défaillir, mon Dieu, devant de telles miséricordes ; à supplier la sainte Vierge et les saints et toutes les pieuses âmes de remercier pour moi, car je succombe sous les grâces… Oh ! mon Époux, que n’avez-vous pas fait pour moi ! Que voulez-vous donc de moi pour m’avoir comblé ainsi ? Qu’attendez-vous de moi pour m’avoir accablé ainsi ? Mon Dieu, remerciez-vous en moi, faites vous-même en moi la reconnaissance, le remerciement, la fidélité, l’amour ; je succombe, je défaille, mon Dieu ; faites mes pensées, mes paroles et mes œuvres, afin que tout vous remercie et vous glorifie en moi. Amen, amen, amen. »

Ainsi se passèrent, à Nazareth, l’été, l’automne, l’hiver de 1897, le printemps de 1898. Vers cette époque, la renommée de frère Charles de Jésus parvint jusqu’à Jérusalem. L’abbesse des clarisses de Nazareth ayant écrit à celle de Jérusalem, au sujet de ce serviteur bénévole, qui se vêtait comme un pauvre, qui parlait et écrivait comme un savant, et priait comme un saint, la mère Elisabeth du Calvaire voulut voir le personnage et l’interroger. Elle avait fondé les deux monastères et demeurait, en fait, une sorte de supérieure générale. On s’empressa donc de lui obéir. Elle était femme de toute prudence, et, dans l’occasion, craignait que la communauté de Nazareth ne fût victime d’un aventurier. Elle jugerait la cause.

Frère Charles fut donc mandé par mère Saint-Michel, qui le chargea de porter aux clarisses de Jérusalem une lettre importante. Il accepta aussitôt, et se déclara prêt à partir : il n’avait aucune affaire à régler, aucun bagage à préparer. On lui proposa d’emporter quelques provisions : il refusa, disant qu’il savait la langue du pays, et qu’il mendierait son pain, dans les villages.

Il partit seul, à pied, comme il était venu, traversa la Galilée et la Samarie, songeant au Maître qui, tant de fois, pour lui et pour nous tous, avait fait ce long voyage. Les chrétiens lui donnaient le pain et l’eau qu’il demandait, ils le logeaient, et les Turcs non plus ne le refusaient pas. Il arriva, bien las, le jour de la fête de saint Jean-Baptiste, le 24 juin, en vue des murailles ; mais comme la nuit commençait, il coucha sur la terre, dans un champ voisin du couvent. Il fut reçu, le lendemain, par l’abbesse, dont la défiance ne dura guère, lorsqu’il eut parlé seulement cinq minutes. On ne pouvait penser à faire repartir avant quelque temps le voyageur, dont les pieds avaient été blessés par de mauvaises sandales. Là aussi, il y avait une cabane vide, en dehors de la clôture, et bâtie à quelque distance d’une autre où habitaient un nègre et sa femme, gardiens du petit domaine des sœurs. Frère Charles demanda qu’on lui permît d’être le voisin de ces pauvres gens, et de s’installer dans la cabane vide. Il refusa de loger dans l’appartement de l’aumônier, que l’abbesse mettait pour quelques jours à sa disposition.

Il faut dire, pour expliquer cette offre, que mère Élisabeth du Calvaire savait, par la lettre venue de Nazareth, qui elle recevait, et que, dès sa première rencontre avec frère Charles, celui-ci, se voyant compris, avait parlé de lui-même avec plus de détail qu’il ne faisait d’habitude, disant par quelles épreuves il avait passé, et ce qu’il était venu chercher en Orient. Il avait raconté quelques traits de son enfance, sa conversion, ses années à la Trappe, et laissé entrevoir que le plus dur sacrifice avait été pour lui, était encore la séparation d’avec une famille unie, excellente, aimée. Puis, soudainement, il s’était tu. L’homme de silence avait reparu. Le serviteur avait pris congé de l’abbesse et sollicité l’autorisation de loger hors de la clôture, comme je viens de le dire, non loin du gardien nègre, dans la campagne de la Ville sainte.

Le soir, mère Élisabeth, parlant de lui à ses filles, leur avait dit : « Nazareth ne s’est pas trompé : c’est vraiment un homme de Dieu, nous avons un saint dans la maison. »

Cette femme vénérable et de haute spiritualité devait avoir, ainsi que nous le verrons, une influence décisive dans la détermination que prit Charles de Foucauld, moins de deux ans plus tard, de se préparer à la prêtrise.

Pour quelques semaines au moins, il est à Jérusalem ; il y mène la même vie qu’à Nazareth, dans les mêmes conditions, et il écrit à ses parents de France : « Je reçois votre lettre à Jérusalem, où je suis définitivement installé au couvent des clarisses. La mère abbesse du couvent de Jérusalem, qui est la fondatrice des deux monastères, m’a demandé de venir ici. Je ne sais pas pourquoi elle m’a fait venir, car je ne suis guère utile ; je crois que c’est uniquement pour pouvoir à son tour exercer la charité à mon égard et me combler de bonté. C’est une sainte… Comme le bon Dieu fait de belles âmes, et comme il est bon de me les faire voir ! Quels trésors de beauté morale il y a au fond de ces cloîtres, et quelles belles fleurs s’y épanouissent pour Dieu seul !… J’ai une petite maisonnette, adossée au gros mur de clôture… Je vis comme un ermite, ou comme un ouvrier indépendant, recevant tout ce que je demande, et travaillant comme je veux, quand je veux, à un travail très doux, qu’on a la délicatesse de me donner à faire, pour que je puisse me dire que je gagne mon pain…

« Ma vie est ici exactement la même qu’à Nazareth, avec cette différence que je suis encore plus solitaire, c’est-à-dire encore mieux. Le couvent est à deux kilomètres de Jérusalem, sur la route de Béthanie, dans une position admirable, au bord du ravin de Cédron, en face du mont des Oliviers. On voit de ses fenêtres tout Jérusalem, Gethsémani, tout le mont des Oliviers, Béthanie et, dans le lointain, les monts de Moab et d’Edom, qui s’élèvent comme une sombre muraille de l’autre côté du Jourdain : c’est extrêmement beau… De l’autre côté du couvent, on aperçoit les coteaux de Bethléem au sud et ceux de Saint-Jean-Baptiste (lieu de sa naissance et déserts où il habita) à l’ouest… Le Cénacle, le chemin que suivit Jésus avec ses apôtres pour aller après la cène au jardin de l’Agonie, ce jardin, le palais du grand prêtre où on le conduisit après l’avoir lié, le palais d’Hérode, le Calvaire, la coupole de la basilique du Saint-Sépulcre, le lieu de l’Ascension, cette chère et bénie Béthanie, le seul lieu où Notre-Seigneur ait été toujours bien reçu, tout le chemin qui conduit de Jérusalem à Béthanie et que Notre-Seigneur suivit si souvent, Bethphagé, le temple où Jésus enseigna si souvent, Siloë avec la piscine où l’aveugle-né lava ses yeux, tout cela est sous nos yeux, et crie, chante sans cesse Jésus…

« Que ne pouvez-vous venir ici ! comme vous jouiriez ! comme vous sentiriez avec émotion et bonheur Jésus parler à votre cœur !

« Je ne vais jamais en ville, il ne vient personne au couvent, j’ai donc une solitude merveilleuse dont je jouis profondément… Le bon Dieu est bon !… Plus je vais, plus je trouve de jouissance. Il faut m’en humilier : cela montre que je ne suis pas assez fort pour supporter les croix, mais il faut aussi être reconnaissant envers ce Dieu si bon qui épargne, avec de si tendres soins, le moindre vent à cette brebis si chétive et si tondue. »

Frère Charles ne sortait guère de sa solitude que pour aller à la chapelle. Il disait : « J’ai tout à fait la vie religieuse, moins l’habit. »

« Il retourna bientôt à Nazareth, mais il se considérait véritablement comme un serviteur au service des deux monastères, et mère Élisabeth du Calvaire lui ayant exprimé le désir qu’il revînt habiter Jérusalem, il revint, en effet, avant la fin de l’année. Que lui importait d’être ici ou là, dès lors que la vie était semblable et l’âme en sûreté ?

Nul n’échappe entièrement au regard du voisin. Si bien caché que fût Charles de Foucauld, il était jugé. Il parlait très peu ; il évitait d’entrer en conversation avec les quelques personnes qui se trouvaient sur son chemin ; l’abbesse, demeurant dans la clôture, ne s’entretenait avec lui qu’en de rares occasions, et s’il avait une permission à lui demander : néanmoins, comme à Nazareth, une opinion murmurée, la première, qui est faite d’étonnement, d’admiration encore indécise, d’estime encore retenue, mais vive déjà, se formait au sujet de ce personnage mystérieux. On le voyait qui venait chercher ses repas, comme un pauvre, chaque jour, à la porte du monastère, et qui s’en retournait, sans avoir cessé de lire dans un livre qui ne le quittait point ; on le voyait communier chaque matin, servir des messes, s’acquitter avec scrupule des petits travaux dont il était chargé, passer une heure et demie à la chapelle, après le dîner de midi, revenir le soir, s’il y avait un office ; on savait qu’il couchait sur deux planches recouvertes d’une natte, avec une pierre pour oreiller, comme à Nazareth ; qu’il ne dormait guère plus de deux heures par nuit ; qu’il était d’une tempérance extrême et d’une égale charité. Les gens de langue arabe, ou de langue française, qui avaient conversé avec lui, gardaient le souvenir de ses yeux très bons et de sa manière fraternelle. Ils étaient émerveillés aussi de la joie qu’ils avaient devinée chez cet homme sans maison, sans parents, sans richesse et sans place.

Plusieurs, dans la campagne de Jérusalem et dans la ville, le nommaient « le saint ermite des clarisses ». Quelques-uns s’informaient pour savoir si on pouvait le consulter. Les pauvres tâchaient, quand il sortait, de se trouver sur son chemin. Au consulat général de France, où il allait parfois pour traiter une affaire de la communauté, il était reçu avec honneur, et tout de suite introduit au salon, malgré l’extraordinaire costume qui ne prévenait pas en sa faveur. Le nègre lui-même et sa femme, voisins de case, et qu’il appelait toujours « mon frère, ma sœur », le traitaient avec beaucoup de considération. Un jour que, pour l’éprouver, l’abbesse disait au gardien : « Va porter ceci à l’ouvrier. » – « Au monsieur », reprit vite le nègre.

Peu de temps après son établissement à Jérusalem, et au sortir d’une retraite qu’il venait de faire, frère Charles déclara que, désormais, il suivrait le régime des trappistes : à midi, une soupe au lait, des figues et du miel ; le soir, un morceau de pain pesé comme pour une Clarisse, 180 grammes. Pendant l’avent de 1898 et le carême de 1899, il se contenta d’un morceau de pain, à midi et le soir. Quelques religieuses des monastères de Terre sainte se souviennent de ces choses, et me les ont écrites. L’une d’elles remarque, en passant : « Trappiste, il l’était resté dans la force du terme ; en toutes circonstances il disait : « Comme il est dit dans la règle des trappistes », et cette règle, il la portait toujours sur lui. »

Qu’on n’imagine pas, comme certaines gens du monde seraient peut-être disposés à le croire, que la piété et l’habituelle méditation eussent fait de Charles de Foucauld une sorte d’homme affadi, doucereux et compassé. L’homme qui vivait de la vie que je viens de dire prouvait qu’il avait le don de force. D’habitude, il l’exerçait en se domptant lui-même : en quelques occasions, et quand il le fallait, il se montrait rude à autrui. Une troupe de mendiants italiens avait un jour réussi à pénétrer dans la cour des sœurs tourières ; ils menaient grand tapage parce que celles-ci refusaient, à bon droit, de leur donner à dîner. Les pauvres filles, injuriées et menacées, ne savaient que faire, lorsque, par hasard, frère Charles survint. Sans calculer, sans un mot, il se jeta sur l’un des mauvais drôles, le saisit à bras le corps et le fit passer dehors ; puis ce fut le tour d’un second, puis d’un troisième. Avec une incroyable maëstria, il vint à bout, en une minute, de cette petite opération de police. Ses yeux étaient devenus tout ardents.

L’instant d’après, Frère Charles passait devant la loge des tourières : « Je vous ai peut-être mal édifiées ! » dit-il. – « Mais non : délivrées. Merci ! »

Quand elle l’eut ainsi vu vivre plusieurs mois, et qu’elle fut sûre de la grande intelligence et de la singulière vertu qu’il avait, mère Elisabeth commença de l’exhorter à entrer dans les ordres. Elle lui représenta qu’il rendrait de plus grands services en devenant missionnaire : mais il détourna la conversation, et rentra à l’ermitage. Comme elle était femme de très ferme volonté et habituée à la conduite des âmes, lesquelles ne se rendent pas à toutes les raisons, mais à une, elle revint sur ce sujet, et fit observer à Frère Charles que, s’il devenait prêtre, il y aurait chaque jour dans le monde une messe de plus, un nombre infini de grâces pour les hommes ; qu’il était donc maître de répandre une bénédiction nouvelle sur la terre, ou de la retenir dans les cieux. S’il avait reçu des dons, qu’il avait accrus par l’étude et par un long travail spirituel, était-ce pour ne les faire servir qu’à lui seul ? Frère Charles, que la pensée d’honorer mieux encore le Saint-Sacrement émouvait au fond de l’âme, réfléchissait aux paroles qui lui étaient dites, puis répondait : « Être prêtre, c’est me montrer, et je suis fait pour la vie cachée. »

L’abbesse, décidée à procurer à l’Église un saint prêtre de plus, mit alors ses filles en prière, et, après quelque temps, le solitaire l’ayant revue, lui dit : « Écrivez vous-même à mon directeur. » Ce qui fut fait.

Or, à ce moment, une mauvaise querelle fut élevée contre les clarisses de Nazareth, au sujet d’un terrain qui leur appartenait, de celui, je suppose, sur lequel était placée la cabane que frère Charles avait habitée. Elles écrivirent, suppliant celui-ci de reprendre possession de ce morceau contesté de leur domaine, d’y faire un peu de culture et de s’occuper lui-même d’arranger le différend, car nul ne pourrait y réussir aussi bien.

Il partit aussitôt, accompagnant un religieux qui allait là-bas pour prêcher une retraite. Les voyageurs se rendirent de Jérusalem à Jaffa, où ils s’embarquèrent pour Caïffa, et, de là, gagnèrent Nazareth, au commencement de 1899.

De toutes ces choses, l’abbé Huvelin était avisé par son pénitent, qui lui demandait conseil. Il y avait longtemps qu’il songeait que Charles de Foucauld était destiné au sacerdoce, et qu’il l’avait laissé entendre. Dans la petite cabane de Nazareth, la résolution fut enfin prise, par Frère Charles, de se préparer aux ordres sacrés. Mais il ne pouvait renoncer à sa vocation particulière, depuis tant d’années étudiée, méditée, éprouvée aussi, et il fallait trouver la solution de ce problème : une vie sacerdotale, une vie érémitique. Où la vivrait-il ? Et comment ?

Cet homme, que tourmentait une imagination débordante, parfois chimérique, toujours grandiose par le choix de son rêve, eut vite fait de se décider : il achèterait le mont des Béatitudes ; il établirait un ermitage sur le sommet, et là, tout seul, – ou peut-être avec quelques petits frères dont il espéra toujours la venue, – il garderait ce lieu sacré ; il adorerait le Saint-Sacrement, qu’il aurait porté parmi des peuplades farouches ; il recevrait les Bédouins de passage et les pèlerins qui monteraient sur les pas de Jésus-Christ. Prêtre contemplateur, exposé, austère, charitable, il « prêcherait l’Évangile en silence ».

Le cahier de notes intimes est ici bien touchant. On y découvre la pureté d’intention, la générosité de ce solitaire qui, dans sa cabane de planches, méditant l’avenir prochain, n’était préoccupé que de son propre effacement et de la gloire de Dieu. Voici ce qu’on y peut lire :

« Je crois de mon devoir de tâcher d’acheter le lieu probable du mont des Béatitudes. Voyant clairement que, soit à cause des obstacles mis par le gouvernement turc, soit à cause de leurs charges actuelles, les franciscains ne peuvent s’engager à établir immédiatement, ni dans un délai déterminé, un autel avec un tabernacle et un chapelain,… je ne vois rien de mieux que de leur proposer de me charger d’entretenir au sommet du mont un autel, un tabernacle où soit perpétuellement le Très Saint-Sacrement, et un chapelain chargé d’y célébrer la messe chaque jour, à cette condition que, le jour où les franciscains voudront prendre à leur charge l’entretien de l’autel, du tabernacle et du chapelain, le lieu leur sera immédiatement livré par moi ou mes héritiers.

« J’avais pensé d’abord établir là un chapelain ermite, dans une pauvre chambre, et à m’établir auprès de lui, pour lui servir de serviteur et de sacristain. Mais je me rends compte que je ne puis en aucune façon imposer ces charges à ma famille. Il faut donc trouver un autre moyen. Je n’en vois qu’un : c’est d’être moi-même le pauvre chapelain de ce pauvre sanctuaire. »

Frère Charles, continuant sa méditation sur ce thème, se demande s’il remplira mieux ainsi sa vocation, qui est « d’imiter, le plus parfaitement possible, Notre-Seigneur Jésus dans sa vie cachée ». Et il répond affirmativement, en comparant ce qu’il fait à Nazareth, et ce qu’il ferait au mont des Béatitudes.

« La foi en la parole de Dieu et de son Église se pratique également partout, mais là, au mont des Béatitudes, dans le dénuement, l’isolement, au milieu d’Arabes très malveillants, j’aurai, pour ne pas perdre courage, besoin d’une foi ferme et constante à ces mots : cherchez le royaume de Dieu, le reste sera donné par surcroît… Ici, au contraire, rien ne me manque, et je suis en sûreté. C’est donc que ma foi s’exercera le mieux.

« L à, je pourrai infiniment plus pour le prochain, par la seule offrande du Saint-Sacrifice,… par l’établissement d’un tabernacle qui, par la seule présence du Saint-Sacrement, sanctifiera invisiblement les environs, comme Notre-Seigneur, dans le sein de sa mère, sanctifia la maison de Jean,… soit par les pèlerinages,… soit par l’hospitalité, l’aumône, la bienfaisance que je m’efforcerai de pratiquer envers tous.

« Ici, ma condition est, en soi, plus basse ; là, elle sera, à mes yeux, d’une hauteur infinie car rien au monde n’est, pour moi, plus grand qu’un prêtre. Mais, où y a-t-il plus d’imitation de Notre-Seigneur ? Le prêtre imite plus parfaitement Notre-Seigneur, souverain prêtre qui, chaque jour, s’offrait. Je dois mettre l’humilité où Notre-Seigneur l’a mise,… la pratiquer dans le sacerdoce, à son exemple.

« Ici, j’ai plus de distractions causées par mon entourage… Là, je pourrai être bien plus devant le Saint-Sacrement, car je pourrai me tenir à ses pieds une partie de la nuit…

« Bien qu’ici l’abjection de mon état soit plus grande au premier regard, je serai soumis à mille fois plus d’humiliations. Ici, vis-à-vis de moi-même, je suis supérieur à ma condition,… là, prêtre ignorant et incapable, je serai, vis-à-vis de moi-même, profondément au-dessous de mon état… Me présentant sous un habit étrange, demandant à vivre un genre de vie particulier, à établir un tabernacle en un lieu saint, dont l’authenticité est discutable (elle ne fait pas de doute pour moi), je serai, dès le premier jour, l’objet de toutes les railleries, de tous les rebuts et contradictions… Seul, dans un désert, avec un chrétien indigène qu’il faudra de toute nécessité, au milieu de populations sauvages et hostiles,… le courage trouvera beaucoup plus à s’exercer. »

Il termine son « élection » en se définissant lui-même. Qui est celui, demande-t-il, qui a ainsi pesé le pour et le contre ? « ce pécheur, cet indigne, ce pauvre, cet ignorant, cette âme de bonne volonté pourtant, qui veut tout ce que Dieu veut, et cela seul ».

Telles sont les principales fins que se proposait Frère Charles, quand il songeait à acheter le mont des Béatitudes. Elles sont d’une grande âme. S’il les a, dans la suite, poursuivies autrement, et dans d’autres contrées, on remarquera qu’elles n’ont jamais cessé d’être présentes à son esprit. Il a été, ailleurs, ce qu’il méditait d’être sur la montagne où Notre-Seigneur prêcha les sept bonheurs que le monde ne connaissait pas.

En juin 1900, Frère Charles, ayant pris sa décision, se mit en route, et gagna Jérusalem. Il arriva dans cette ville la veille de la fête du Sacré-Cœur.

Il voulait voir Mgr L. Piavi, car l’autorisation de s’établir, comme prêtre ermite, au sommet du mont des Béatitudes, ne pouvait être donnée que par le patriarche. Sans doute aussi pourrait-il, dans cette audience, faire approuver le projet de règle qu’il avait rédigé, pour lui-même et les futurs « petits frères du Sacré-Cœur ». L’abbé Huvelin n’avait accepté cette idée qu’à contre-cœur. Il savait qu’il avait la garde d’une âme extraordinaire et qui « déroutait toutes les prévisions » ; et c’est pourquoi il n’osait pas aller jusqu’à une défense formelle. Les termes dont il s’était servi avertissaient cependant avec force. Il se récusait : « Moi, mon enfant, je n’ai pas la lumière pour cela, je ne vois que des objections, et je crains l’esprit propre, sous votre dévouement et sous votre piété. »

Le lendemain de son arrivée à Jérusalem, Frère Charles monta de bon matin au Calvaire et assista à une messe, puis il se dirigea vers le patriarcat. Dans quelle tenue et quel pitoyable état ! Il n’était pas de ces voyageurs qui ont un vêtement de rechange dans une valise, ou qui possèdent de quoi en acheter un neuf. Ses sandales, les jours précédents, avaient dû se rompre sur les routes, et il les avait remplacées par de simples morceaux de bois reliés par des courroies. Des bandes de gros papier, serrées par des ficelles, cachaient les trous de son pantalon, ouvert aux deux genoux. En outre, le pauvre voyageur, marchant tout le jour, en plein été, sans aucune précaution, avait reçu un terrible coup de soleil : ses paupières, son front, ses joues étaient enflés et tavelés. Quand un pareil gueux demanda à être reçu par Mgr Piavi, le personnel du patriarcat fit naturellement quelque difficulté. Ce ne fut qu’après une longue attente, et sur son affirmation renouvelée qu’il voulait parler au patriarche lui-même, que Frère Charles fut introduit auprès de Sa Béatitude.

Mgr Piavi l’écouta, puis, s’imaginant qu’il avait affaire à quelqu’un de ces illuminés qui ne sont pas rares en Orient, – ni ailleurs, – sans se douter qu’il eût, devant lui, un homme d’un puissant esprit et d’une vertu héroïque, il répondit : « Nous y réfléchirons, retirez-vous pour le moment. »

Il réfléchit, en effet, s’informa, apprit quelque chose de cette existence exceptionnelle, et tâcha de faire revenir au patriarcat l’étrange solliciteur. Mais le rêve était fini. Frère Charles considéra l’échec comme un signe de la volonté divine. Il revint donc à Nazareth. Dans le même temps, et alors qu’il se croyait déjà propriétaire du sommet du mont des Béatitudes, il découvrit qu’il avait été joué par le vendeur, et que celui-ci, – un homme d’origine allemande, – avait vendu sans droit le terrain où devaient s’élever la chapelle et la cabane. Le prix payé fut perdu.

Comment Frère Charles supporta ces déceptions et humiliations, il le dit lui-même, dans ses lettres, et sans se douter qu’il fait ainsi son propre éloge.

« J’ai vu le patriarche, et je lui ait dit ce que j’avais à lui dire. Aussi, bien qu’il m’ait renvoyé assez lestement, suis-je très content… Je suis dans une paix profonde et une grande joie ; je n’ai qu’une chose à craindre : d’être infidèle à la grâce…  » « Mon désir des saints ordres reste ferme, mais tout le reste dans le doute… Sois bien certaine d’une chose, ma chérie, c’est que la volonté de Dieu s’accomplira : soit par les hommes, soit contre eux, il fera pour nous ce qui nous est le meilleur. Ne t’afflige pas à la pensée que je n’irai pas en France cette année. Peut-être suis-je, sans le savoir, près de m’y rendre…  » « N’attachons pas d’importance aux événements de cette vie, ni aux choses matérielles ; ce sont les rêves de notre nuit d’auberge… Qu’est-ce qui nous reste, à l’heure de la mort, sinon nos mérites et nos péchés ? »

L’abbé Huvelin encourageait son pénitent à se préparer au sacerdoce ; il jugeait que cette préparation serait brève, vu les études déjà faites, de philosophie et de théologie, et souhaitait qu’elle pût avoir lieu, comme Frère Charles venait d’en avoir l’idée, à la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges. Puisque la tentative auprès de Mgr Piavi n’avait pas réussi, oui, sans doute, il serait bon de demander asile, jusqu’au sacerdoce, à cette abbaye vivaroise, où la formation serait parfaite. Rien ne pressait d’ailleurs ; lui-même, il se proposait de faire, en temps utile, les démarches nécessaires, près du père abbé, près de l’évêque. Le pauvre vicaire de Saint-Augustin, très souffrant, et, comme il disait, « enveloppé d’un réseau de douleurs », écrivait des billets assez fréquents, où les projets abandonnés et les projets en cours l’un après l’autre étaient jugés. Mais la lenteur des courriers, l’impossibilité de se faire entièrement comprendre à de telles distances, le besoin, violent comme un instinct, qui nous porte à saisir déjà par sa frange ce lendemain qui va devant nous, eurent raison de la patience de Charles de Foucauld. Il brusqua les choses, prévint d’un mot l’abbé Huvelin, et partit pour la France.

Il quittait la Terre sainte au début d’août 1900, n’emportant qu’un bréviaire et un vieux panier renfermant sa nourriture. La traversée, il la fit sur le pont, en quatrième classe, inconnu sans doute. Il allait où l’appelait une volonté qui ne dit ses secrets que peu à peu, mais qui commande nettement, suavement, ce qui est essentiel à chaque période. Il était sûr qu’il devait, désormais, accepter le sacerdoce, dont le sentiment de son indignité l’avait d’abord et longtemps écarté ; il était sûr que sa vocation consistait à porter l’Hostie dans les contrées sauvages, parmi les infidèles, et à vivre en l’adorant, sans la prêcher encore, si ce n’est par l’héroïque charité qu’elle lui mettrait au cœur. Mais il ignorait profondément, en voyant s’éloigner les maisons de Jaffa et les terres qui montent en arrière, vers quels pays et quel peuple il serait envoyé, un jour prochain. Le temps de cette parole-là n’était pas venu.

Dans la Palestine et la Judée, la renommée de Frère Charles demeurait. Déjà la légende s’était emparée de l’histoire de l’ermite de Nazareth et de Jérusalem, et la fleurissait de ses fleurs souvent inutiles et vaines. On racontait, dans les villages, que Frère Charles aimait à se faire descendre au fond des puits taris, et que là, bien sûr de ne point être troublé, il priait et méditait de longues heures. Rien n’était vrai dans ce récit ni dans plusieurs autres semblables, excepté la vénération qui les avait inspirés.

Années de préparation, voilà ce que furent, pour Charles de Foucauld, les années passées en Orient. Elles l’avaient habitué à la vie solitaire, à la discipline sans témoins, au travail sans programme imposé. Il avait fait l’apprentissage qui lui permettrait de supporter de bien plus dures épreuves, sans défaillance, dans la joie de celui qui obéit à sa vocation. Mais il ne savait pas ces choses, il allait seulement au-devant d’elles, confiant.

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